Allemagne : vingt ans après, où en est l'unification ?
Certains se rappellent, il y a vingt ans, ces images de liesse à l'annonce de la chute du mur de Berlin, les gens grimpant sur le mur des deux côtés, pour se rejoindre avec des larmes de joie, ou aux Check-points enfin ouverts, des personnes qui ne s'étaient jamais vues tombant dans les bras les unes des autres. Les 17 millions d'Allemands de l'Est avaient enfin, du jour au lendemain, la possibilité de se déplacer de l'autre côté du rideau de fer, d'aller à l'Ouest et de retrouver librement des proches ; eux qui souvent avaient fini par penser qu'ils ne vivraient pas ce jour. Mais la joie, le soulagement dépassaient largement l'Allemagne : c'était l'un des principaux symboles de la division de l'Europe en deux moitiés ennemies qui s'effondrait, et avec lui la peur lancinante de la guerre, qui avait tant marqué l'ambiance depuis 1945. Les anticommunistes de tous les pays, de leur côté, ne cachaient pas leur joie au coup porté contre le « bloc de l'Est », bien sûr. Mais pour nous les communistes, et en général pour tous les internationalistes, pour tous ceux épris de liberté, il y avait tout lieu de se réjouir qu'un mur et une frontière barbares, coupant en deux un même peuple, s'effondrent ; et de voir vaciller cette dictature honnie, la population obtenant enfin des libertés et certains droits démocratiques.
Un an plus tard déjà, en octobre 1990, la réunification allemande était acceptée par les grandes puissances et ratifiée, sous la forme de la disparition de la RDA, République Démocratique Allemande, et de son absorption par la RFA, République Fédérale d'Allemagne, c'est-à-dire l'Allemagne de l'Ouest.
Aujourd'hui pourtant, alors que vingt ans ont passé, la division allemande est toujours largement présente. Les hommes politiques et autres officiels qui il y a un an n'ont pas lésiné sur les moyens pour fêter en grand l'anniversaire de la chute du mur, se font plus sobres pour les 20 ans de la réunification. Là-bas, on dit souvent qu'il reste un « mur dans les têtes », mais justement il n'est pas que dans les têtes. Si l'on représentait sur une carte le chômage en 2010, le niveau des salaires, la richesse par foyer ou encore le tissu industriel dans les différents Länder, c'est-à-dire les régions allemandes, on verrait nettement se redessiner en filigrane la frontière séparant la RFA de la RDA. Il n'y a guère d'uniformisation non plus entre les moitiés Est et Ouest concernant les idées politiques, les valeurs ou encore les modes de vie, les habitudes sociales : par exemple, le nombre de couples vivant en union libre est bien plus élevé à l'Est, comme le pourcentage de femmes qui travaillent ou encore la proportion d'athées. Les différences restent importantes, même si c'est particulièrement là-bas, en ex-Allemagne de l'Est, que la vie de la population a été bousculée. Du point de vue économique, l'écart aurait même tendance à se creuser. On peut donc se demander ce qu'il reste de la joie et des espoirs de 1989-90 et au fond, où en est l'unification allemande.
1945-1949 : origines et conditions de la division
La situation en 1945
Bien avant leur victoire de 45, les Etats-Unis, la Grande-Bretagne et l'URSS avaient commencé à réfléchir à l'avenir de l'Allemagne. Il fallait lui faire sentir que sa défaite était totale. En 1944, le plan Morgenthau, du nom d'un secrétaire d'Etat américain, prévoyait de découper l'Allemagne en plusieurs Etats souverains, et de la transformer en pays entièrement voué à l'agriculture : tout équipement industriel et charbonnier serait complètement démantelé dans le pays le plus industrialisé d'Europe. Ce plan préconisait aussi le travail forcé, histoire sans doute de réapprendre aux Allemands la démocratie. Morgenthau n'était pas un illuminé, son plan fut discuté sérieusement, il vit même un début de réalisation.
En février 1945, les trois Grands établirent à Yalta le tracé de leurs zones d'occupation. Il ne s'agissait pas de diviser l'Allemagne, seulement de répondre à un souci immédiat : ils avaient gardé en mémoire la fin de la guerre de 14-18, et ils voulaient éviter, après l'effondrement du régime nazi, l'explosion de mouvements révolutionnaires par des travailleurs allemands n'ayant plus rien à perdre. A chacun donc, Staline, Churchill et Roosevelt, de faire régner l'ordre dans sa zone. La France, qu'il n'avait pas été question d'admettre aux négociations avec les vainqueurs, réclamait d'avoir aussi une zone, qu'elle finit par obtenir.
L'accord trouvé par les trois vainqueurs à Potsdam à l'été 1945 appelait quant à lui à rien moins que la destruction du grand capital, accusé d'avoir financé les nazis et facilité leur accession au pouvoir ! Cela peut surprendre aujourd'hui, mais dans les années d'immédiat après-guerre, personne n'aurait osé nier la responsabilité des industriels allemands dans le nazisme. Et ces phrases autorisaient à la « décartellisation » : de grandes entreprises et banques furent découpées en sociétés séparées, ce qui éclipsait quelques concurrents désagréables des trusts américains. En guise de réparations, chacun pouvait se servir sur sa zone.
A ce moment-là, le pays est dans un état apocalyptique. Les bombardements massifs sur Dresde ont beaucoup choqué, d'autant qu'il n'y avait aucun objectif militaire et que la ville était remplie de fugitifs. Mais en fait c'est l'ensemble des villes allemandes qui en 45 sont rasées, incendiées et offrent un aspect cauchemardesque. Les déluges de bombes visaient les quartiers d'habitations, pas les usines ni les voies ferrées. Hambourg ressemble à une ville-fantôme, plus de la moitié de ses immeubles réduits à l'état de décombres ; à Nuremberg, Essen ou Hanovre, 90 % des habitations sont touchées. Il s'agissait de terroriser, de déprimer et de disperser la population. Ces bombardements ont fait 500 000 morts.
Les survivants se terrent sous les ruines, dans les caves ; pendant trois, parfois quatre ou cinq ans. Seule une minorité de la population a encore son chez-soi. La première préoccupation est de trouver à manger. Pour le reste, les hôpitaux sont en ruines, les voies de communications et infrastructures défoncées, les ponts gisent au fond de l'eau, il n'y a pratiquement pas de gaz ni d'électricité.
L'Allemagne compte ses morts, 7 millions, dont plus de 3 millions parmi les civils.
Des millions de personnes supplémentaires vont être jetées au cœur des ruines. Il y a les réfugiés fuyant devant l'arrivée de l'Armée rouge. Mais surtout, les Alliés se sont mis d'accord pour déplacer la Pologne vers l'Ouest : l'URSS se décalait en en annexant une partie ; la Pologne se voyait attribuer en compensation tout l'est de l'Allemagne, qui était ainsi amputée du quart de son territoire, peuplé de 9 millions et demi d'habitants. En 45, ces Allemands sont sommés de vider les lieux, de suivre le déplacement de la frontière. Des trains de marchandises ne cessent de larguer leurs cargaisons humaines ; 8 millions d'entre eux arrivent pendant l'hiver 1945-1946, affamés, avec juste leurs habits sur le dos.
A ces réfugiés s'ajoutent presque autant d'expulsés. En effet, à Potsdam, les vainqueurs se sont mis d'accord pour que l'Europe de l'Est soit vidée de ses minorités allemandes, au total encore 7 Millions de personnes. Dans leur énorme majorité, ils n'avaient jamais vécu ailleurs, leurs très lointains ancêtres avaient fui la misère allemande et cherché ailleurs un lopin de terre à cultiver. Ces minorités vivaient en Hongrie, Roumanie, Tchécoslovaquie, en Yougoslavie, dans les républiques d'URSS ; des peuples qui ont atrocement souffert des massacres, pillages et destructions systématiques par l'armée nazie.
Au total, entre les déplacements de frontières et ces minorités disséminées, le nombre des Allemands déportés est évalué à 12 millions. Il faut voir les images de ces processions de femmes, d'enfants avançant dans la neige, laissant leurs morts en chemin. Entendre ces récits d'enfants perdus dans le chaos épouvantable, et qui longtemps après, essaieront désespérément de retrouver leur mère. Morts de faim, de froid, d'épuisement, de mauvais traitements, on estime que 2 millions et demi de personnes n'ont pas survécu à ce que le texte officiel appelle des « transferts de populations » qui doivent se faire, je cite « de manière humaine ».
Dans les années 1990, les hommes politiques indignés par les « nettoyages ethniques » en Bosnie-Herzégovine, avaient apparemment oublié que leurs prédécesseurs avaient entériné cela à une tout autre échelle en 1945.
Les grandes puissances n'avaient pas de désaccord sur les conditions de cet exode. En général, tous les biens étaient confisqués, on laissait un environnement familier, les souvenirs d'une vie, pour partir sans destination connue, vers une zone de cette Allemagne dévastée où on n'avait jamais mis les pieds. C'est l'un des drames de la fin de la guerre ; longtemps méconnu, même tabou en Allemagne, car les coupables n'allaient tout de même pas se plaindre.
La Guerre froide : vers la division de l'Allemagne
Ce pays ravagé, amputé, est ensuite divisé en 4 zones d'occupation militaire ; sa capitale Berlin coupée en 4 secteurs. Le même sort est réservé à l'Autriche et à sa capitale, Vienne.
Cependant avec le début de la Guerre froide, les États-Unis et l'URSS hier alliés, se retrouvent violemment opposés, et le traitement réservé par les États-Unis à leur zone va changer du tout au tout : il ne s'agit plus de la traiter en ennemi vaincu, mais de la gagner comme partenaire dans la guerre contre le « communisme ». Chaque morceau d'Allemagne devient un enjeu, une porte d'entrée vers le bloc ennemi. En plein milieu de l'Europe, les zones d'occupation conçues seulement pour maintenir l'ordre dans la phase critique de 45, vont donc se fixer. Et avec l'augmentation des tensions, chaque zone va être arrimée le plus solidement possible à son bloc.
Contrairement à ce que nombre d'historiens laissent entendre, l'UR.S.S. ne porte donc pas la responsabilité de la division. Après-guerre, sa préoccupation est le désarmement de cette Allemagne qui vient de mener contre elle une guerre impitoyable, dévastatrice, qui lui a coûté plus de 20 millions de morts. Elle sait qu'un réarmement se ferait contre elle. L'URSS espère la création d'une Allemagne neutre, même s'il faut pour cela la réunifier ; et elle soumet encore en 1952 un tel plan d'unification, qui est rejeté de manière véhémente. Pourtant cela se fera pour l'Autriche en 1955.
La division de l'Allemagne résulte donc de la guerre froide et de changements stratégiques. Inutile de dire qu'on n'a jamais demandé son avis au peuple, le hasard décidant de quel côté on se trouvait. Reste que pour des générations d'Allemands, la division et les barbelés entre ses deux parties, les familles séparées, tout cela passe pour le châtiment de la Seconde Guerre mondiale et de la tentative d'extermination des Juifs. Lorsqu'on interroge des Allemands sur la division, l'explication qui revient le plus souvent est qu'il fallait bien « payer pour Auschwitz ».
Le mensonge de la « culpabilité collective »
Dès la fin de la guerre, une véritable campagne est orchestrée visant à la mise en accusation collective du peuple allemand. Des députés qui ont voté les pleins pouvoirs à Hitler expliquent au peuple que chacun est également coupable, ayant été un rouage de la machine infernale, et qu'il faut accepter son sort. Les tapis de bombes sur les villes, les zones d'occupation et leurs souffrances, la prostitution pour un morceau de pain ou les viols répétés, tout est légitimé par avance.
La notion de culpabilité collective est ignoble, et c'est un mensonge politique. Qui deviendra, jusqu'à aujourd'hui, le moyen de brandir en permanence une sorte de massue morale au-dessus des Allemands. C'est nier délibérément l'opposition, oublier qu'avant même la prise du pouvoir, les nazis ont mené la guerre aux militants communistes, socialistes, syndicalistes. Que dès 1933, les camps de concentration ont été construits pour y enfermer, torturer ces militants, et faire taire toute opposition. Avant 1939, plus de 500 000 Allemands avaient été internés pour des motifs politiques.
Kurt Schumacher, le patron du parti social-démocrate, expliquait à l'automne 45, plein d'amertume à l'égard des puissances occupantes : « Nous croupissions déjà dans les camps de concentration quand des gouvernements concluaient encore des alliances avec le gouvernement du Reich ». Il a été taxé d'arrogance par des dirigeants bien en peine pour lui répondre.
Parler des Allemands sous le nazisme comme d'un collectif, c'est gommer les différences de comportements qu'il y a eu jusqu'au bout, qui peuvent nous paraître insignifiantes mais sont considérables lorsqu'on vit sous une dictature aussi implacable ; depuis ceux qui sans être des héros refusaient d'être dévorés par la peur, n'ont pas adhéré au parti, ont continué à répondre « bonjour » aux « Heil Hitler » ; ceux qui ont su trouver l'occasion de glisser du tabac ou un morceau de pain à un prisonnier. C'est oublier par exemple ces femmes mariées à des Juifs, qui lorsque leurs maris ont été emmenés, sont restées rassemblées des jours entiers devant l'immeuble de la Gestapo où ils étaient détenus, dans la Rosenstrasse à Berlin, à crier pour qu'on les libère - et finalement être victorieuses.
C'est en un mot, traiter les victimes du nazisme à l'égal de leurs bourreaux.
Répéter que chaque Allemand est coupable, cela évite enfin d'expliquer pourquoi et comment les bourreaux sont arrivés au pouvoir... et permet de passer sous silence quels grands patrons, quels industriels, ont financé les bandes fascistes dès les années 1920 ; et quelles forces sociales ont fait le choix de porter au pouvoir le parti nazi, le NSDAP, pour briser la classe ouvrière. Ainsi, rendre coupable l'ensemble du peuple allemand a pour principale fonction des les disculper, eux ! C'est là où les choses sont perverses : si tous sont également coupables, on peut garder les patrons, les notables, la haute administration qui étaient en place sous le nazisme.
Alors, combien d'antinazis se sont trouvés en 45 plus déçus et plus vaincus que les sympathisants nazis ne l'ont jamais été ?
1945-1989 : L'existence de deux Allemagne
Cependant, il devient manifeste dès 1945-46 que l'administration de l'Allemagne en commun par les alliés n'est pas viable, et que leurs antagonismes empêcheront tout traité de paix global. La division, conçue pour être provisoire, va durer.
Les étapes de la division.
En 1947, les Occidentaux prennent une série de mesures qui l'approfondissent. Ils fusionnent leurs zones, et il y a maintenant une zone occidentale face à une zone soviétique. Les USA annoncent les aides du plan Marshall, mesure autant politique qu'économique. D'ailleurs des responsables américains disent sans complexes que la misère est un problème car [je cite] « elle rend plus difficile la lutte contre le communisme ». Puis ils instaurent une nouvelle monnaie à l'ouest, ce qui déclenche la première crise de Berlin.
Géographiquement, la capitale se trouve enclavée dans la zone soviétique ; pour rejoindre Berlin-Ouest depuis la zone Ouest, il faut traverser une bonne partie de cette zone. En 48, l'URSS ferme les accès ferroviaires, routiers, fluviaux, à Berlin-Ouest, ce qui revient à asphyxier ses 2 millions d'habitants. Elle essaie d'imposer ainsi un traité de paix et la création d'une seule Allemagne, mais qui soit neutre.
Le monde semble précipité au bord de la Troisième Guerre mondiale. En Allemagne, c'est la panique. Les États-Unis ne veulent ni perdre la face, ni risquer l'escalade guerrière, et ils inventent une autre solution : le pont aérien, 850 vols par jour pour approvisionner Berlin. Pendant un an, nourriture, charbon, carburants, sont emmenés uniquement par les airs ; une prouesse technique. En mai '49, l'URSS renonce et lève le blocus. Pour des millions d'Allemands, les USA ont cessé d'être des occupants, ils sont devenus les sauveurs.
Quelques semaines plus tard, la République Fédérale voit le jour, et en octobre 1949 c'est au tour de la RDA.
Physionomie des deux Allemagne.
Comparons les deux Allemagne au début de leur existence, en commençant par celle qu'on connaît le mieux, l'Allemagne de l'Ouest ou RFA, qui est plus grande, 3 fois plus peuplée et plus industrialisée que la RDA.
A la fin de la guerre, les troupes américaines ont occupé provisoirement des territoires à l'Est du pays définis comme revenant à l'URSS. Avant de lui céder la place, elles ramassent parfois un butin d'un genre particulier.
Par exemple, juste avant de quitter Iéna, elles font une visite à l'entreprise de renommée internationale Carl Zeiss, munies des noms de 84 spécialistes connus. C'est un ultimatum, qu'ils le veuillent ou non, ils seront tous évacués avec les troupes, dans les camions de l'armée. Les États-Unis ont kidnappé ainsi des cerveaux et déménagé des usines, pour les rapatrier chez eux ou pour les emmener dans leur zone, dans la future RFA : c'est le cas pour Audi et la Dresdner Bank, l'une des plus grandes banques. Et d'autres, patrons, chercheurs, s'empressent de quitter (d'eux-mêmes) la zone soviétique.
En plus et surtout, les USA mettent la main au portefeuille : la RFA bénéficiera des aides du plan Marshall. Le redémarrage industriel peut se faire d'autant plus vite que l'industrie est moins sévèrement touchée que les quartiers d'habitation, et même en grande partie épargnée. L'immense bloc de l'IG Farben, le premier trust chimique au monde, est demeuré intact dans Francfort aux 3/4 détruits.
Dans la population, en 45 il est clair pour beaucoup que le grand patronat est coupable de l'arrivée au pouvoir des nazis, qu'il s'est enrichi sous le nazisme et est le premier responsable du désastre général. Nombreuses sont les voix réclamant la « socialisation » des moyens de production ; continuer comme si de rien n'était apparaît comme pure folie. Des écrivains ont rendu populaire l'expression « d'année zéro », pour dire que le pays est par terre, détruit ; mais aussi qu'enfin débarrassés de l'oppression nazie, il faut reconstruire sur de nouvelles bases, ne pas laisser tout le pouvoir aux capitalistes.
En 1946-47, les nouvelles constitutions de plusieurs régions, les Länder, prévoient de socialiser des secteurs, mines, énergie, rail. Les puissances occupantes, États-Unis en tête, ne voudront entendre parler d'aucune forme de socialisation. En Hesse, ils finissent par exiger un référendum sur la question ; et lorsque le « oui » à la socialisation l'emporte à 71 %, ils y mettent un véto général et définitif.
La désillusion suivante concerne la « dénazification ». Les occupants font juger les principaux chefs survivants de l'Allemagne nazie, ainsi que des collectifs, SS, Gestapo, etc. Par ailleurs, une grande partie de la population est interrogée, sur la base de millions de questionnaires. Les critères pour juger de la culpabilité sont arbitraires ; une adhésion contrainte au parti nazi pour garder son emploi peut être sanctionnée plus lourdement que le financement des nazis par un patron... Les cas légers, plus faciles, sont traités en premier, tandis que les gens vraiment compromis ont le temps de disparaître. Les attestations de résistance trafiquées sont appelées par dérision « certificats Persil », qui font passer du brun au blanc.
Les occupants révoquent massivement dans la fonction publique, puis réintègrent aussitôt, de manière tout aussi expéditive. Sous prétexte que l'on a besoin des dirigeants de l'économie, de l'administration et de la justice, ils en rappellent la majorité.
Dans le palmarès des infâmes, une place tout en haut revient à l'industriel Friedrich Flick, l'homme le plus riche d'Allemagne. En 44, 130 000 personnes travaillent dans l'une des usines de son empire industriel ; la moitié sont des prisonniers de camps de concentration. Une inspection par les nazis des usines et baraquements conclut à des traitements particulièrement dégradants et inhumains. 10 000 prisonniers n'y ont pas survécu. Flick a été reconnu coupable par le tribunal de Nuremberg d'esclavagisme, crimes de guerre, crimes contre l'humanité, usage massif du travail forcé, et condamné à 7 ans de prison fin 1947. Il continue à diriger ses affaires depuis sa cellule, et est libéré deux ans plus tard. Il devient bientôt l'actionnaire principal de Daimler-Benz et se trouve à la tête d'un puissant empire industriel et financier... Tous les partis gouvernementaux acceptent ses cadeaux - en toute discrétion. Cela finit par déclencher un scandale dans les années quatre-vingt. Quant aux esclaves sur le sang desquels il a accru sa fortune, le sinistre Flick a refusé jusqu'à la fin de sa vie de leur verser le moindre dédommagement.
En voyant ces dirigeants de l'industrie, qui ont été gavés par le régime, si vite réintégrés, les adversaires du nazisme sont consternés. Et obligés de constater une fois de plus : « On pend les petits, on laisse courir les gros ». Pendant que la veuve de l'un des pires bourreaux SS, Heydrich, touche la retraite correspondant à la solde d'un général, la veuve d'un fonctionnaire chassé par les nazis ne reçoit qu'une très maigre indemnité.
Et puis, avec l'entrée dans la guerre froide, les Etats-Unis mettent fin à la dénazification dès 1948.
Pour marquer la rupture avec le nazisme, certains partis trop compromis ne sont pas recréés après-guerre, ainsi le parti catholique du Centre, et on en crée de nouveaux, comme l'Union Chrétienne-Démocrate, CDU, qui recyclera particulièrement bien les dirigeants du parti du Centre, y compris des nazis qui ont occupé de hautes fonctions d'Etat sous Hitler. En 1949, lors des premières élections législatives, Adenauer, son chef, l'emporte de justesse sur le parti social-démocrate (SPD) ; il sera Chancelier jusqu'en 1963. Viscéralement anticommuniste, il est pour l'intégration la plus solide possible dans le bloc occidental.
En face, Kurt Schumacher, le leader du SPD, s'oppose à l'intégration à tout prix dans le bloc occidental, expliquant que dans ces conditions, la réunification dont parle la droite est un leurre. Mais s'il est opposé à la division allemande, c'est avant tout par nationalisme ; et lui aussi est violemment anticommuniste. Il a perdu un bras dans la guerre de 14 et le reste de sa santé en 10 ans de camp de concentration. Les députés du SPD ont été en 1933 les seuls à refuser de voter les pleins pouvoirs à Hitler, alors que le PC était déjà interdit.
En 1949, au moment de la création de la République fédérale, les dirigeants maintiennent la fiction du caractère temporaire de la division. Ils soulignent que les frontières ne sont pas fixées ; qu'il n'est pas utile d'élaborer une Constitution, puisqu'il faudrait en changer pour le pays unifié : une Loi fondamentale fera l'affaire ; la capitale, Bonn, ville provinciale des bords du Rhin, semble être choisie exprès pour souligner qu'elle n'a rien d'une capitale. Toutes les mesures prises lient la RFA à l'Occident et approfondissent la division, mais à chaque fois, Adenauer joue au champion de l'unité, expliquant que c'est un détour inévitable, mais que l'objectif reste bien de réunir les morceaux d'Allemagne.
Dès 1945, des femmes du peuple se sont mises à déblayer et évacuer à mains nues des tonnes et des tonnes de gravats, briques et autres décombres. On les appelait les « femmes des ruines », et si les villes purent ensuite être reconstruites avec une telle rapidité, c'est largement grâce à elles.
Par la suite, on a beaucoup parlé du « miracle économique » allemand. Naturellement, il n'y a pas eu de miracle, seulement la conjonction de différents facteurs : la reconstruction, l'aide américaine, et des millions de gens qui avaient tout perdu et absolument besoin de travailler. C'étaient des Allemands de l'ouest ou ayant fui la RDA ; et puis ces millions de réfugiés de pays de l'Est, qui ne possédaient rien, n'étaient pas bien vus, et avaient tendance à accepter de travailler dans n'importe quelles conditions.
Si ces facteurs avaient quelque chose de miraculeux, c'est pour le patronat, qui disposait d'un énorme réservoir de main-d'œuvre, corvéable, dont une partie fut soumise, 48 heures par semaine, à une exploitation forcenée. Les années 1950 et 60 sont caractérisées par une croissance spectaculaire, les riches se sont formidablement enrichis. La classe ouvrière n'eut jamais une part proportionnelle de cette richesse, même si elle vécut progressivement moins mal qu'ailleurs.
Le patronat et l'État ont parfois choisi de lâcher du lest pour montrer aux yeux de tous que le capitalisme valait mieux que le sinistre « communisme » d'en face. On disait souvent qu'il y avait un « troisième partenaire à la table des négociations » entre patronat et syndicat : c'était le fantôme de l'Allemagne de l'Est, qui aidait les patrons à lâcher quelques miettes supplémentaires.
Dans cette situation, la conscience de millions de travailleurs a été obscurcie, sur des générations. Obscurcie par l'apparente réussite du modèle ouest-allemand, et par le manque de perspectives, plus qu'ailleurs : à quoi bon vous battre si cela vous menait à la misère de la triste Allemagne de l'Est, qui ne pouvait être qu'un épouvantail ? La conscience de beaucoup a été obscurcie encore par l'anticommunisme, qui était après 1945 comme une exigence morale des USA et qui venait après déjà 12 ans d'endoctrinement anticommuniste violent par les nazis.
La classe ouvrière allemande, qui était avant 1933 la plus puissante par le nombre, par son rôle dans la production, son niveau de conscience, la richesse de son expérience et la force de ses organisations, avait été brisée par Hitler et par la façon dont il était arrivé au pouvoir, manifestement liée à l'incompétence et aux errements criminels des deux grands partis ouvriers, le Parti Socialiste et le Parti Communiste, le KPD. C'était une défaite terrible, parce que si des militants ont jusqu'au bout tenté de résister individuellement, avec tout le courage et la détermination qui faisaient défaut à leurs directions, celles-ci ont esquivé la lutte et les ont désarmés, et finalement la défaite a eu lieu sans combat. Trotsky écrivait en mars 1933, après les premières attaques violentes du pouvoir d'Hitler contre les organisations ouvrières, que les prolétaires allemands se relèveraient, mais le KPD jamais.
Quant à la RDA, parmi ses premiers dirigeants, bon nombre étaient des rescapés des camps. Wilhelm Pieck, le Président, et Walter Ulbricht, chef du parti unique, bombardés à la tête de l'État pour de longues années, étaient de ces communistes ayant survécu. Ils avaient déjà un long passé militant, pour Pieck, dans la social-démocratie de la fin du XIXe siècle ; en 1917, il était passé devant la Cour martiale pour propagande anti-guerre ; lui et Ulbricht avaient rejoint le KPD dès sa fondation, en pleine révolution allemande, fin 1918. Ensuite, ils avaient évolué vers le stalinisme, mais continuaient à faire partie d'une génération de cadres militants. Propulsés en 45 responsables d'un État qui usurpait l'étiquette communiste, ils l'assumèrent et enterrèrent au plus tard à ce moment-là leur idéal. A l'Est non plus, ce ne sont donc pas les conditions d'après-guerre qui pouvaient relever ce KPD qui s'était démoli avant 1933.
La République Démocratique Allemande, pour en venir à elle, appartenait à cet ensemble des « Démocraties populaires », qui étaient aussi peu démocratiques que populaires. La dictature s'exerçait avant tout contre la classe ouvrière, et - c'est peut-être le pire - au nom du communisme. Des portraits de Lénine, qui aurait détesté cela, trônaient dans les salles de classe, Marx et Engels étaient mis à toutes les sauces.
La zone soviétique était dans une situation bien plus difficile que la RFA. Encore plus touchée par la guerre, elle était plus petite, avec seulement 16 millions d'habitants, et l'URSS n'était pas du tout en situation de lui apporter l'équivalent du Plan Marshall. Au contraire, elle essaye de se dédommager là, sur ce petit morceau d'Allemagne, des pillages et dévastations terribles commis par les armées allemandes en Union Soviétique, de sorte que la RDA a payé bien plus que son tribut pour les conséquences de la guerre.
L'Union Soviétique déménage d'autorité 3 500 dirigeants et spécialistes pris dans sa zone d'occupation. Les travailleurs de la verrerie Schott à Iéna sont sortis de leurs lits, un matin d'octobre 1946, et expédiés en URSS, avec leur usine. Jusqu'en 1953, 3 400 usines sont démontées de RDA. C'est la même chose pour les voies ferrées. Mais ces démontages ne sont pas le plus grave. Le pire, ce sont les départs continus et massifs de personnes, qui partent vers l'Ouest parfois avec des brevets, et toujours avec du savoir-faire et des compétences. Les plus qualifiés, qui avaient la perspective de faire carrière à l'ouest, ont eu le plus tendance à partir. Au total, ça a été un formidable transfert de technologie de l'est vers l'ouest.
Entre 1945 et 1949, l'URSS entreprend une réforme agraire dans la future RDA : toutes les exploitations de plus de 100 ha sont expropriées, une grande partie de la surface libérée est collectivisée, le reste est partagé entre les ouvriers agricoles, les petits paysans et aussi les réfugiés sans terre arrivés des pays de l'Est.
C'est un changement considérable dans ce pays où quelques propriétaires possédaient d'immenses domaines. Plus tard, les agriculteurs seront fermement incités à se grouper en coopératives de production.
Au moment de la création de la RDA, la moitié des salariés travaillaient encore dans le privé, mais par à-coups la majorité des grandes entreprises fut nationalisée. Il n'y a pas eu, bien sûr, de révolution prolétarienne, et même dans les entreprises nationalisées, dites « propriété du peuple », les ouvriers n'avaient pas de rôle particulier dans l'organisation de la production, sans parler de diriger l'économie. Du point de vue du régime, les nationalisations étaient nécessaires car les propriétaires de grandes entreprises étaient des relais possibles de l'impérialisme, susceptibles d'exercer une influence économique et politique pour fragiliser la RDA. Les grandes entreprises furent donc nationalisées, mais jusqu'au bout, des coopératives et de petites entreprises privées ont continué d'exister.
La production industrielle était dirigée en fonction de la situation du bloc de l'Est; et même si cette planification était bureaucratique, ne répondant absolument pas aux besoins de la population, ce n'était pas non plus l'anarchie de la production capitaliste, où chaque patron produit uniquement en fonction du profit espéré, et surtout, même si les bureaucrates se servaient un peu au passage, les bénéfices revenaient à l'État, pas à des actionnaires.
Du point de vue politique, les dirigeants de RDA ont craint jusqu'en 1955 d'être « lâchés » par l'URSS, qui était dubitative sur la division et continuait à préférer l'unification d'une Allemagne neutre. Ils étaient entièrement dépendants de Moscou, et cette fragilité peut expliquer pourquoi ce régime a toujours été, parmi ceux du glacis, le plus dans la ligne de l'URSS.
Pour avoir une raison officielle et positive d'exister, la RDA s'est mise en scène comme l'Allemagne antifasciste, pacifiste, face à l'autre Allemagne, impérialiste et belliqueuse. En réalité, les vrais nazis ont fui en 1945 à l'arrivée de l'armée rouge, puis l'épuration a été un peu plus rigoureuse qu'à l'ouest, en particulier contre les juges, mais pour le reste, c'est la même continuité de l'appareil d'État qu'à l'Ouest. D'anciens nazis peuvent adhérer rapidement au SED, le parti unique au pouvoir, et occuper de hautes fonctions. Pour les dirigeants, l'antifascisme était surtout une rhétorique, qui leur a d'ailleurs évité d'en parler réellement : puisque ils étaient parmi les « bons ». Le Mur de Berlin sera toujours appelé en RDA le « mur de protection antifasciste », construit donc pour résister à l'attaque du camp impérialiste - à une époque où une telle guerre ne paraissait pas du tout invraisemblable.
Au total, s'il est possible de résumer les choses en quelques phrases, on peut dire que c'est une société où règnent la censure et beaucoup d'interdits, où on ne peut pas dire, ni lire ce qu'on veut, où il faut souvent courber l'échine, d'autant que la sécurité intérieure, la sinistre Stasi, est assez pléthorique pour épier les faits et gestes de chacun ; un pays où règne souvent la pénurie.
Mais dans lequel il n'y a pas de milliardaires à enrichir et où les gens ne connaissent pas la peur de sombrer dans la misère, car le droit au travail n'était pas un mot creux. Parmi les choses qui comptent vraiment, il y a aussi l'accès au système de santé et à de nombreux services dans les entreprises. Et, comme dans les autres pays de l'Est, la plupart des immeubles appartiennent à l'État, qui loue les appartements pour une somme symbolique. Le gaz et l'électricité non plus ne coûtent pratiquement rien. Quand on pense qu'ici, le logement engloutit souvent la moitié du salaire, et toujours une grosse part du budget, on réalise que pour une famille ouvrière en RDA, être logé quasiment gratuitement c'était quand même considérable.
Juin 1953 en Allemagne de l'Est.
Dans les années 50, les deux Allemagne s'éloignent l'une de l'autre, l'hostilité entre elles est palpable. La RFA décrète qu'elle est la seule Allemagne légitime, qu'elle ne reconnaîtra pas la RDA, et exige la même chose des autres pays, sous peine de rupture des relations diplomatiques. Chacun est contraint de choisir l'une des Allemagne. Pour ne pas la reconnaître, les dirigeants ne nomment jamais la RDA ; qui dans leur bouche est « la Zone ». En réponse, la RFA est appelée « l'ennemi de classe », la propagande représente l'Ouest en lieu de perdition, rempli de proxénètes et de gangsters.
C'est dans ce contexte qu'a lieu la révolte de juin 1953 en RDA. La mort de Staline, au mois de mars, a soulevé de grands espoirs. L'État annonce des concessions aux petits entrepreneurs, aux artisans, aux paysans, bref envers des couches petites-bourgeoises, mais rien pour les ouvriers ! Au contraire, pour eux c'est une augmentation des normes de production de 10%, ce qui revient à une baisse de salaire alors même qu'ils ne s'en sortent pas. Le 16 juin, les maçons de 2 grands chantiers de Berlin-Est se mettent en grève.
Ils partent en manifestation, d'autres maçons et des ouvriers du métro et des chemins de fer les rejoignent spontanément ; ils sont maintenant 3 000 et en route vers le siège du gouvernement. Sur les trottoirs, les gens les acclament.
Dès midi, le Politbüro recule, il retire l'augmentation des normes. Mais c'est déjà trop tard, cela ne suffit plus à arrêter le mouvement. Les travailleurs expriment des revendications politiques : ils exigent des élections libres et à bulletins secrets, la démission de tout le gouvernement. Ils appellent à la grève générale, un appel prudemment relayé par une radio de Berlin-ouest. C'est suffisant. Dès le lendemain, le 17 juin, le mouvement s'est généralisé à l'ensemble du pays. Ce jour-là, des grèves et manifestations ont lieu dans plus de 500 communes de RDA ; la grève est massive surtout dans les grandes entreprises et les grandes villes ouvrières.
Le mécontentement ouvrier est profond et ne peut pas être désamorcé par quelques concessions sur les conditions de travail ou les prix. Mais cette explosion spontanée n'aura pas le temps de se donner une direction et des perspectives claires. Dans certaines villes, les grévistes veulent la Constitution d'un gouvernement provisoire composé d'« ouvriers progressistes », ou la libération immédiate de tous les prisonniers politiques. Un peu partout, ils occupent les bâtiments officiels, les locaux de direction du SED, s'attaquent à la Stasi et aux postes de police, et en plusieurs endroits, ils ouvrent les prisons.
Le gouvernement semble débordé, la police indécise : une partie d'entre elle se joint aux ouvriers et aux manifestants. Le 18 juin, le ministre-président Grotewohl répète à la radio que l'augmentation des normes est retirée. Puis les chars russes se montrent, c'est l'état de siège et la loi martiale. Le jour même, Radio Berlin-Est fait savoir que l'« ordre » et le « calme » sont rétablis. Les grèves se poursuivent quelques jours et localement jusqu'en juillet ; des révoltés jettent des pierres sur les chars... mais de fait, face aux 20 000 soldats russes et 8 000 policiers est-allemands, c'en est fini du soulèvement.
Même si les chars sont là d'abord pour impressionner, plusieurs dizaines de manifestants sont tués ; ensuite, une quarantaine furent condamnés à mort, dont 18 soldats russes fusillés pour avoir refusé de tirer. Il y eut des milliers d'arrestations, principalement d'ouvriers, avec des jeunes de 14 ou 15 ans ; des centaines furent envoyés dans des camps en Sibérie. Tout le monde savait que les décisions se prenaient à Moscou, mais c'est le genre de situation où on le comprend tout autrement et où cela fait naître une rage impuissante.
Le trio Grotewohl - Pieck - Ulbricht, dont les initiales forment le mot « GPU », comme le surnommaient les ouvriers de RDA, parlera d'un « putsch contre-révolutionnaire » fomenté par le « grand-capital », d'une « provocation fasciste ». Evidemment, cela juge le prétendu caractère « ouvrier » de la RDA. Mais au même moment, aux États-Unis le diable est communiste, et dans le monde qui se dit « libre » les époux Rosenberg accusés d'espionnage sont exécutés le 19 juin 1953, en réalité pour leurs idées communistes.
Dans l'année qui suit, la moitié des fonctionnaires du SED sont remplacés. Le parti se sert de la révolte pour exclure, remanier l'appareil dirigeant, révoquer des policiers jugés trop mous ou compréhensifs envers les grévistes, et s'entourer de gens soumis.
En face, il faut voir l'utilisation politique que fait la RFA du soulèvement. L'occasion est trop belle. Dès qu'il est écrasé, ses hommes politiques ont le cynisme d'exprimer leur sollicitude pour les ouvriers. Il leur faut juste 5 jours pour rebaptiser en Rue du 17 juin la grande avenue de Berlin-Ouest qui mène tout droit à la Porte de Brandebourg, symbole de l'unité allemande et à ce moment-là, de sa division. Encore quelques jours et le 17 juin est devenu la fête nationale, le « jour de l'unité allemande ». Ils créent des timbres du 17 juin, dont l'un montre deux poings levés qui brisent leurs chaînes. Les ouvriers enchaînés dans le monde capitaliste les dérangent moins.
Pour la RDA, le problème le plus aigu et qui s'aggrave après juin 1953, est le flot continu d'habitants qui lui tournent le dos pour rejoindre la RFA. Ils fuient la dictature, l'autoritarisme, la pénurie. Mais pour le pays, la saignée est d'autant plus dramatique que ce sont surtout des jeunes gens qui partent. Du jour au lendemain, des dizaines de jeunes travailleurs qualifiés, de techniciens disparaissent de leur poste de travail ; par moments l'économie ne peut plus tourner. Des chercheurs, des ingénieurs, qui peuvent espérer avoir à l'Ouest une vie plus facile tentent leur chance. Certaines années, des promotions entières de jeunes médecins qui viennent de terminer leurs études disparaissent pour ne plus jamais revenir. Des familles entières ont fui : il était facile à Berlin de passer à l'Ouest et de là, on s'envolait pour n'importe quelle ville de RFA.
Il y a un moment où ce n'est plus viable pour le régime est-allemand, et un matin d'août 1961 Berlin se réveille pétrifiée, traversée en son milieu par un mur de 3 mètres 50 de haut. Des familles, des couples, des amis, sont tout à coup séparés par une frontière étanche. Les dirigeants occidentaux, eux, cachent à peine leur soulagement. Ils ont accepté le mur, qui signifiait une forme de statu quo, de stabilisation ; et puis ils n'étaient pas mécontents de souligner que l'Est « communiste » était contraint, pour garder sa population, de l'enfermer dans une immense prison...
« 1968 » en RFA
Au même moment, au début des années '60 mais de l'autre côté, en RFA, avec le procès contre Eichmann, un responsable de l'extermination des Juifs, puis le procès d'Auschwitz, les images des camps d'extermination atteignent largement la population. Et, avec la Guerre du Vietnam, beaucoup sont choqués de découvrir que les USA, champions de la démocratie et protecteur de Berlin-Ouest, mène là-bas une guerre barbare. La solidarité pour le peuple vietnamien est à la mesure de leur déception.
Les raisons de se révolter vont se rencontrer et se renforcer l'une l'autre.
En 1966, l'élection du Chancelier CDU Kiesinger donne lieu à une violente polémique. Kiesinger a été dès 1933 membre du parti nazi, le NSDAP, et a travaillé pour la propagande du régime. La veille de son élection, l'écrivain Günter Grass lui écrit dans une lettre de protestation : « Comment pourrions-nous évoquer la mémoire des résistants torturés, assassinés, et la mémoire des morts à Auschwitz et Treblinka, si vous, qui à l'époque y avez participé, vous osez déterminer ici et maintenant les orientations politiques ? »
Kiesinger est loin d'être une exception, aux plus hautes fonctions politiques, ministres, ministres-présidents de Länder, on trouve d'anciens nazis dont certains ont beaucoup de sang sur les mains. Depuis bientôt vingt ans, Globke était le secrétaire d'État inamovible du chancelier Adenauer, son bras droit. Il avait été coauteur, comme haut fonctionnaire du Ministère de l'Intérieur, d'un commentaire des lois antisémites de Nuremberg. Les gens ne le découvrent pas, mais ce qui est neuf dans les années '60, c'est qu'on l'accepte moins. Certains disent leur peur que ces hommes soient toujours des nazis, qui n'attendent que l'occasion pour jeter le masque. D'autant que le parti d'extrême-droite NPD vient de faire son entrée dans les parlements de deux Länder.
La situation bascule en 67, lorsque la manifestation de protestation contre la visite du Shah d'Iran est réprimée avec une grande brutalité, et qu'un étudiant est abattu par la police. Cette mort absurde met le feu aux poudres. Désormais, les manifestations sont massives dans toute la RFA. L'indignation monte encore d'un cran lorsque le policier qui a tué est acquitté ; puis avec l'acquittement d'un juge, Rehse, qui sous le nazisme avait condamné à mort des centaines d'opposants au régime. Les étudiants descendent dans la rue par dizaines de milliers.
De nouvelles interrogations se font jour, sur la justice, l'État, et, en bousculant un peu leurs parents pour les faire parler, des jeunes aboutissent au fameux : « et d'ailleurs qu'ont fait nos pères sous le nazisme? »
Les milieux réactionnaires, avec le groupe de presse Springer et sa Bild-Zeitung, quotidien populiste qui tire à 4 millions d'exemplaires, mènent une campagne haineuse contre les manifestants. Bild les accuse d'être à la solde des Soviétiques, il assène l'éternel « Tu n'as qu'à aller voir en face » (en RDA) ; ses Unes tiennent de l'appel au lynchage, du type : «On va faire le ménage » ou « On ne va pas faire faire tout le sale boulot par la police ». Il contribue à créer l'ambiance pour qu'un déséquilibré tire en pleine manifestation sur le leader étudiant Rudi Dutschke, grièvement blessé.
L'émotion et la colère sont énormes ; elles cristallisent sur le groupe Springer rendu responsable du meurtre ; un peu partout en RFA, la distribution de Bild est empêchée, ses immeubles sont mis à sac. Les émeutes font environ 400 blessés et 2 morts à Munich.
A la fin de l'été 68, le mouvement reflue. En même temps, un petit groupe se radicalise, qui cherche à compenser la perte de l'effet de masse par des actions spectaculaires parfois violentes. En 1970, Ulrike Meinhof, Andreas Baader, Gudrun Ensslin et d'autres créent la R.A.F. (Fraction Armée Rouge) ; ils sont arrêtés en 1972 après plusieurs attentats.
Début 1972, l'écrivain Heinrich Böll s'en prenait dans un article aux méthodes diffamatoires et sans scrupules du journal Bild, lancé dans une chasse aux sorcières contre la RAF. Il expliquait qu'Ulrike Meinhof et ses amis, qui étaient une poignée et n'avaient jamais pu mettre en danger l'ordre social mais s'étaient attaqués à ses fondements, ne devaient s'attendre à aucune indulgence de la part d'un État qui accordait son pardon même à des bourreaux nazis. Il dénonçait que nombre de criminels de guerre dûment condamnés après 1945 aient été secrètement libérés de prison sur les conseils de l'irréprochable Chancelier Adenauer. Böll, qui n'était pas complaisant du tout envers les terroristes, fut calomnié à son tour, assimilé à la RAF, sa maison perquisitionnée à l'aube. Pour le bonheur des lecteurs, l'indignation lui fit prendre la plume et répliquer avec son roman L'honneur perdu de Katharina Blum. L'État n'accorda effectivement jamais de pardon aux membres de la RAF. Contre eux, le SPD au pouvoir usa d'une répression impitoyable ; ils subirent la torture de l'isolement, la privation de soins dans leur prison de haute sécurité, avant d'y être trouvés morts en 1976 et 1977. Ceux des membres qui n'avaient pas encore été pris répliquèrent alors par l'assassinat du président du patronat Schleyer.
Pour revenir à la révolte étudiante, elle a donné lieu à un recul de l'anticommunisme, et le Parti Communiste fut réautorisé, ce KPD qui était interdit depuis 1956. Plus généralement, la révolte a comme ailleurs fait avancer bien des choses sur le plan des relations humaines et de l'émancipation des femmes : les générations suivantes sont là-bas aussi des enfants de 1968. Surtout, les questionnements sans ménagement des jeunes ont contribué à ce que le pays regarde en face le génocide et l'horreur nazie. Depuis, dans aucun autre pays peut-être, la mémoire des crimes commis n'est autant présente, planant en permanence comme une ombre.
Près de vingt-cinq ans après la fin de la guerre, Willy Brandt devient en 69 le premier Chancelier social-démocrate de la RFA. Tirant parti d'une certaine « détente » entre les Grands, Brandt s'engage dans une « nouvelle politique à l'Est », qui aboutit, en 1970, à la signatures de traités avec l'URSS puis avec la Pologne, par lequel la RFA renonce aux territoires devenus polonais. La droite fait mine de s'indigner, en réalité, l'ensemble des milieux d'affaires a vivement intérêt à cette normalisation des relations, qui va leur permettre de reprendre pied en Europe de l'Est, et de reconquérir un marché important.
La série de traités s'achève par le plus difficile, celui entre les deux Allemagne en 72. Les liens économiques s'intensifient, la frontière entre elles devient moins étanche. Mais il ne faut pas laisser dire que les sociaux-démocrates auraient de la sympathie pour les communistes. Cette même année, en 1972, le gouvernement SPD prend un décret d'« interdictions professionnelles », qui interdit aux communistes d'être fonctionnaires. Nombre d'enseignants, parfois aussi des postiers, des cheminots ont payé de leur licenciement leurs convictions d'extrême gauche.
1989-1990. Chute du Mur. Réunification-éclair.
La chute du mur.
A la fin des années 1980, Gorbatchev comprend que l'URSS épuise ses forces à jouer à la « seconde grande puissance » et ne peut plus maintenir la cohésion de l'ensemble du bloc ; il se résigne à lâcher ses satellites.
En 1989, la Hongrie ouvre sa frontière avec l'Autriche, et les habitants de RDA se mettent à quitter le pays en masse pour gagner l'ouest depuis la Hongrie. Le flot est de plus en plus dense, d'autant que personne ne sait si cette brèche restera ouverte. La vie économique et sociale est bientôt paralysée : les hôpitaux, les usines, les transports, plus rien ne fonctionne correctement. Chacun a dans son entourage des proches qui se volatilisent, et peut craindre ne jamais les revoir.
C'est alors que la rage au cœur, la population se met à manifester. Elle proteste contre la fraude électorale, pour des élections libres, mais veut surtout réagir à cette vague de départs. En réponse au slogan « Nous voulons sortir » des uns, les manifestants crient « Nous restons! », défi qui dit aussi que c'est au gouvernement de partir et qu'il faut essayer de changer les choses là où l'on est. Tout le monde se rappelle l'écrasement des révoltes de 1953, de l'insurrection de 1956 en Hongrie et de 1968 ; et le pouvoir vient d'applaudir à la répression de la place Tien-an-Men en Chine. Pourtant les manifestants continuent à réclamer « des privilèges pour tous » ou à scander : « le peuple, c'est nous » contre ce SED au pouvoir qui n'a que le mot « peuple » à la bouche. Le gouvernement sombre dans la crise, Honecker est limogé. Euh, pardon, il se retire « pour raisons de santé ».
Les manifestations continuent à être toujours plus massives ; à partir de fin octobre '89, ils sont souvent 300 000 à Leipzig ; un million à Berlin le 4 novembre. Au total, dans ces semaines-là, plus de la moitié de la population de RDA a manifesté. Après 40 ans à subir, il y a comme une ivresse à laisser libre cours à sa colère et à sentir qu'on n'est pas seul, pour crier des slogans tous ensemble, inventer un autre avenir, conspuer les dirigeants. Le mouvement est à la fois profond et joyeux, avec ces discussions dans tous les sens et la forte présence des jeunes, il a des airs de mai 68.
Et puis, le 9 novembre 1989, c'est la Chute du mur. A vrai dire, elle se fait à ce moment-là presque par hasard, car le Politbüro a voulu, lui aussi, pratiquer la Glasnost, la transparence, un domaine où il n'a pas tellement d'expérience, et c'est ainsi que, lors d'une conférence de presse, le secrétaire d'État Schabowski annonça par erreur l'ouverture du mur, ce qui la provoqua réellement.
Une réunification-éclair...
Face à l'accélération des événements, la population de l'Est fait maintenant entendre son désir d'unification, qui coïncide avec un rêve d'abondance. L'abondance, ce sont parfois des fruits dits exotiques : les bananes seront un symbole de la chute de la dictature. Les manifestants se mettent à scander « nous sommes un seul peuple », et bientôt : « Si le deutschmark vient à nous, nous restons, s'il ne vient pas, c'est nous qui irons à lui ».
La bourgeoisie et le monde politique entendent très bien qu'il y a là comme une menace, et pour eux l'urgence est de stopper l'afflux des Allemands de l'Est vers la RFA, de colmater politiquement les brèches du mur. D'ailleurs, s'ils pouvaient, à ce moment-là ils commenceraient volontiers par... refermer le mur.
De ce point de vue, l'exemple d'Oskar Lafontaine est éloquent. Devenu ensuite co-président du parti Die Linke, il est à cette époque le candidat du SPD à la chancellerie, la plus haute fonction politique en RFA. Et bien, Lafontaine propose, un mois après la chute du mur, d'introduire pour les Allemands de l'Est une autorisation de séjour : pour passer en RFA ils devaient avoir trouvé, depuis l'Est donc, un logement et un emploi ! C'était rétablir les check-points juste supprimés. Il fit machine arrière devant le tollé.
Après avoir poussé les hauts cris pendant tant d'années contre ces barbares qui enferment leur population derrière des barbelés, ç'aurait quand même été un problème politique de mettre des barrières aux déplacements de population vers l'Ouest. Le chancelier Kohl se mit alors à promettre des lendemains qui chantent, « des paysages florissants » à l'Est selon son expression, pour faire comprendre qu'il n'y avait plus de raison d'émigrer.
Les dirigeants ne sont pas rassurés, ils se trouvent face à un peuple qui après 40 ans découvre la liberté, qui vient de voir s'écrouler en quelques semaines, certes avec l'aide de Gorbatchev, mais apparemment devant ses manifestations, un régime policier honni qui semblait inébranlable. L'écroulement si facile de la dictature fait naître beaucoup de joie et d'enthousiasme, et avec le mouvement de population vers l'Ouest et l'absence de perspectives à l'Est... le cocktail pouvait être explosif.
Les 4 puissances victorieuses de 1945 se rallient à l'idée d'unification, et les négociations sont conclues avec une rapidité qui sidère tout le monde. Le 3 octobre 1990, l'Allemagne fête son unité, et un traité de paix est enfin signé, qui met fin à la Deuxième Guerre mondiale près d'un demi-siècle après.
... en forme d'annexion ?
L'unification allemande, c'est en fait la disparition pure et simple de la RDA, qui est absorbée par la République fédérale. Le modèle économique, la Constitution, les partis, le système scolaire, etc., finalement jusqu'aux noms de rues et aux marques, tout y est bouleversé pour être aligné sur l'Ouest.
Du point de vue politique aussi, c'est la loi du vainqueur. Le parti au pouvoir avait 2,2 millions de membres ; l'adhésion était recommandée pour faire carrière ou pour que vos enfants aient une chance de faire des études. Une fois encore, l'épuration a été dure pour les petites gens, plus dure qu'après le nazisme ; dans l'hystérie anticommuniste, des fonctionnaires ont été licenciés en masse sans examen des situations individuelles. Les enseignants ont payé très cher ; et dans les universités, jusqu'à 80 % des enseignants et chercheurs ont perdu leur travail. Des politiciens obtus pensaient tenir là de vrais adversaires, et expliquaient qu'il fallait « éradiquer l'idéologie marxiste » de l'éducation.
Des écrivains, des oppositionnels de gauche, originaires des deux côtés, protestent contre le simple agrandissement de la RFA. Une fois de plus, un peu comme en 1945, ils avaient rêvé d'une « troisième voie » entre socialisme et capitalisme, et se sentent dépossédés ; ils espéraient une « unification » sur des bases nouvelles, où chacun fait un bout de chemin vers l'autre, et pas cette absorption du pays le plus faible par le plus fort. Les oppositionnels de RDA sont rapidement marginalisés. Les médias occidentaux, qui les courtisaient auparavant, sont agacés qu'ils ne se rallient pas inconditionnellement et qu'ils restent des dissidents - mais cette fois du capitalisme. Ils cessent carrément de donner la parole à ceux qui rêvent tout haut de construire enfin un vrai socialisme, démocratique.
Même sans parler de socialisme, on pouvait imaginer que soit sauvegardé ce qui était positif en RDA, plus progressiste qu'en République Fédérale. Dès 90, on pouvait se demander ce qu'il adviendrait de la médecine plus ou moins gratuite, de l'accès aux hôpitaux, ou des pensions de retraite, qui au moins permettaient à tous les anciens de vivre. Et dès cette époque, il était prévisible que le chômage ferait son apparition, ou que les loyers exploseraient avec l'arrivée des requins de l'immobilier.
Il aurait été nécessaire d'avoir une politique pour la classe ouvrière visant à imposer par exemple qu'on ne touche pas aux logements ni au système de santé. Des luttes avec pour objectif de sauvegarder le maximum possible de protections sociales, étaient peut-être à la portée de la classe ouvrière. Il ne s'est pas trouvé d'organisation pour le lui proposer. Dans une situation où le bloc dit communiste s'effondrait, où l'unification s'est faite sous l'égide d'un capitalisme qui paraissait triomphant, l'aspiration à la liberté et l'attrait du mark ont été les plus forts.
1989-2010 : où la réunification en est-elle ?
La destruction de l'économie est-allemande.
L'économie est-allemande était intégrée dans le bloc de l'Est, à l'échelle duquel existait une division du travail, chaque pays étant spécialisé dans un ou plusieurs secteurs. L'industrie de RDA se caractérisait par une concentration importante, 76% des emplois se trouvaient dans des entreprises de plus de 1 000 salariés ; et aussi par d'énormes « Combinats » réunissant toutes les branches d'une activité. Par exemple, un Combinat de construction pouvait avoir une société d'extraction de sable, un cabinet d'architecture, un département d'ingénieurs, et toutes les industries nécessaires au bâtiment. En '89, 9 de ces combinats employaient chacun plus de 50 000 salariés. Dès 1990, ils ont été démantelés, et même morcelés. En fermer des parties, pour privatiser les morceaux particulièrement juteux, introduisait beaucoup de désorganisation, et condamnait souvent les autres secteurs du combinat, qui n'étaient viables que comme partie de l'ensemble.
De plus, le changement à partir de 1989 a concerné l'ensemble des pays de l'Est. Partout, les capitalistes occidentaux se sont abattus, comme des vautours. La RDA, dont 60 à 80 % des exportations allaient vers l'Europe de l'Est, pouvait être une porte d'entrée vers ces pays. Le capitalisme de RFA a su profiter de cette implantation hors-pair : certains ont racheté des entreprises uniquement pour mettre la main sur leur réseau, récupérer les carnets de commandes et les fermer immédiatement. Pour être claire, ils les ont rachetées juste pour les faire mourir.
Depuis 1989, hommes politiques et affairistes répètent que cette économie était au bord de la faillite, ruinée disent-ils par 40 ans de planification et de socialisme . Ils sont surtout préoccupés de camoufler leur propre responsabilité, la manière dont ils ont systématiquement détruit l'industrie est-allemande.
Première mesure, les dirigeants décident de l'union monétaire pour le 1er juillet 1990 ; en fait d'union, le deutschmark remplace la monnaie de l'Est. Ce sera la parité, un taux de conversion de un pour un, pour les salaires, les retraites, les loyers. À l'Est, beaucoup de gens exultent, leurs salaires leur apparaissent comme étant multipliés d'un coup par 3 ou 4.
Mais le cadeau est empoisonné. D'une part les prix grimpent en flèche. Surtout, avec le changement brutal de monnaie, sans transition, ce qui est produit à l'Est cesse d'être bon marché et du jour au lendemain, ses produits ne trouvent plus de débouchés. D'autant que ses acheteurs traditionnels, la Pologne, la République Tchèque ou l'URSS, sont incapables de payer des prix qui ont triplé en une nuit. On a introduit l'économie de marché, tout en retirant aux entreprises leur marché. Leur ruine était décidée dès le début.
L'année 90-91 est celle d'un effondrement catastrophique de l'économie est-allemande. Sa production industrielle est divisée par trois par rapport à ce qu'elle était avant le mark, un an plus tôt. C'est un désastre économique pire que celui subi lors de la Première Guerre mondiale ou de la crise des années 1930, il est unique dans l'histoire moderne. Les salariés, quelques mois après avoir rencontré la liberté, font connaissance avec la catastrophe qu'est le chômage. Dès 1991, il touche 18 % de la population active.
Un journal économique caractérise bien la situation, en expliquant que si lors de la réforme monétaire de 1948, les États-Unis avaient imposé la même mesure à la République Fédérale, avec un taux de change de 1 pour 1 entre dollar et mark, le plan Morgenthau se serait réalisé, qui prévoyait la transformation de l'Allemagne en un désert.
Puis c'est la mise en place de la Treuhand, société chargée de privatiser l'économie est-allemande. A sa tête, managers de haut vol, industriels, hommes politiques. En 1990, elle contrôle 8 500 entreprises nationalisées, employant au total 4,1 millions de salariés.
La Treuhand ne fait pas dans le détail et la population assiste, abasourdie, à une vague de privatisations et de fermetures d'entreprises d'une violence inouïe. Elle découpe les plus grandes, qui sont dépecées en secteurs plus ou moins rentables, elle détache parfois même de simples ateliers. Ensuite, dans le secret et le plus vite possible, les meilleurs morceaux sont offerts à des bourgeois de l'Ouest, et tout ce qui est déclaré insuffisamment rentable est fermé.
« Déclaré non rentable », car en réalité, au royaume de la libre concurrence, quand une entreprise risquait d'en concurrencer une autre de l'Ouest, bien souvent son sort était réglé : l'entreprise de RDA était purement et simplement fermée. Certains se sont étonnés du sort de Pentacon, leader dans la photographie, qui exportait ses appareils partout dans le monde. Difficile de prétendre que l'usine était vétuste ou la productivité trop basse. Mais ce fut l'une des premières à être fermées par la Treuhand, ses 5 000 salariés licenciés. Elle fait partie de ces entreprises littéralement démolies pour faire de la place aux fabricants de RFA.
D'autres fois, des sociétés de l'Ouest ont racheté pour un mark symbolique une société équivalente à l'Est, dans le but d'éliminer un concurrent. Continental a acquis une usine de pneus, déménagé l'ensemble des machines vers ses sites à l'Ouest, puis fermé l'usine.
De manière générale, c'est la grande braderie. Les entreprises ayant effectivement été privatisées sont vendues en général à très bas prix ; souvent en-dessous de la valeur du terrain, ou même à perte. Les subventions sont théoriquement conditionnées au maintien d'emplois, mais bien des repreneurs ne s'arrêtent pas à ces détails, ils encaissent l'argent puis licencient ; l'État ne leur a pratiquement jamais demandé de comptes.
La destruction de l'économie est d'une rapidité et d'une violence terribles. En 1994 déjà, des 8 500 entreprises contrôlées au départ par la Treuhand, il n'en reste plus que 400. Sur ses quelque 4 millions de salariés, 60 %, 2 millions et demi de personnes, ont perdu leur travail.
Comment cela aurait-il pu se faire autrement que de manière totalement opaque ? Les dirigeants de la Treuhand, libres de choisir les repreneurs, prenaient contact directement avec les patrons pressentis, le plus souvent ouest-allemands et parfois de leurs amis. On ne connaît qu'une partie des détournements ; Elf par exemple s'est trouvé au cœur d'un scandale de corruption pour obtenir le réseau de distribution pétrolier de l'ex-RDA et la raffinerie de Leuna.
Avant de devenir patron de la Treuhand, Rohwedder avait une belle carte de visite : il fut longtemps secrétaire d'État du SPD, avait licencié en masse comme PDG du groupe Hoesch et avait été élu manager de l'année pour cela. En tant que chef de la Treuhand, il fut l'un des hommes les mieux protégés d'Allemagne, tant sa personne risquait de cristalliser la haine ; protégé ou non, il fut assassiné par balles chez lui en avril 1991, sans doute par la 3e génération de la Fraction Armée Rouge. La bourgeoisie trouva sans problème à le remplacer. Mais la rage face à la casse de l'économie était partagée, et des pancartes en bord de route menaçaient : « Les gens de la Treuhand entrent sur ce territoire à leurs risques et périls ».
Finalement, cette Treuhand qui était censée, c'était bien le moins, encaisser des centaines de milliards par la vente de toutes ces propriétés d'État, non seulement n'avait pas d'excédent, mais elle laissait à l'État en 1994... 130 milliards d'euros de dettes ! Cet argent n'a pas été perdu pour tout le monde. Pendant que l'économie s'effondrait à l'Est, elle s'envolait à l'Ouest. La bourgeoisie y était déjà parmi les plus nombreuses et très riche, eh bien le nombre de millionnaires a augmenté dans ces années-là comme jamais.
Une économie (tor)pillée.
Certains en Allemagne critiquent durement l'annexion de la RDA ; ils parlent aussi de conquête coloniale.
De fait, les grandes entreprises ouest-allemandes s'abattent sur les anciens monopoles d'État qui promettent d'être juteux tout de suite et qu'on ne peut pas délocaliser, comme l'énergie, le téléphone ou les assurances, et se les partagent immédiatement. La Deutsche et la Dresdner Bank raflent la plus grande banque de RDA pour 20 milliards de marks en 1990 - l'opération leur a déjà rapporté 60 milliards en 1996.
Le bâtiment a connu un grand boom après 1990, masquant pour un temps l'effondrement économique. Les infrastructures ont été modernisées, des routes refaites, de nombreux logements construits ou réhabilités. Les villes remplies de grues et de chantiers donnaient une apparence de dynamisme, et beaucoup se sont extasiés devant les centres villes rénovés. Mais dès 1996, la bulle spéculative du bâtiment explosait, le secteur s'effondrait à son tour et licenciait en masse. Ce boom était complètement artificiel. Les commandes publiques sont allées grossir les fortunes des rois du BTP, ils ont construit beaucoup trop, aujourd'hui 1,2 millions de logements sont vides en permanence ; et les mêmes du BTP touchent l'argent public pour détruire des rues entières d'immeubles vacants.
Quand le capital s'est rué vers l'Allemagne de l'Est, ce n'était pas pour investir ou développer l'économie. En général, il n'apporta même pas les maigres investissements promis à la signature. Les entreprises maintenues ont licencié massivement ; des bastions industriels sont devenus des déserts, tout un tissu industriel a été détruit.
L'écrivain Rolf Hochhuth écrivait en 1993 : « Un système économique aussi infect, délabré, corrompu, aussi peu rentable que celui de RDA, qui toutefois nourrissait ses sujets, je me demande si malgré tout il ne valait pas mieux pour les gens qu'un système qui ne fait que les jeter dehors. »
Parallèlement, les produits d'Allemagne de l'Ouest inondèrent l'Est. Pour le patronat de RFA, le marché s'agrandit d'un coup de millions de consommateurs, et comme si ça ne suffisait pas, la grande distribution encaissa elle aussi de généreuses subventions pour s'implanter sur ce marché, entraînant la faillite des magasins de l'Est.
L'économie entière est passée entre les mains du capitalisme de RFA. Il s'est réservé tout ce qui l'intéresse, et fin 1993, 87 % des entreprises privatisées avaient été rachetés par des Allemands de l'ouest. Quand des salariés d'Allemagne de l'Est voulaient reprendre collectivement leur entreprise, c'était le parcours d'obstacles, et les caisses de la Treuhand toujours généreusement ouvertes pour les capitalistes étaient à sec pour eux. Finalement, des investisseurs de l'ex-RDA n'en ont récupéré que 5 %, pour l'essentiel des petits commerces, l'auberge ou la pharmacie du coin.
Il n'y a presque aucun siège social d'entreprise à l'Est, très peu de secteurs recherche et développement ; par contre les postes les plus pénibles, les moins qualifiés, les plus exposés - au bruit, aux produits nocifs, aux horaires décalés - sont souvent à l'Est... « L'Est est l'établi de l'Ouest » est devenu une formule banale.
Sous couvert de reconstruire l'Est, les flots d'argent public ont servi surtout à « reconstruire »... les profits des capitalistes, et à amortir un peu le chômage qu'ils créent. Le chancelier Kohl expliquait en 1990 que l'unification se ferait sans sacrifice, il évaluait à « environ 6 ans » la durée nécessaire à l'homogénéisation des deux Allemagne. Depuis, l'écart entre elles, loin de se réduire, ne cesse de se creuser. Et ça ne va pas s'arranger avec l'aggravation de la crise. Certains illustrent assez bien la situation en disant : « Les Wessis (comme on surnomme ceux de l'Ouest) ont été plus malins, le mur maintenant, c'est l'argent. »
Et la population ?
D'ailleurs, on entend souvent dire que « le mur continue d'exister dans les têtes ». En fait, les inégalités ont une existence concrète, pas seulement dans les mentalités mais dans les conditions de vie et de travail.
La population à l'Ouest, vivant dans la partie plus prospère et avec davantage de libertés, a moins souffert de la division. Mais depuis, les capitalistes ne se sont pas contentés d'engloutir l'Est, ils ont profité de la crise et du prétendu coût exorbitant de l'unification pour imposer à tous les salariés, également à l'Ouest, des reculs sans précédent.
On ne va pas faire le catalogue des reculs encaissés depuis 20 ans, d'autant que patronat et gouvernements de tous les pays s'inspirent les uns des autres et nous appauvrissent partout de la même manière, sur les salaires, la santé, les retraites, les services publics. Comme ici, ce qui pèse le plus est le chômage massif. En 2004, le Gouvernement SPD de Schröder introduisait les lois « Hartz IV », qui limitent l'allocation-chômage à une durée d'un an ; ensuite, on tombe dans l'aide sociale, une sorte de RMI surnommée « Hartz IV ». Le but est d'obliger les chômeurs à accepter n'importe quel emploi, même beaucoup moins payé, sans rapport avec leur qualification ou très loin du domicile, et y compris des emplois à un euro de l'heure.
Ces lois pèsent sur toute la classe ouvrière, car les patrons en profitent pour imposer à tous des salaires et des conditions de travail très dégradés : la précarité, les temps partiels imposés, l'Intérim ont explosé, sans compter les salariés licenciés et réembauchés pour des salaires de misère. Les ouvriers sont toujours plus nombreux à cumuler deux ou trois emplois pour s'en sortir.
Ce qui a aussi révolté la population, c'est que tout ce que possèdent les RMIstes, comme leur livret d'épargne ou une voiture, est comptabilisé dans leurs revenus, pour limiter les aides et les conditionner à des contrôles humiliants comme savent si bien les mettre en place ceux qui jonglent avec des milliards et ne supportent pas le moindre contrôle là-dessus. Certains ont dû déménager parce que le loyer dépassait de quelques €uros les normes autorisées.
Des contrôleurs sont payés pour compter jusqu'au nombre de brosses à dents dans la salle de bains.
Le gouvernement a aussi introduit un impôt supplémentaire, dit de « solidarité » avec l'Est. Des politiciens chiffrent les sommes énormes versées à l'Est, ils font des variations sur le thème, je cite, « l'Ouest doit donner son sang à l'Est, qui est toujours sous perfusion et ne guérit pas ». Ce sont d'abord les capitalistes qui sont sous perfusion, alors l'économie de l'Est ne risque pas de guérir. Mais rares sont ceux qui dénoncent les mécanismes de l'unification comme formidable machine à enrichir la bourgeoisie. Alors des politiciens continuent à traiter les Allemands de l'Est d'ingrats et entretiennent la division. Le fondement de leur démagogie, aussi vieille que le capitalisme, est de noyer les conflits de classes dans une concurrence entre nationalités ou ici entre régions plus ou moins favorisées.
Les patrons, eux, se servent de la situation calamiteuse à l'Est pour en menacer en permanence les salariés de l'Ouest, faire taire leurs revendications ou les faire plier. Pendant 40 ans, la réponse-leitmotiv aux contestataires de RFA a été : « Si vous n'êtes pas contents, allez voir en face » (en RDA) ; aujourd'hui, ce sont les patrons qui menacent : « Si vous n'êtes pas contents, je ferme et je m'installe en face ». Alors des deux côtés, même si peu de gens le souhaitent sérieusement, il n'est pas rare d'entendre, jeté comme un cri, qu'il faudrait reconstruire le mur.
Parlons maintenant de l'Est. Du côté des plus fortunés, ce sera rapide : il y a beaucoup de milliardaires en RFA, mais pas trop de risque d'en croiser à l'Est, où aucun ne vit.
Par contre, le chômage et le nombre de RMIstes sont deux fois plus élevés et les salaires plafonnent à 75 % de ceux de l'Ouest. Un quart de la population vit sous le seuil de pauvreté. Les « nouveaux Länder » comme on continue à appeler l'Est depuis 20 ans, servent aux patrons de champ d'expérimentation pour augmenter encore la flexibilité, faire accepter des contrats de plus en plus précaires, aux horaires toujours plus décalés et imprévisibles. Femmes de ménages, aides-soignantes, coiffeurs ou jardiniers sont souvent payés 3 à 4 € de l'heure ; dans la grande distribution on peut travailler à temps plein, et six jours par semaine, pour 650 euros mensuels.
Dès 1991, il y a eu des réactions ; des grèves contre les fermetures d'usines et de mines. Puis, pour protester contre Hartz IV, la population a recommencé à manifester tous les lundis, comme avant la chute du mur, lançant au visage des gouvernants, cette fois ceux de RFA, son « Wir sind das Volk » rageur, « Le peuple, c'est nous ». Elle commençait à découvrir que les uns et les autres gouvernent contre le peuple.
Cette situation difficile et l'incertitude devant l'avenir ont fait naître ce qu'on a appelé l'« Ostalgie », contraction de Ost qui signifie Est et de Nostalgie. Face à ce sentiment, certains à l'Ouest se montrent fâchés que ce drôle de peuple puisse regretter sa prison. Mais qu'ont-ils pu penser depuis 90 ces retraités à qui des agences immobilières sont venues expliquer que soit ils payaient le quadruple du loyer antérieur, soit ils se retrouveraient à la rue ? Ou ces familles auxquelles on donnait quelques heures pour décamper, le logement appartenant prétendument à des gens qui un jour étaient passés à l'Ouest ?
Les grandes entreprises en ex-RDA étaient un monde en soi, avec cantine, structures de garde et de loisirs pour les enfants, elles proposaient excursions, sorties culturelles et théâtrales, vacances à prix imbattables ; mais en plus, elles disposaient souvent d'un centre de santé, d'une pharmacie, quand ce n'était pas de sauna et de bibliothèque. En perdant son emploi on perdait en plus l'accès à une vie sociale et à beaucoup de facilités.
Alors la population a gagné de la liberté, mais qui s'est révélée largement formelle. Elle a découvert en revanche la peur paralysante du chômage. Une peur qui fait dire à certains qu'au sein de l'entreprise, c'est dans l'ancien système qu'ils avaient plus de liberté d'expression qu'aujourd'hui. Et puis, s'il existe une Ostalgie c'est aussi qu'il arrive un moment où vous en avez assez que n'importe qui vous fasse la leçon, vous explique combien vous avez passé votre vie à vous tromper, dans les petites choses comme dans les grandes ; où vous ne pouvez accepter que tout votre passé soit juste bon à être jeté. Même si la plupart ne regrettent pas la RDA, il est clair que l'espoir de '89 a fait place à beaucoup de souffrance et d'amertume.
Un autre fait témoigne à sa façon du bouleversement dans l'ex-RDA, c'est l'évolution démographique. L'Est, qui était plus jeune que l'Ouest, connaît un vieillissement accéléré. Le taux de natalité s'est littéralement écroulé, reculant de 60 % d'un coup. Dans les années 1990, l'ex-RDA avait le taux de natalité le plus bas du monde. Le seul endroit où il naissait peut-être moins de bébés, c'était au Vatican !
Ce phénomène est aggravé par la migration vers l'Ouest, qui n'a jamais cessé. Pourquoi subir un chômage deux fois plus élevé, des salaires plus bas, alors qu'à 300 km, sans changer de pays, on peut trouver mieux ?
Les entreprises de l'Ouest ont eu tout à coup un énorme réservoir de main-d'œuvre, des jeunes gens parlant la bonne langue, déjà formés, peu exigeants en matière salariale, comme tombés du ciel. L'exode est une fois encore complètement déséquilibré. Ce sont toujours des jeunes, mais cette fois, cela se double d'un autre déséquilibre : les femmes sont nettement plus nombreuses à tenter l'aventure que les hommes. C'est une situation absolument incongrue, qui fait que dans certaines régions de l'Est, il n'y a plus que 80 femmes pour 100 hommes.
L'exode de sa population a toujours été l'un des problèmes majeurs de l'ancienne RDA. 5 millions étaient partis avant 1990. Mais depuis l'unité, contrairement au calcul du pouvoir, la fuite vers l'Ouest ne s'est pas ralentie, et les nouveaux Länder ont encore perdu près de 2 millions d'habitants, la population est tombée en 2010 à seulement 13 millions, sur 82 millions pour l'ensemble de l'Allemagne.
Les régions rurales en souffrent particulièrement. Des villages sont désertés, avec des maisons abandonnées et sans un seul commerce, la Poste puis l'école qui ferment incitent les dernières familles à partir. C'est le cercle vicieux, car le recul de population s'accompagne de l'abandon de ces régions par l'État, ce qui prépare la prochaine vague de départs. Les villes ont également perdu beaucoup d'habitants, souvent entre 10 et 20 %, et le contraste est saisissant entre les centres villes rénovés, aux infrastructures modernes, et les usines fermées tout autour. A Görlitz, en Saxe, près de la moitié des logements sont vides dans la vieille ville magnifiquement restaurée, parce que personne ne peut payer les loyers quand plus d'un quart de la population est au chômage.
Quand les inégalités s'accroissent, les plus vulnérables le payent cher. Parmi eux les malades, les retraités ou les femmes. Effectivement, les femmes ont été frappées de plein fouet par l'unification. La RDA avait, en 1990, le taux d'activité féminin le plus élevé au monde (91 %). Avec ou sans enfants, qu'elles soient ou non mariées, elles étaient indépendantes. Le régime avait besoin de la participation de tous aux tâches productives, mais il habillait cela d'idéologie, citait Marx disant que le niveau de développement d'une société se mesure au degré d'émancipation des femmes. Du coup, dès les années 1950 le poids de certaines tâches qui habituellement leur incombent individuellement était un peu réparti sur la collectivité ; et les places en crèche étaient en nombre suffisant pour tous les enfants ; à l'Ouest, en '90, les crèches suffisaient juste pour 1,5 % d'entre eux. L'accès à la contraception était libre et depuis 1972 l'avortement était un droit dont il n'y avait pas à discuter, alors qu'il était un délit à l'Ouest.
Dès 1990, la situation des femmes de RDA s'est dégradée. Elles subissent bien plus encore que les hommes le chômage, la précarité, la pauvreté. Des métiers qu'elles exerçaient naturellement, électricien ou grutier, leur sont aujourd'hui à peu près fermés.
Premières victimes de l'accroissement des inégalités sociales, elles eurent à vivre aussi d'autres reculs, en particulier dans le droit à disposer de leur corps. Le Traité de réunification donnait deux ans pour légiférer sur l'IVG. Dans l'intervalle, jusqu'en 1992, les deux systèmes coexistèrent : droit à l'IVG en RDA ; interdiction en RFA. Puis le Parlement vota l'autorisation, et beaucoup de féministes poussèrent un soupir de soulagement. Ils avaient vu l'Est s'aligner sur l'Ouest en tous points et espéraient que le droit le plus progressiste s'appliquerait au moins sur cette question. Mais des politiciens réactionnaires ne l'entendaient pas de cette oreille, et ils finirent par obtenir que l'IVG soit seulement dépénalisée. Mais être dépénalisé, ce n'est pas être un droit ; et il n'était plus question de prise en charge par la Sécurité Sociale. Pour les femmes de l'Ouest c'est une occasion manquée, et pour celles de l'Est un vrai retour en arrière, une injustice supplémentaire. On leur a fait miroiter la liberté et commencé par réintroduire une oppression.
Le féminisme des hommes qui étaient au pouvoir en RDA n'est pas plus convaincant que leur socialisme ou leur internationalisme. Pourtant il en est visiblement resté quelque chose dans les consciences. Aujourd'hui, vingt ans après, la population de l'Est se montre beaucoup plus sensible aux idées de partage des tâches domestiques ou d'égalité des sexes ; et malgré le chômage massif les femmes sont largement plus nombreuses à travailler qu'à l'Ouest. Il faut croire que des générations de mères et de grands-mères éduquées dans la tradition féministe de la dirigeante communiste Clara Zetkin leur ont fait intégrer que l'émancipation des femmes exige leur indépendance matérielle.
En matière de religion aussi, la RDA a vécu un recul. Les Eglises jouent un rôle important dans la vie sociale en RFA ; elles gèrent des hôpitaux, des maisons de retraites, certaines écoles, une bonne partie de l'aide sociale. Elles sont financées par un impôt obligatoire collecté par l'État, de 4 à 10 % de l'impôt sur le revenu. Quelqu'un qui veut « sortir de l'Eglise », comme on dit, doit pour cela faire une démarche officielle et remettre une attestation de démission. La séparation de l'Eglise et de l'État est donc un peu boiteuse, et en ex-RFA, environ 70 % de la population fait partie, au moins formellement, d'une des Eglises, protestantes et catholique.
A l'Est c'est le rapport inverse, plus de 75 % de la population se définit comme « sans-religion » ou « athée ». Avant la chute du Mur, l'Eglise y a joué un rôle oppositionnel, et on pouvait penser que cela la renforcerait. Il n'en a rien été, son influence a au contraire beaucoup reculé.
Les Länder de l'Est ont dû adopter le système scolaire de RFA, mais ils ont essayé au moins d'éviter aux enfants le cours de religion obligatoire, en leur donnant le choix avec un cours d'éducation civique. Le Brandebourg, lui, n'a pas voulu introduire de cours de religion du tout. Les Eglises ont poussé des hurlements, feignant de voir ressurgir je cite « le laïcisme agressif du régime communiste ». Du coup, depuis 2002, les écoles ont obligation de proposer un cours de religion. Naturellement, ceux parmi les dévots qui sont fiers de leurs plaisanteries sur la suppression des cours de marxisme-léninisme à l'Est depuis 1990 ne se troublent pas d'introduire dans les écoles de l'Est une idéologie plus vieille d'au moins... 1 800 ans.
Au niveau des résultats électoraux non plus, l'Allemagne n'offre pas un visage uniforme. Parmi cette population qui se soulevait en 1989 pour des élections libres, l'abstention est depuis des années plus élevée qu'à l'Ouest.
Le plus notable dans les résultats électoraux de l'Est, c'est que le PDS, Parti du Socialisme Démocratique, successeur du parti stalinien au pouvoir, n'ait pas été laminé. Pendant des années, il a fait de bons scores à l'Est, mais moins de 1 % des voix à l'Ouest, où il était présenté comme le parti des nostalgiques. Cependant, le PDS est devenu le point de départ de la création du parti Die Linke, La Gauche en réunissant divers courants de l'ouest, syndicalistes déçus du SPD, mouvements de chômeurs et altermondialistes. Lors des élections législatives de 2009, Die Linke a recueilli plus de 28 % des voix à l'Est et plus de 8 % en moyenne à l'Ouest, ce qui est tout aussi significatif. Il y a là l'expression d'un vrai mécontentement.
Certains politiciens, qui à l'égard de Die Linke retrouvent leurs accès d'anticommunisme, sont agacés que l'unification signifie aussi cela : des slogans anticapitalistes, des idées contestataires qui trouvent un écho à l'Ouest.
Associée au gouvernement de plusieurs Länder, Die Linke a montré clairement qu'elle est seulement une alternative sociale-démocrate. Ce qui est quand même positif pour l'ambiance politique, c'est que pour la première fois depuis 1949, un parti à la gauche du SPD trouve en République Fédérale une audience assez large.
Depuis 20 ans, l'histoire des Ex-Démocraties Populaires est celle de pays peu développés qui sont repassés sous la coupe des riches pays occidentaux, comme entre les deux Guerres mondiales. La liberté qu'elles ont trouvée, c'est d'abord celle de subir à nouveau d'anciennes relations de domination par les pays impérialistes.
Le cas de la RDA est révélateur parce que justement, elle était une partie de l'Allemagne et n'avait donc pas connu auparavant ces relations de domination que subissaient les pays de l'Est ; par son passé de puissance industrielle, elle était la plus développée des Démocraties Populaires et sa première économie. Eh bien, elle a beau à nouveau faire partie intégrante de l'Allemagne depuis 20 ans, elle subit le même sort que les autres, un saccage économique et une désindustrialisation brutale.
Même dans cette situation apparemment idéale d'une réunification totale d'un pays, le capitalisme n'est pas allé à l'intégration, mais au contraire dans le sens d'aggraver les différences. Quand les Allemands de l'Est se plaignent d'être traités en citoyens de seconde zone, ce qu'ils nous disent c'est qu'à l'échelle de l'Allemagne se joue la même opposition qu'à l'échelle de l'Europe, l'opposition entre sa partie développée et occidentale et sa partie orientale. L'inégalité est particulièrement criante ici du fait que ça se passe dans un même pays, sans avoir à franchir de frontière. L'économie la plus puissante du Vieux Continent a été incapable de réintégrer ce petit morceau de territoire et ses quelques millions d'habitants.
Conclusion
En 1989-1990, tout le monde s'enthousiasmait de la disparition du mur et de la frontière entre les deux Allemagne. Avec raison ; mais ce sentiment est révélateur à sa façon de la période dans laquelle on vit.
Le temps des États-Nations est depuis longtemps dépassé, et même une véritable unification de toute l'Europe ne serait après tout que l'unification d'une petite partie du vaste monde. Pourtant les retrouvailles entre deux bouts d'un même pays, ce qui devrait être la moindre des choses, apparaissaient comme un progrès. Et on connaît la suite : même à cette échelle, l'unité ne s'est pas vraiment réalisée. Sans compter que pour un mur et une frontière tombés, combien d'autres murs, combien de frontières supplémentaires sont venus depuis couper dans la chair des peuples ?
Dans les rares cas où le capitalisme donne l'impression de faire quelque chose de progressiste, il est tellement obnubilé par sa soif de profit immédiat que cela le rend incapable d'incarner une perspective un peu plus vaste. Fondamentalement, ce n'est de toute façon pas un système qui réduit les inégalités ; il n'a jamais cherché à les surmonter, lui qui veut exciter la concurrence entre exploités et qui s'enrichit des injustices! Mais l'histoire de l'Allemagne nous montre aussi que depuis que le capitalisme est sénile, il n'a vraiment plus rien à apporter à l'humanité.
Le « rêve d'Occident » des peuples d'Europe Centrale et Orientale en 1990, qui n'était rien d'autre que le désir d'accéder enfin à une vie plus confortable, à une certaine abondance, ce rêve a été rapidement brisé. Le capitalisme n'est pas capable de le réaliser, même pas dans les pays les plus riches. Les déplacements de frontières n'y feront rien, tant il est vrai que le capitalisme sait très bien remplacer des murs de béton par des murs de l'argent. Nous les révolutionnaires sommes persuadés que la seule voie pour détruire tous ces murs, c'est le renversement du capitalisme. Alors et alors seulement, dans un monde débarrassé de l'exploitation, tous les peuples, en particulier les plus pauvres, pourront accéder au maximum de bien-être matériel et culturel. Alors et alors seulement, l'humanité sera capable de maîtriser son économie et pourra accéder au plus haut niveau de développement technique, médical et scientifique.