Cuba, 35 ans après la révolution castriste
Au sommaire de cet exposé
Sommaire
- La dégradation actuelle de la situation économique
- Le départ des « balseros »
- La révolution de 1959
- La période de la main tendue à la bourgeoisie et aux américains
- La rupture avec les USA
- Le rapprochement avec l'URSS
- La tentative d'invasion de 1961
- Le développement de l'économie et la militarisation du travail
- La « crise des fusées » et les menaces constantes des USA
- Vers l'intégration économique avec les pays de l'Est
- Le « nouveau » parti communiste cubain
- Enthousiasme populaire et guerrillas
- Le soutien à certains régimes latino-americains et à ceux des pays de l'Est
- L'ouverture aux investissements étrangers
- Du côté de Cuba !
Dans les années soixante, Cuba était à la mode. Non seulement une grande partie de la jeunesse contestataire voyait dans Fidel Castro et dans « Che » Guevara des exemples à suivre, mais la plupart des commentateurs politiques qui se voulaient « de gauche » ou même simplement « libéraux » se sentaient obligés d'exprimer une certaine sympathie avec le régime de La Havane.
Mais le propre des modes est de passer et, à entendre cet été, lors de l'exode des « balseros », les mêmes commentateurs ou leurs homologues, on aurait pu croire que Cuba était devenue le chancre défigurant une Amérique latine démocratique et heureuse, la honte du continent américain, et que le seul problème qui s'y posait était de savoir comment se débarrasser de Castro pour y rétablir la prospérité.
Nous n'avons, pour notre part, jamais considéré Cuba ou le castrisme comme des modèles politiques. Mais dans le conflit larvé qui oppose depuis trente-cinq ans Cuba à l'impérialisme américain, nous sommes sans conteste et sans réserve du côté de Cuba, parce que nous sommes par principe sans conteste et sans réserve du côté des pays sous-développés qui essayent d'échapper à l'emprise de l'impérialisme. Et si le spectre de la misère plane aujourd'hui sur Cuba (mais la situation était pire avant Castro), nous tenons à rappeler quelles sont, en cette affaire, les responsabilités de l'impérialisme.
La dégradation actuelle de la situation économique
Depuis 1989, la situation s'est en effet terriblement dégradée à Cuba. La plupart des médias ne cessent de répéter que c'est à cause de la faillite du « système économique cubain ». Mais ce « système », si l'on veut baptiser ainsi l'étatisation de la plus grande partie de l'économie cubaine, a été mis en place il y a bien plus de cinq ans, et a fonctionné pendant des années en permettant à Cuba des progrès sensibles par rapport aux régimes des autres pays de l'Amérique latine. La raison de la crise actuelle ne vient donc pas de là. Cette crise est en revanche la conséquence directe des changements survenus en Union soviétique à partir de Gorbatchev et elle n'a cessé de s'aggraver avec l'éclatement de l'URSS et du bloc dit « socialiste », du fait de la disparition des relations commerciales privilégiées qui existaient entre Cuba et ces pays.
Depuis les années soixante, l'économie cubaine s'était en effet profondément intégrée à celle des pays de l'Est avec lesquels Cuba effectuait les quatre cinquièmes de son commerce extérieur, fournissant surtout du sucre bien sûr, mais aussi du nickel, des agrumes et du tabac, en échange du pétrole, des produits alimentaires et des équipements industriels reçus d'Europe de l'Est. En outre, les dirigeants soviétiques, à l'époque où ils étaient politiquement intéressés par l'existence d'un allié possible à deux pas du continent américain, avaient consenti à Cuba des conditions commerciales extrêmement favorables.
Aujourd'hui les pays de l'ex-URSS ne cherchent plus d'alliés face à l'impérialisme américain. Ils se contentent de compter sur la bonne volonté de celui-ci. Non seulement ils n'ont plus de raisons d'acheter le sucre cubain à un cours supérieur à celui du marché mondial, mais ils en achètent beaucoup moins, car le pillage effréné auquel les admirateurs de l'économie de marché soumettent l'économie ex-soviétique s'est traduit par une baisse du niveau de vie de la population et des difficultés alimentaires accrues. D'un autre côté, la Russie préfère vendre son pétrole au prix du marché mondial et, si possible, en dollars plutôt qu'à des tarifs préférentiels comme elle en consentait en faveur de Cuba.
Or Cuba ne dispose pratiquement d'aucune source d'énergie. Elle ne produit qu'un million de tonnes de pétrole (de médiocre qualité) soit 10 % environ de ses besoins. Même l'électricité vient du pétrole ; il y avait bien une centrale nucléaire en construction (avec l'aide de l'URSS) mais les travaux sont arrêtés et personne ne sait si elle sera achevée un jour.
Dans ces conditions, la production d'électricité est en chute libre. Les coupures de courant sont longues et fréquentes. Il n'y a plus d'essence. Les autos sont rares. Les transports en commun ont quasi disparu. Dans le meilleur des cas ce sont des camions qui transportent les passagers entassés sur leurs plates-formes en ville et à la campagne.
Depuis quelques années, les Cubains ont dû se mettre à faire du vélo. Ils ont importé des bicyclettes de Chine, et même une usine. On voit partout des vélos avec parfois trois et même quatre personnes dessus.
Faute d'essence, le matériel agricole ne fonctionne plus ou pas assez. Pompes hydrauliques, matériel d'irrigation, tracteurs, machines à récolter la canne sont généralement en panne. On revoit comme autrefois des charrues tirées par des boeufs. La production de sucre a baissé de plus de moitié entre 1989 et 1994. Les usines aussi ont de sérieux problèmes. Pas seulement à cause du manque de carburant, mais à cause du matériel industriel et des pièces détachées qui venaient d'URSS, d'Allemagne de l'Est, etc. et qui n'arrivent plus. Une partie importante des travailleurs est au chômage. Le produit intérieur brut aurait baissé de 40 % rien qu'entre 1989 et 1992 !
Mais quel pays ne connaîtrait pas de pareilles difficultés, si les trois quarts de l'énergie venaient brutalement à faire défaut.
Or Cuba ne peut pas acheter son pétrole et ses équipements ailleurs. Car il lui faudrait pour cela non seulement se procurer des devises, mais il y a aussi le problème de l'embargo américain. Cet embargo date de 1960 et il interdit à toute entreprise américaine de faire du commerce avec Cuba. Il y a deux ans, en avril 1992, cet embargo a même été encore renforcé par l'adoption aux USA du Cuban Democracy Act, dit loi Torricelli, qui interdit aux filiales des sociétés américaines installées dans d'autres pays de faire également du commerce avec Cuba et qui interdit aux navires ayant fait escale à Cuba de se rendre dans un port des États-Unis avant un délai de six mois. A quoi est venue s'ajouter cet été, à la demande des organisations anti-castristes cubaines installées aux USA, l'interdiction pour les Américano-Cubains d'envoyer des dollars à leurs proches demeurés dans l'île, ce qui prive évidemment celle-ci d'une source de devises.
Heureusement pour Cuba, cet embargo n'est pas total, car certains pays comme le Mexique, le Canada ou l'Espagne, pour ne citer que les principaux, ne se sont pas alignés en ce domaine sur les USA. Mais il n'empêche que l'embargo américain entrave énormément les relations commerciales de Cuba avec le reste du monde.
Pour tenter de faire face à la situation née de l'éclatement du bloc soviétique, qu'il n'avait ni prévu ni préparé, le régime a instauré depuis fin 1990, une politique d'austérité baptisée « période spéciale ». Faute de devises, on a restreint les importations. Les ports sont vides et il y a donc pénurie d'à peu près tout : chaussures, vêtements, savon, stylos, cahiers et avant tout nourriture, car une grande partie de l'alimentation venait de l'extérieur. Il existe, depuis que le régime castriste s'est installé au pouvoir, un système de rationnement officiel. Même le sucre et le café, pourtant largement produits dans le pays sont rationnés, car réservés à l'exportation. On ne peut acheter, en principe, que ce à quoi on a droit sur son carnet, la « libreta ». Mais on ne trouve pas toujours dans les magasins ce à quoi on a droit. Ainsi le lait est réservé aux enfants de moins de sept ans, mais ils n'en reçoivent pas toujours. De même les adultes n'ont pas toujours leur ration de viande ou parfois pas la totalité de leur riz, etc.
Les rations officielles ne permettent pas vraiment de vivre. Dans ces conditions le problème numéro un est devenu celui de la nourriture. On en trouve un peu plus à la campagne qu'à la ville, mais 70 % des Cubains sont des citadins. On peut, bien sûr, trouver un peu de nourriture au marché noir. Mais c'est hors de prix et, pour y accéder il vaut mieux avoir des dollars.
Il faut ajouter à cela que le gouvernement a décidé, en juin dernier, d'augmenter (jusqu'à 50 % de plus !) les prix de certains produits comme l'eau, l'électricité, les transports, qui étaient très bon marché, ainsi que l'alcool et les cigarettes. Ces prix n'avaient pas bougé depuis trente-cinq ans. En outre, les autorités ont annoncé qu'à partir de l'an prochain tous les revenus, y compris les salaires, seraient susceptibles d'impôts directs, ce qui n'existait pas jusqu'alors.
Pour s'en sortir, tous ceux qui le peuvent essaient de faire la chasse aux dollars, car la monnaie locale, le peso, ne vaut plus rien et depuis 1993 le régime a rendu légale la possession de dollars. Parmi ceux auprès desquels on peut espérer se procurer ces précieux dollars, il y a les touristes que le gouvernement s'est efforcé d'attirer en tant que source de devises. C'est pourquoi la mendicité auprès des touristes et la prostitution, qui avaient quasi disparu pendant des années, sont réapparues. Et puis il y a certains privilégiés qui travaillent dans le secteur touristique ou qui sont, d'une manière ou d'une autre, en relation avec l'étranger...
La dégringolade brutale du niveau de vie, les privations, la « dollarisation » générale constituent sans doute la pire situation que le pays ait connue depuis une trentaine d'années, sans qu'on puisse voir comment elle pourrait prendre fin. De plus en plus de Cubains ont perdu tout espoir de la voir s'améliorer et en ont assez.
C'est ce ras-le-bol qui a entraîné cet été les départs massifs en direction des États-Unis.
Le départ des « balseros »
A vrai dire, chaque année quelques centaines de Cubains s'échappaient de l'île sur des esquifs, vers les USA dont la partie la plus méridionale (Key West, une île située au sud de la Floride) se trouve à environ 150 kilomètres de Cuba. Jusqu'en août de cette année, les autorités américaines encourageaient fortement cette immigration, pour des raisons politiques, et tout Cubain parvenant illégalement aux États-Unis était assuré d'être pris en charge et de rester s'il le désirait aux USA.
Imaginons ce qui se passerait si la France décrétait, par exemple, que tous les habitants d'un quelconque pays d'Afrique, qui réussiraient à arriver en France, bénéficieraient automatiquement d'un permis de séjour, d'une carte de travail et d'une assistance !
Dans ces conditions il ne faut pas trop s'étonner de la pression qui s'est produite ces derniers temps pour partir. Déjà en 1993, les garde-côtes américains avaient récupéré 3656 Cubains. Puis environ 5 000 jusqu'au début du mois d'août de cette année. C'est alors que ce sont produites trois tentatives (dont deux réussies) de détournement de petits navires par des groupes armés. Le 5 août, les forces de l'ordre dispersèrent une foule qui s'était rassemblée près du port de La Havane, ce qui donna lieu à de violents affrontements. La presse américaine fit aussitôt campagne pour dénoncer le manque de démocratie du régime cubain qui s'opposait au départ des candidats à l'émigration. C'est pour riposter à ces détournements de bateaux, qu'il disait encouragés par les USA, et à cette campagne que Fidel Castro décida de ne plus s'opposer au départ des « balseros » qui voulaient quitter l'île sur leurs radeaux.
Des dizaines de milliers de Cubains ont alors quitté l'île, en espérant n'avoir pas à parcourir les 150 km du détroit de Floride mais seulement la vingtaine de kilomètres les séparant de la limite des eaux territoriales et être alors secourus par les navires américains. Plus de 30 000 d'entre eux ont été recueillis, mais on ignore combien ont disparu dans la traversée.
Cette affaire a évidemment beaucoup marqué l'opinion, d'autant plus que les grands moyens d'informations sont généralement plus avares de nouvelles en ce qui concerne le sort des immigrés clandestins. En effet, chaque année ce sont des centaines de milliers d'émigrants latino-américains qui tentent de passer en fraude aux USA. Le journal Le Monde écrivait le 3 septembre que 1,2 million d'émigrants, principalement mexicains, avaient été refoulés à la frontière américaine au cours de la seule année 1993, et rappelait que les USA ont construit, pour empêcher l'immigration clandestine, un mur de trois mètres de haut (on ne parle pas de « mur de la honte » dans ce cas-là) le long de la frontière américano-mexicaine, entre Tijuana et San Diego. Bien sûr, le Mexique et l'ensemble de l'Amérique latine sont infiniment plus peuplés que Cuba, mais tout de même, si l'existence des « balseros » cubains signifie la condamnation du régime castriste, alors ce sont tous les régimes d'Amérique du Sud et centrale qui méritent au même titre d'être condamnés !
Les USA, devant l'afflux imprévu de ces réfugiés cubains, mais qu'ils avaient eux-mêmes encouragé, ont fait à la mi-août un virage à 180°. Contrairement à leurs promesses, ils ont acheminé les « balseros » non aux USA, comme promis, mais sur la base de Guantanamo Bay qui se trouve... sur l'île même de Cuba. Cette base américaine en territoire cubain est un vestige de la période où Cuba fut occupée militairement par les États-Unis, de 1898 à 1902, et du demi-siècle suivant où elle fut une semi-colonie des USA. Cette base n'est pas un territoire à bail, comme l'est pas exemple Hong-Kong, colonie britannique qui doit finir par revenir à la Chine. Non, c'est un territoire américain... pour l'éternité, à moins que l'histoire en décide autrement !
Des dizaines de milliers de Cubains qui voulaient fuir Cuba se trouvent donc toujours à Cuba, mais côté américain, dans des campements de toiles, aux côtés d'une quinzaine de milliers d'Haïtiens qui étaient déjà là, et ils ont tout loisir de méditer là sur la sincérité et la générosité des dirigeants de la première puissance du monde.
Pourtant, malgré la dégradation des conditions de vie depuis quelques années, malgré la pénurie, malgré la poussée vers l'émigration, la situation de Cuba reste, pour les pauvres, généralement encore plus favorable que dans les pays voisins. Personne n'est contraint par la misère, comme dans l'île voisine de la Jamaïque, de survivre en grappillant ce qui peut se trouver dans les décharges d'ordures. On ne voit pas d'extrême misère comme au Brésil, au Mexique et dans pratiquement tous les États latino-américains. On ne voit pas ces bandes d'enfants abandonnés (il y en aurait des millions au Brésil !) contraints à se prostituer ou à voler pour vivre, et qui sont parfois assassinés par des « escadrons de la mort » ou des milices payées par les commerçants qui veulent que leur quartier reste « propre ». On ne voit pas non plus d'enfants contraints de travailler dans les mines ou dans les champs dès leur plus jeune âge. Le 9 septembre, rapporte la presse, un gosse de douze ans a été écrasé en plein centre de Sao Paulo, au Brésil, par un camion municipal qui manoeuvrait, parce que le conducteur ne l'avait pas vu dans le tas d'ordures où lui et d'autres enfants s'étaient réfugiés pour dormir. Voilà le genre de choses qui arrivent dans les États dits « démocratiques » du continent américain et qui - jusqu'à preuve du contraire - n'existent pas à Cuba.
Le système de santé de Cuba est comparable non à ceux des autres pays sous-développés, mais à ceux des pays industriels. On y trouve partout cliniques, hôpitaux, médecins, même si faute de pouvoir importer, on manque aujourd'hui de médicaments.
En 1990, selon l'Organisation mondiale de la santé, la mortalité infantile était à Cuba de 10,7 décès pour mille naissances vivantes. A Porto Rico, île des Caraïbes associée aux USA, elle y était légèrement supérieure : 12,6 pour mille. A la Martinique, territoire juridiquement français et bénéficiant du système médical français, également : 11 pour mille. Et si l'on considère les autres pays latino-américains, la comparaison est de manière écrasante favorable à Cuba, car la mortalité infantile est par exemple de 43 pour mille au Mexique et de 63 pour mille au Brésil.
En ce qui concerne le nombre des médecins, on en comptait 3,9 pour mille habitants à Cuba, c'est-à-dire là aussi un chiffre voisin de celui des pays industrialisés.
Non seulement le système de santé est très développé, mais la médecine est gratuite. Même en ce moment, en dépit des difficultés que l'île connaît, Cuba entretient des missions médicales pour aider divers pays du Tiers-Monde.
Dans le domaine de l'éducation également le régime a remporté des succès incontestables. La quasi-totalité de la jeunesse est scolarisée. L'enseignement est obligatoire. L'analphabétisme n'est plus qu'un lointain souvenir. La comparaison est accablante pour la plupart des autres pays latino-américains.
Ainsi Cuba connaît une situation très particulière, comparable à celle d'aucun autre pays de la région, avec à la fois de graves pénuries et des réalisations sociales non négligeables, une situation qui est le produit de l'évolution historique de Cuba, de la révolution castriste qui s'est déroulée il y a un peu plus de trente-cinq ans et de tout ce qui s'est passé ensuite durant ce tiers de siècle jusqu'à aujourd'hui.
Et on ne peut pas parler de la situation de Cuba en oubliant que ce petit pays, situé à quelques encablures des USA, tient tête depuis plus de trente-cinq ans à son voisin qui est en même temps la première puissance mondiale, et que les dirigeants américains donneraient cher pour voir tomber Fidel Castro, lequel, depuis qu'il est au pouvoir, a vu se succéder neuf présidents des États-Unis, depuis Eisenhower juqu'à Clinton.
La révolution de 1959
Au moment de la victoire de la révolution, le 1er janvier 1959, on peut dire que pratiquement toute la population cubaine a applaudi la victoire sur les troupes du dictateur Batista des guérilleros dirigés par Fidel Castro. Des scènes de liesse extraordinaires ont éclaté et le voyage de Fidel Castro de Santiago à La Havane, en traversant l'île sur toute sa longueur durant les premiers jours de janvier 1959, a été un triomphe. La dictature était tombée et Batista était en fuite ! Quelques guérilleros barbus avaient mis en déroute une armée nombreuse et moderne.
Les combattants n'avaient certes pas été très nombreux. Selon Carlos Franqui, un proche de Castro qui s'en sépara plus tard, « l'armée rebelle et les milices rebelles ne comptaient pas plus de 5 000 hommes armés, dont beaucoup sans fusils, pour tout le pays » ... lequel comptait à l'époque six millions d'habitants. Mais lorsque les rebelles avaient, cinq mois auparavant, lancé leur offensive dans le but de conquérir l'île, ils étaient 800 en tout ! Nettement moins de monde que dans cette salle !
Ce fut une réussite tout à fait extraordinaire. Les paysans qui avaient rallié les guérilleros n'étaient pas très nombreux et la population des villes n'avait pas pris part à la lutte. Che Guevara, le second de Castro, écrivait que « la paysannerie n'était pas prête à prendre part à la lutte et les communications avec la base dans les villes étaient pratiquement inexistantes ».
Mais la paysannerie des zones montagneuses où se déroula la guérilla avait soutenu les fidélistes, y compris durant les longs mois qui précédèrent l'offensive finale. Sans ce soutien ils n'auraient pas pu survivre, et encore moins l'emporter.
En effet, la dictature de Batista haïe et pourrie de l'intérieur s'écroula moins sous les coups de la guérilla que parce que le sol se déroba sous ses pieds. La population ne participa pas réellement à la lutte armée, mais la pression populaire renforça cette dernière.
Quel but poursuivaient les compagnons de Fidel Castro lorsqu'ils ont pris le maquis ? Le « socialisme » ? Absolument pas ! De quelles idées se réclamaient-ils ? Du « marxisme-léninisme » ? Pas du tout ! Dans les années qui précédèrent son arrivée au pouvoir, comme dans les premiers mois qui suivirent, Fidel Castro n'a jamais fait la moindre allusion au communisme, sauf pour dire qu'il n'était pas communiste lorsque des journalistes lui posaient la question. Et ce n'était pas par tactique, par dissimulation, comme certains l'ont prétendu plus tard, c'est parce que réellement il ne l'était pas.
Ce qu'il voulait, c'était la fin du despotisme, de la corruption, l'instauration d'un régime démocratique, l'amélioration du sort des masses populaires, et une indépendance politique véritable à l'égard des Américains.
Sous le règne de Batista, La Havane était la ville des tripots, des casinos, des night-club et des gangsters. On la surnommait « le bordel des Amériques ». Cuba était aussi le pays des prisons et des chambres de torture pour les opposants.
Pendant que Batista et quelques gangsters amassaient des fortunes, la population, les paysans surtout, croupissait dans le dénuement. Une enquête d'étudiants catholiques, réalisée en 1957, montrait que 4 % seulement des paysans mangeaient de la viande tous les jours. L'analphabétisme touchait un Cubain sur quatre dont 41 % de la population rurale. En revanche, la situation des grandes plantations était florissante. Il y avait d'immenses domaines, dans le sucre principalement. Près des trois quarts des terres de canne à sucre appartenaient à 22 grandes sociétés, 9 cubaines et 13 nord-américaines, possédant plus de 80 000 hectares chacune. La plus importante, la Cuban Atlantic Sugar, était propriétaire de 248 000 hectares.
C'était les Américains qui tenaient l'île, économiquement et politiquement, entre leurs mains. Batista n'était qu'un fantoche qui, comme beaucoup de dirigeants de pays sous-développés, avait commencé sa carrière politique avec des allures d'homme de réformes, avant de finir dans la peau d'un dictateur de la pire espèce. Il avait occupé une première fois la présidence de la République, de 1940 à 1944, après y avoir été élu. Battu aux élections suivantes, il y était revenu en 1952 grâce à un coup d'État qui avait été appuyé par les USA. Son armée était équipée par eux et, lors de sa chute, les Américains tentèrent de le faire remplacer au dernier moment par une junte de militaires moins compromis que lui, pour éviter que ce soit Fidel Castro qui prenne le pouvoir. Mais cette tentative échoua.
C'est que les dirigeants de l'impérialisme américain, s'ils étaient bien conscients que la dictature de Batista était trop usée pour pouvoir être maintenue en place, auraient préféré voir au pouvoir, à La Havane, des « hommes du sérail » formés par leurs soins, dociles à leurs recommandations, et non ces guérilleros barbus, incontrôlés et peut-être incontrôlables - l'avenir le confirmerait - qui devaient leur succès au fait d'avoir su trouver la sympathie des paysans de la sierra.
La période de la main tendue à la bourgeoisie et aux américains
Les premières mesures de Castro furent cependant très modérées. Après que la dictature de Batista se fut écroulée, autant parce qu'elle était pourrie que sous les coups que lui porta la guérilla, Castro refusa de prendre officiellement le pouvoir. Il préféra le confier à des hommes politiques considérés comme « respectables » tant par la bourgeoisie cubaine que par l'impérialisme américain. Les dirigeants de la guérilla nommèrent un président de la République et un gouvernement. Président et ministres étaient tous des modérés. A la surprise générale, le Premier ministre choisi par Castro fut Miro Cardona, qui était le président de l'Ordre des avocats. C'était un représentant des grands avocats d'affaires, connu comme pro-américain, et qui avait même défendu un capitaine de l'armée accusé d'avoir assassiné un dirigeant communiste lors d'une grève des ouvriers du sucre. Cette nomination provoqua la stupéfaction, mais c'était Castro qui décidait.
Le nouveau régime ne décida dans un premier temps aucune réforme particulière, excepté la mise en place d'un « Ministère des biens mal acquis » chargé de faire rendre gorge au profiteurs et aux prévaricateurs. Mais il décida de faire passer en jugement les criminels de guerre et les tortionnaires de l'ancien régime, qui étaient nombreux, parce qu'en matière de répression le régime de Batista ne faisait pas dans la dentelle. Les accusés comparurent devant des tribunaux spéciaux et eurent droit à des avocats. Il y eut de nombreuses peines d'emprisonnement et environ 550 exécutions en 1959 et 1960, chiffre élevé, mais infiniment moins que le nombre des victimes de Batista. Fidel Castro déclara d'ailleurs qu'il faisait « justice pour éviter que le peuple lui même ne se fasse justice » , c'est-à-dire qu'il ne faisait que suivre l'exemple de tous ces gouvernements arrivés au pouvoir dans une période troublée et désireux d'éviter que les masses ne prennent elles-mêmes les choses en mains.
Pourtant ce furent ces procès et ces condamnations qui entraînèrent les premières frictions avec les USA. Le gouvernement des USA qui avait envoyé des armes à Batista, qui ne s'était jamais inquiété des assassinats et des tortures commis par ses soldats et sa police, qui acceptait sur le sol américain un certain nombre de criminels cubains en fuite, commença à s'indigner des procès sous prétexte que certains d'entre eux, concernant les pires des tortionnaires, avaient lieu en public. Un membre du Sénat parla même de « bain de sang ». Pendant ce temps, une campagne de presse se développa aux USA pour affirmer qu'entre les atrocités de Batista et les exécutions après jugements du nouveau régime, il n'y avait pas de différence.
Le 10 mars 1959, la réunion du Conseil national de sécurité des USA, réunion non publique celle-là, comprenait parmi les sujets à l'ordre du jour le problème de mettre au pouvoir « un autre régime à Cuba ». Pourtant Fidel Castro n'avait encore pris aucune mesure contre les États-Unis. Pas la moindre réforme agraire, pas la moindre confiscation des biens américains, seulement l'obligation de baisser les tarifs du téléphone et de l'électricité qui appartenaient, il est vrai comme tout le reste, à des sociétés américaines.
Seulement les dirigeants américains n'acceptaient tout simplement pas qu'à Cuba, qu'ils considéraient un peu comme une excroissance de leur propre territoire, il puisse y avoir au pouvoir quelqu'un qu'ils ne contrôlaient pas.
Ces premières résistances américaines amenèrent Castro à se charger à la mi-février du poste de Premier ministre. Du 11 au 26 avril, il fit un grand voyage aux USA. Non à l'invitation du gouvernement américain (surtout pas ! Le président Eisenhower se débrouilla pour aller jouer au golf ailleurs) mais à la demande de certains directeurs de journaux qui trouvaient Fidel médiatique. Il bénéficia d'énormément de sympathie, harangua des foules, rencontra des personnalités et multiplia les déclarations dans lesquelles il prenait ses distances avec le communisme, puisque tous ses interlocuteurs lui rebattaient les oreilles avec ce problème. En même temps il tendait les bras aux USA : « Les États-Unis et Cuba ont toujours maintenu d'étroites relations. Il n'y a pas de raison que celles-ci ne s'améliorent pas de jour en jour... » , déclara-t-il. Malgré une entrevue en tête-à-tête avec le vice-président Nixon, il ne reçut pas la moindre réponse des autorités à ses offres d'amitié.
Durant cette tournée, le 18 avril, on arrêta à Cuba une centaine de Nicaraguayens qui envisageaient de débarquer dans leur pays pour y mener la guérilla contre la dictature de Somoza, tout comme Castro avait, quelques années auparavant, débarqué à Cuba en venant du Mexique. Mais, loin d'être sensible à ce parallèle, Castro décida d'interdire les coups de mains lancés à partir du territoire cubain. Lorsque les autorités de Panama cette fois déclarèrent avoir capturé des rebelles, parmi lesquels deux Cubains, Castro ainsi que le nouvel ambassadeur de Cuba auprès de l'OEA, l'Organisation des États américains, condamnèrent cette attitude « irresponsable » des Cubains qui avaient débarqué au Panama. Les dirigeants latino-américains applaudirent alors Castro pour ses qualités d'homme d'État...
En mai, Fidel Castro fit une tournée en Amérique latine où il attira des foules immenses et fut reçu par les chefs d'État du Brésil, d'Argentine, par le gouvernement uruguayen. Il s'adressa, à la Conférence économique de Buenos Aires, à tous les ministres de l'Economie d'Amérique latine et il demanda aux USA de consentir une sorte de Plan Marshall pour l'Amérique latine de 30 milliards de dollars en dix ans afin de sortir le continent du sous-développement. Les autorités américaines trouvèrent cela ridicule et démesuré. Deux ans plus tard pourtant, devant l'évolution de la situation, le président Kennedy devait lancer, pour essayer de contrer l'influence du castrisme, un plan de 25 milliards baptisé « Alliance pour le progrès » ...
La rupture avec les USA
C'est au retour de sa tournée sud-américaine, voyant que les USA ne voulaient décidément pas accepter une politique amicale envers Cuba, que Fidel Castro se décida à promulguer une première réforme agraire, le 17 mai 1959. Cela faisait cinq mois et demi que la révolution avait eu lieu, et certains paysans n'avaient plus envie d'attendre.
Cette première réforme agraire (il y en eut deux autres par la suite) fut très modérée. La taille des propriétés était limitée à 400 hectares environ, ce qui faisait tout de même des domaines de belle taille, avec un minimum de 27 hectares pour qu'il n'y ait pas de lopins trop petits. Mais pour les exploitations de sucre, de riz et les fermes d'élevage, qui avaient de bons rendements, la taille autorisée était portée à 1340 hectares, ce qui est considérable ! Grâce à cette mesure les petits métayers et locataires (ceux de la Sierra Maestra en particulier, qui avaient soutenu les guérilleros) étaient satisfaits. Les moyens et gros propriétaires, en particulier ceux qui avaient des exploitations modernes, n'étaient pas lésés et restèrent souvent favorables au régime. En revanche, les immenses propriétés, celles des trusts américains en particulier, étaient expropriées mais leurs propriétaires devaient être indemnisés. Leur rachat était prévu sur vingt ans... Mais avec le conflit qui allait commencer avec les USA, elles ne furent en fait jamais payées.
Deux mois après la promulgation de la réforme agraire, un conflit éclata entre le Premier ministre Fidel Castro et le président de la République que Castro avait lui-même choisi quelques mois auparavant et qui refusait maintenant d'entériner certaines lois. Le président était représentatif de certains milieux de la bourgeoisie cubaine qui s'effrayaient de la tournure des événements et de l'hostilité des USA. Ils commencèrent à accuser Castro de « communisme », comme le faisaient d'ailleurs de plus en plus les dirigeants américains.
Pour relativiser cette appellation de « communisme », il faut rappeler que l'on n'était alors aux États-Unis qu'à quelques années du « maccarthysme », cette période réactionnaire ainsi baptisée parce que le sénateur Mac-Carthy s'était fait une spécialité de la chasse aux communistes, et aussi aux « crypto-communistes », c'est-à-dire aux communistes cachés qui colonisaient à ses yeux le Département d'État américain lui-même. Autant dire qu'il n'était pas besoin, à l'époque, d'être très à gauche pour être qualifié de « communiste ».
Confronté, donc, à l'opposition du président de la République, Fidel Castro démissionna de son poste de Premier ministre le 16 juillet 1959. Des foules énormes se préparaient à arriver à La Havane pour commémorer le sixième anniversaire de l'attaque de la caserne de Moncada par Fidel Castro et une poignée de ses compagnons, le 26 juillet 1953 - le premier acte de la geste castriste. Tout ces gens qui venaient manifester réclamaient le retour de Castro et la démission du président. Les syndicats organisèrent une heure de grève dans tout le pays pour demander que Castro revienne. Finalement le président de la République démissionna, fut remplacé par un autre, Osvaldo Dorticos, et le 26 juillet, devant une foule évaluée à un million de personnes, Fidel Castro annonça qu'il acceptait de reprendre son poste. Il venait de se faire plébisciter par les masses populaires.
Au mois d'octobre, quelques officiers de l'armée, un gouverneur militaire de province notamment, envisagèrent de démissionner toujours à cause du prétendu communisme. Castro réagit contre cette fronde dans l'armée : il les fit emprisonner et, le 26 octobre, de nouveau devant une foule énorme à La Havane, il annonça la création de milices populaires pour renforcer les Forces armées révolutionnaires dont l'armement était à l'époque plutôt rudimentaire et dont le ministère fut confié à son frère, Raul Castro, chargé de contrôler l'armée, et qui occupe toujours ce poste aujourd'hui.
Ce n'est cependant qu'en 1960 que les choses commencèrent à se gâter sérieusement avec les USA et qu'on s'achemina vers la rupture. Les États-Unis n'avaient pas officiellement dénié à Cuba, État indépendant, le droit d'effectuer la réforme agraire. Mais ils avaient demandé que les sociétés américaines soient indemnisées, non pas en vingt ans avec un intérêt de 4,5 %, comme le proposaient les dirigeants cubains, mais rapidement, alors que les caisses cubaines étaient vides.
Les USA disposaient d'importants moyens de pression : c'étaient eux qui décidaient chaque année des quantités de sucre qu'ils importaient de Cuba et des tarifs, qui étaient généralement au dessus du cours mondial, ce qui favorisait jusque là les sociétés américaines installées à Cuba. Au début de 1960, l'expropriation des terres américaines était en train de s'effectuer. Ainsi le 4 avril, les terres de la United fruit passèrent entre les mains de l'Institut national de la réforme agraire, nouvellement créé. En juin, le gouvernement américain décida, pour riposter, de réduire le quota de sucre acheté par les USA. Les Cubains risquaient donc de se retrouver avec du sucre invendu sur les bras.
Devant cette mesure de rétorsion, et comme en outre les centrales sucrières fabriquant le sucre étaient souvent entre les mains de sociétés américaines qui pouvaient refuser de traiter la canne, Castro nationalisa en juillet les usines à sucre. Aussitôt, les États-Unis décidèrent de cesser tout achat de sucre, ce qui revenait purement et simplement à étrangler l'économie cubaine.
Le rapprochement avec l'URSS
Entre temps, Cuba et l'Union soviétique avaient commencé à esquisser un rapprochement.
Du temps de Batista les relations diplomatiques n'existaient pas entre les deux pays, car Batista les avaient rompues. Cela n'empêchait d'ailleurs pas l'URSS d'acheter du sucre à Cuba : 500 000 tonnes par exemple en 1955. Elle continua à en acheter une quantité équivalente en 1959, la première année du régime castriste, sans que les relations diplomatiques aient été rétablies pour autant.
C'est seulement en février 1960, plus d'un an après la victoire de la révolution, que Mikoyan, l'un des principaux dirigeants du Kremlin, arriva à Cuba, en principe pour inaugurer une exposition consacrée à la science et à la culture soviétiques au Musée des Beaux-Arts de La Havane. Il rencontra les dirigeants cubains et un accord commercial fut conclu entre les deux pays. L'URSS achèterait dorénavant davantage de sucre, 770 000 tonnes en 1960, et ensuite un million de tonnes par an pendant quatre ans, soit 20 % de la production cubaine de l'époque. L'ambassadeur des USA à Cuba affirma que cet accord « ne mettait pas en danger la position américaine à Cuba » . Il n'y avait d'ailleurs toujours pas, à ce moment là, de relations diplomatiques entre l'URSS et Cuba. Elles ne furent rétablies que le 8 mai 1960, et bien entendu les États-Unis y virent confirmation de ce qu'ils craignaient : Cuba était en train de devenir « communiste » !
A ce moment-là, Cuba annonça aux dirigeants des raffineries de pétrole - cela concernait deux entreprises américaines et une britannique, car il n'y avait aucune raffinerie cubaine à Cuba - qu'elles auraient dorénavant à traiter du pétrole en provenance d'Union soviétique. Les directions des raffineries refusèrent. La mainmise de l'impérialisme était telle que les dirigeants cubains n'étaient même pas maîtres de choisir librement leurs fournisseurs de pétrole ! Pour pouvoir faire raffiner le pétrole envoyé par l'URSS, Castro n'avait pas d'autre choix que de saisir les raffineries, ce qu'il fit le 29 juin pendant que les Soviétiques commençaient à expédier leurs pétroliers.
Le jour de l'arrivée du premier d'entre eux, les USA envoyèrent un porte-avions croiser au large de La Havane et deux chasseurs américains survolèrent les raffineries. Le menace était parfaitement claire.
D'ailleurs, le 17 mars précédent, le président Eisenhower avait secrètement donné son accord à un projet de la CIA sur le sujet suivant : « programme d'action clandestine contre le régime castriste » .
Au mois d'août 1960, les USA firent pression sur les pays de l'OEA, l'Organisation des États américains, pour qu'ils expulsent Cuba de leur réunion. Lors de la conférence de l'OEA elle-même, les USA tentèrent de faire adopter une résolution condamnant Castro, en comptant sur l'anticommunisme des gouvernements latino-américains. Toutefois ce ne fut qu'un demi-succès, car si l'OEA condamna bien les régimes qui maintenaient des liens avec l'URSS ou la Chine, ce fut sans citer Castro nommément. C'est que les gouvernements du continent devaient désormais compter avec l'énorme popularité suscitée au sein des masses latino-américaines par la résistance de Cuba aux prétentions des USA.
Castro répliqua le 2 septembre, lors d'un énorme meeting, par ce qu'on a appelé la « Première déclaration de La Havane » dans laquelle il condamnait les interventions nord-américaines dans la vie des différents États d'Amérique centrale et du Sud. Il dénonçait l'exploitation des masses et remerciait les dirigeants soviétiques pour leur aide. Il proclamait une sorte de droit des peuples américains : droits des paysans à la terre, des travailleurs à un salaire décent, de tous à l'enseignement et à la santé ; droit à l'égalité pour les minorités noires et indiennes ; droit des États de nationaliser les monopoles impérialistes et droit des travailleurs et des paysans à s'armer pour obtenir leurs justes revendications.
Trois semaines après, Castro se rendit à New York pour la session de l'Assemblée générale des Nations unies, qui marquait le 25e anniversaire de l'ONU. Il y avait aussi Khrouchtchev. Castro abandonna l'hôtel qui était prévu dans Manhattan pour aller se loger dans un hôtel du quartier noir de Harlem, et c'est là que Khrouchtchev lui rendit visite. Le grand barbu et le petit gros tombèrent, diplomatiquement et même physiquement, dans les bras l'un de l'autre. Cette fois « l'amitié soviéto-cubaine » devenait un fait patent et notoire !
Seulement, si l'on fait honnêtement le bilan de toute cette évolution, on se rend compte que ce n'est pas Fidel Castro qui a choisi le rapprochement avec l'URSS, qui allait bientôt se transformer en alliance. Au contraire, c'est avec les USA que Castro voulait le rapprochement, et ce sont eux qui n'en ont pas voulu. Ils n'avaient accepté Fidel Castro lui-même qu'à leur corps défendant et n'ont pas toléré la moindre velléité de réforme de sa part. Castro aurait certes pu capituler devant l'impérialisme américain comme l'avaient fait tant d'autres dirigeants avant lui. Mais il a choisi de faire front, de s'appuyer pour cela sur les masses populaires qui lui faisaient confiance et de chercher des alliés là où il le pouvait, et puisque l'URSS était là, eh bien, va pour l'URSS !
La tentative d'invasion de 1961
Le 18 octobre 1960 l'ambassadeur des USA à La Havane fut rappelé pour consultation prolongée... et il n'est toujours pas revenu. Le lendemain, les États-Unis décrétaient l'embargo sur le commerce avec Cuba. Un embargo qui allait être par la suite renforcé à plusieurs reprises et qui est toujours en vigueur aujourd'hui, trente-cinq ans après.
On n'allait d'ailleurs pas tarder à passer de la guerre économique à la guerre tout court. Le 3 janvier, les USA rompirent leurs relations diplomatiques avec Cuba : elles le sont toujours.
Fin 1960-début 1961, des maquis contre-révolutionnaires se formèrent dans les monts de l'Escambray, au centre de Cuba. La CIA se chargea de leur ravitaillement par des parachutages dont la plupart furent, paraît-il, interceptés par l'armée et la milice. Une véritable campagne militaire fut nécessaire pour venir à bout de ces maquis. Castro craignait à juste titre que les Américains tentent une invasion en liaison avec eux. Mais ils étaient à peu près liquidés lorsque la tentative d'invasion par voie de mer attendue eut lieu en avril.
Dès 1959, des opposants avaient quitté l'île pour les États-Unis, parmi lesquels d'anciens soldats de Batista mais parfois aussi des gens qui avaient soutenu Fidel Castro au départ et qui désapprouvaient l'évolution du régime. La CIA avait recruté parmi eux des hommes qu'elle entraînait et avait préparé une invasion de Cuba selon un plan qui avait été accepté par le nouveau président des USA, John Fitzgerald Kennedy.
Le 15 avril 1961, des avions, des bombardiers B-26 portant les insignes des forces cubaines (car il s'agissait de faire croire qu'ils étaient pilotés par des aviateurs de l'armée cubaine qui désertaient) mitraillèrent les aéroports cubains et divers objectifs militaires. Manque de chance, des photos de ces appareils montrèrent qu'ils avaient un nez en métal, alors que les B-26 cubains hérités de Batista avaient eux un nez en plexiglas, ce qu'avaient oublié les stratèges de la CIA.
Le surlendemain, environ 1 500 hommes bien armés arrivèrent sur des navires et des péniches de débarquement au sud de l'île, sur la playa Giron, près de la Baie des Cochons.
En 72 heures de combat ils furent anéantis. Grâce aux quelques avions et aux quelques pilotes dont disposait encore le gouvernement et surtout grâce à la mobilisation immédiate des soldats, des miliciens et de toute la population, cette tentative s'acheva par un fiasco complet. Le 24 avril, Kennedy reconnut son erreur d'appréciation dans cette affaire. La CIA avait tenté de faire croire aux Américains (y compris à leurs dirigeants) que Castro était rejeté par la population et qu'il tomberait au premier choc. C'était le contraire qui était vrai : la population était derrière lui et ceux qui lui étaient hostiles n'étaient qu'une minorité, le plus souvent des privilégiés qui quittèrent d'ailleurs massivement Cuba à cette époque. L'île perdit ainsi une grande partie de ses cadres, de ses médecins, de ses ingénieurs qui gagnèrent les États-Unis. Et cela d'autant plus que Castro venait de découvrir et de proclamer le caractère « socialiste » de la révolution cubaine. On n'avait, jusqu'alors, jamais entendu utiliser ce terme, mais Castro ne pouvait pas trouver mieux pour donner des boutons aux dirigeants américains !
Depuis cette tentative de la Baie des Cochons en avril 1961, les USA n'ont plus jamais essayé d'envahir Cuba. Ils se sont contentés de maintenir et même de renforcer l'embargo. Ils ont également fait pression sur les différents gouvernements d'Amérique latine pour que ceux-ci rompent avec Cuba. Ainsi, à la conférence de 1962 de l'OEA, ils obtinrent que soit votée une résolution déclarant que Cuba s'excluait d'elle-même de l'organisation. Toutefois il y eut encore des résistances. 14 pays votèrent certes comme les USA le souhaitaient, mais les 6 principaux pays d'Amérique centrale et d'Amérique latine s'abstinrent, en se contentant de condamner le marxisme-léninisme, tout en affirmant que l'OEA n'avait pas le droit d'exclure un de ses membres. Les USA durent revenir à la charge pour, en multipliant les pressions, obtenir du Conseil de l'OEA l'expulsion de Cuba.
Le développement de l'économie et la militarisation du travail
Face à la menace constante des USA, face à l'embargo qui risquait d'entraîner la paralysie de l'île, puisque tous les équipements étaient américains et ne pouvaient plus être réparés ni renouvelés, Cuba se trouvait dans une situation dramatique.
Pour essayer de s'en sortir, le régime mobilisa la population qui, à l'époque, le soutenait avec enthousiasme. La production fut conçue comme un combat et une discipline quasi militaire commença à s'instaurer sur les lieux de travail.
En janvier 1960, commença la campagne d'alphabétisation qui fut menée comme une campagne militaire. On expédia partout des instituteurs, parfois improvisés, y compris dans les coins les plus reculés de la montagne. Le 22 décembre, la campagne d'alphabétisation fut déclarée terminée. En principe tout le monde savait dorénavant lire et écrire à Cuba. C'était presque vrai.
De même le régime développa à toute allure un programme d'amélioration de la santé publique. Partout on construisit cliniques et hôpitaux. Partout on mobilisa les médecins, ce qui s'avéra difficile car beaucoup avaient préféré partir pour les USA. Au début il y eut souvent du personnel médical improvisé, puis de plus en plus compétent par la suite.
Ce développement de l'éducation et de la santé, qui allait bientôt mettre dans ces domaines Cuba au niveau des pays industriels, pour remarquable qu'il ait été, était tout de même ce qui ne coûtait pas trop de capitaux étrangers. On pouvait l'obtenir en grande partie grâce à la mobilisation des énergies.
En revanche, pour développer vraiment l'économie il fallait, en plus, des équipements et des capitaux, car Cuba, comme tous les pays sous-développés n'en avait pas, ayant été mise en coupe réglée depuis des siècles par la colonisation d'abord et par l'impérialisme ensuite. Dans un premier temps, les dirigeants cherchèrent à diversifier la production pour conquérir l'autonomie alimentaire et échapper à la monoculture du sucre qui rendait Cuba tributaire des pays acheteurs et qui symbolisait l'ancien ordre colonial ou semi-colonial.
Ils tentèrent également d'industrialiser le pays. On demandait aux travailleurs de faire preuve d'autant de courage et même d'héroïsme que les guérilleros de la Sierra Maestra. Che Guevara devait écrire dans Le Socialisme et l'homme à Cuba : « L'une de nos tâches fondamentales du point de vue idéologique est de trouver la formule pour perpétuer dans la vie quotidienne cette attitude héroïque » . Ce fut l'époque où il devint ministre de l'Industrie.
Mais ces tentatives ne donnèrent pas grand chose. La récolte de sucre diminua, certes, mais malgré quelques progrès le pays restait désespérément pauvre.
L'une des raisons majeures de ces échecs relatifs était que les travailleurs n'étaient considérés que comme des producteurs et qu'on ne leur demandait jamais leur avis sur quoi que ce soit. Les dirigeants cubains étaient conscients de la nécessité de garder l'appui populaire, s'ils voulaient tenir tête à l'impérialisme américain, mais ils ne comptaient absolument pas sur l'initiative des masses. Cela ne faisait pas partie de leur manière de voir les choses.
René Dumont, qui visita Cuba dans les premières années du régime castriste, rapportait qu'on lui disait souvent : « On est décidé à suivre Fidel partout où il nous mènera. Mais on aimerait au moins qu'on nous dise où, que nous soyons prévenus » . Il citait le cas d'une sucrerie où un ouvrier expliquait comment on pourrait résoudre simplement un problème, comme on le faisait du temps des anciens propriétaires. Et lorsque les responsables s'indignaient qu'il ne l'ait pas dit tout de suite, celui-ci répondit : « Mais depuis huit ou neuf ans, on ne nous a jamais demandé à nous autres ouvriers notre avis sur la production » . Dans ces conditions on passa rapidement à l'entreprise-caserne où, remarquait le même Dumont, l'ardeur au travail était relativement minime et où, comme le disait un ouvrier qu'il citait : « On en donne pour ce qu'on est payé » .
Et puis il n'y avait pas que ce genre de problèmes. Cuba manquait de capitaux, de technologie, une grande partie de ses cadres avait quitté le pays. On ne crée pas une industrie à partir de rien, et encore moins dans un petit pays de la taille de Cuba, en espérant que les masses ouvrières voudront bien se montrer héroïques et se contenter de bas salaires. Mais les dirigeants cubains se plaçaient dans une perspective uniquement nationaliste. L'étiquette « socialiste » qu'ils avaient adoptée, ils l'avaient empruntée non au mouvement ouvrier révolutionnaire mais aux bureaucrates staliniens. Leur ambition, ce n'était pas la naissance d'un nouvel ordre mondial où le peuple cubain, comme tous les peuples du Tiers-Monde, pourrait bénéficier de l'énorme machine à produire que l'impérialisme avait concentrée dans les pays industrialisés à partir de la plus-value arrachée aux travailleurs du monde entier. Non, leur ambition, c'était d'industrialiser Cuba.
Mais l'impérialisme occupe le monde et l'on ne peut industrialiser aujourd'hui aucun pays sans passer par le marché capitaliste mondial.
Même l'URSS, bénéficiant de l'immensité de son territoire et de ses climats variés, de ses productions agricoles à l'avenant, de sa richesse en matières premières de toutes sortes, y compris en or, et de ses ressources humaines considérables, et en dépit de l'expropriation radicale de la bourgeoisie permettant une concentration des ressources et des moyens colossale, n'a pas été capable de rattraper le niveau de développement des principales puissances impérialistes.
La « crise des fusées » et les menaces constantes des USA
Cuba comptait certes sur l'aide de l'URSS. Mais pour l'URSS, Cuba n'était qu'un pion susceptible de servir dans les relations avec les États-Unis, et un pion, cela peut quelquefois se sacrifier.
On le vit bien en 1962 lorsque les Soviétiques se proposèrent d'installer sur le territoire cubain des missiles nucléaires braqués sur les États-Unis, ce qui déclencha la crise dite « des fusées ». Il est vrai que quelques mois auparavant les « marines » avaient fait d'importantes manoeuvres militaires dans les Caraïbes et que les dirigeants cubains redoutaient une invasion. Ils acceptèrent donc les fusées de moyenne portée que leur proposaient les Soviétiques afin de protéger leur pays. Les Américains possédaient bien, eux, sur les bases de l'OTAN de Turquie, tout près de la frontière soviétique, des installations de missiles nucléaires braqués sur l'URSS.
Mais lorsque les dirigeants américains apprirent la présence d'une base nucléaire à Cuba, Kennedy menaça de faire intercepter et contrôler par sa marine de guerre les navires russes allant à Cuba si les Soviétiques ne démantelaient pas leur base. Ce fut un chantage à la guerre. Finalement Khrouchtchev céda et ordonna, sans même prévenir Castro, de démonter la base et de renvoyer les missiles. Castro se plaignit amèrement de cette attitude et en particulier de ne pas avoir été consulté. Kennedy aurait promis, mais sans que ce soit écrit nulle part, qu'en échange du retrait soviétique il garantissait de ne plus tenter d'envahir Cuba. Peut-être, mais Castro estimait qu'on aurait pu obtenir l'évacuation par les USA de leur base de Guantanamo. Parce que, si les États-Unis se plaignaient d'une base située non loin du territoire américain, eux en possédaient une directement sur le sol cubain !
Si Khrouchtchev récupéra vite ses fusées, l'URSS apporta cependant une aide importante à Cuba en livrant gratuitement des armes qui permirent d'équiper l'armée cubaine et à Cuba de jouer de par le monde un rôle non négligeable compte tenu de la taille du pays. Mais malgré cette aide, le poids de la défense nationale, lié à la menace permanente que les USA font peser sur Cuba, a lourdement pesé dans le budget de l'île et a constitué un obstacle de plus dans ses efforts pour s'industrialiser. L'armée cubaine compte 250 000 militaires, auxquels s'ajoutent des forces paramilitaires plus ou moins permanentes. Il y a dix ans, Fidel Castro pouvait annoncer que « les milices territoriales représentent au total environ 1,2 million d'hommes et de femmes » et que « 18 000 hommes et 3 500 machines sont employés en permanence à la préparation du terrain pour la défense dans tout le pays, et nous utilisons à cette fin 15 % du béton armé fabriqué dans le pays » .
La possibilité d'une nouvelle intervention américaine ne pouvait pas être écartée. Les USA ne se privèrent pas de démontrer dans les faits qu'ils en étaient capables et qu'ils ne toléreraient pas, en tout cas, un second Cuba dans les Caraïbes.
En 1965, par exemple, les « marines » intervinrent dans l'île voisine de Saint-Domingue, non pas contre un soulèvement « communiste » mais contre un mouvement dirigé par un militaire, le colonel Caamano, qui entendait rétablir dans ses responsabilités le président de la République, un politicien très modéré, Juan Bosch, qui avait été renversé par un putsch. Le seul péché de Bosch et de Caamano était qu'ils bénéficiaient de l'appui de la population (et les « marines » eurent d'ailleurs bien du mal à réaliser leur opération). Mais c'est justement ce dont les USA ne voulaient pas à Saint-Domingue : un gouvernement qui pourrait s'appuyer sur les masses pour échapper un tant soit peu à leur emprise.
Vers l'intégration économique avec les pays de l'Est
Les nécessités militaires poussaient donc Cuba à l'industrialisation, tout en la rendant encore plus difficile par les capitaux qu'elles absorbaient.
Mais cette tentative d'industrialisation n'était pas compatible avec la diversification vers des cultures vivrières entreprise dans les toutes premières années du régime.
A la fin de 1963, Fidel Castro annonça donc une réorientation de l'économie : on allait de nouveau donner la priorité à la canne à sucre, pour la production de laquelle l'île était tout de même le mieux équipée, et dont le cours était, à ce moment-là, élevé. Castro fixa comme objectif de produire 10 millions de tonnes de sucre à l'horizon 1970. Grâce au sucre, Cuba espérait obtenir des capitaux et pouvoir ainsi se sortir à terme du sous-développement.
En même temps, les liens économiques devenaient plus étroits avec l'Union soviétique dont la part s'éleva à la moitié environ du commerce extérieur cubain durant la période qui va de 1959 à 1972.
En 1969-70 Cuba tenta, à l'appel de Fidel Castro, une énorme mobilisation pour obtenir la fameuse récolte de 10 millions de tonnes de sucre. Ce fut l'année dite de « l'effort décisif » . La récolte n'atteignit que 8,5 millions de tonnes, ce qui était beaucoup, un record même, mais au prix de la désorganisation et du sacrifice de tout le reste de l'activité économique. Au bout du compte ce fut un échec. Cuba n'arrivait décidément pas à s'en sortir.
En 1972, Cuba entra dans le COMECON, cette espèce de marché commun des pays dits « socialistes » dans lequel elle s'intégra de plus en plus, même si - lorsque les cours étaient favorables - il lui arrivait de vendre du sucre sur le marché international. En 1987, on en arriva à ce que pas loin de 90 % des échanges extérieurs de Cuba étaient réalisés avec les pays du COMECON.
Cette option économique poussa à un tel point Cuba à se spécialiser dans quelques produits qu'elle dut importer une partie de l'alimentation (du riz, des poulets, des conserves) qu'elle aurait pu produire elle-même, ce qu'elle paie chèrement aujourd'hui. Quant au développement de l'industrie, il fut en fait limité à quelques secteurs spécifiques : le matériel agricole nécessaire à la récolte de la canne, des produits pharmaceutiques dont Cuba a même réussi à devenir exportateur, et un peu de matériel électronique.
Certes, l'URSS avait permis à Cuba de trouver de l'aide, mais Cuba se trouvait à nouveau dans une situation de dépendance, non plus envers les Américains comme autrefois mais envers l'Union soviétique. Cela dit, durant les année quatre-vingt, Cuba a commencé à connaître une relative élévation de son niveau de vie. Les rations de la « libreta », le fameux livret, étaient honorées et, alors qu'en 1970 seulement 17 produits de consommation courante étaient en vente libre, il y en avait 700 en 1980.
Le « nouveau » parti communiste cubain
L'un des symboles du rapprochement avec l'URSS fut la naissance en 1965 d'un « Parti communiste » cubain, à la tête duquel se retrouva Castro. Mais quand on y regarde de plus près, l'histoire de celui-ci montre qu'en fait d'allégeance à Moscou, Castro entendait rester le maître dans son île.
Le mouvement politique castriste, au moment de la prise du pouvoir, s'appelait le Mouvement du 26 juillet, en souvenir de la fameuse attaque de la caserne de Moncada. L'idéologie de ce mouvement ne dépassait pas le cadre d'un certain démocratisme bourgeois et nombre de ses membres n'acceptèrent pas de suivre Castro quand celui-ci radicalisa sa politique.
A côté de lui existait un Directoire révolutionnaire, qui n'était politiquement pas très différent, qui avait lui aussi mené des combats et quelques guérillas contre Batista et avec lequel les castristes s'étaient trouvés un moment en concurrence.
Mais il y avait aussi à Cuba un Parti communiste, lié comme il se doit à Moscou (il s'appelait le Parti socialiste populaire). C'était, numériquement parlant, de loin le plus important des trois. Ce parti était bien loin d'avoir toujours soutenu Castro. Il l'avait même condamné comme « putschiste petit bourgeois » lorsque celui-ci était dans la sierra. Il n'avait pas non plus un passé d'opposant très résolu à Batista, puisqu'il avait même participé au gouvernement de celui-ci, dans les années quarante, à l'époque où Staline appelait partout les partis communistes à constituer des Fronts populaires avec les partis bourgeois pro-alliés qui voulaient bien d'eux. L'un des principaux dirigeants de ce parti, Carlos Raphael Rodriguez, était ainsi devenu ministre de Batista à cette époque-là. Eh bien, cela n'empêcha pas ce même Carlos Raphael Rodriguez, au moment où la victoire des guérilleros s'esquissait, de grimper dans la montagne et de prendre contact avec Castro. Au tout dernier moment le PC cubain se décida donc à appuyer Castro, et pour Carlos Raphael Rodriguez ce fut une bonne opération, puisque cet ancien ministre de Batista devait se retrouver un jour numéro trois du régime castriste. Quoi qu'il en soit, on raconte qu'au jour de la victoire, parmi tous les « barbudos », ses militants se faisaient repérer à cause de la courte longueur de leur système pileux qui n'avait évidemment pas eu le temps de pousser dans le maquis !
Seulement, pour Fidel Castro, trois partis c'était deux de trop. Après négociation naquit une seule formation, les ORI, Organisations révolutionnaires intégrées, dont le dirigeant suprême fut bien entendu Fidel Castro, mais il y avait encore théoriquement trois partis qui collaboraient. En 1962, ces partis fusionnèrent pour donner le PURSC, Parti uni de la révolution socialiste cubaine, et pour finir, au terme de l'évolution en octobre 1965, fut créé officiellement le Parti communiste cubain, toujours avec Fidel Castro à sa tête. Ce processus qui vit Castro se rallier à un parti « communiste » a peut-être constitué une satisfaction d'amour propre pour les dirigeants soviétiques. Mais Fidel Castro n'entendait pas voir ses nouveaux alliés lui contester la direction du nouveau parti unique et il ne se priva pas, à plusieurs reprises, de faire jeter en prison des dirigeants de l'ancien PC sous prétexte qu'ils faisaient un travail fractionnel. Ils auront peut-être eu ainsi l'occasion d'y rencontrer des militants trotskystes, car ceux-ci ont eu droit aussi, pour de tout autres raisons, à faire connaissance avec les prisons castristes.
A côté du parti, il existe depuis 1960 une formation de masse, les CDR ou Comités de défense de la révolution, qui regroupe d'autant plus la grande majorité de la population que ne pas en faire partie n'est pas très bien vu.
En effet, si le régime a longtemps bénéficié d'un large consensus de la majorité de la population, et en bénéficie peut-être encore, ce n'est vraiment pas un modèle de démocratie. Aucune formation politique, autre que le PC castriste, n'y est tolérée et, dans une interview accordée à la télévision française, Castro proclamait encore récemment que pour Cuba l'idéal était le règne du parti unique.
Ce n'est sûrement pas un idéal, mais pour un petit pays soumis à une telle pression extérieure, on ne voit pas comment il pourrait en être autrement.
D'ailleurs si, à en croire les émigrés cubains anti-castristes de Miami, Cuba connaîtrait un véritable « goulag tropical », selon Amnesty international il n'y aurait que quelques prisonniers politiques, une soixantaine en 1990 (parmi lesquels plusieurs dirigeants du Parti cubain des droits de l'Homme) dont certains ont effectué plusieurs séjours en prison, mais en tout cas rien de comparable avec le goulag.
Enthousiasme populaire et guerrillas
Mais aux yeux de tous les peuples d'Amérique latine, et plus généralement aux yeux de tous les peuples du Tiers-Monde, la résistance de Cuba aux prétentions des États-Unis lui a valu un immense prestige.
En 1961, l'échec de la tentative d'invasion soutenue par les USA à la Baie des Cochons provoqua des mouvements de soutien et de protestation à Caracas, Bogota, La Paz, Lima, Santiago du Chili, Recife, Rio, Sao Paulo, Montevideo, Buenos Aires, Mexico et au Guatemala ! L'exemple et les déclarations des dirigeants castristes avaient un retentissement considérable, car la totalité des pays d'Amérique latine se sentaient, à un degré ou un autre, dans une situations de semi-colonie par rapport aux USA, avec une immense misère et des directions oligarchiques corrompues et souvent dictatoriales, comme en avait connu Cuba avant la Révolution. Le succès de la révolution castriste était un encouragement pour tous ceux qui rêvaient de l'imiter en Amérique du Sud et en Amérique centrale.
Il existait depuis longtemps une tradition révolutionnaire en Amérique latine qui avait été marquée par Zapata au Mexique, Sandino au Nicaragua, et bien d'autres. Il y existait bien entendu, avant que Castro ne prenne le pouvoir, des petits noyaux de guérilleros, mais ceux-ci ne pouvaient que se sentir confortés par la victoire des castristes.
Durant les années 1960 à 1967, la guérilla a touché de près ou de loin une vingtaine de pays d'Amérique du Sud et centrale. Parfois ce ne furent que des actions sans lendemain, comme au Panama ou en République Dominicaine. Mais ailleurs, au Guatemala, au Mexique, au Venezuela, en Colombie, au Pérou et en Bolivie, les guérillas prirent une certaine importance et constituèrent de graves problèmes pour les gouvernements locaux, qui réagirent généralement avec la plus extrême brutalité et souvent aussi avec l'aide directe des USA.
Au Venezuela par exemple, le renversement du dictateur Marcos Pérez Jimenez donna l'impulsion à une vague d'agitation sociale et politique et la présidence de Romulo Betancourt, de 1959 à 1964, fut particulièrement troublée. Il y eut des manifestations dans les villes, la création d'un parti se réclamant du castrisme, le MIR, des foyers de guérilla dans des provinces paysannes puis, après plusieurs années de lutte, l'apparition d'un nouveau mouvement radical, les Forces armées de libération nationale, qui utilisa des formes de terrorisme urbain, avant que les guérilleros ne soient finalement liquidés en 1969.
En Colombie, divers mouvements de guérilla se développèrent. L'un d'eux, l'ELN, se constitua en 1964 à partir d'une majorité d'étudiants proches du castrisme et l'une des figures les plus marquantes en fut un prêtre catholique, Camilo Torres, qui fut tué en 1966. La guérilla la plus importante fut celle des FARC, liées au PC colombien. Créées en 1966, elles dominèrent des régions entières. Il y eut aussi des guérillas maoïstes. Le gouvernement ne parvint pas à en venir à bout, mais elles n'ont pas non plus mis le pouvoir en péril.
On pourrait multiplier les exemples. Si les guérillas n'avaient pas attendu Castro pour exister, la force d'attraction de l'exemple cubain dans les milieux politisés, communistes, nationalistes, sociaux-démocrates, chrétiens, en particulier dans la jeunesse, a amené des milliers de militants à s'inspirer des idées de Castro et de Che Guevara. Celui-ci, en particulier, avait théorisé l'expérience cubaine en expliquant que le moyen de parvenir au pouvoir était de créer des foyers de guérilla en milieu paysan, de façon à développer de petites armées qui s'appuieraient sur le peuple et sur la haine du pouvoir suscitée par la répression. Bien des groupes adoptèrent ce schéma, convaincus que c'était par ce moyen que des mouvements révolutionnaires pourraient imposer des défaites militaires et politiques aux gouvernements liés à l'impérialisme américain. C'était une généralisation abusive de l'exemple cubain. A Cuba, les guérillas castristes avaient - au bout d'un certain temps et après plusieurs expériences malheureuses - rencontré la sympathie active de la paysannerie des régions où elles agissaient. Mais c'était un processus qui n'avait rien d'automatique, car ce n'est pas la présence de la guérilla en elle-même qui avait radicalisé cette paysannerie. Et si le schéma guérillériste semblait avoir fonctionné à Cuba, partout les petites avant-gardes qui se constituèrent ainsi restèrent isolées et furent le plus souvent écrasées, car elles ne rencontrèrent pas l'appui de la paysannerie qu'elles escomptaient trouver.
Le plus marquant de ces échecs fut précisément celui de l'homme qui était apparu comme le principal lieutenant de Castro, l'Argentin Ernesto « Che » Guevara.
Che Guevara avait démissionné du gouvernement cubain et quitté Cuba au printemps 1965. Dans les mois qui suivirent, il tenta d'implanter des maquis en Bolivie. Mais les guérilleros qui suivirent le « Che » dans son aventure se trouvèrent complètement isolés, et dans des conditions épouvantables furent talonnés par l'armée qui liquida les maquisards et en particulier Che Guevara qui fut assassiné le 8 octobre 1967.
Le départ de Che Guevara de Cuba fit couler beaucoup d'encre, et suscita de nombreuses spéculations sur les divergences qui avaient pu l'opposer à Castro. Ce qui est sûr, c'est que si son objectif était d'impulser des luttes d'émancipation dans tous les pays d'Amérique latine, ce n'était pas la perspective de Fidel Castro qui n'envisageait pas du tout de soutenir les guérillas dans les autres pays d'Amérique latine en toute circonstance. Castro déclarait par exemple, en 1964, à propos de l'attitude qu'il envisageait à l'égard des guérillas : « Nous les aiderons de la manière que nous jugerons la plus gênante - pour les gouvernements bien entendu - en fonction des circonstances, et en considérant ce que les autres gouvernements feront à notre égard » . C'était dire que Cuba ne soutiendrait des mouvements d'opposition dans les autres pays du continent que si elle y trouvait avantage.
En janvier 1966, le gouvernement cubain convoqua à La Havane la conférence dite de la Tricontinentale, qui s'adressait au Tiers-Monde et cherchait à regrouper les leaders des pays menacés par l'impérialisme. Plusieurs organismes furent créés à cette occasion : l'Organisation de solidarité des peuples d'Afrique, d'Asie et d'Amérique Latine et l'OLAS, l'Organisation latino-américaine de solidarité, qui était chargée de coordonner les mouvements de luttes en Amérique centrale et du Sud. Certains virent dans cette politique une renaissance de l'internationalisme. Mais il s'agissait en fait seulement d'une caricature d'internationale, car la Tricontinentale et l'OLAS se limitaient au Tiers-Monde et ne s'adressaient absolument pas à la classe ouvrière en tant que classe, pas plus à celle des pays pauvres qu'à celle des pays industrialisés. C'est à cette époque que les dirigeants cubains nouèrent des relations avec un certain nombre de mouvements de libération nationale, en particulier le MPLA, le Mouvement populaire de libération de l'Angola, dont ils entraînèrent les cadres militaires.
Le soutien à certains régimes latino-americains et à ceux des pays de l'Est
A partir de 1969, les choses changèrent quelque peu. Cuba était parvenue à nouer des relations amicales avec le Pérou, où des militaires qualifiés de progressistes s'étaient emparés du pouvoir, et au Venezuela, avec le chrétien-démocrate Rafael Caldera qui avait pourtant participé à l'écrasement de la guérilla au début des années soixante. Castro avait aussi un autre problème, son alliance avec l'URSS, qui dans sa recherche d'un accord avec l'impérialisme voyait facilement d'un mauvais oeil des groupes s'orienter vers la lutte armée au nom des théories castristes et guevaristes sur la guerre de guérilla.
Pour Castro, les prises de position internationale ont toujours été déterminées par les intérêts diplomatiques immédiats de l'État cubain et, à propos de l'URSS dont l'aide économique lui était vitale, il n'hésita jamais à en soutenir les pires actions. C'est ainsi qu'en 1968, au moment où l'URSS et les armées du Pacte de Varsovie envahirent la Tchécoslovaquie pour faire cesser le « Printemps de Prague », Fidel Castro approuva l'intervention soviétique.
Au début des années soixante-dix, une seconde vague de luttes armées se développa en Amérique du Sud, au Brésil, au Chili, en Argentine, en Uruguay. Cette fois, c'est la guérilla urbaine que les promoteurs de ces mouvements déclaraient à l'ordre du jour. En Argentine, se développa une véritable guerre civile larvée, dans laquelle se lancèrent plusieurs mouvements de guérilla rivaux se réclamant du péronisme, du maoïsme, du castro-guevarisme, voire du trotskysme. Mais l'armée mena contre eux une véritable guerre d'extermination qui se termina par une prise du pouvoir par les militaires. En Uruguay, le mouvement des Tupamaros développa lui aussi une guérilla urbaine, en bénéficiant au départ de beaucoup de sympathies dans la population, mais là aussi l'armée prit le pouvoir et liquida le mouvement.
Beaucoup des leaders de ces guérillas continuaient à s'inspirer de Cuba, et trouvaient d'ailleurs parfois une certaine aide à La Havane même si Cuba n'y jouait pas un rôle de premier plan.
Mais Fidel Castro cherchait toujours à avoir de bonnes relations avec les chefs d'État sud-américains qui voulaient bien de lui. Il en eut au Chili avec le président Edouardo Frei, puis avec son successeur Salvador Allende. Alors que les masses populaires étaient mobilisées au Chili, Castro leur prêcha le calme en affirmant que « la révolution cubaine n'est pas un modèle d'exportation » , façon de conforter Allende mais aussi de désarmer les masses alors que se préparait le coup d'État militaire de Pinochet.
En 1973, dans un geste d'ouverture, Cuba invita des observateurs des pays latino-américains et des Caraïbes à assister aux manoeuvres de l'armée cubaine. En juillet 1975, il y eut une levée des sanctions interaméricaines et en août une levée partielle de l'embargo des États-Unis. On s'acheminait, semblait-il, vers une normalisation des rapports.
C'est alors que Cuba décida d'envoyer des troupes en Angola.
Il s'agissait de soutenir le MPLA qui se trouvait à la tête de l'Angola nouvellement indépendant, mais qui était menacé par des mouvements concurrents soutenus par l'Afrique du Sud et par les USA. Les Cubains envoyèrent des dizaines de milliers de soldats qui permirent de retourner la situation et de sauver le régime. Les troupes sud-africaines furent obligées de rebrousser chemin. Les Cubains restèrent des années en Angola et y envoyèrent non seulement des soldats, mais aussi des médecins et des enseignants.
Cette opération d'envergure rejoignait en l'occurrence ce qui correspondait à la politique soviétique. Elle montra aussi, à toutes fins utiles, que l'armée cubaine était apte au combat et susceptible de remporter des victoires.
Cuba intervint également en Ethiopie pour soutenir le régime de Mengistu, en guerre contre la Somalie. Mais l'Ethiopie était également en lutte contre la rébellion en Erythrée, que Cuba avait précédemment soutenue. Castro déplora se trouver dans une telle situation dans laquelle « deux causes progressistes étaient confrontées » , mais il continua quand même à collaborer avec l'État éthiopien.
Si certains ont pu s'imaginer qu'il y avait une contradiction entre le soutien aux mouvements de guérilla et le soutien aux dirigeants des États, ils ont pu se rendre compte que dans l'esprit des dirigeants cubains il n'y en avait pas. Ainsi Cuba a soutenu autour des années 1978-79 les fronts révolutionnaires au Nicaragua, au Salvador et au Guatemala. Lorsque les Sandinistes furent victorieux au Nicaragua (c'était d'ailleurs la première victoire d'une guérilla en Amérique depuis celle de Castro) ils reçurent une aide considérable, militaire, technique et même économique de la part de Cuba. Plus près de nous, l'offensive du FMLN salvadorien, en novembre 1989, a bénéficié de l'appui de Cuba. Mais cela n'empêcha nullement Castro de s'afficher à chaque fois que possible avec les chefs d'États latino-américains. Ainsi par exemple il assista, avec Daniel Ortega le nouveau dirigeant révolutionnaire du Nicaragua, à l'investiture du président mexicain Salinas de Gortari, en 1988. Or Gortari était accusé par la gauche de n'avoir emporté l'élection que grâce à la fraude ; Castro lui apportait donc sa caution. Castro répondit à cette critique de la manière suivante : « Ma visite a été mal vue. Mais je suis obligé d'appuyer un gouvernement comme celui du Mexique, qui nous a soutenus pendant trente ans... Le gouvernement mexicain et Carlos Salinas de Gortari sont mes amis, et si par ma présence je les ai appuyés, c'est un honneur pour moi de l'avoir fait » .
Récemment encore, au moment où éclataient les affrontements violents de La Havane en août dernier, Fidel Castro se trouvait à Bogota où il assistait à l'investiture du président colombien Ernesto Samper.
Par ailleurs, Castro a essayé de se poser en leader des dirigeants des pays qui ne parvenaient plus à rembourser leur dette extérieure. A partir de 1982, dans plusieurs pays d'Amérique latine éclata le problème de la dette. Divers pays se déclarèrent au bord de la faillite et réclamèrent des rééchelonnements successifs de leur dette, et parfois même son annulation.
Cuba s'est trouvée également - et est toujours - très endettée. Elle avait emprunté de l'argent aux banques occidentales pour s'équiper, au début des années quatre-vingt, alors que les cours du sucre étaient élevés, mais ensuite les cours se sont effondrés et finalement Cuba s'est retrouvée avec une énorme dette qu'elle était bien incapable de rembourser. Il y en avait pour 5 milliards et demi de dollars auprès des pays occidentaux en 1989 et une somme difficile à estimer, plus d'une dizaine de milliards de dollars sans doute, envers l'URSS.
En 1986, le Club de Paris (qui regroupe les représentants des pays riches) recommanda à Cuba d'appliquer une politique d'austérité, ce que Cuba ne tarda pas à faire d'ailleurs. Mais cela ne réglait en rien le problème, d'autant moins qu'une partie importante des rares ressources en devises que parvint à récupérer Cuba servait à payer les intérêts de la dette. Comme dans la plupart des pays latino-américains d'ailleurs. C'est pourquoi Fidel Castro appuya toutes les résistances des pays endettés envers les banques occidentales et proposa de geler la dette. Il déclara par exemple : « Je crois que ce qui est véritablement révolutionnaire dans les circonstances actuelles et dans ces conditions, c'est ce que nous avons proposé : une grève générale des débiteurs » .
L'aide du camp dit « socialiste » (qui allait bientôt s'effondrer) était plus que jamais vitale dans cette situation et Fidel Castro ne fit pas trop la fine bouche pour afficher sa solidarité avec Brejnev, avec Honecker, avec Kim-il-Sung, l'ancien dirigeant nord-coréen. Il refusa de condamner la répression des manifestations des étudiants chinois de la place Tien-An-Men à Pékin, car ses relations commerciales avec la Chine ont une certaine importance. En revanche, il déplora la péréstroïka de Gorbatchev, comprenant que la nouvelle politique soviétique risquait de sacrifier Cuba (c'est d'ailleurs ce qui s'est produit). Ainsi on vit par exemple le journal soviétique Les Nouvelles de Moscou, qui était en pointe dans la péréstroïka, être interdit à La Havane en août 1989.
Et lors de la tentative de putsch de Moscou, en 1991, Castro refusa également de critiquer les puschistes, dont il aurait sans doute aimé la victoire dans l'espoir qu'ils continuent à maintenir les liens traditionnels avec Cuba.
Quand il s'agit de flatter un chef d'État ou de gouvernement étranger dont il attend quelque chose, Castro n'est vraiment pas regardant. On vient de le voir dire beaucoup de bien du chef du gouvernement italien, Silvio Berlusconi, qui est passé récemment à Cuba, le qualifiant de « sympathique, excellent homme d'affaires et homme intelligent » et le gouvernement italien, qui - rappelons-le - comprend des ministres néo-fascistes, a été présenté par Castro comme « un laboratoire politique intéressant... qui pourrait annoncer un monde meilleur » .
Tous ces méandres de la politique extérieure cubaine, qui peuvent paraître contradictoires à première vue, obéissent en fait à une logique bien précise. Il s'agit de défendre les intérêts nationaux de Cuba. Car tout le reste, le soutien affiché aux peuples du Tiers-Monde, aux mouvements de guérilla, tout cela est subordonné à la défense de Cuba. Le prétendu internationalisme cubain n'est en réalité que l'appui à une politique parfaitement nationaliste. Et au bout du compte, lorsqu'on examine la situation actuelle, on constate que cette politique nationaliste n'a pas réglé le sort de Cuba. Cuba est toujours un petit pays pauvre qui fait, comme il peut, face au géant américain qui ne lui a pas pardonné de s'être dressé depuis trente-cinq ans contre lui et qui n'a cessé de faire planer sur Cuba une menace d'intervention militaire, comme l'a rappelé en 1983 l'expédition américaine contre l'île minuscule, mais indépendante, de la Grenade, qui s'était donné un régime ouvertement pro-castriste.
L'ouverture aux investissements étrangers
Alors, peut-on, de ce point de vue, envisager un changement de politique des États-Unis ? Certains politiciens et certains milieux patronaux américains y sont favorables. Ils font observer que trente-cinq années d'embargo n'ont servi à rien pour abattre le régime de Fidel Castro, tandis qu'une ouverture du pays aux capitaux américains pourrait se révéler plus efficace, de leur point de vue. Plusieurs journaux dont le Washington Post et le Wall Street Journal ont réclamé la levée de l'embargo. Et certains patrons craignent que si les USA s'obstinent à maintenir un embargo que le reste du monde respecte de moins en moins, ils voient passer sous leur nez des marché avantageux avec Cuba.
Il est vrai que le reste du monde ne s'aligne plus sur les USA. Le récent vote de l'Assemblée générale de l'ONU, sur l'embargo, l'a clairement montré : 101 pays ont voté contre et deux seulement pour, les USA, bien sûr, et Israël (qui se plaignait par ailleurs de l'embargo des États arabes à son égard !). Et 48 pays se sont abstenus.
Si, depuis des années, quelques pays ont maintenu des relations commerciales avec Cuba, aujourd'hui la plupart des États de l'Union européenne font des échanges avec ce pays. Le Canada a décidé de mettre fin officiellement, en juin de cette année, à l'embargo sur « l'aide humanitaire » et sur « l'aide au développement » . Des entreprises canadiennes ont investi dans des sociétés mixtes touristiques, minières, pétrolières à Cuba. C'est qu'en effet depuis deux ans Cuba a décidé de s'ouvrir dans certains domaines aux investissements étrangers. D'autres pays ont également fait des investissements : le Venezuela, le Mexique, l'Espagne. La France a envoyé une délégation de patrons, en février, sous l'égide du CNPF. Il y aurait déjà près de deux cents entreprises, principalement touristiques, avec des participations de capitaux étrangers, ce qui est pour le moment encore peu de chose. Mais le 30 octobre dernier, le vice-président cubain a déclaré que son pays était disposé à ouvrir la totalité du secteur productif, y compris le sucre, aux investissements étrangers, tout en disant, pour sauver les apparences, qu'il ne s'agissait pas d'une « stratégie de développement capitaliste » mais d'une « stratégie capable d'assimiler de nombreux processus à l'intérieur du système socialiste » .
On verra bien qui assimilera l'autre. Mais ce n'est pas Fidel Castro qui avait refusé, il y a trente-cinq ans, la collaboration avec l'impérialisme, ce sont les États-Unis, et si demain l'embargo américain était levé, ce seraient les USA qui auraient changé de politique, pas Castro.
Les marchés libres ont été à nouveau autorisés depuis le 1er octobre dernier, pour les producteurs agricoles qui auront rempli leurs obligations envers l'État et également pour tous les producteurs, quels qu'ils soient, d'État, coopératifs ou individuels. Les prix seront libres et les intermédiaires autorisés. Le régime revient donc sur l'interdiction de 1986 qui avait été motivée par la lutte contre l'enrichissement individuel.
Le régime prétend que ce genre de mesures, le développement du tourisme, les relations avec les pays d'Europe, etc. permettront de venir à bout du marasme économique actuel et que c'est grâce à cela que le pays sortira de la « période spéciale ».
Mais si une petite bourgeoisie cubaine parvient grâce à ces changements à s'enrichir et à amasser des dollars, cela n'améliorera certainement pas le sort des plus pauvres. Au contraire peut-être même, et l'on risque d'assister à un appauvrissement de la majorité de la population, comme on l'a vu dans les pays de l'Est, en Pologne, en Russie, etc., au profit d'une petite minorité.
Dans ces conditions, les acquis sociaux de ce qu'on appelle le « socialisme à la cubaine » pourront-ils se maintenir ? Rien n'est moins sûr. Déjà des entreprises à participations étrangères ont le droit de licencier leur personnel. Déjà les résidences touristiques, parfois luxueuses, sont interdites aux Cubains. Et les touristes sont copieusement nourris alors que la population manque de tout. Verra-t-on dans quelque temps, comme dans les pays de l'Est, les vitrines des magasins bien approvisionnées, mais les pauvres se contenter de les regarder, faute d'argent pour acheter ? C'est malheureusement probable.
Quant à l'avenir politique du régime, il est tout aussi hasardeux. Les spéculations vont bon train sur l'après-Castro. Les anti-castristes de Miami ont déjà soigneusement préparé leur reprise en main de l'île. Ils veulent récupérer « leurs » anciens domaines, « leurs » villas. Ils veulent recoloniser Cuba. Ils n'attendent que la chute de Castro pour débarquer dans l'île. Mais même si le régime castriste tient le coup plus longtemps que ses adversaires ne le souhaitent, on ne peut exclure que ce soit lui même qui compose avec ses ennemis et qui détruise des pans entiers de ce qu'il avait réalisé, sous prétexte de préserver le reste, et qui prépare, à terme, la fin de « l'expérience cubaine ».
Du côté de Cuba !
Quoi qu'il en soit, pour le moment Cuba reste un État qui lutte pour préserver son indépendance face à l'impérialisme. Jusqu'à maintenant il n'a pas faibli dans le bras de fer qui l'oppose depuis trente-cinq ans à l'impérialisme américain. Face à ce combat, aucun travailleur conscient ne peut se sentir neutre. Les exploités, les opprimés du monde entier ne peuvent être que du côté de Cuba.
Mais l'exemple de Cuba, les problèmes qui se posent à ce pays aujourd'hui, devraient aussi faire réfléchir tous ceux qui ont vu dans la voie cubaine une voie « originale » vers le socialisme.
En fonction de ce qu'ils étaient, c'est à dire des petits bourgeois jacobins, les dirigeants cubains ont fait tout ce qu'ils pouvaient pour échapper à l'emprise de l'impérialisme. Ils ont malgré tout conduit leur peuple dans une voie sans issue, ce que l'aide soviétique n'a fait que masquer un peu pendant trente ans.
C'est qu'il n'y a dans notre monde aucune solution à l'échelle d'un seul pays, et a fortiori d'une petite île pauvre. C'est que le problème de notre temps est de mettre à la disposition de tous les peuples les immenses ressources industrielles et technologiques que les grandes puissances impérialistes ont accumulées sur leur sol. C'est celui de la révolution socialiste mondiale. Ce n'est pas « La patrie ou la mort », mais « Le socialisme mondial et la vie » qui doit être écrit en lettres d'or sur le drapeau rouge des exploités et des opprimés.