50 ans après la fondation de la IVe Internationale : quelles perspectives pour les militants révolutionnaires internationalistes ?
Au sommaire de cet exposé
Sommaire
- I - Les objectifs de Trotsky, fondateur de la IVe Internationale
- Une génération communiste dont Trotsky espérait, au travers des crises révolutionnaires à venir, qu'elle rejoindrait la IVe Internationale.
- Les militants du Parti Communiste Allemand.
- Les militants des autres partis communistes européens.
- L'élan du mouvement ouvrier américain et la nécessité de trouver un chemin vers les militants du Parti Communiste Américain.
- Les perspectives de Trotsky à la veille de la guerre.
- La IVe Internationale à sa fondation.
- II - Les avatars de la IVe Internationale après la mort de Trotsky
- III - Qu'est-ce qui fonde aujourd'hui les espoirs des révolutionnaires internationalistes ?
- IV - Un défi à relever
Le 3 septembre 1938, vingt-cinq délégués, représentant onze pays, proclamaient officiellement la IVe Internationale, lors d'une rencontre presqu'à la sauvette, dans la grange du pavillon de banlieue du vieil ami français de Trotsky, Alfred Rosmer. C'est ce cinquantième anniversaire que nous voulons marquer ce soir.
Cette année 1938 marquait un profond recul pour la classe ouvrière. Un peu partout, le prolétariat était vaincu, brisé, en passe d'être embrigadé dans la guerre, et ils n'étaient pas nombreux ceux qui, avec Trotsky, passant les événements au crible de la critique révolutionnaire, avaient milité pour l'arracher à l'influence des IIe et IIIe Internationales. De sorte qu'au moment de sa proclamation, cette IVe Internationale était un bien frêle esquif.
Trotsky, lui qui avait participé activement à plusieurs révolutions, qui avait été le chef de masses révolutionnaires, à la tête des soviets, à la tête de l'Armée Rouge - créée et galvanisée par lui contre les forces impérialistes coalisées - était désormais un chef révolutionnaire sans troupes, coupé d'elles. Trotsky avait été débarqué par Staline ; la révolution mondiale, par la bureaucratie ; mais Trotsky poursuivait le combat révolutionnaire.
C'est en 1933 qu'il s'est engagé dans la voie de la construction d'une nouvelle Internationale.
« Une organisation - écrivait-il en juillet 1933 à propos de l'Internationale stalinienne - que n'a pas réveillée le tonnerre du fascisme et qui supporte humblement de tels outrages de la part de la bureaucratie démontre par là-même qu'elle est morte et que rien ne la ressuscitera. Le dire ouvertement et à haute voix, c'est notre devoir immédiat vis-à-vis du prolétariat et de son avenir » .
Dans l'entourage de Trotsky, cependant, on conteste et même on discutaille le bien-fondé de créer cette nouvelle Internationale. Trotsky répond aux arguments : « La proclamation de la IVe Internationale serait prématurée ? ... Mais alors, c'est la lutte de classe qui est prématurée ! La tâche serait trop grandiose pour nos faibles forces ? ... Mais ce n'est pas parce que nous sommes faibles que l'histoire nous laisse un délai ! Il faudrait « prendre son temps » ? ... Mais c'est la meilleure façon de le perdre !
Trotsky n'est pas véritablement compris, mais il ne s'en affecte pas trop. Il se rappelle Lénine qui, à la conférence bolchévique d'avril 1917, alors que la révolution avait commencé en Russie, n'avait eu qu'une seule voix en faveur de la proclamation de la IIIeInternationale... la sienne ! Trotsky est seul, à son tour, dans ces années 1930, et confronté à une tâche grandiose.
Dans son Journal d'exil, le 25 mars 1935, il écrit :
« Je crois que le travail que je fais en ce moment - malgré tout ce qu'il a d'extrêmement insuffisant et fragmentaire - est le travail le plus important de ma vie, plus important que 1917, plus important que l'époque de la guerre civile (...) Ce que je fais maintenant est dans le plein sens du mot « irremplaçable ».
Il n'y a pas dans cette affirmation la moindre vanité.
L'effondrement de deux Internationales a posé un problème qu'aucun des chefs de ces Internationales n'est le moins du monde apte à traiter.
Les particularités de mon destin personnel m'ont placé face à ce problème, armé de pied en cap d'une sérieuse expérience.
Munir d'une méthode révolutionnaire la nouvelle génération, par-dessus la tête des chefs de la IIe et de la IIIe Internationale, c'est une tâche qui n'a pas, hormis moi, d'homme capable de la remplir » .
Il rajoute :
« Et je suis pleinement d'accord avec Lénine (ou plutôt avec Tourguéniev) que le plus grand vice est d'avoir plus de cinquante-cinq ans.
Il me faut encore au moins quelque cinq ans de travail ininterrompu pour assurer la transmission de l'héritage » .
I - Les objectifs de Trotsky, fondateur de la IVe Internationale
La méthode révolutionnaire que Trotsky se sent pressé de transmettre à la nouvelle génération, quelle est-elle ?
Du « métier », acquis par l'expérience, mais surtout l'envie et l'art de réussir, d'utiliser les forces sociales et leur pouvoir révolutionnaire dans les luttes, même les petites, pour bouleverser la société. C'est ce que les révolutionnaires russes, sous la direction de Lénine, avaient commencé en Russie en 1917.
La vague avait reflué, de façon inattendue et dramatique - et c'est au nom du communisme que les staliniens maintenant contribuaient à tirer en arrière - mais il fallait trouver le moyen de forcer à nouveau le cours des choses, de brusquer l'histoire à l'aide des ressources du mouvement ouvrier.
Et il y avait une génération ouvrière disponible, en particulier une génération communiste. Elle ne s'était pas engagée pour la révolution pour servir de masse de manoeuvre à un sinistre « père des peuples », même si elle suivait présentement la locomotive vers la catastrophe sans voir, ni comprendre qu'il y avait eu depuis quelques années une erreur d'aiguillage.
Une génération communiste dont Trotsky espérait, au travers des crises révolutionnaires à venir, qu'elle rejoindrait la IVe Internationale.
A cette époque, le mouvement ouvrier, malgré les déceptions et les coups très durs, a de quoi encore largement changer le monde. Et plutôt dix fois qu'une !
La génération née grosso modo avec le siècle, avait gagné ou perdu, mais mené des grèves, des insurrections, des révolutions. Cette génération avait pris le meilleur de la social-démocratie, avant d'être happée par le meilleur du communisme : l'élan révolutionnaire du bolchévisme.
Dans la montée révolutionnaire, cette génération était devenue viscéralement internationaliste, par la lutte, dans divers pays, sous le même drapeau et dans le même camp. Elle l'était devenue plus consciemment aussi avec la fondation de la IIIe Internationale, en 1919, même si l'adhésion formelle à une nouvelle organisation et un nouveau programme ne donnait pas d'emblée la compréhension véritable de la « nouvelle méthode révolutionnaire »... celle dont parle Trotsky.
Mais dans le même élan, cette génération avait découvert de multiples formes d'organisation, légales ou illégales, propagandistes ou interventionnistes. Au sein de la société bourgeoise, à partir des années 1920, cette génération avait étendu un réseau de cellules ou noyaux communistes, politiques ou militaires, fondés sur la conscience, la solidarité, la morale communiste. Cette génération avait commencé à être un ferment révolutionnaire contre l'ordre bourgeois.
Ses bataillons les plus vifs, les plus doués du fait de leur expérience, étaient en URSS. A la fin des années 1920, la vieille génération bolchévique commençait à s'user, à se démoraliser, à capituler devant la bureaucratie stalinienne... Mais une génération plus jeune était là aussi, qui formait l'ossature militante de l'opposition trotskyste en URSS, puis de l'opposition de gauche internationale, à partir des années 1927-1929, quand Trotsky eut été déporté, puis exilé.
Cette génération a contribué à convaincre des militants des sections de l'Internationale Communiste du monde entier que le stalinisme était une erreur. Elle entrait en contact avec eux, à l'étranger dans le cadre des missions diplomatiques ou à Moscou même, à l'occasion de congrès ou voyages en URSS. Des militants ont été influencés, ébranlés, formellement gagnés ainsi.
Mais à partir de la fin des années 1920, la dictature stalinienne, encore incertaine mais de plus en plus inquiète, durcit sa position. Elle arrête. Déporte. A la différence de la plus ancienne génération, les jeunes auraient moins craqué devant Staline. Peut-être. Mais la jeune génération, dont Trotsky n'a plus aucun moyen matériel de guider le travail, connut une fin tout aussi misérable, dans les prisons et les camps, en particulier à Vorkouta, où deux à trois milliers d'opposants trotskystes, de mars à mai 1938, furent systématiquement passés par les armes, par petits groupes.
Les discussions et les débats ont continué cependant en URSS même. Mais sous le manteau. En privé. En 1937, un agent important de la Guépéou, Ignace Reiss, ralliait la IVe Internationale (pour se faire assassiner aussitôt par des agents de la même Guépéou), en faisant une multitude de critiques pertinentes à la politique de Staline. Il y en eut probablement d'autres, comme lui, pour se dire, à la fin d'une carrière d'abandons et de bassesses - et bien placés pour savoir que la servilité au régime ne garantissait même plus d'avoir la vie sauve ! - qu'il valait mieux choisir une fin honorable.
A la charnière de ces années 20-30, l'URSS comptait probablement encore des dizaines de milliers de militants qui auraient été des diamants pour une Internationale. Même parmi ceux des services secrets, d'anciens militants communistes souvent. Mais pour une période, la répression stalinienne avait coupé Trotsky de tous ces hommes-là, et il comptait davantage sur le mouvement ouvrier dans le reste du monde, qui était toujours là avec ses potentialités immenses.
Sa politique de construction de la nouvelle Internationale, du parti mondial de la révolution socialiste, Trotsky la fonde alors sur la valeur du programme et des méthodes communistes, l'héritage politique de Marx et Engels, plus du bolchévisme, mais il la fonde aussi sur l'héritage humain inappréciable que représentent les dizaines, voire les centaines de milliers de militants communistes dans le monde, et les millions de travailleurs qu'ils sont capables d'entraîner.
Certes, il y a parmi eux des éléments « pourris », irréformables, gangrenés par le gangstérisme stalinien - et c'est généralement ceux-là que Staline a installés à la tête des partis et de l'Internationale. Mais Trotsky pense pouvoir reprendre la tête de cette génération militante.
Et en 1933, quand Trotsky franchit le pas de la rupture définitive avec la IIIe Internationale, c'est le moyen d'accès vers ce mouvement ouvrier qu'il cherche désespérément, en particulier vers le mouvement ouvrier communiste allemand.
Les militants du Parti Communiste Allemand.
Le Parti Communiste Allemand était à la fois un parti de masse qui en 1932 recueillait près de six millions de voix aux élections, et un parti ouvrier. C'était le parti d'une classe ouvrière qui avait connu depuis la fin de la première guerre mondiale une situation dure, de misère et de chômage, et des luttes sans merci : grèves, manifestations, insurrections ou révolutions qui se soldaient par des fusillades, des emprisonnements, des interdictions politiques et des passages dans la clandestinité.
Le Parti Communiste Allemand recélait des trésors de combativité forgée dans ces grèves et ces luttes sociales, nombreuses et dures, des années passées. Des trésors de conscience et de culture politique aussi, car la plupart des militants avaient gardé dans leurs bagages le meilleur des traditions social-démocrates, auquel s'étaient ajoutées les nouvelles traditions communistes. Et surtout des trésors d'organisation et en particulier d'organisation politique et militaire.
Cette génération communiste avait généralement eu 15 ou 20 ans pendant la guerre mondiale. Entre 1914 et 1923, elle avait vite fait l'expérience de la prison et de la clandestinité. La répression et l'interdiction des activités communistes étaient quasi-permanente pendant la guerre, après l'insurrection manquée de 1919 à Berlin comme en Bavière, après l'insurrection de mars 1921, et enfin après les événements révolutionnaires de l'année 1923. C'était une génération communiste en lutte permanente contre la bourgeoisie, sans aucune illusion par-dessus le marché, parce qu'à l'époque elle affrontait autant les chiens de garde sociaux-démocrates de l'impérialisme que ses sbires franchement réactionnaires.
La plupart de ces jeunes communistes d'origine ouvrière ou petite-bourgeoise, avaient escaladé les murs des casernes pour diffuser de la littérature anti-guerre en 1917-1918 et fait de la prison pour cela. Ou ils en avaient fait parce qu'ils avaient refusé d'être mobilisés et s'étaient fait prendre comme déserteurs. D'autres soldats, eux, avaient participé aux insurrections de soldats qui avaient marqué l'année 1918.
La plupart, même à vingt ans, avaient fait ou dirigé des grèves, chez les matelots, ou dans les grandes usines d'armement berlinoises, en particulier en mars 1918, au moment des pourparlers de Brest-Litovsk, pour soutenir Trotsky.
Très vite, pour se défendre, pour se préparer à l'attaque, le Parti Communiste s'était donné un appareil illégal et militaire (c'était d'ailleurs une des vingt et une conditions d'adhésion à l'Internationale Communiste de Lénine), et tant bien que mal le Parti Communiste et le mouvement ouvrier combatif s'étaient rôdés à la guerre de classe.
Le Parti Communiste Allemand avait un grand nombre de militants révolutionnaires. Trotsky en savait la valeur, et c'est pourquoi il cherchait le chemin vers eux. Ces militants avaient évidemment l'envers de leurs qualités. Mais du fait de leur activité militaire dans un parti communiste de masse, ils pouvaient devenir ces « points de contact » avec le mouvement de masse dont Trotsky avait besoin pour diriger les luttes à venir, ou construire une direction révolutionnaire qui en soit capable.
Mais dans ces années 1920-1930, le mouvement ouvrier n'a pas les dirigeants qu'il mérite. C'est cruellement vrai en Allemagne. La bourgeoisie a privé le mouvement ouvrier de Rosa Luxembourg, Karl Liebknecht et Léo Jogisches en les faisant assassiner (les « purges » politiques n'avaient pas été inaugurées par Staline) et ensuite, les méthodes de l'Internationale stalinisée ont fait le reste : chaque tournant politique décidé arbitrairement à Moscou ou chaque erreur que l'Internationale ne voulait pas assumer entraînait l'élimination de toute une équipe dirigeante.
La politique de Staline, c'était en quelque sorte : « changer de politique, changer de dirigeants » , de telle sorte qu'aucune direction autonome du Parti Communiste Allemand, aucune direction véritable n'a pu se forger à la tête des partis pourtant les plus décisifs d'Europe, n'a pu mûrir, se qualifier, s'aguerrir, en intégrant le maximum de mémoire des expériences passées. Comme si chaque fois le jeune organisme qui s'était brûlé à la flamme se voyait remettre un cerveau tout neuf, n'ayant rien emmagasiné des mésaventures passées...
Sous la houlette des petits caporaux ou fonctionnaires de Moscou qui disaient « gauche, droite », mais toujours à contretemps, le Parti Communiste Allemand a donc vu défiler à sa tête un nombre impressionnant d'hommes ou d'équipes successives, Lévi, Brandler et Thalheimer, Fischer et Maslow, Neumann et Thaelmann, puis Thaelmann sans Neumann... Le résultat des pratiques staliniennes, ce fut qu'il n'y eut plus de direction du tout. Juste une potiche, un Thaelmann momifié, mis dans l'impossibilité de saisir et comprendre les tournants brusques des situations et d'y réagir, incapable de diriger un parti révolutionnaire en période de crise.
Et pourtant, en mars 1933, alors que Hitler était déjà au pouvoir depuis plus d'un mois, que des milliers de militants communistes, à la suite de l'incendie du Reichstag, avaient déjà vu leurs domiciles perquisitionnés, saccagés, leurs bibliothèques jetées par les fenêtres et eux en prison ; alors que des milliers d'autres étaient précipités dans la vie clandestine, contraints de coucher dans les corridors ou sur les pas-de-porte, le Parti Communiste avait encore quelque cinq millions de voix aux élections, les dernières organisées par Hitler. C'était quelques centaines de milliers de moins qu'auparavant, mais c'était énorme dans la situation.
Malheureusement les traditions bolchéviques, les méthodes de la lutte de classe, s'étaient installées dans une période où parallèlement en URSS le caporalisme stalinien enlevait à l'arbre communiste allemand toute sa sève politique ; et de plus en plus, il en restait surtout une caricature : un appareil de dizaines de milliers de militants archi-dévoués, prêts à tout, mais tellement prêts aussi à n'importe quoi que la plupart en devenaient aventuristes, gauchistes, putschistes...
En fait, dans toute l'Europe centrale, l'Internationale Communiste avait formé une multitude de pareils militants, restés pour la plupart obscurs.
Il était banal, en 1919, en 1921, en 1923, en Allemagne, après chaque interdiction du parti et persécution de ses militants, de réussir clandestinement à renouer les liens du réseau détruit, avec tout ce que cela signifiait de travail concret de fourmi révolutionnaire. Il était banal de savoir éditer et diffuser de la littérature clandestine. Il allait bientôt redevenir banal, comme cela avait été le sort de toute la génération bolchévique, d'émigrer et de trouver le moyen de continuer à militer.
Les militants des autres partis communistes européens.
Quand les bottes mussoliniennes, nazies ou franquistes ont donné leurs coups de pied dans la fourmilière militante européenne, elles ont fait d'immenses dégâts, mais pourtant, ce ne sont pas ces dictatures noires ou brunes qui ont tué l'espoir et les traditions. La faillite de la direction qui a laissé le mouvement ouvrier livré à lui-même a fait bien d'autres ravages.
La terreur nazie n'a pas empêché les militants communistes les plus endurants, les plus convaincus et les plus aguerris, de chercher et réussir à remettre sur pied localement des organisations ; elle n'a pas empêché qu'à nouveau des slogans communistes fleurissent sur les murs, et même des « Vive Trotsky, et vive l'Armée Rouge » sur les murs de Berlin, au moment des grandes purges staliniennes.
Elle n'a pas empêché que toute une littérature d'opposition circule, clandestinement, un samizdat surtout communiste... Les militants cherchaient à réinventer. Mais ce qui leur manquait aussi cruellement qu'auparavant c'était une politique que le Comintern de Staline, politiquement mort, ne pouvait leur donner depuis longtemps.
Ces fragiles organisations remises à flot étaient comme autant d'esquifs ne sachant vers quel port aller. Autant de pays, autant de sections de l'Internationale Communiste, autant de militants qui contre vents et marées ont rassemblé pourtant leurs énergies et leurs savoir-faire pour que leur idéal ne sombre pas.
Ce fut, dans l'Italie mussolinienne, moins dure aux militants que l'Allemagne hitlérienne, le cas de certains communistes qui continuèrent localement à faire vivre une petite organisation clandestine, sur la base de la politique communiste qu'ils pensaient être la bonne, ce qui leur a valu souvent à la fin de la guerre, de se faire traiter de « bordiguo-fascistes » ou « bordiguo-trotskystes » par l'appareil stalinien officiel, que Moscou incitait à faire alliance, au gouvernement, avec le roi !
Ce fut le cas en Espagne aussi, où la victoire de Franco ne découragea pas quelques uns de poursuivre immédiatement le combat politique.
Ce fut en particulier un cadre moyen du parti, Quiñones, un militant d'origine russo-roumaine qui était arrivé en Espagne en 1931 comme instructeur de l'Internationale Communiste, qui parvint à mettre sur pied la première direction nationale clandestine du Parti Communiste Espagnol, en avril 1941. Fait prisonnier auparavant, après la défaite des troupes républicaines, il avait acquis du crédit auprès d'autres militants grâce à ses connaissances politiques et conspiratives. Il constitua autour de lui « une direction du Parti Communiste Espagnol à l'intérieur » qui commença à envoyer des émissaires dans toutes les provinces pour regrouper des forces.
Tous ces militants communistes n'étaient pas trotskystes. Ils étaient staliniens. De la IVe Internationale, ils ne connaissaient rien, ou alors probablement la méprisaient ou la haïssaient. Mais malgré les errements politiques imposés par leur direction, ils restaient profondément des militants communistes et des militants de valeur. Et c'est parce qu'ils existaient, par dizaines de milliers, que Trotsky a pu décider de fonder une nouvelle Internationale. Il comptait bien que quels que soient leurs sentiments du moment, la politique allant de trahison en catastrophe menée par la bureaucratie stalinienne leur ouvrirait les yeux à un moment ou à un autre. C'est pour leur permettre de trouver alors une perspective à laquelle se raccrocher qu'il voulait planter le drapeau politique d'une nouvelle Internationale.
L'élan du mouvement ouvrier américain et la nécessité de trouver un chemin vers les militants du Parti Communiste Américain.
Et puis, ce mouvement ouvrier de l'époque sur lequel Trotsky fondait ses espoirs de reconstruction d'une Internationale, c'était aussi, outre-Atlantique, dans un tout autre contexte, la nouvelle génération militante américaine : une génération de pionniers, de professionnels de l'agitation syndicale et politique, de propagateurs de la lutte de classe.
Tandis que le mouvement ouvrier de la vieille Europe en est à renouer des liens dans l'ombre des réseaux clandestins, celui de la jeune Amérique, plongé dans la crise lui-aussi, mais d'une autre manière, agit au grand jour et à large échelle.
Aux États-Unis, c'est plutôt l'explosion syndicale qui prend objectivement un caractère politique dans ce contexte de crise et de dépression. Les luttes sont nombreuses, souvent offensives, débordantes, comme cette grève générale de 1934 dans le Textile du Sud dans laquelle furent entraînés plus de 400 000 grévistes avec la force d'un raz-de-marée, parce qu'un militant énergique avait mis au point la technique des « escadrons volants de piquets » : les grévistes allaient d'usine en usine et, aussitôt après avoir imposé la fermeture de l'une, ils sautaient dans leurs vieilles guimbardes pour envahir le centre textile le plus proche, et ainsi de suite, avant que la police ait pu prendre ses dispositions pour empêcher l'installation de piquets de grève.
Les communistes, staliniens et trotskystes, jouèrent leur rôle dans la vague de grèves des années 1934 à 1936 pour la reconnaissance du CIO (Congress for Industrial Organizations), le nouveau syndicat industriel qui s'opposait à la vieille centrale AFL (American Federation of Labor). Le communisme américain s'y est aguerri à la lutte de classe.
Trotsky a trouvé dans certaines de ces luttes de quoi nourrir l'imagination révolutionnaire et l'activité des militants de la section trotskyste américaine, pour beaucoup des intellectuels trop coupés du mouvement ouvrier. Voici ce qu'il leur suggérait :
« Les camarades (qui ne sont pas liés par leur travail à une localité donnée) pourraient être distribués à travers les provinces dans les centres industriels de province. La meilleure des choses, il me semble, serait de créer pour ces camarades deux ou trois, ou quelque chose comme ça, « brigades spéciales » et de les envoyer à la « conquête » d'une ville ou d'une branche d'industrie dans cette ville » .
En 1939, quand Trotsky essayait surtout d'orienter le travail de ses camarades des USA, il discutait longuement de la nécessité impérieuse pour eux de trouver un chemin vers les militants du Parti Communiste Américain.
La liste des obstacles et des difficultés qu'on lui récitait ne l'impressionnait pas. Il la savait par coeur et pouvait même en rajouter. Mais il faisait toujours le même raisonnement : que ce mouvement ouvrier communiste de la IIIe Internationale était le seul vivier possible, décisif, pour la IVe qu'il envisageait de construire.
Evidemment, c'était difficile, et doublement : « La première tâche, disait-il, consiste à discréditer la direction de ce parti aux yeux des ouvriers (...) la seconde est de gagner le plus de membres possible des rangs de ce parti » .
Mais il fallait le faire, pourtant, sans se décourager, sans abandonner, en sachant, disait-il encore, qu' « un ouvrier qui a été éveillé par une organisation lui en garde de la reconnaissance » (...) qu' « il ne lui est pas facile de rompre avec elle, surtout s'il ne découvre pas d'autre chemin. Nous le considérons trop tôt comme perdu. Ce n'est pas juste » .
Comme la IIIe Internationale était sortie de la IIe, la Quatrième Internationale de Trotsky ne pouvait sortir que de la IIIe, en attirant vers elle le meilleur des masses et des militants, voire des chefs de la précédente. D'où, sinon ? Il fallait absolument trouver alors le moyen d'accès vers ceux qui existaient. Vers ce parti et ces militants de la IIIe Internationale qui étaient les seuls à garder encore un idéal et un savoir-faire communiste.
Les perspectives de Trotsky à la veille de la guerre.
En 1938, Trotsky n'attendait plus une cristallisation immédiate autour d'une nouvelle Internationale, ni une remontée révolutionnaire imminente. Parmi les multiples hypothèses qu'il avait faites sur la façon dont la nouvelle Internationale pourrait voir le jour, il avait même envisagé qu'elle puisse se former « beaucoup plus tard, dans de nombreuses années, au milieu des décombres et des ruines accumulées à la suite de la victoire du fascisme et de la guerre » .
Trotsky, en 1938, savait la guerre inévitable. Précisément parce que la génération communiste de la IIIe Internationale n'avait pas su retrouver le chemin révolutionnaire, et qu'une fois les prolétariats vaincus ou neutralisés, les impérialistes allaient pouvoir régler les comptes entre eux, c'est-à-dire conduire les prolétaires sur les champs de bataille.
Trotsky pensait aussi que l'implication inévitable de l'URSS dans la guerre serait un facteur supplémentaire de bouleversement. Ni l'un, ni l'autre des camps impérialistes en présence ne pourrait laisser l'URSS en dehors du coup et se renforcer pendant que lui s'affaiblirait. Et si l'URSS était frappée par la guerre, alors que Staline avait décapité l'Armée Rouge, elle pourrait se révéler fragile et devenir le lieu d'explosions sociales sous le poids des défaites.
Les forces sociales bourgeoises, bien sûr, pourraient chercher l'occasion de prendre leur revanche sur la classe ouvrière, avec l'aide d'un camp impérialiste ; mais la classe ouvrière, elle aussi, au nom du communisme, pourrait avoir envie de prendre sa revanche sur la bureaucratie. Et à la faveur d'une prochaine guerre un prolétariat russe révolutionnaire pouvait redevenir accessible à Trotsky.
Trotsky ne pouvait que se préparer à cette hypothèse. C'est en fonction d'elle qu'il a créé la IVe Internationale.
La IVe Internationale à sa fondation.
Qu'était donc vraiment la IVe Internationale lors de sa fondation ?
Bien sûr, la nouvelle Internationale avait un programme : un ensemble cohérent d'analyses, de perspectives et de méthodes de lutte. C'était énorme.
Même Léopold Trepper, le chef de « l'Orchestre Rouge », l'un des réseaux de renseignements les plus importants de la seconde guerre mondiale (un instrument de la bureaucratie stalinienne que celle-ci avait mis aussi au service des impérialistes alliés contre Hitler), ce Trepper, donc, dans ses mémoires, tire son chapeau aux trotskystes : « ils combattirent totalement le stalinisme, et ils furent les seuls... » mais « qu'ils n'oublient pas toutefois qu'ils possédaient sur nous l'avantage immense d'avoir un système politique cohérent, susceptible de remplacer le stalinisme... »
Les trotskystes n'oublient pas, évidemment. Ils savent que c'est énorme. Mais ils savent aussi que les idées justes, et même les programmes cohérents ne suffisent pas à convaincre.
Quand la Quatrième Internationale est proclamée en 1938, sa faiblesse l'est avec. Trotsky ne se paie pas de mots. Il commence par là, et par dire que « la situation politique mondiale dans son ensemble se caractérise avant tout par la crise historique de la direction du prolétariatiat » . C'est la première phrase du Programme de Transition, le programme de fondation de la IVe Internationale.
Non, il n'y a pas de parti mondial de la révolution socialiste. Trotsky est probablement plus isolé que jamais. Il n'a pas réussi à constituer une direction ; pas gagné à ses perspectives un ou quelques morceaux significatifs du mouvement ouvrier réel ; rien arraché aux directions des IIe et IIIe Internationales, rien arraché non plus au mouvement syndical.
Par le nombre, la nouvelle Internationale était donc minuscule, même si des militants ou des organisations existaient déjà un peu partout dans le monde. Par exemple, en 1936, alors qu'une première conférence pour la Quatrième Internationale avait réuni à Paris des représentants de groupes de France, Belgique, Hollande, Angleterre, Suisse, Allemagne, Italie, URSS, États-Unis, d'autres groupes se signalaient dans vingt deux autres pays qui ne purent pas être représentés à la conférence de fondation.
Pour certains, cela était dû aux conditions dans lesquelles ils militaient, à la dictature et à la répression qui pesaient sur leurs pays. Pour la plupart, cela était simplement la preuve de leur extrême faiblesse. Pourtant, il y avait donc bien déjà des militants trotskystes sur les cinq continents.
Mais ce n'était pas le nombre qui était la principale faiblesse de la nouvelle Internationale. Celle-ci résidait dans le profil politique des militants qu'elle rassemblait, c'est-à-dire leur origine sociale et politique, leur passé militant, leurs liens avec la classe ouvrière et le mouvement ouvrier.
James Cannon, l'un des fondateurs du Parti Communiste Américain, passé au trotskysme en 1938, était une exception.
Tchen Du Hsiu, fondateur du Parti Communiste Chinois, passé lui aussi au trotskysme après l'échec révolutionnaire de 1937 en aurait été une autre s'il n'avait pas été prisonnier sous Tchang Kaï Tchek, puis bloqué dans la Chine occupée par les Japonais où il devait d'ailleurs mourir bientôt, et donc coupé de la nouvelle Internationale et sans possibilité de lui être utile.
L'immense majorité était des intellectuels passés, quand même ils avaient un passé politique, par les rangs de la social-démocratie, et non par ceux des partis communistes de la Troisième Internationale. Au mieux ils avaient fait un très bref séjour au sein de ceux-ci et dans une période récente, alors que ces partis étaient déjà sous la coupe de la bureaucratie stalinienne. Le peu de politique qu'ils y avaient appris n'avait plus rien à voir avec le léninisme ou le bolchévisme.
Bon nombre de militants qui, quelques années plus tôt, au sein de la Troisième Internationale, avaient rejoint l'Opposition de Gauche, n'étaient déjà plus là. Or c'étaient ceux-là qui auraient été les plus à même de transmettre et faire passer les vraies traditions révolutionnaires du bolchévisme et de cette Troisième Internationale.
Les uns comme les Russes, ou encore Sédov, le fils de Trotsky, ou l'Allemand Klement, parce qu'ils avaient été assassinés par les hommes de main de Hitler ou surtout de Staline. Les autres, parce qu'ils avaient peu à peu dérivé vers la droite, comme par exemple Andrès Nin en Espagne.
Toujours est-il que non seulement les forces de la Quatrième Internationale ne dépassaient pas en 1938 celles de l'Opposition de Gauche en 1933, mais que de plus les trois quarts de ceux qui formaient cette opposition en 1933 avaient rompu avec le trotskysme en 1938.
Trotsky était d'ailleurs le premier à avoir conscience de la nature exacte des gens qu'il regroupait dans cette Quatrième Internationale qu'il fondait. Il y est revenu d'innombrables fois.
En 1939 il remarquait :
« Cette ambiance marque tous les groupes qui se rassemblent autour de notre drapeau. Il y a des éléments courageux qui n'aiment pas aller dans le sens du courant : c'est leur caractère. Il y a des gens intelligents qui ont mauvais caractère, n'ont jamais été disciplinés et qui ont toujours recherché une tendance plus radicale ou plus indépendante : ils ont trouvé la nôtre. Mais les uns ou les autres sont toujours plus ou moins des « outsiders » à l'écart du courant général du mouvement ouvrier. Leur grande valeur a évidemment son côté négatif, car celui qui nage contre le courant ne peut pas être lié aux masses. D'où le nombre important d'intellectuels ou d'émigrés... eux aussi plus ou moins « outsiders ». La composition sociale d'un mouvement révolutionnaire qui commence à se construire n'est pas à prédominance ouvrière... Nous devons critiquer la composition sociale de notre organisation et la modifier, mais nous devons aussi comprendre qu'elle n'est pas tombée du ciel, qu'elle est déterminée, au contraire, aussi bien par la situation objective que par le caractère de notre mission historique en cette période » .
C'était bien sans nul doute la situation objective qui expliquait la composition sociale et politique de la Quatrième Internationale naissante : le fait que depuis dix ou quinze ans, on était entré dans une période de recul du mouvement ouvrier et de déclin du mouvement révolutionnaire, alors que, suivant les paroles de Trotsky, « une défaite suivait une autre défaite, le fascisme s'étendait sur le monde entier, le marxisme officiel s'incarnait dans la plus formidable machine à duper les travailleurs » .
Au moment où se fonde la Quatrième Internationale, il fallait constater que le stalinisme avait finalement réussi à couper le courant marxiste révolutionnaire du mouvement ouvrier réel. D'abord physiquement bien sûr, en éliminant les meilleurs d'une génération par la prison et l'assassinat. Mais aussi politiquement, en continuant à se présenter aux yeux des masses du monde entier comme l'héritier de la révolution russe et du bolchévisme.
Car dans les années décisives du combat de l'Opposition de Gauche au sein de la Troisième Internationale, les staliniens avaient emprunté le cours ultra-gauche de la 3e période, un cours momentané et faussement radical qui préparait la période ultra-opportuniste suivante, celle des Fronts Populaires. Mais cela avait permis au stalinisme de couper l'herbe sous le pied de l'Opposition de Gauche, de la piéger dans une attitude en apparence plus modérée et moins révolutionnaire, et finalement de l'isoler.
Oui, les conditions objectives expliquaient bien la situation du mouvement révolutionnaire. Mais une fois ceci constaté, la tâche des révolutionnaires, comme Trotsky lui-même le soulignait, était de modifier cette situation. Et c'est ce que les trotskystes n'ont pas su ou pas pu faire. Ni sur le champ, ni depuis, dans les cinquante années qui ont suivi.
C'est d'ailleurs cet état de la Quatrième Internationale qui a fait de l'assassinat de Trotsky une telle tragédie. Il n'était pas seulement un leader hors du commun par la profondeur de la pensée, ce qui aurait de toute manière fait de sa disparition une perte immense pour le mouvement. Mais, plus que cela, il était surtout le seul dans cette Quatrième Internationale formée d'hommes et de femmes pour certains de valeur, mais pratiquement pour tous sans tradition révolutionnaire, à incarner cette tradition. Il aurait été le seul à avoir, en plus des capacités intellectuelles, le passé qui permettait de forger une nouvelle politique appuyée sur l'expérience du mouvement. Et il aurait été le seul à avoir le crédit et le prestige pour convaincre au travers de cette politique, les générations de militants de la IIIe Internationale, au cours ou au décours de la guerre mondiale.
Il était le seul à pouvoir transmettre l'expérience acquise jusque-là par le mouvement prolétarien révolutionnaire et notamment celle du bolchévisme et de la Révolution Russe. Lui disparu, un lien essentiel était coupé avec tout cela. C'est évidemment la raison pour laquelle les assassins frappèrent le 21 août 1940 à Coyoacan.
II - Les avatars de la IVe Internationale après la mort de Trotsky
Après la mort de Trotsky, le fil humain reliant les militants de la Quatrième Internationale avec la génération révolutionnaire des années 1920 fut en fait rompu.
En tous cas, les dirigeants de la Quatrième Internationale qui devinrent les exécuteurs testamentaires officiels de Trotsky n'étaient pas en situation de transmettre l'héritage organisationnel et la pratique révolutionnaire des meilleures années de la Troisième Internationale. A plus forte raison de les faire fleurir et fructifier.
Au mieux ceux qui restèrent fidèles jusqu'au bout au trotskysme maintinrent la filiation révolutionnaire théorique, la lettre du programme révolutionnaire. C'est déjà sans doute quelque chose alors que tant d'autres rejetèrent même cela après un temps plus ou moins long. C'est grâce à eux qu'aujourd'hui encore, il y a des militants et des groupes trotskystes, des gens qui se réclament du communisme révolutionnaire et de la révolution prolétarienne dans le monde entier. Mais c'est bien insuffisant pour créer un nouveau parti de la révolution mondiale prolétarienne, but déclaré et raison d'être de la Quatrième Internationale.
Bien sûr, dans les années qui suivirent immédiatement la mort de Trotsky il y eut pour les organisations, pour les militants de la Quatrième Internationale, les difficultés dramatiques dues à la guerre mondiale. Mais cela n'explique pas tout, et surtout pas l'inefficacité de la Quatrième Internationale dans l'immédiate après-guerre. Car la Quatrième Internationale avait justement été créée en fonction de ces perspectives-là.
Après la mort de Trotsky, l'histoire de la Quatrième Internationale et du mouvement trotskyste est l'histoire d'un courant idéologique qui peut se vanter sans doute d'avoir des partisans sur toute la planète, mais toujours peu nombreux et pratiquement sans poids et sans impact sur la classe ouvrière et le mouvement ouvrier et même presque sans liens avec eux.
C'est ce fossé qui le sépare de la lutte de classe réelle, qui elle évidemment n'a pas cessé même si le courant marxiste révolutionnaire ne comptait pratiquement plus, qui a donné au mouvement trotskyste cette couleur particulière que ses adversaires se sont si souvent et tant plu à souligner pour tenter de démontrer qu'il est dépassé et ne peut plus subsister qu'à l'état de petite secte ridicule et impuissante.
Et c'est vrai que l'histoire de la Quatrième Internationale, que nous ne ferons pas ici dans les détails, pourrait être souvent réduite à une suite de querelles sur des définitions ou des slogans et à une successions de scissions qui réjouissent tant nos adversaires et désolent tout autant nos amis.
Mais c'est que pour des militants qui n'ont ni impact sur la lutte de classe réelle, ni lien avec le mouvement ouvrier réel, la tentation est grande de se payer de mots puisqu'ils sont sevrés d'action. On peut tout dire quand on ne fait rien. Et on peut tout aussi bien se séparer quand on n'a pas plus d'impact ensemble que chacun de son côté.
Mais le pire c'est que, dès que Trotsky eut disparu, les politiques suivies par la IVe Internationale, la plupart de ses groupes nationaux, puis les différentes scissions qui se réclamaient d'elle, n'ont plus été qu'une suite d'errements à la remorque des courants dominants sous prétexte d'efficacité. Ils ont été justifiés de diverses façons, quelquefois présentés comme de simples tactiques, d'autres fois théorisés politiquement.
Mais toutes aboutirent d'une manière ou d'une autre, à abandonner en partie ou en totalité, le principe de la politique communiste révolutionnaire : la nécessité de préserver et de défendre ou même de construire l'indépendance politique et organisationnelle du prolétariat. Et cela quelles que soient par ailleurs les situations politiques diverses et quelles que soient les alliances possibles à court ou à long terme ; et, découlant de cela, la nécessité de préserver et de défendre l'indépendance politique et organisationnelle du parti ouvrier révolutionnaire, du parti des communistes prolétariens.
Ce fut au contraire une suite de politiques suivistes vis-à-vis de forces politiques qui ne représentaient pas ou plus la classe ouvrière et qui aboutissaient à aligner non seulement les militants trotskystes derrière ces forces mais aussi à contribuer à imposer la politique anti-prolétarienne de celles-ci à la classe ouvrière.
Ainsi, par exemple, dès la guerre et l'occupation, différents groupes trotskystes français se rangèrent-ils derrière la Résistance, c'est-à-dire derrière les nationalistes staliniens ou gaullistes.
Et quand, vers 1950, Michel Pablo proposait à la IVe Internationale de s'intégrer dans les organisations staliniennes ou social-démocrates, sous prétexte que ce seraient celles-ci qui pouvaient seules jouer un rôle révolutionnaire, même malgré elles, dans les années, dans « les siècles » même qui allaient suivre, écrivait-il, ce n'était pas seulement dû à une brusque panique devant la situation, bien difficile il est vrai, créée aux révolutionnaires par la guerre froide. C'était aussi tout simplement un développement poussé certes vraiment très loin, dans le droit fil des politiques suivistes menées depuis dix ans.
Le Secrétariat Unifié de la Quatrième Internationale, et Pablo lui-même d'ailleurs, devaient dans les années suivantes revenir peu à peu sur leur politique et leur théorie outrancières des années 50, mais pas sur la recherche systématique des forces politiques susceptibles de remplacer et le prolétariat révolutionnaire, et le parti communiste révolutionnaire qu'ils renonçaient à créer dans les faits, sinon toujours dans les paroles.
C'est ainsi que les trotskystes ont essayé de prendre le sillage tout à tour, de Tito, de Mao, du FLN algérien, de Castro, d'Ho Chi Minh, d'Arafat, de l'ANC sud-africaine ou de Tjibaou. Et nous en passons bien d'autres et qui n'étaient pas des meilleures.
Chacun de ces choix fut en général, reconnaissons-le, combattu par une partie du mouvement trotskyste. Ce sera, hélas, le plus souvent au nom d'un autre choix, pas meilleur et tout aussi opportuniste. A l'exemple des deux fractions du Parti Communiste Internationaliste d'alors, les ancêtres respectifs de la LCR et du PCI d'aujourd'hui, qui, dans les années 50 s'opposaient résolument parce qu'elles avaient choisi d'appuyer, la première le FLN algérien, la seconde son concurrent, le MNA, c'est-à-dire deux mouvements nationalistes qui n'avaient rien, ni l'un, ni l'autre, de socialiste ou de prolétarien.
Le résultat, c'est que cinquante ans après la fondation de la IVe Internationale, son bilan est mince : pas plus d'audience dans la classe ouvrière, pas plus d'impact dans la lutte de classe, des forces pas plus nombreuses, simplement sans doute un peu plus divisées.
Pour ne pas être injuste cependant, et surtout à l'intention de tous ceux qui ricanent au seul mot de trotskysme, il faut quand même rappeler que celui-ci est le seul courant qui se soit maintenu à la gauche du stalinisme.
C'est sans doute une preuve de la validité du programme trotskyste. C'est aussi certainement dû aux qualités de militants qui, malgré des politiquement grossièrement erronées et en contradiction avec ces politiques, ont défendu le programme dans des conditions difficiles.
Pour pouvoir mener et défendre librement une politique qui refusait tout compromis sur la question fondamentale de l'indépendance politique et organisationnelle du prolétariat révolutionnaire, Lutte Ouvrière s'est construite indépendamment des diverses organisations se réclamant de la IVe Internationale.
Mais elle s'est construite sur le programme trotskyste. Et elle s'est construite aussi en relation avec le mouvement trotskyste, malgré des divergences profondes avec celui-ci. C'est-à-dire que l'existence de militants et de groupes, en France et dans le monde, qui continuaient à défendre le programme trotskyste, même s'ils menaient par ailleurs une politique en contradiction avec celui-ci, a compté et nous a aidés. Nous le savons et le reconnaissons. C'est pour ces raisons que nous nous rangeons dans le mouvement trotskyste, que nous nous en sentons pleinement solidaires malgré ce que nous considérons comme ses faiblesses.
C'est pour ces raisons que nous sommes trotskystes, pleinement et sans réserve.
III - Qu'est-ce qui fonde aujourd'hui les espoirs des révolutionnaires internationalistes ?
Voilà donc pour le bilan du passé, et du passif.
A notre décharge, à nous trotskystes, qu'il soit dit qu'il n'est pas facile de tremper des organisations qui se veulent révolutionnaires et de former leurs militants au travail révolutionnaire, dans des périodes historiques qui globalement ne le sont pas.
Cela ne veut pas dire qu'au cours des dernières décennies, des occasions pouvant déboucher sur des situations révolutionnaires ne se soient pas présentées. Loin de là. Ici comme un peu partout dans le monde. Cela veut simplement dire que de telles périodes offrent rarement de seconde ou troisième chance dans des délais suffisamment brefs, aux révolutionnaires qui n'ont pas appris l'art de saisir à temps de telles occasions.
Mais justement, c'est peut-être bien ce qui, depuis le début des années 1980, est en train de changer dans la situation mondiale. La longue période de répit pour l'impérialisme qui a suivi la dernière guerre mondiale, que les soubresauts des révolutions coloniales n'avaient pas vraiment réussi à entamer, s'est probablement achevée avec le début de la crise économique, alors même que l'économie de marché investissait avec plus de frénésie que jamais la planète toute entière.
Oui, les conditions objectives de la société capitalistes, d'un bout à l'autre de la planète, sont en passe de devenir extraordinairement favorables à la renaissance du mouvement révolutionnaire prolétarien mondial, comme à la régénérescence d'une Internationale digne de ce nom.
Le caractère principalement rural du Tiers Monde est en passe de disparaître.
Tout d'abord nous avons assisté ces trente et surtout ces vingt dernières années, dans tous les pays du Tiers Monde, aussi bien ceux qu'on appelle les « nouveaux pays industrialisés » que ceux dont l'économie est restée très loin en arrière, y compris les plus pauvres, non pas exactement à une révolution industrielle comme celle qui a eu lieu au XIXe siècle en Europe, mais par contre à une révolution urbaine, une véritable explosion urbaine en fait, qui en trois fois moins de temps qu'au siècle dernier, a bouleversé les conditions d'existence de masses humaines dix fois, cent fois plus nombreuses.
Il fut un temps, encore tout proche, où seules Londres et New-York, au sein des places fortes des impérialismes les plus puissants, semblaient figurer la limite maximum de ce que le monde capitaliste pouvait réaliser en matière de gigantisme urbain et de concentrations prolétariennes.
Aujourd'hui, en 1988, Le Caire, Djakarta, Buenos-Aires, Séoul, Calcuta ont dépassé les dix millions d'habitants. Pas très loin derrière, Manille, Téhéran, Istanbul, et même Bogota en Colombie, ce petit pays de hauts plateaux et de montagnes, ce pays des éternelles guerillas paysannes s'il en est, toutes ces villes sont en passe d'atteindre les dix millions d'habitants au même rang que Moscou et Chicago, talonnant de près une ville comme Paris.
Et encore, tout ça n'est rien en regard de ces nouvelles galaxies urbaines que sont devenues Rio de Janeiro, Pékin et Shangaï qui tournent autour des quinze millions d'habitants, ou comme Sao Paulo et Mexico au même rang désormais que Tokyo-Yokohama, qui dépassent les vingt millions en décrochant par la même occasion la médaille olympique des villes les plus polluées du monde !
Et c'est tout le visage de la planète qui en a été changé. Pour donner une idée du phénomène, quelques repères seulement : en 1970, il n'y a même pas vingt ans, la majeure partie de la population urbaine de la planète appartenait encore aux pays industriels. A vrai dire, elle ne dépassait plus que de trois millions d'habitants la population urbaine totale du Tiers Monde.
Mais cela, c'est fini. Bien fini. En 1985, la proportion s'est inversée, et pas qu'un peu : les pays du Tiers Monde comptent désormais non pas trois millions, mais trois cent millions de citadins en plus que les pays développés. Les statisticiens de l'ONU et des ses organismes annexes prévoient que d'ici l'an 2 000 (dans douze ans seulement), la population urbaine des pays du Tiers Monde représentera le double de celle des pays industriels avancés. Et n'oublions pas que dans le même temps, la population urbaine des pays riches continue malgré tout à augmenter.
Bref, en l'espace d'une cinquantaine d'années, la caractère principalement rural du Tiers Monde aura disparu à jamais.
Loin de pourrir, les conditions objectives de la révolution prolétarienne ont encore mûri.
Et voilà. Pendant des années bien des trotskystes ont torturé la théorie de la Révolution Permanente de Trotsky, l'ont vidée de son sang et de sa vigueur pour lui faire dire que l'avenir de la planète n'appartenait plus vraiment désormais au prolétariat, mais aux masses paysannes des pays pauvres. Tout cela histoire d'emboîter le pas aux théoriciens tiers-mondistes tout en s'enrôlant avec les honneurs théoriques derrière les dirigeants nationalistes.
On l'a bien vu, les révolutions coloniales et leurs dirigeants nationalistes n'ont pas tenu les espoirs et les promesses que l'intelligentsia gauchiste occidentale avait mis en eux. Leurs régimes ont sombré les uns après les autres en autant de dictatures. Ils n'avaient gagné avec l'indépendance que l'indépendance à l'égard des masses qui avaient combattu pour eux, tout en devant, plus que jamais, se soumettre aux diktats politiques et économiques des usuriers du monde occidental.
Quelle devait être la meilleure manière de s'adresser aux masses paysannes ? Quelles étaient les formules miracle qui devaient permettre à la paysannerie des pays pauvres et à ses dirigeants nationalistes d'accomplir la révolution prolétarienne sans le savoir et sans le vouloir, voire en la combattant ?
La réponse n'est pas venue des stratèges gauchistes. Elle est venue sans crier gare de l'impérialisme lui-même. Et ça a été une réponse aussi sauvage que définitive : les lois du marché capitaliste mondial et de son échange inégal, imposées de gré ou de force aux régimes du Tiers Monde, ont entrepris de vider les montagnes et les campagnes des pays pauvres de leurs populations rurales, et ont envoyé celles-ci grossir d'autant l'immense prolétariat urbain, avec ou sans travail, des nouvelles mégapolis.
En 1917, la révolution bolchévique de Lénine prit victorieusement un raccourci de l'histoire dans cet énorme pays paysan qu'était la Russie de l'époque.
La révolution permanente, cela voulait dire que sous la direction d'un prolétariat jeune et concentré, on pouvait court-circuiter la révolution bourgeoise. Cela s'est en partie réalisé en URSS qui est ensuite revenue en arrière. Mais dix ans plus tard, à cause du stalinisme, ça ne s'est pas fait en Chine. Avec la seconde guerre mondiale, c'est la révolution européenne qui aurait pu être le moteur révolutionnaire de toute l'évolution de ce qu'on a ensuite appelé le Tiers Monde. Mais cela ne s'est pas fait non plus.
Alors aujourd'hui, après toutes ces révolutions, ou trahies, ou défaites, ou manquées, n'est-il pas trop tard ? Les conditions objectives de la révolution prolétarienne ont-elles pourri ? Non, car au bout du compte c'est l'impérialisme, avec ses propres méthodes sauvages et ses propres détours historiques, qui a fini, par accomplir ces révolutions bourgeoises à sa façon : en s'accommodant de la décolonisation d'une part et d'autre part, en urbanisant massivement le Tiers Monde.
Cette urbanisation n'a pas créé de véritables économies industrielles pour autant. Mais elle a contribué à une prolétarisation beaucoup plus puissante que ne l'est la bourgeoisie de ces pays-là. Et en ce sens, on peut constater aujourd'hui que les conditions objectives de la révolution prolétarienne, loin de pourrir, ont encore mûri.
Il n'est même plus besoin aujourd'hui de court-circuiter les révolutions bourgeoises. Quant au prolétariat des pays pauvres, tout autant que celui des pays capitalistes industrialisés, il est à même de prendre le pouvoir et d'exercer la démocratie prolétarienne au sein de toutes ces grandes métropoles où il est concentré.
Oui, il y a eu une prolétarisation massive, physique, rapide, de tous les pays du Tiers Monde au moment même où les bastions de l'occident impérialiste exportaient leur crise économique amorcée en 1973 vers le même Tiers Monde et les pays de l'Est.
Les résultats ne se sont pas fait attendre.
Ce n'est pas par hasard si, dans un pays comme les Philippines, il y a deux ans, ce sont les grandes manifestations populaires, ces quelque 500 000 personnes dans les rues de Manille, qui ont décidé l'armée américaine à lâcher le vieux dictateur Marcos alors que dix huit ans de guerilla communiste dans les montagnes n'avaient jamais réussi à ébranler le régime.
Ce n'est pas par hasard si en Corée du Sud, ce demi-pays issu de la guerre froide, censé servir en Asie depuis 36 ans d'avant-poste inébranlable au camp occidental face au camp dit communiste, un pays où les États-Unis détiennent l'une de leurs plus importantes bases militaires, on a assisté à une vague de grèves ouvrières qui ont enflammé tout le pays pendant un mois, l'été de l'année dernière.
Ces travailleurs coréens, dont les patrons français nous vantaient la docilité et les bas salaires, ont été propulsés d'un seul coup au niveau du mouvement ouvrier le plus dynamique du monde, au point qu'ils pourraient bien nous servir en effet de modèle, oui, mais pas au sens où l'espérait le patronat français.
Et on ne peut séparer les récents événements en Corée du Sud du fait que la proportion de citadins, et avec elle celle des prolétaires, y a exactement doublé en vingt ans, passant de 30 à 60 % de la population totale en 1985, pour probablement dépasser encore ce chiffre aujourd'hui.
Tout cela rappelle étrangement ce qui il y a 90 ans se passa dans la Russie tsariste, quand la montée ouvrière, celle des grèves comme celle du mouvement ouvrier révolutionnaire, emboîta le pas au développement du capitalisme en Russie, et donna le change au déracinement de ces centaines de milliers de moujiks qui affluèrent dans les centres industriels, pour aboutir à la première révolution de 1905, inaugurant cette vague spontanée de grèves en masse qui impressionna tant alors l'avant-garde du mouvement ouvrier européen de l'époque.
La seule différence aujourd'hui est que le phénomène est en passe de toucher simultanément avec une rapidité au moins égale et une ampleur bien plus grande, toute une série de pays dans le monde.
Et puis, il n'y a pas que l'Amérique latine, l'Afrique et l'Asie qui se sont urbanisées et prolétarisées à vitesse accélérée. Il y a aussi l'URSS et les pays de l'Est.
C'est vrai pour des pays comme la Roumanie dont la population urbaine a elle aussi quasiment doublé en vingt ans et qui, en dépit de la chape policière de Ceaucescu, connaît depuis plusieurs années une série de grèves ouvrières devant lesquelles le régime a dû céder à plusieurs reprises, y compris des grèves ouvrières comme celle de l'an dernier dans la ville de Random qui a pris un caractère quasiment insurrectionnel.
Et, bien sûr,émasse c'est vrai aussi pour la Pologne, plus anciennement industrialisée que la Roumanie, mais qui est tout de même passée de 50 à 60 % de population urbaine au cours des mêmes vingt dernières années, avec les conséquences politiques et sociales que l'on sait.
Et puis enfin, c'est vrai aussi pour l'URSS elle-même où la dictature de la bureaucratie semblait avoir acquis une stabilité désespérante. En vingt ans, plus de mille villes nouvelles, c'est-à-dire autant de centres industriels, ont été créées en URSS, sans parler de la croissance rapide de toutes les villes déjà existantes. Désormais, 70 % des Russes vivent dans les villes, contre 50 % seulement encore en 1965.
Même l'Arménie et ce lointain Azerbaïdjan, où l'on parle de la « question nationale du Haut Karabakh » dans les mêmes vieux termes nationalistes qu'il y a 150 ou 100 ans, quand le Caucase était partagé en autant de guerillas nationales que les petits peuples qui tenaient ses montagnes, sont devenues des contrées totalement industrialisées, aux immenses unités productives, où une usine de 3 000 ouvriers dans le Karabakh est considérée comme une petite usine.
Et ce qui inquiète tant Gorbatchev, ce n'est pas tellement sans doute la vieille formulation nationaliste que ceux qui ont pris la tête du mouvement de masse arménien, ont imprimé à ses revendications démocratiques, des revendications démocratiques dans lesquelles pourraient tout aussi bien se retrouver tous les ouvriers de Russie en butte aux cliques bureaucratiques locales. Ce qu'il craint c'est bien plutôt l'arme spécifiquement prolétarienne qui est utilisée pour obtenir ces revendications : la grève, les grèves. Ces grèves arméniennes dont Gorbatchev craint tant qu'elles fassent école parmi le reste de la classe ouvrière russe qui, décidément, doit se dire que les Arméniens n'ont pas trouvé une trop mauvaise méthode pour se faire entendre et prendre au mot la perestroïka.
Alors, bien sûr, on peut objecter que cette urbanisation de la planète ne s'accompagne pas partout, comme en URSS et dans les pays de l'Est, comme en Corée (du Nord comme du Sud, d'ailleurs) et quelques autres pays, d'une prolétarisation industrielle de la population et que, dans la plupart des cas, le nouveau prolétariat des bidonvilles, en majeure partie sans emploi, fait plutôt figure de sous-prolétariat.
Le prolétariat du Tiers Monde, partie intégrante du prolétariat mondial.
Marginal, sous-politisé, ce prolétariat du Tiers Monde qui constituent les nouveaux contingents de l'armée industrielle de réserve du Capital ? Voire.
Ni plus ni moins en tout cas que cette classe ouvrière que décrivait Engels en Angleterre en 1843, cette classe ouvrière anglaise qui inspira à Marx la rédaction du Capital et dans laquelle il voyait le fossoyeur de la bourgeoisie. Or, dans les conditions de la crise économique mondiale actuelle, où l'impérialisme se survit sans résoudre aucune de ses contradictions fondamentales, cette urbanisation des pauvres de la planète a seulement acquis un caractère plus explosif. Et puis, même là, il suffit de voir autour de soi. Il n'y a pas un abîme moral, politique et culturel entre les prolétaires d'Aulnay et d'Aubervilliers et ceux des quartiers pauvres de Dakar d'Abidjan, de Casablanca ou d'Alger. Pour la simple raison, d'abord, que ce sont en partie les mêmes !
Quand après avoir travaillé dix ou quinze ans à Citroën et habité à Aulnay, un travailleur marocain retourne voir sa famille à Casablanca, il ne reconnaît pas plus son vieux quartier qu'un ouvrier français d'aujourd'hui sa banlieue natale.
Pas plus que le travailleur sénégalais qui revient à Dakar, pour y retrouver, sur la route de l'aéroport à 30 kilomètres du centre, non pas des champs cultivés mais des constructions qui ont tout envahi, sans parler de tous ces bidonvilles qui se sont installés au bord des routes.
En fait, en quittant Aulnay, c'est encore un peu Aulnay qu'on retrouve à Dakar, sous forme de bicoques précaires, sans l'électricité ni le tout-à-l'égout, c'est vrai, mais en y retrouvant la même mentalité qui est celle de tous les quartiers prolétariens du monde : qu'il s'agisse des bidonvilles de Santiago ou de Buenos-Aires, où l'on patauge dans la boue mais où on regarde quand même la télévision grâce aux branchements pirate quand l'électricité est coupée faute d'avoir pu la payer ; ou qu'il s'agisse de ghettos noirs de Los Angeles, Chicago ou Washington, Whashington où l'on entasse les poubelles sur les toits parce que la ville n'a plus de quoi payer un service de nettoiement et qu'on veut éviter la prolifération des rats !
Non, le décalage culturel lui-même n'est plus ce qu'il était.
Et pas seulement parce que les transistors ou la télévision ont pénétré plus facilement les quartiers pauvres que le tout-à-l'égout et les infrastructures sanitaires : car il arrive même que le travailleur malien ou ivoirien qui était venu il y a des années directement du fin fond de son village pour Flins, Poissy ou Billancourt, ne retrouve même plus son village quand il retourne voir les siens.
Ou plutôt, si, il le retrouve : transplanté dans un bidonville d'une ville comme Abidjan. Et là, on apprend en quelques années plus que pendant toute une vie dans l'ancien village, ne serait-ce que parce qu'on y côtoie plus d'une dizaine de nationalités différentes, puisqu'y sont venus chercher du travail aussi bien les Burkinabés, les Maliens, les Guinéens, les Béninois, les Congolais que les Ghanéens ; sans compter les commerçants libanais, et abstraction faite des 40 000 coopérants français, plus nombreux que les colons de l'époque coloniale, mais ne sortant pas plus des riches quartiers blancs que les Blancs d'Afrique du Sud ne sortent des leurs.
Car l'apartheid de fait n'appartient pas qu'aux grandes villes du régime d'Afrique du Sud. L'apartheid social, la division de la société en classes, se retrouve dans toutes les grandes villes du monde, villes des pays pauvres comme celles des pays riches.
Quand Marx, au siècle dernier, avait analysé dans Le Capital les contradictions inéluctables de la société capitaliste, il ne s'agissait après tout, à l'époque encore, que d'une anticipation théorique audacieuse.
Ces anticipations sont passées dans la réalité immédiate à partir de la première guerre impérialiste mondiale. Et elles n'ont pas cessé d'être confirmées toujours plus tragiquement depuis. Mais à chaque fois, les défaites du prolétariat ont permis à la société capitaliste de gagner un sursis supplémentaire.
Aujourd'hui, la prodigieuse évolution technique engendrée par la production industrielle, l'urbanisation, les moyens modernes de communications et de transport, le transistor et la télévision comme l'avion, ont rendu la planète incroyablement petite bien qu'elle soit infiniment plus peuplée.
Les anticipations de Marx sont devenues des réalités physiques plus tangibles que jamais.
Vers une époque de crises sociales et de révolutions.
Ce sont les pays pauvres qui ont payé brutalement la première facture de la crise capitaliste mondiale. Cela s'est traduit au début des années 80 par des émeutes de la faim en chaînes, du Caire à Rio, de Sao Paulo à Tunis et Casablanca... et la liste est bien plus longue.
Depuis, les choses se sont aggravées. Les émeutes de la faim ont fait place dans d'autres pays à une série d'ébranlements sociaux qui, en Haïti comme aux Philippines, comme en Corée, et aujourd'hui en Birmanie, ont posé directement le problème de la révolution sociale dans des termes pas toujours très éloignés de ceux de 1905, ou février 1917 en Russie.
Et les grèves se sont multipliées dans les pays les plus vulnérables d'Europe, en Roumanie, en Pologne, en Yougoslavie... et même en Angleterre.
Mais nous sommes déjà entrés, depuis cinq ou six ans, dans une phase de la crise économique mondiale où les gouvernements des bourgeoisies impérialistes, sous la houlette américaine, ont entrepris dans un parfait accord de faire payer la deuxième facture de la crise économique conjointement aux pays pauvres, comme aux pauvres des pays riches.
Les bourgeoisies des différents pays occidentaux profitant de la pression du chômage, mènent une guerre économique concertée contre leur propre prolétariat, qui consiste à tenter de leur faire accepter progressivement les conditions d'existence qui jusque-là étaient censées n'appartenir qu'au Tiers Monde : la précarité de l'emploi, les « p'tits boulots », les bas salaires, la diminution, voire la disparition des indemnités de chômage et des autres protections sociales.
Comme en toute chose, l'Amérique du Nord donne l'exemple, en prétendant avoir enrayé le chômage, c'est-à-dire en faisant en sorte que désormais les pauvres et les sans-abri ne soient pas seulement ceux qui sont réduits au chômage, mais aussi ceux qui travaillent. Car désormais, oui, on peut être pauvre, très pauvre, aux États-Unis, tout en travaillant.
Alors, ce que l'on ne voit pour le moment ici qu'à la télévision, ces grèves et ces débuts de révolutions qui ont lieu à 1 000 ou 10 000 kilomètres de là, peuvent devenir une réalité proche dans le temps pour la classe ouvrière des pays riches, ces pays qui pour être bien moins peuplés que le Tiers Monde, concentrent encore les trois quarts de la puissance économique mondiale.
Cela signifie que la longue période de calme social, de domestication de la classe ouvrière occidentale au détriment de ses frères du Tiers Monde est en passe d'être révolue.
Quant aux politesses que Reagan et Gorbatchev ont entrepris de se faire mutuellement, elles ne doivent abuser personne. La détente actuelle entre les États-Unis et l'URSS, la volonté systématique de régler un certain nombre de conflits et de stabiliser les zones explosives héritées de Yalta et de la décolonisation, ne représentent sans doute rien d'autre qu'une sorte de Yalta politique et social, c'est-à-dire un pacte d'assurance mutuelle entre les deux Grands en prévision des explosions à venir, chacun s'engageant à laisser les mains libres à l'autre quand il s'agira de jouer le rôle de gendarme dans sa propre sphère.
Cela, bien sûr, ne leur sera possible qu'autant qu'ils peuvent compter (et jusqu'à quand le pourront-ils ?) sur une grande stabilité sociale, aussi bien dans l'Occident riche, qu'en URSS même.
Transmettre l'héritage internationaliste prolétarien à la génération combattante qui surgit aujourd'hui dans les rangs des opprimés.
Dans ce contexte, où l'on voit éclater d'une année sur l'autre, d'un pays à l'autre, des situations révolutionnaires ou qui pourraient le devenir, il existe aussi d'une certaine façon dans le monde entier, toute une nouvelle génération de militants issus du prolétariat urbain, toute une nouvelle génération de révolutionnaires.
Il s'agit d'une génération combattante composée de milliers, de dizaines, voire de centaines de milliers de prolétaires, de jeunes prolétaires, de déracinés, de jeunes déracinés, tout autant prêts à donner leur vie lors des protestas, ces manifestations organisées dans les quartiers populaires de Santiago du Chili, que lors des grèves et des manifestations dans les ghettos du Cap et de Johannesburg ; ou des manifestations toujours et des grèves encore, des faubourgs de Manille, de Séoul ou de Rangoun, ou au cours de la révolte des pierres en Cisjordanie et à Gaza.
Ces jeunes combattants, ce sont aussi des militants. Ils savent que la vie et le courage des autres dépendent de leur vie et de leur propre courage et qu'ils n'ont pas le droit d'avoir peur. Indiscutablement, ceux-là sont prêts à tous les sacrifices révolutionnaires.
Mais c'est une génération formée, encadrée, enrôlée par les appareils militaro-politiques qui ont hérité des méthodes staliniennes mises au goût du jour des différents nationalismes d'après-guerre.
Leur drapeau, c'est le nationalisme. Leur héroïsme, « la lutte armée » ou le « terrorisme ».
La génération qui existait du temps de Trotsky et dont nous avons parlée tout-à-l'heure, cette génération qui en dépit de sa direction stalinienne avait le plus souvent vécu personnellement les orages révolutionnaires qui suivirent la première guerre mondiale et s'y était trempée, et qui surtout avait directement assisté à la construction de l'Internationale Communiste sous la direction de Lénine et de Trotsky, cette génération n'existe plus, bien sûr.
Mais le drame ce fut que ces dizaines de milliers de militants ouvriers de la IIIeInternationale, des obscurs et des sans-grade la plupart du temps mais d'une grande compétence militante, furent utilisés au profit de la pire des politiques au nom d'un marxisme prostitué par la bureaucratie stalinienne, tout en étant entraînés à agir au sein du mouvement ouvrier au moyen de caricatures des méthodes léninistes, des méthodes sans foi ni loi.
Le drame, ce fut que cette génération révolutionnaire politiquement déboussolée, aux pratiques dévoyées, fut bien incapable de transmettre par elle-même à la génération suivante ce capital révolutionnaire de l'Internationale léniniste qui pourtant l'avait sortie de terre et unifiée dans le même idéal.
Evidemment, depuis, l'histoire a suivi son cours. La lutte de classe n'a pas cessé. D'autres générations militantes se sont succédées un peu partout dans le monde. Mais leur niveau politique descendit à chaque fois d'un cran, leurs dirigeants échangeant d'année en année une position de classe contre une autre, des positions communistes contre des positions nationalistes, des positions prolétariennes contre des positions bourgeoises, jusqu'à ne plus avoir de référence de classe du tout.
Le fascisme d'un côté, le stalinisme de l'autre, l'un de l'extérieur du mouvement ouvrier, l'autre plus efficacement encore de l'intérieur du mouvement ouvrier, plus la vague exterminatrice de la deuxième guerre impérialiste mondiale, auront en grande partie réussi à remplir leur fonction historique : placer entre les générations un no-man's land à travers lequel les vieilles expériences ne pourraient plus passer.
Aujourd'hui, la génération qui mène les différents combats politiques et sociaux du Chili à l'Afrique du Sud, de l'Argentine aux Philippines ou de la Pologne à l'Azerbaïdjan et l'Arménie... a beau être composée en grande partie de prolétaires, elle a perdu jusqu'au souvenir de ce que pouvait être l'internationalisme prolétarien, même à titre de référence abstraite !
Pratiquement, toute une expérience historique révolutionnaire a disparu de son univers mental. De ce point de vue, le mouvement ouvrier mondial actuel a reculé à un stade politique bien antérieur à celui d'il y a cinquante ans.
En réalité, le nationalisme de la génération militante actuelle n'est pas plus naturel ni spontané que ne peut l'être la prise de conscience prolétarienne. Le nationalisme ne devient le drapeau de tous ces militants que dans la mesure où les intellectuels nationalistes sont les seuls à leur en proposer un. Et dans la mesure aussi où, quand ils existent, les intellectuels qui se réclament de l'internationalisme prolétarien renoncent à défendre leurs idées en disant qu'on peut faire confiance à ces gens-là.
C'est ainsi, soit dit en passant, que quelqu'un comme Djibaou a pu conclure un accord avec l'impérialisme français sur un référendum en France trahissant la cause kanake, derrière le dos des Kanaks, parce que personne en Nouvelle Calédonie n'a jamais averti ouvertement le peuple kanak qu'il devait se méfier d'un nationaliste comme Djibaou, même pas les trotskystes de la LCR qui pourtant, à une époque, disaient avoir des relations privilégiées avec les militants du FLNKS
Ce ne sont pas les conditions d'existence dans les ghettos ou les bidonvilles qui prédisposent particulièrement les jeunes révoltés à se tourner vers des revendications nationalistes limitant leur univers aux frontières du pays où ils sont nés, eux-mêmes ou leurs parents.
Il y a 25 ans, Malcom X disait : « le Noir le plus redoutable de l'Amérique est celui des ghettos, parce qu'il n'a pas de religion, pas de notion de morale, pas de sens civique. Il n'a peur de rien. Eternellement frustré, c'est un être fébrile, impatient de passer aux « actes ». Et quoi qu'il entreprenne, il s'engage à fond » .
Malcom X, qui était un militant nationaliste noir, ne se doutait peut-être pas que sa description du Noir des ghettos recoupait largement la définition que Marx donnait du prolétaire.
Car justement, ces prolétaires des bidonvilles et des ghettos, prolétaires au sens propre du terme, à qui on a tout enlevé y compris la religion, la morale et les illusions sur la vie civique, et qui s'engagent à fond, pourquoi n'embrasseraient-ils pas la cause internationaliste, eux qui n'ont pas de patrie, que des chaînes à perdre, et un monde à gagner ?
Pourquoi seraient-ils moins réceptifs à l'éducation internationaliste qu'à l'éducation nationaliste ?
Pourquoi faudrait-il obligatoirement que les Noirs d'Afrique du Sud parqués dans les townships, croient que leur émancipation se réalisera à l'intérieur des frontières de la seule Azania (le nom africain que donnent les nationalistes à l'Afrique du Sud), comme si la transformation de l'Afrique du Sud en Azania pouvait résoudre les problèmes de la pauvreté, de la misère, et même de la domination blanche. Et ces mêmes Noirs Sud-africains voient bien que tout près d'eux les nationalistes noirs de l'ex-Rhodésie, après une longue lutte armée, n'ont pas réussi à résoudre tous ces problèmes, même s'ils ont réussi à transformer la Rhodésie en Zimbabwe.
En 1903, quand un jeune prolétaire juif à moitié illettré (et le plus souvent au chômage la moitié de son temps) d'un quartier misérable de Varsovie était remarqué pour ses qualités de courage et de dévouement révolutionnaire par le Bund, ou les Bolchéviks, ou le Parti Socialiste Polonais, ou tout autre tendance du mouvement socialiste de l'époque (et à la base, les jeunes ouvriers ne faisaient pas toujours la distinction...), on commençait naturellement à le faire assister aux cours ou aux conférences d'éducation politique que chaque groupe politique tenait à donner au sein du ou des syndicats qu'il influençait. Et la concurrence pour l'influence sur les syndicats était acharnée.
Là, on attachait une certaine importance à vous y apprendre la vie des autres organisations socialistes des autres pays. On y parlait beaucoup d'internationalisme. Ça faisait en somme partie de la morale militante de l'époque, à laquelle tout ouvrier conscient devait d'emblée être éduqué. Soupçonner un militant de n'être pas internationaliste frisait l'injure. S'en revendiquer, c'était faire acte de fierté.
Le reste de son éducation, généralement le jeune ouvrier socialiste la faisait en prison dans des conditions très variables. C'était là qu'on suivait ses universités révolutionnaires, comme on disait alors.
Et puis, quand on sortait de prison, et qu'il était difficile de reprendre le travail clandestin, il arrivait si on jugeait que ça en valait la peine, que le parti vous aide à passer dans l'émigration.
On vous faisait passer en France, en Angleterre, en Allemagne ou en Suisse, selon les opportunités, les filières et les contacts qu'on y avait. Là, c'était un peu à la bonne fortune de chacun. Mais l'ouvrier révolutionnaire pour peu qu'il en eût envie, avait l'occasion de terminer son apprentissage politique et de se lier aux organisations légales du reste de l'Europe de l'époque. Après avoir connu la pauvreté absolue, il était parfois déconcerté, avec des sentiments divers, quand il voyait pour la première fois des réunions de militants allemands, habillés comme des bourgeois (du moins comme les voyaient les militants-vagabonds polonais).
Puis, la surprise passée, on en profitait pour acquérir le maximum de savoir-faire au travers des réunions publiques, des campagnes électorales et de bien d'autres choses.
Il y avait bien des périodes de démoralisation, d'isolement, comme au sein de toutes les émigrations politiques. Mais globalement, de retour en Pologne et en Russie, son propre capital politique s'était considérablement enrichi.
Et comme disait Trotsky, l'internationalisme devenait la force motrice de sa vie...
Mais aujourd'hui, comment les choses se passent-elles pour les jeunes révolutionnaires des organisations nationalistes ?
Aujourd'hui aussi il arrive, même en Afrique du Sud, que les séjours en prison fassent office d'universités révolutionnaires. On n'y apprend pas les mêmes choses que les sociaux-démocrates révolutionnaires du début du siècle. Voilà tout. Mais le mouvement noir américain des années 70 a même en partie recruté de cette façon-là, dans les prisons, en donnant une culture politique aux jeunes Noirs incarcérés pour des délits de droit commun.
La vraie différence commence ailleurs. Quand un jeune Noir, militant syndicaliste dans un quartier pauvre de Johannesburg, surveillé par la police et contraint à une semi-clandestinité, échappe à la police à la suite d'une manifestation qui se termine mal, son parcours dans l'émigration ne ressemble plus du tout à celui des révolutionnaires du début du siècle.
Son seul recours le plus souvent, après avoir bénéficié de l'aide du réseau clandestin d'une organisation politique pour s'enfuir, c'est d'aller au Bostwana, en Angola ou au Zimbabwe, suivre un entraînement militaire dans l'un des camps de l'ANC ou d'une autre organisation, dont les moyens militaires et financiers sont fournis par l'URSS, la Chine, la Tchécoslovaquie ou les Cubains... Et ce qui se passe en Afrique du Sud pour les militants noirs, se passe à peu près de la même façon au Moyen Orient pour les militants palestiniens.
Même les jeunes Kanaks, en 1984, dont les cadres s'étaient pour leur part familiarisés aux idées gauchistes à la Sorbonne en 1968, n'eurent pour seule école de la révolution internationale que les camps d'entraînement de chez Kadhafi, avec Machoro. Il est vrai qu'en prime, certains d'entre eux bénéficièrent de conseils supplémentaires de la LCR, qui enseigna sans doute des tas de choses aux militants du FLNKS qu'elle avait en contact, y compris des discours sur l'autonomie culturelle kanake, sauf la meilleure façon de se défier de Djibaou et ses pareils...
Cette expérience-là de l'émigration politique, dans les camps d'entraînement militaire nationalistes, n'est certainement pas ce qui a la moindre chance de faire de l'internationalisme « la force motrice de la vie militante » de ces jeunes venus pourtant de tous les coins du monde.
Mais là n'est pas non plus l'objectif de ceux qui les entraînent. Car 1988 connaît les bureaucrates et les militaires professionnels internationaux de la lutte armée, mais la révolution internationale, elle, a disparu des idéaux révolutionnaires.
C'est à nous, trotskystes, tels que nous sommes, autant que nous sommes aujourd'hui, que revient la tâche de faire retraverser aux vieilles expériences révolutionnaires, c'est-à-dire au savoir-faire prolétarien et internationaliste, le no-man's land entre les générations militantes, pour permettre enfin au mouvement ouvrier mondial de redémarrer sur des bases politiques supérieures à celles des années 30.
Une gageure ? Oui, sans doute. Comme toutes les entreprises humaines qui valent la peine qu'on se batte pour elles. Mais une gageure en effet. Car cet héritage politique que nous a légué Trotsky avant son assassinat et dans lequel les différents groupes trotskystes ont puisé plus ou moins partiellement, n'est pas simplement une doctrine ou un programme de formules toutes faites à adapter au goût du jour.
Le bolchévisme, disait Trotsky pour son propre compte, « n'est pas une doctrine, mais un système d'éducation révolutionnaire pour l'accomplissement de la révolution prolétarienne » . Nous pouvons en dire tout autant du trotskysme.
Et toute la question est là : nous, les trotskystes, aurons-nous la volonté, l'âpreté, l'audace intellectuelle et politique et l'acharnement humain pour retrouver, pour réinventer dans l'action militante et l'action révolutionnaire, ce système d'éducation révolutionnaire dont parlait Trotsky, afin de le communiquer à toute la génération combattante qui surgit aujourd'hui dans les rangs des opprimés ?
IV - Un défi à relever
Voilà le défi que nous, révolutionnaires internationalistes actuels, avons à relever : enflammer pour nos idées internationalistes toute cette génération combattante, qui malgré l'épreuve de l'histoire et des révolutions nationales fourvoyées, a acquis artificiellement une nouvelle tradition selon laquelle le nationalisme serait progressif.
Du temps des IIe et IIIe Internationales, l'internationalisme, comme la conscience de classe, c'étaient les organisations ouvrières qui le véhiculaient. Aujourd'hui, ce sont les conditions techniques et économiques de l'impérialisme qui rendent la nécessité du combat internationaliste plus évidente que jamais. Mais plus que jamais aussi, il est rejeté par les appareils militaires ou bureaucratiques qui encadrent les masses ou se précipitent à leur tête.
En fait, le problème n'est pas tout-à-fait nouveau. Lénine aussi, en son temps, bien avant 1917, avant 1905, dut combattre la politique de ces « libéraux armés de bombes » , comme il disait, de ces militants étrangers au prolétariat même si pour se mettre au goût de l'époque ils s'intitulaient socialistes-révolutionnaires, et qui voulaient faire le bonheur du peuple malgré lui.
Aujourd'hui, là précisément où la révolution est à l'ordre du jour dans bien des pays du monde, nous avons à combattre la politique des mêmes libéraux bourgeois, non seulement armés de bombes, mais disposant désormais de petits appareils militaires et bureaucratiques, et surtout, surtout, y compris quand ils ne disposent pas encore de tels appareils, d'un savoir-faire dans l'art d'encadrer les masses et l'art d'en prendre la direction sans craindre qu'elles les débordent.
Notre tâche, c'est d'acquérir le savoir-faire inverse. « L'émancipation des travailleurs sera l'oeuvre des travailleurs eux-mêmes » . C'est cette conviction profonde qui doit guider nos interventions politiques et militantes. Partout où nous sommes. En quelques circonstances que ce soit, y compris au cours des luttes les plus modestes, ici même.
L'une de nos tâches, c'est de permettre aux masses dès lors qu'elles se mettent en mouvement, et elles se mettent en mouvement dans bien des pays, et elles se mettront en mouvement ici aussi, d'apprendre à déborder leurs appareils réformistes ou nationalistes, ou tout simplement les hommes qui se sont empressés de se mettre à leur tête.
Car ces gens-là, immanquablement, inévitablement, leur disent à un moment ou à un autre au nom d'un prétendu intérêt supérieur, celui de la nation, de l'économie de la nation, de la religion de la nation, qu'elles doivent rentrer dans le rang, dans le rang de l'ordre bourgeois.
La tâche paraît grande, en regard des faibles forces des trotskystes et parmi eux, de ceux qui ont conscience de cette tâche. Mais sa réalisation est peut-être plus proche que jamais. Car les circonstances objectives ne nous sont pas défavorables, bien au contraire. Elles sont au moins aussi favorables qu'elles l'étaient pour Lénine en 1902.
Et puis, il y a des circonstances où le problème n'est pas d'être nombreux, mais d'être là, seulement lié à sa classe, et de savoir ce qu'on veut.
Prenez les grèves polonaises du mois d'août.
Walesa avait jusque-là toute la confiance de la classe ouvrière en lutte contre le régime de Jaruzelski. Et puis on a vu comment Walesa, qui n'a pas trop perdu de temps pour assimiler les leçons des bureaucraties ouvrières occidentales a pris sa lance à incendies et est allé faire le tour des chantiers, des mines et des usines en grève pour faire reprendre le travail.
Il restait au moins 20 000 grévistes dans le pays, dont Walesa avait dit lui-même qu'ils étaient très déterminés, des jeunes de 20 ans dont Walesa disait quelques jours auparavant qu'ils étaient bien plus combatifs que ceux de 1980. Il n'empêche. Walesa a finalement réussi à faire reprendre le travail, sans rien en échange, comme tout le monde l'a vu.
Mais si les grévistes ont quand même repris le travail, ce n'est pas parce qu'ils faisaient encore confiance à Walesa. Non. Partout où Walesa est passé, au mieux, c'est un silence glacial qui l'a accueilli. Et plus souvent, c'étaient les protestations, les injures, les silences hostiles ou la colère rentrée, et les cris de « trahison ».
Mais voilà, et c'est souvent comme ça que les choses se passent : même avec des larmes de rage, les ouvriers polonais ont quand même arrêté leur grève. Car si leur leader le plus populaire les trahissait, ils n'avaient pas d'autres dirigeants, plus proches d'eux, qu'ils contrôlaient mieux, prêts à se saisir de la direction de la continuation de la grève.
A Gdansk, il y avait sans doute des centaines de jeunes grévistes prêts à tout. Mais il n'y avait pas, sinon on l'aurait vu, cette dizaine de jeunes ouvriers, soudés, organisés entre eux, avertis des retournements possibles d'un Walesa, liés par les mêmes idées prolétariennes fièrement proclamées, connus de leurs camarades de travail pour ces idées, mais aussi pour les critiques qu'ils avaient à faire à la direction de Solidarité.
Bref, cette dizaine de gars-là n'était pas là au moment où Walesa se retournait contre la base ; ils n'étaient pas là pour s'avancer et se porter eux-mêmes candidats à la direction de la grève et pour dire : « Nous proposons un nouveau comité de grève pour la continuation de la grève, et nous appelons tous les camarades des autres usines à nous envoyer, comme en 1980, leurs représentants au nouveau comité de grève ».
Ils n'étaient pas là, car en Pologne, il n'y a pas d'organisation révolutionnaire prolétarienne, même minoritaire, pour instruire l'avant-garde la plus combative et la plus consciente de telles tâches. Alors, les grévistes polonais ont repris le travail, parce qu'ils n'ontt pas trouvé en leur sein une nouvelle direction de rechange. Mais peut-être que si ces hommes-là s'étaient proposés, tout le poids de la direction de Solidarité sur ses cinq millions de membres aurait volé en éclats en quelques jours...
Car c'est toujours la même histoire. C'est quand les travailleurs sont forts, comme les ouvriers polonais l'étaient encore en août, qu'ils sont en grand danger d'être trahis.
Mais c'est aussi alors la chance des révolutionnaires, même minoritaires jusque-là, mais sachant tirer partie de cette force des travailleurs quand ils sont mobilisés et déterminés, de savoir préserver bec et ongles cette force des travailleurs, en leur donnant des objectifs qui leur permettent de vaincre, et en leur désignant tous ceux qui veulent briser cette force. C'est un peu cela aussi l'art de la prise du pouvoir à la tête des masses, avec les masses.
Notre tâche peut nous paraître parfois démesurée en regard de la force des appareils réformistes comme du crédit de leurs dirigeants. Mais il arrive toujours un moment, une situation critique où l'objectif passe à portée de la main, parce que la force des travailleurs qui entrent en lutte dépasse celle des appareils. Et ceux qui militent au sein de la classe ouvrière et ne savent pas se saisir de telles situations, n'ont pas encore vraiment appris le métier de révolutionnaire.
Tout cela, bien sûr, s'est passé en Pologne. Mais ce qui s'est passé en Pologne est ce qui peut se passer ici, en France, demain.
Ici aussi des grèves qui se généralisent sur les salaires, comme en Pologne, peuvent survenir et faire peur à l'ensemble du patronat et de son personnel politique. Ici aussi, il y aura alors un Krasucki, un Maire, un Bergeron, ou leurs successeurs, pour dire comme Walesa que réflexion faite, la grève n'est pas vraiment la bonne chose à faire. Ici aussi il y aura des cartes syndicales qui voleront et des cris de trahison. Mais ça ne suffira pas.
Contrairement à ce qui s'est passé en Pologne, il faudra que les révolutionnaires aient eux aussi la volonté de diriger, l'audace d'y aller, de foncer, de prendre leurs responsabilités devant leurs camarades de travail. Car c'est dans ces circonstances-là, justement, que loin d'être un obstacle, nos idées nous permettent d'aller jusqu'au bout de la situation.
Oui, c'est possible, si nous avons suffisamment confiance en nos propres idées, pour être convaincus comme Marx nous l'a appris, que les idées deviennent des forces quand elles s'emparent des masses. Mais pour qu'une telle réaction en chaîne se produise encore faut-il que ceux qui détiennent ces idées n'y renoncent à aucun prix.
Première chose, donc, tenir à nos propres idées, plus qu'à tout :
- Seul le prolétariat peut être l'artisan de la révolution socialiste communiste.
- La classe ouvrière, la classe des prolétaires, celle de ceux qui n'ont rien à perdre, qui n'ont ni patrie, ni propriété à défendre, est la seule classe révolutionnaire jusqu'au bout.
- Le prolétariat devra certes s'allier à d'autres classes sociales pour remporter la victoire, mais il ne devra pas être à leur remorque, même quand il participera à des combats communs.
- La révolution socialiste peut éclater dans un seul pays. Mais aucun pays ne peut vivre par lui-même. Car le rôle historique de la bourgeoisie, son seul rôle progressif en fait, c'est, on le voit encore aujourd'hui, d'avoir créé une économie qui fait éclater les frontières.
Et le socialisme qui veut survivre à l'intérieur de certaines frontières, que ce soit celles de l'URSS immense, du continent chinois, ou de la minuscule Cuba, ne peut être qu'un socialisme de la misère et au bout du compte une utopie réactionnaire.
- Cela fait près d'un siècle que le capitalisme arrivé à son stade impérialiste se survit en passant d'une crise à l'autre, d'une guerre mondiale à l'autre, sans résoudre aucune de ses contradictions.
Cela fait depuis le début du siècle que la crise du capitalisme est plus ou moins permanente et le monde plus ou moins vivable. Car s'il vaut sans doute mieux vivre aujourd'hui à Berlin qu'à Mexico, entre 1944 et 1945, quand l'aviation alliée bombardait les villes allemandes, il valait sans doute mieux vivre à Mexico qu'à Berlin. Aucun endroit du monde n'est épargné. Même pas ces Iles Malouines, au bout du monde, on l'a vu il n'y a pas si longtemps.
Il n'y a pas d'évasion possible.
- Toutes les revendications prolétariennes restent à l'ordre du jour. Seul le prolétariat mondial sera en mesure de faire sauter les chaînes des frontières nationales.
- Seule une économie planifiée à l'échelle mondiale sur la base de la technologie la plus avancée, permettra à l'Humanité de franchir un nouveau pas dans la maîtrise de son histoire et de son évolution. Cela signifiera une production non pas pour le profit, mais une production pour les besoins dans la limite de ces besoins, en trouvant un équilibre entre les besoins matériels et l'exploitation des ressources naturelles de la planète, tout en permettant enfin l'essor illimité des besoins intellectuels et artistiques de l'ensemble de l'Humanité.
La société impérialiste, elle, n'est capable que de créer une abondance à caractère pathologique à un bout, la misère et le dénuement concentrationnaire à l'autre. On ne peut pas imaginer que l'Humanité puisse continuer à vivre ainsi : avec la famine au Soudan et la jachère en Europe ; avec une saison de sécheresse aux États-Unis qui a fait la fortune de quelques exportateurs de blé en Argentine, alors même qu'en Argentine la misère s'installe brutalement avec la nouvelle dévaluation de la monnaie qui suit plusieurs années d'inflation galopante.
Toutes ces inégalités, ces injustices : les restaurants du coeur et la charité pour la recherche médicale, mais les impôts pour fournir des armes lourdes aux dictateurs qui envoient leurs peuples s'entretuer, sans parler de ces frontières nationales qui dans certains endroits font revenir les peuples au Moyen Age, tout cela ne durera pas. Cela ne peut pas durer.
Et c'est là où le rôle des individus, de quelques dizaines de milliers d'individus à l'échelle de la planète, peut être déterminant. Car justement, un parti révolutionnaire ne peut pas être un parti de masse. Il ne peut l'être seulement qu'au travers de la révolution. Et en dehors de telles crises révolutionnaires, le rôle des individus, des militants, du volontarisme, est un rôle important, déterminant. Les classes dominantes l'ont su elles qui ont toujours tenté de se protéger de ces minorités révolutionnaires dans les périodes critiques.
Un parti révolutionnaires, une Internationale, c'est cela, une organisation de quelques dizaines de milliers d'individus : pas n'importe qui, des gens qui se sont donné un but véritable dans la vie, en un mot, une organisation qui est capable, quand elle devient une organisation de masse, de vaincre là où d'autres ont dégénéré.
Voilà notre ambition.
Vive l'Internationale du prolétariat !
Vive la IVe Internationale !