Espagne 1931-1937 : la politique de front populaire contre la révolution ouvrière03/05/19961996Cercle Léon Trotsky/medias/cltnumero/images/1996/05/68.jpg.484x700_q85_box-6%2C0%2C589%2C842_crop_detail.jpg

Espagne 1931-1937 : la politique de front populaire contre la révolution ouvrière

Au sommaire de cet exposé

Sommaire

Il y a soixante ans, en 1936, l'Espagne se préparait à vivre des événements révolutionnaires dont l'issue s'avérerait déterminante, non seulement à l'échelle de ce pays mais à celle de la planète entière, pour toute la période historique qui allait suivre. En effet, si la guerre d'Espagne fut le laboratoire où furent testées les armes et les techniques militaires de la seconde guerre mondiale, la révolution espagnole fut aussi la dernière chance donnée au prolétariat d'arrêter la marche vers cette guerre.

Mais ces événements de l'été 1936 ne sortaient pas de rien. La crise révolutionnaire qui secouait l'Espagne s'était ouverte au début de la décennie avec les événements qui aboutirent en 1931 au départ du roi Alphonse XIII et à la proclamation de la république. Trotsky écrivait alors (le 24 janvier 1931) : « la chaîne du capitalisme risque de nouveau de se rompre à son maillon le plus faible : c'est le tour de l'Espagne. »

Retracer dans le cadre de cette brochure tous les aspects de cette période qui va de 1930 à la fin de la guerre civile serait une gageure. Nous ne parlerons donc pratiquement pas des aspects militaires de la guerre d'Espagne, des relations politiques internationales de 1936 à 1939, des événements qui se déroulèrent durant la guerre civile dans la zone contrôlée par Franco, ni de certains problèmes particuliers, comme la situation originale du Pays Basque. Nous avons choisi de ne traiter qu'un seul aspect de cette période, celui qui est pour nous le plus important, le plus déterminant : la politique qu'ont menée au cours de cette crise des organisations qui prétendaient représenter les intérêts des masses populaires.

L'Espagne à la veille de la révolution

L'Espagne de 1930 était une monarchie d'environ 24 millions d'habitants, pauvre et sous-développée qui gardait de nombreux traits féodaux.

La grande propriété terrienne dominait encore le pays, en particulier dans le sud, en Andalousie et en Estrémadure.

Sur l'ensemble du pays, deux pour cent des propriétaires possédaient presque les deux tiers des terres. A côté d'immenses domaines, dont une partie n'était bien souvent pas cultivée (30 % des terres agricoles ne l'étaient pas), il y avait de minuscules exploitations qui ne permettaient pas à leurs propriétaires de vivre. Et puis il y avait tous ceux, métayers ou ouvriers agricoles, qui ne possédaient pas la terre qu'ils travaillaient. La misère était terrible. « L'Espagnol se couche sans dîner » , disait-on. Des millions de gens aspiraient au partage des grands domaines.

La bourgeoisie industrielle espagnole s'était certes développée au début du siècle, en particulier grâce à sa neutralité pendant la première guerre mondiale. Mais la guerre terminée, elle perdit aussitôt ses marchés extérieurs. Une bonne partie de l'industrie espagnole était d'ailleurs aux mains de capitaux étrangers, au premier rang desquels les capitaux anglais puis français.

S'étant développée trop tard, dépendant du capital étranger, liée à l'aristocratie terrienne, cette bourgeoisie était bien incapable de transformer le pays, de le débarrasser des structures liées à la noblesse qui entravaient son développement. Elle s'accommodait fort bien de la monarchie, en l'occurrence d'Alphonse XIII qui était monté sur le trône en 1902.

Dans cette société archaïque, l'Eglise et l'Armée pesaient d'un poids considérable.

Dans le pays qui fut par excellence celui de l'Inquisition, l'Eglise catholique a toujours été l'un des principaux appuis de la monarchie et l'État dépensait des millions pour la subventionner. En 1930, le pays comptait 5 000 couvents, 80 000 moines et nonnes et 35 000 prêtres.

L'Eglise était le premier propriétaire foncier du pays et aussi la première puissance capitaliste. En 1912, l'ordre des jésuites contrôlait le tiers des capitaux espagnols. Un dicton populaire résumait ainsi la puissance financière de l'Eglise : « L'argent est bon catholique » .

Après le goupillon, le sabre. On dénombrait dans l'armée espagnole plus d'officiers que dans toute autre armée d'Europe : un pour six hommes. C'est dire le caractère parasitaire de la caste militaire, qui tout au long du XIXe siècle avait multiplié les coups d'État.

En 1930, l'armée était profondément marquée par la guerre coloniale que l'Espagne avait menée pour la conquête du Maroc de 1912 à 1926.

Le mouvement ouvrier

Mais dans cette Espagne, par bien des côtés sous-développée, il existait cependant une classe ouvrière que le développement industriel du début du siècle avait renforcée.

Le prolétariat espagnol avait de fortes traditions de luttes, y compris de grèves politiques. Les trois années de lutte qui suivirent la révolution russe furent même appelées les « années bolcheviques ». En 1930, c'était le syndicat créé par les anarchistes, la Confédération Nationale du Travail, la CNT, forte de plusieurs centaines de milliers d'adhérents, qui était la plus influente dans la classe ouvrière, en particulier en Catalogne et en Andalousie. Il y avait aussi l'UGT, l'Union Générale des Travailleurs, la confédération liée au Parti Socialiste, majoritaire aux Asturies et dans la région madrilène. Ces deux courants se partageaient l'influence sur le mouvement ouvrier.

Enfin, il existait un minuscule Parti Communiste qui était engagé comme les autres partis communistes dans un cours sectaire, dénonçant les organisations ouvrières anarchistes ou socialistes comme les « frères jumeaux » du fascisme. En Catalogne, une partie des militants du Parti Communiste rejeta cette orientation pour former un « Bloc Ouvrier et Paysan » qui représentait en Espagne l'opposition de droite qui se développa un temps au sein de l'Internationale Communiste, après la rupture entre Staline et Boukharine. Après cette scission, le Parti Communiste ne comptait plus que quelques centaines de membres.

Un seul courant représentait la filiation avec la tradition bolchevique au début des années trente, celui de la Gauche Communiste, animé par Andrès Nin, et lié à l'Opposition de Gauche Internationale de Trotsky. Mais ce groupe était une petite organisation, pas encore un parti.

Cette absence d'un Parti Communiste aguerri, doté d'une direction politique compétente, allait s'avérer d'autant plus dommageable qu'une véritable crise révolutionnaire s'ouvrit en 1930.

La République des républicains et des socialistes (1931-1933)

La situation explosive de 1930

Le roi Alphonse XIII venait tout juste de se débarrasser du général Primo de Rivera, dont la dictature s'était effondrée d'elle-même avec la crise de 1929.

Le général Berenguer, à qui Alphonse XIII avait demandé de former le nouveau gouvernement, dit plus tard avoir pris le pouvoir au moment où l'Espagne était comme « une bouteille de champagne dont le bouchon était sur le point de sauter » .

En mai 1930, face à l'effervescence qui y régnait, le gouvernement dut fermer des universités et faire intervenir la garde civile. Ces mouvements furent relayés par l'agitation ouvrière avec toute une série de grèves dans les principales villes. Une crise dramatique frappait les campagnes où les paysans mouraient de faim.

Une vague de républicanisme souffla sur tout le pays. Une partie du personnel politique de la bourgeoisie se convainquit qu'il était peut-être temps de se débarrasser de la monarchie.

Le 17 août 1930, les socialistes et l'UGT conclurent le « Pacte de San-Sebastian » avec les républicains. Ils n'envisageaient évidemment pas de préparer une insurrection populaire pour mettre fin à la monarchie, mais ils rêvaient à un soulèvement des garnisons éventuellement appuyé par une grève pacifique dans les principales villes. Le plan mis au point fut décommandé à plusieurs reprises. Cependant, deux officiers républicains, le capitaine Galan et le lieutenant Garcia-Hernandez, se lancèrent tout de même le 12 décembre 1930 et proclamèrent la république dans la petite ville de Jaca. Il y eut une grève générale à Barcelone. Mais le Comité républicain-socialiste ne donna pas l'ordre de grève à Madrid. Il préférait la défaite à la mobilisation ouvrière. Les deux officiers furent exécutés.

La crise politique monta encore d'un cran. Il fallut procéder à de nouvelles élections, municipales d'abord.

La proclamation de la République

Ces élections municipales constituèrent un succès écrasant pour le camp républicain dans les grandes villes. La République fut proclamée deux jours plus tard, le 14 avril 1931. L'enthousiasme populaire éclata en des manifestations monstres. Les prisonniers politiques sortirent de prison dans la liesse générale.

Dans l'esprit des paysans pauvres, la république, cela voulait dire la réforme agraire, l'accession à la terre, la possibilité de manger à sa faim. Dans celui des ouvriers, la satisfaction de leurs revendications. Pour tous les pauvres qui célébraient son avènement, la république devait signifier la fin de leur misère, d'autres rapports sociaux.

Les nouveaux dirigeants qualifiaient la révolution de « glorieuse, non sanglante, pacifique et harmonieuse » . Leur républicanisme était cependant relatif. Ils avaient laissé le roi se déclarer en vacance de règne et partir en exil, sans même exiger de lui qu'il abdique.

Le gouvernement provisoire fut confié à Alcala-Zamora, un politicien catholique de la monarchie, républicain de fraîche date. Aux côtés de républicains comme Azaña, trois socialistes participèrent au gouvernement provisoire, dont le principal dirigeant du parti, Largo Caballero, qui avait déjà accepté d'être conseiller d'État sous Primo de Rivera.

Tout l'ancien appareil d'État resta en place : les fonctionnaires, les juges, les militaires.

Quant aux masses, on les pria de prendre patience en attendant les Cortès constituantes qui devaient être élues en juin.

La montée révolutionnaire

Mais, dès le mois de mai, face aux premières tentatives des monarchistes de relever la tête, les travailleurs répondirent par des incendies d'églises et de couvents. En quelques jours le mouvement, parti de Madrid, se propagea jusqu'en Andalousie. N'osant utiliser la garde civile trop haïe, le gouvernement décréta la loi martiale, envoya l'armée au secours des prêtres et s'empressa de créer une nouvelle force de police : les gardes d'assaut.

Les masses se radicalisaient, les paysans occupaient les terres, des grèves dures eurent lieu un peu partout, toutes les organisations ouvrières se développaient. On assistait à une véritable montée révolutionnaire. Le Parti Socialiste et l'UGT ne voulaient cependant pas la révolution, mais au contraire le retour au calme.

Quant à la CNT, elle livrait des batailles parfois très dures, organisait même des tentatives d'insurrection, mais en ordre dispersé, sans coordination ni plan d'ensemble.

La politique de ces organisations empêchait en fait les masses de rassembler leurs forces pour une lutte destinée à arracher leurs objectifs économiques et politiques.

Le nouveau régime se révéla totalement incapable de dénouer la crise qui secouait l'Espagne en procédant aux transformations politiques et sociales nécessaires. Il se fit, comme ses prédécesseurs, le défenseur inconditionnel des propriétaires terriens et des bourgeois contre les revendications des ouvriers et des paysans.

La république contre les aspirations des masses

Le bloc républicain et socialiste, largement majoritaire dans les Cortès constituantes, révéla son impuissance à décider quelque réforme d'envergure que ce soit. Il avait affirmé dans la nouvelle constitution que « l'Espagne (était) une république des travailleurs de toutes les classes ». Mais il s'attacha surtout à ne pas léser les classes dominantes.

Il fit bien figurer dans la nouvelle constitution des déclarations de bonnes intentions : la renonciation à la guerre, l'égalité des hommes et des femmes (qui reçurent le droit de vote), la reconnaissance des seuls mariages civils et le droit au divorce. L'enseignement devait être laïque. Mais on n'osa même pas décider que l'État cesserait immédiatement de payer les prêtres : on leur donnait encore deux ans de répit.

Et lorsque cette constitution fut adoptée en décembre 1931, rien n'avait encore été fait en matière de réforme agraire.

Alcala-Zamora devint Président de la République, Azaña Président du Conseil, les socialistes restèrent au gouvernement.

La loi sur la réforme agraire ne fut adoptée que courant 1932 et c'était une coquille vide. Elle ne prévoyait l'installation que de 50 000 familles par an sur les terres prises à de grands propriétaires qui seraient bien entendu indemnisés. Des millions de paysans attendaient impatiemment la terre. Seules 10 000 familles bénéficièrent de cette réforme.

La première chose dont le gouvernement Azaña s'était occupé, c'était « la loi de la défense de la république » qui réduisait à presque rien les droits démocratiques, autorisant le gouvernement à suspendre les libertés constitutionnelles, soumettant les réunions publiques et les manifestations à autorisation, la presse à la censure, limitant le droit de grève. Les autorités pouvaient arrêter et incarcérer sans jugement. Quant à la loi sur les associations, spécialement concoctée par Largo Caballero, elle obligeait tout simplement les syndicats, partis, associations à fournir à la police les noms et les adresses de tous leurs membres. Les anarchistes et même des sections de l'UGT s'y refusèrent et la loi ne put être appliquée. Toutes ces lois furent utilisées uniquement contre les travailleurs et leurs organisations, les prisons se remplissant de paysans qui occupaient des terres, d'ouvriers grévistes, de militants anarchistes.

Répression contre les ouvriers et les paysans, complaisance pour les monarchistes

L'insurrection dirigée par les anarchistes dans la vallée du Llobregat, au sud de Barcelone, en janvier 1932, proclama le communisme libertaire. Elle ne s'étendit pas au-delà de deux districts qui tinrent cependant l'armée cinq jours en échec, avant d'être écrasés. Des milliers de travailleurs révolutionnaires, dont les dirigeants anarchistes, furent incarcérés ou même déportés en Afrique.

Les luttes paysannes qui se produisirent en 1932 furent, elles aussi, menées en ordre dispersé et écrasées.

La réaction crut pouvoir relever la tête et en août 1932 le général Sanjurjo tenta d'organiser un putsch à Séville pour restaurer la monarchie. Les travailleurs de Séville réagirent immédiatement et firent échouer le coup de force. Le gouvernement dut soustraire les conjurés à la fureur populaire. Ils furent tout de même condamnés à mort - on ne pouvait pas faire moins - mais aussitôt amnistiés, et ne restèrent que deux ans en prison. On les retrouvera plus tard avec Franco.

L'un des hauts faits d'armes de la nouvelle garde d'assaut eut lieu en janvier 1933 à Casas Viejas près de Cadix, dans cette Andalousie où le problème de la terre se posait de manière aiguë, à l'occasion d'une nouvelle tentative anarchiste. Les gardes tuèrent toute une famille anarchiste en incendiant la maison qu'ils ne parvenaient pas à prendre d'assaut. Puis ils abattirent 14 prisonniers. Le chef des gardes déclara qu'il avait reçu l'ordre de ne pas faire de prisonniers. L'indignation fut grande mais le Parti Socialiste resta solidaire du gouvernement.

Les masses populaires étaient déçues par la « république de Casas Viejas ». La droite monarchiste préparait sa revanche. Elle s'était regroupée dans la CEDA, la « confédération espagnole des droites autonomes », autour de Gil Robles, connu pour ses sympathies envers Mussolini. Elle obtint au bout de quelques mois la dissolution des Cortès et l'organisation de nouvelles élections le 19 novembre 1933 qui consacrèrent sa victoire.

L'un des anciens ministres socialistes, Prieto, eut le cynisme d'expliquer dans une interview : « Il est vrai que le gouvernement de gauche en Espagne mena la politique de la droite (...). Dans cette époque de capitalisme pourrissant, la bourgeoisie espagnole ne pouvait même pas mener à bien la révolution démocratique bourgeoise » .

Effectivement. Et il n'avait pas fallu plus de deux ans au Parti Socialiste, en s'alliant à ces républicains impuissants, pour mener la révolution espagnole au bord de la catastrophe.

La république réactionnaire : les deux années noires (1934-1935)

Ce fut ensuite le début de la période de réaction qu'on appela le « bienio negro », les deux années noires, 1934-1935.

Toutes les mesures qui avaient été prises contre l'Eglise et les propriétaires fonciers furent abrogées. La loi de réforme agraire fut abandonnée dans la plupart des régions. Les terres occupées temporairement durent être évacuées. 1934 fut l'année de la grande offensive des propriétaires de grands domaines pour baisser les salaires et licencier les ouvriers agricoles syndiqués. Leur formule : « Vous avez faim ? Mangez donc la république » !

L'extrême droite se montrait de plus en plus menaçante. Monarchistes et fascistes de la Phalange profitaient de toutes les occasions pour parader.

Le Parti Socialiste parle de révolution...

Devant la menace de voir arriver au pouvoir la droite anti-parlementaire, avec le parti de Gil Robles, une fraction des dirigeants socialistes et en particulier Largo Caballero, l'ancien ministre du travail, se mit à utiliser un vocabulaire de plus en plus radical.

L'arrivée de Hitler au pouvoir, en janvier 1933 en Allemagne, puis les événements de février 1934 en Autriche et en France, provoquèrent partout un sursaut à gauche des partis socialistes qui se sentaient menacés dans leur existence même par la montée du fascisme.

Largo Caballero affirmait désormais que la république démocratique avait fait faillite, que l'objectif des socialistes devait être la conquête du pouvoir, la dictature du prolétariat.

Ces propos étaient accueillis avec enthousiasme par les travailleurs des villes comme des campagnes. Ce n'est pas la volonté révolutionnaire qui leur manquait depuis 1930, c'était des dirigeants résolus. Le Parti Socialiste recruta largement. Les Jeunesses Socialistes gagnèrent en quelques mois des dizaines de milliers de membres.

Les jeunes, les travailleurs prenaient au mot les discours révolutionnaires des dirigeants.

Mais ceux-ci brandissaient la menace de la révolution sans la préparer réellement, espérant intimider la bourgeoisie par ces menaces et la dissuader de confier le gouvernement à la CEDA.

Et à chaque fois qu'un affrontement décisif se dessina, les dirigeants du Parti Socialiste et de l'UGT se dérobèrent.

... mais ne veut pas la faire

Ainsi, alors que le dirigeant de la droite réactionnaire et fascisante, Gil Robles, se préparait à concentrer ses troupes dans une grande démonstration de force le 22 avril 1934 à Madrid, les dirigeants socialistes choisirent d'abord de ne rien faire, sous prétexte de ne pas se disperser dans des luttes partielles, alors que tout était déjà prêt, disaient-ils, pour la révolution. Mais, inquiets au dernier moment, ils appelèrent la veille à la grève générale. Malgré le manque de préparation la réponse des travailleurs fut unanime. Madrid se transforma en ville morte. Tous les moyens de transports qui devaient acheminer les manifestants furent paralysés. Gil Robles ne put réunir que 10 000 personnes : un fiasco. Mais la politique des dirigeants socialistes ne permit pas à la classe ouvrière de tirer les fruits de sa victoire.

Plus criminelle encore fut la politique du Parti Socialiste lors de la grande grève de travailleurs agricoles de l'été 1934.

La Fédération nationale des travailleurs de la terre, qui était d'ailleurs membre de l'UGT, appela à la grève au moment de la moisson, à partir du 1er juin, pour obtenir le retour aux salaires d'avant 1933 et la fin des discriminations dans la répartition du travail.

Mais, sous prétexte de se réserver pour la révolution, les dirigeants socialistes et ceux de l'UGT refusaient les occasions de mobiliser les travailleurs pour arracher des victoires partielles et préparer ainsi concrètement l'insurrection. L'UGT refusa de soutenir les travailleurs des campagnes et refusa aussi d'appeler en solidarité les ouvriers à la grève.

Dans les campagnes, la grève, qui impliqua néanmoins des centaines de milliers de travailleurs, fut vaincue région par région. 7000 ouvriers agricoles furent emprisonnés. Le 20 juin les ouvriers agricoles vaincus, démoralisés, reprenaient le travail.

Si le prolétariat industriel avait appuyé la grève des campagnes - et il y avait toutes les chances pour qu'il l'eût fait s'il y avait été appelé - cela aurait empêché le gouvernement de concentrer toutes ses forces de répression dans les campagnes, renforcé la solidarité des travailleurs des villes et des champs dans une lutte commune qui aurait évité qu'ils soient battus séparément. Car lorsque le prolétariat se souleva à son tour en octobre, les campagnes n'étaient plus à même de lui venir en aide.

Les travailleurs prennent le Parti Socialiste au mot

Les dirigeants socialistes qui affirmaient depuis des mois que tout était prêt pour l'insurrection disaient vouloir la déclencher si la CEDA de Gil Robles entrait au gouvernement.

Mais lorsqu'un nouveau gouvernement prit trois ministres de la CEDA, le 4 octobre 1934, les dirigeants du Parti Socialiste se dérobèrent une fois de plus.

Au lieu de l'insurrection annoncée, ils appelèrent à une « grève générale pacifique ». La CNT refusa d'appeler à un mouvement dirigé par l'UGT. La grève fut cependant suivie dans les principales villes du pays.

A Madrid, dès le 4 octobre 1934 au soir, une foule immense envahit les rues dans l'attente fiévreuse d'une distribution d'armes : les grévistes croyaient que la consigne de « grève générale pacifique » était une astuce destinée à désorienter le gouvernement. Les travailleurs attendirent toute la nuit et encore la matinée du 5. Mais les dirigeants socialistes avaient disparu, les laissant sans consignes ni perspectives. Le soir, le gouvernement se rendit maître de la situation. Tous les chefs socialistes furent arrêtés.

L'insurrection dans les Asturies

Seules les Asturies s'insurgèrent, à l'initiative des militants locaux de toutes les organisations de gauche et d'extrême gauche, y compris de la CNT, qui s'étaient concertés au sein d'une Alliance Ouvrière pour préparer l'insurrection qu'ils avaient prise, eux, au sérieux.

Le mouvement partit, le matin du 5 octobre, de la ville minière de Mieres. « Vers huit heures et demie du matin » , raconte Manuel Grossi, militant de la Gauche Communiste qui en fut l'un des dirigeants, « une foule d'environ deux mille personnes se rassembla devant la mairie de Mieres, déjà occupée par les ouvriers insurgés. De l'un des balcons, je proclamai la République Socialiste. L'enthousiasme fut indescriptible » .

L'objectif ensuite, c'était l'attaque des postes de la garde civile, des mairies, et des autres édifices clefs des villes et des villages de la province. Oviedo, la capitale, fut prise par 8 000 mineurs. Après trois jours, une grande partie de la province était sous le contrôle des insurgés.

Dans chaque commune, un comité révolutionnaire fut constitué. Il assurait le ravitaillement et organisait des milices armées.

Les manufactures d'armes de la province travaillèrent jour et nuit pour alimenter les milices et l'armée rouge - c'est le nom que s'était donnée l'armée des mineurs insurgés. En dix jours, 30 000 à 50 000 ouvriers s'enrôlèrent. Les mineurs utilisèrent l'arme qu'ils connaissaient bien : la dynamite.

Le général Franco fut chargé de reconquérir la province. Doutant de l'efficacité des troupes régulières, il fit appel à la Légion.

La résistance, acharnée, dura jusqu'au 20 octobre. Les villes minières furent réduites par les bombardements, l'artillerie et, pour finir, dans des combats corps à corps. Manquant d'armes, manquant de munitions, les insurgés durent finalement se rendre.

La répression fut terrible, sauvage, marquée par la torture, les assassinats, les viols. Il y eut, côté insurgés, 3 000 tués et 7 000 blessés. 40 000 personnes furent incarcérées. Les maisons du peuple de la région furent transformées en prisons.

L'insurrection des Asturies, malgré sa défaite, redonna fierté et courage à la classe ouvrière. Elle constitua un exemple et un espoir de victoire future. La libération des emprisonnés devint, pour les ouvriers, une raison supplémentaire de se battre.

L'évolution de la politique des organisations ouvrières : vers le Front populaire

Au cours de l'année 1935, une recomposition s'opéra dans le mouvement ouvrier, traduisant une évolution à droite des directions de toutes les organisations ouvrières.

Le Parti Socialiste, grâce à son cours radical de 1934, avait développé son influence. La répression frappant ses dirigeants - qui étaient en prison - en avait fait des héros. Mais cette influence, il s'en servit pour renouer en 1935 avec la politique d'alliance avec les républicains bourgeois déjà menée de 1930 à 1933, alliance qui devint le Frente popular, le Front populaire.

Le Parti Communiste, qui était alors un petit parti, sans grande influence, abandonna sa politique ultra-sectaire sur les injonctions de Staline qui recherchait, à la suite de l'arrivée d'Hitler au pouvoir, une alliance avec les bourgeoisies occidentales. Les partis communistes devaient désormais montrer qu'ils étaient un facteur d'ordre et de stabilité pour leur bourgeoisie nationale. Le Parti Communiste se fit le théoricien du Front populaire.

Une évolution politique s'amorça aussi chez les anarchistes, vers un abandon de leur anti-politisme. Mais cela les amena quelques mois plus tard à se rallier au Front populaire.

Enfin la Gauche Communiste, qui comptait maintenant quelque 3 000 militants, se priva d'une opportunité considérable. Alors que la direction des Jeunesses Socialistes se tournait vers Trotsky et la IVe Internationale, et proposait à la Gauche communiste d'entrer dans ces Jeunesses, qui comptaient plusieurs dizaines de milliers de membres, pour aider à les transformer en un authentique parti bolchévik, la Gauche Communiste, malgré les conseils de Trotsky, s'y refusa. Elle préférait continuer à courtiser les dirigeants du Bloc Ouvrier et Paysan, une organisation de quelques milliers de membres qui se situait entre la IIe et la IIIe Internationale, avec laquelle elle souhaitait la fusion. La Gauche Communiste fusionna finalement avec le Bloc, pour former le POUM, le Parti Ouvrier d'Unification Marxiste.

Les conséquences de ce choix furent dramatiques. Ce furent les Jeunesses du Parti Communiste qui mirent la main sur les Jeunesses Socialistes, rapidement transformées en une organisation stalinienne.

La victoire du Front populaire

En décembre 1935, après une nouvelle crise ministérielle, le Président de la République décida de dissoudre les Cortès. De nouvelles élections furent fixées au 16 février 1936.

Le programme du Front populaire

Le programme avec lequel le Front populaire aborda ces élections avait été signé par deux partis bourgeois, la Gauche républicaine d'Azaña et l'Union républicaine de Martinez Barrio, ainsi que le Parti Communiste, le Parti Socialiste, les Jeunesses Socialistes, l'UGT, et... le POUM qui argua de l'amnistie promise et du fait que la loi électorale ne lui permettrait pas d'avoir des députés s'il se présentait seul.

Ce programme ne reprenait aucune des revendications essentielles des travailleurs. Les républicains avaient fait inscrire qu'ils n'acceptaient pas « le principe de la nationalisation des terres ni leur remise gratuite aux paysans ». Pas de réforme agraire donc, rien qui touche à la puissance des propriétaires fonciers, à celle de l'église, au pouvoir des militaires, à tous les traits féodaux de le société.

La seule concession qui y figurait était la promesse d'une amnistie pour tous les emprisonnés de 1934.

Les partis signataires s'engageaient en cas de victoire électorale à soutenir le gouvernement issu des élections.

Aucune organisation ouvrière ne mit en garde la classe ouvrière contre ce qu'était le Front populaire et ce qu'il pouvait lui réserver : une politique anti-ouvrière pour démontrer à la bourgeoisie qu'elle pouvait se passer du fascisme. Aucune n'affirma la nécessité pour la classe ouvrière de se préparer à prendre elle-même le pouvoir.

La CNT ne signa pas l'accord de Front populaire, il est vrai, mais elle ne lui opposa aucune alternative. Pour la première fois, elle n'appela pas à l'abstention, sous prétexte de ne pas empêcher l'amnistie des prisonniers de 1934, mais comme elle ne proposa pas de candidatures ouvrières avec un autre programme, elle laissa les travailleurs voter pour les candidats du Front populaire.

La politique du Front populaire face à la montée révolutionnaire (de février à juillet 1936)

Le Front populaire remporta la victoire aux élections du 16 février 1936. Azaña devint président du Conseil. Les socialistes, sans participer au gouvernement, soutenaient celui-ci.

Mais les travailleurs n'attendirent pas les mesures d'amnistie : dès le lendemain des élections, ils envahirent les prisons et libérèrent les détenus. Des comités furent mis sur pied dans les entreprises pour surveiller les patrons, et une vague de grève se déclencha pour imposer la réintégration des camarades licenciés. Les paysans se mirent à nouveau à envahir les terres et à se les partager.

Les dirigeants des partis de gauche et de l'UGT avaient beau essayer de maintenir les travailleurs dans les cadres légaux, de s'opposer aux grèves là où ils en avaient la force, de traiter de provocateurs ceux qui ne suivaient pas leurs consignes, le mouvement était irrésistible.

Le gouvernement recommença à remplir les prisons. Contre les grévistes et les paysans qui occupaient les terres et se défendaient tant bien que mal armés de fourches et de faux, il envoya la garde civile et les gardes d'assaut. Aucun des droits démocratiques qui avaient été promis ne fut accordé. La censure fut maintenue. Les garanties constitutionnelles suspendues. Mais le mouvement des masses ne fut pas brisé.

De leur côté, les groupes d'extrême droite, les gangs à la solde des propriétaires terriens se livraient à des expéditions violentes contre les paysans et contre les grévistes, assassinaient des militants ouvriers, tentaient de terroriser des quartiers ouvriers. La réaction relevait la tête. La guerre civile commençait.

Le 7 avril, une ultime manoeuvre parlementaire fut tentée pour reprendre le contrôle de la situation. Les Cortès déposèrent le Président de la République Alcala-Zamora, et le remplacèrent par Azaña, le représentant de l'aile anti-cléricale des républicains bourgeois, qui fut élu avec les voix du Parti Socialiste et du Parti Communiste, et même la voix de l'unique député du POUM.

Mais le nouveau gouvernement de Casares Quiroga ne réussit pas mieux à endiguer le flot révolutionnaire. Il faut dire que la CNT, qui n'avait pas offert de perspective aux travailleurs lors des élections, n'en restait pas moins, elle, à la tête des grèves et des occupations de terres.

La grève des ouvriers du bâtiment de Madrid, démarrée le 1er juin, se déroula dans une atmosphère de guerre civile. Lorsque l'UGT appela à reprendre le travail, la CNT resta seule à diriger la grève jusqu'au bout, à se défendre contre les bandes de la Phalange, contre la police, contre les jaunes. Des ouvriers affamés par les patrons, obligeaient, revolver au poing, les commerçants et les restaurateurs à les servir gratuitement.

Aux yeux de la bourgeoisie, le gouvernement républicain démontrait son incapacité à faire respecter l'ordre et la propriété. Le coup de force militaire se préparait de plus en plus ouvertement avec l'approbation des classes moyennes.

Le gouvernement impuissant face à l'armée

Mais le gouvernement ne voulait rien savoir, il prétendait que les officiers étaient loyaux. L'un de ses communiqués affirmait même que « le gouvernement de la république a appris avec tristesse et indignation les attaques injustes auxquelles sont soumis les officiers de l'armée » (...). C'est que, pour le gouvernement, il n'était pas question de toucher à l'État-major. Il savait que l'armée était l'ultime recours de la bourgeoisie. Responsable devant celle-ci, à ses ordres, le gouvernement du Front populaire s'apprêtait à capituler devant les officiers.

Quant à la CNT et au POUM, leurs militants et leurs dirigeants étaient aux côtés des travailleurs dans les grèves, les occupations de terres. Ils prévenaient les masses du danger réactionnaire, mais ne disaient pas la vérité sur le rôle du Front populaire. Ils ne préparaient pas la classe ouvrière aux tâches politiques qui l'attendaient : armer les prolétaires et les paysans, -désarmer les corps de répression, tenter de prendre l'initiative et d'écraser la réaction avant même que celle-ci ne frappe. Les masses auraient ainsi été peut-être en meilleure position pour écraser le coup d'État militaire, si tant est qu'il ait même eu lieu.

C'est si vrai que lorsque l'armée se lança à l'assaut du pouvoir, le prolétariat, sans aucune préparation et sans aucune directive, la mit spontanément en échec sur une bonne partie du territoire et dans les deux capitales.

Juillet 1936 : le soulèvement militaire déclenche la révolution

Au centre du complot militaire, il y avait les généraux Mola à Pampelune et Franco aux Canaries. De son poste, ce dernier organisa le soulèvement au Maroc.

C'est là, à Melilla, que le coup de force commença le 17 juillet. Le lendemain, les officiers rebelles étaient maîtres du Maroc espagnol. Franco lançait sur les ondes un appel au soulèvement qui commença immédiatement en Espagne.

Le gouvernement a plus peur des ouvriers que des putschistes

Le gouvernement de Casares Quiroga s'empressa de minimiser les événements. Il fit diffuser le communiqué suivant : « Une nouvelle tentative insurrectionnelle a échoué (...) personne, absolument personne ne s'est joint dans la péninsule à cette entreprise absurde... » Et le lendemain : « on peut affirmer que l'action du gouvernement suffira pour obtenir le retour à la normale. »

Les comités nationaux des partis socialiste et communiste se rangèrent à l'avis du gouvernement et publièrent le 18 juillet ce communiqué commun : « Dans l'éventualité où les ressources du gouvernement ne seraient pas suffisantes, la République est assurée solennellement que le Front populaire, qui rassemble sous sa discipline tout le prolétariat espagnol, se résoudra avec sérénité et impartialité à intervenir dans le conflit aussi rapidement que son intervention sera réclamée. Le gouvernement commande et le Front populaire obéit ».

Evidemment, le gouvernement ne voulait pas faire appel à la classe ouvrière. Il déclara même que ceux qui distribueraient des armes aux travailleurs seraient fusillés. Et la soumission du Front populaire aux ordres du gouvernement représentait une véritable trahison des intérêts de la classe ouvrière.

Car dès le 18 juillet, gardes civils, gardes d'assaut et phalangistes se joignirent au putsch. Les gouverneurs, suivant les consignes du gouvernement, refusaient de distribuer des armes à la population, quand ils ne passaient pas eux-mêmes avec armes et bagages du côté des militaires putschistes.

Ce qui se passa en Andalousie est un bon exemple des conséquences de la politique du gouvernement. Celui-ci refusa au gouverneur de Huelva l'autorisation d'arrêter le général d'extrême-droite, Queipo de Llano. Celui-ci se rendit à Séville. A lui tout seul, il démit les autorités militaires, fit prisonniers les officiers qui ne se rallièrent pas à la rébellion et prit le commandement des troupes. Personne ne voulut lui résister parmi les officiers. Le gouverneur de Séville se rendit, avec les gardes d'assaut. Les troupes envoyées par le gouvernement contre Queipo de Llano se joignirent à ce dernier. La seule résistance vint des quartiers ouvriers de Séville presque dépourvus d'armes. La répression fit 9 000 morts. Dans le quartier de San Julian, les légionnaires firent sortir tous les hommes dans la rue et les tuèrent à coups de couteaux. Le faubourg de Triana fut détruit à coup de canon le 20 juillet.

Mais le 18 au soir, Radio-Madrid annonçait que la rébellion était matée partout, même à Séville !

Casares Quiroga démissionna dans la nuit. Prieto, le dirigeant de la droite du Parti Socialiste, suggéra un gouvernement Martinez Barrio pour tenter de trouver un compromis avec les généraux.

Tout plutôt que d'armer les travailleurs.

Mais il ne fallut pas plus de quelques coups de téléphone pour que le nouveau gouvernement essuie la rebuffade des généraux contactés.

L'insurrection ouvrière met en échec le putsch

La classe ouvrière se mit désespérément à chercher elle-même les armes qu'on refusait de lui donner, passant outre aux consignes des dirigeants du Parti Socialiste et de l'UGT. Elle en trouva quelques-unes avec lesquelles elle se lança à l'attaque avec une énergie impressionnante. Et elle trouva les autres en s'emparant des casernes, en désarmant les gardes civils, en gagnant ses premières victoires. Partout ce fut un véritable soulèvement populaire qui mit un coup d'arrêt brutal aux succès des militaires. Le gouvernement Martinez Barrio ne dura que quelques heures et le gouvernement Giral qui lui succéda fut obligé d'accepter l'armement des travailleurs en sanctionnant tout simplement un état de fait.

A Barcelone, la capitale de la Catalogne, les ouvriers avaient commencé à s'emparer d'armes dès le 17 juillet, sur les navires de guerre du port, sur les gardiens d'immeubles de la ville, dans les maisons des phalangistes, dans les armureries, et même dans quelques dépôts gouvernementaux grâce à la complicité de quelques gardes d'assaut. Ils s'emparèrent aussi de la dynamite des chantiers de construction. Leur détermination fit basculer la garde civile et la garde d'assaut contre les militaires qui s'étaient retranchés dans les casernes de la ville. Après de furieux combats, les militaires durent capituler. C'était une victoire importante : la deuxième ville d'Espagne était aux mains des travailleurs en armes.

A Madrid, il fallut bien finir par distribuer des armes aux travailleurs en colère. Mais la plupart étaient inutilisables car il manquait les culasses, qui étaient stockées dans la caserne de La Montaña aux mains des officiers rebelles. Galvanisée par les succès héroïques remportés par la classe ouvrière de Barcelone, la population ouvrière se lança le 20 juillet à l'assaut de la caserne pour récupérer les culasses. A plusieurs reprise les assiégés hissèrent le drapeau blanc, puis tirèrent à la mitrailleuse sur la foule. C'est la rage qui permit à la population de faire céder les portes et d'envahir la caserne. Les premiers arrivés lancèrent par les fenêtres les armes à la foule. Quant aux officiers, ils furent souvent jetés eux aussi par les fenêtres.

Les travailleurs s'emparèrent des casernes de la ville l'une après l'autre. Le prolétariat de la capitale était lui aussi maître de la ville et en armes.

Dans de nombreuses villes industrielles, dans les villages aussi, les travailleurs prenaient les choses en main. Le soulèvement militaire, qui avait pour objectif d'écraser la classe ouvrière et de sauver la bourgeoisie de la révolution, avait lui-même déclenché la révolution.

Ce n'est qu'à cause du temps perdu par les tergiversations du gouvernement et surtout par le légalisme des dirigeants des partis ouvriers que le soulèvement militaire avait pu vaincre sur une partie du territoire, obligeant ainsi les travailleurs à combattre la réaction dans des conditions bien plus défavorables.

Un tiers du pays tomba en effet sous la coupe des militaires qui massacrèrent les ouvriers et installèrent une dictature féroce.

L'attitude des grandes puissances

Dès avant le soulèvement, les conjurés avaient reçu l'aide de Mussolini qui espérait étendre son influence dans la Méditerranée. Puis Hitler décida d'aider l'Espagne de Franco.

Le gouvernement français de Front populaire de Léon Blum, appelé à la rescousse par le gouvernement espagnol, autorisa bien l'envoi de quelques armes. Mais dès le 25 juillet, devant les protestations de la droite et les remontrances de l'Angleterre, Blum refusa de fournir tout matériel militaire à la république espagnole, malgré la crainte de voir une Espagne fasciste à ses portes. C'est que la bourgeoisie française avait au moins aussi peur de la révolution. La bourgeoisie anglaise, qui avait des intérêts en Espagne, ne voulait se brouiller avec aucune des deux parties et prônait une « neutralité inflexible », bien que ses sympathies aillent incontestablement à Franco.

Quant à Staline, il avait de multiples raisons d'intervenir en Espagne. Il craignait bien sûr le renforcement de Hitler en Europe. Mais il craignait bien plus encore la possibilité d'une révolution prolétarienne, qui aurait mis en cause l'existence même de la bureaucratie soviétique. Aider le gouvernement républicain à contenir la menace révolutionnaire était pour lui une nécessité, en même temps qu'un moyen de démontrer à ses alliés que les partis communistes ne seraient pas des facteurs de déstabilisation mais, tout au contraire, les défenseurs de l'ordre bourgeois. L'URSS livra bien des armes à la république mais ces armes ne commencèrent à arriver qu'en octobre 36, lorsque le gouvernement eut retrouvé quelque autorité.

Révolution prolétarienne et double pouvoir

La résistance au soulèvement militaire n'était donc venue que des masses populaires. Les classes possédantes étaient du côté de Franco et les autorités civiles et militaires étaient pour la plupart passées dans son camp.

L'énergie, le courage, l'enthousiasme même avec lesquels les ouvriers et les paysans ont combattu procédaient de leur volonté révolutionnaire. Ils ne se battaient pas pour le retour au statu quo antérieur, pour cette république bourgeoise et réactionnaire qui avait refusé de satisfaire leurs aspirations. Non, ils voulaient se débarrasser de l'exploitation, de l'arbitraire, briser le pouvoir des prêtres, des militaires, de la bureaucratie, prendre les terres. Ils voulaient la liberté, une vie digne, la fin des humiliations.

Le pouvoir des travailleurs...

Et partout, ils prirent leur propre sort en main. C'était bel et bien la révolution. Dans chaque quartier, dans chaque entreprise, dans chaque village, les exploités en armes s'emparaient des terres, des bureaux, des usines, des moyens de transport, du téléphone. Ils brûlaient les églises et les couvents, les cadastres, les titres de propriété, les archives judiciaires et notariales. Ils arrêtaient et souvent exécutaient les propriétaires, les prêtres, les phalangistes, tous les contre-révolutionnaires. Ils réquisitionnaient les maisons des riches, les hôtels de luxe et les restaurants transformés en cantines du peuple. Partout ils s'étaient organisés en milices et avaient formé leurs comités qui seuls jouissaient de leur confiance et dont les décisions étaient seules appliquées.

Tout cela s'était fait spontanément, sans mot d'ordre, sans préparation, et les formes en étaient très variées. Parfois on partageait la terre, plus souvent encore on décidait de l'exploiter collectivement. Parfois on s'emparait carrément des entreprises, parfois on se contentait de mettre la direction sous la surveillance du comité. Ces comités qui avaient localement tout le pouvoir de fait étaient parfois élus par les travailleurs, parfois désignés par accord entre les partis et les syndicats en présence.

Partout les comités prirent les choses en main. Ils contrôlaient les routes, les frontières, les ports. Le travail reprit rapidement pour assurer le ravitaillement de la population et la production d'armes et de munitions pour le front. A Barcelone toute une industrie militaire fut spontanément improvisée pour faire face aux besoins les plus urgents.

Les comités décidaient des heures de travail et des salaires, dont les écarts furent considérablement réduits et parfois même complètement -supprimés.

Chaque jour des camions réquisitionnés par les comités, les syndicats, partaient dans la campagne acheter directement leurs produits aux paysans et aux collectifs agricoles. La suppression des intermédiaires dans le commerce permettait de faire baisser les prix. Dans les campagnes l'enthousiasme était tel que, dans certaines régions, de nombreux petits propriétaires adhéraient aux collectivités auxquelles ils donnaient leur terre, leur bétail, leurs outils. Chacun pouvait aller chercher ce à quoi il avait droit dans les magasins du village, qui étaient de simples centres de distribution ne faisant pas de bénéfices, réaménagés et propres. Pour la première fois tout le monde mangeait à sa faim.

... et l'impuissance du vieil appareil d'État

Partout, absolument partout, les autorités légales avaient perdu toute parcelle de pouvoir. D'ailleurs elles ne disposaient plus d'aucune force armée. L'armée elle-même, quand elle n'était pas passée aux insurgés, s'était dissoute. Et c'étaient les milices des organisations ouvrières qui montaient au front. A Barcelone par exemple, le dirigeant anarchiste, Durruti, organisa une colonne de volontaires pour aller tenter de libérer Saragosse. D'autres colonnes suivirent et en une semaine Barcelone donna ainsi 20 000 volontaires au front. Avec des chefs élus, plus de grades ni de privilèges, une totale égalité de solde, une vie politique intense en leur sein, ces unités révolutionnaires aidèrent à propager la révolution dans les campagnes aragonaises qu'elles traversaient.

L'ancienne magistrature n'existait plus et ses lois n'étaient plus appliquées. C'est la population qui rendait justice elle-même, qui mettait en place des tribunaux révolutionnaires.

Spontanément, la classe ouvrière mettait localement en place des organes de pouvoir. Le gouvernement central n'avait aucun moyen d'imposer sa volonté. En Catalogne le gouvernement de la Généralité dirigé par Companys se trouvait exactement dans la même situation.

Jusqu'en septembre 1936, pendant deux mois, il aurait peut-être été possible de s'appuyer sur l'élan révolutionnaire des masses pour se débarrasser sans effusion de sang, pacifiquement en quelque sorte, de ces symboles de la vieille société. Mais les dirigeants des partis ouvriers ne le voulaient pas.

Le Parti Socialiste et le Parti Communiste au service du gouvernement

Au nom du comité central du Parti Communiste, Dolorès Ibarruri, dite la Pasionaria, déclarait le 30 juillet : « ...le gouvernement espagnol émane du triomphe électoral du 16 février, et nous l'appuyons et le défendons, car il est le représentant légitime du peuple qui lutte pour la démocratie et la liberté » . Le Parti Socialiste et l'UGT, comme le Parti Communiste, s'en tenaient à leur perspective de rétablir la république bourgeoise dans son autorité et continuaient à accepter les ordres du gouvernement. Ils ne réussissaient toutefois pas encore à les faire appliquer.

En Catalogne, la CNT refuse le pouvoir

C'est en Catalogne, là où le prolétariat industriel était le plus nombreux et où les organisations qui se disaient révolutionnaires était les plus implantées, que la révolution alla le plus loin. La CNT anarchiste, qui ne cherchait pas à convaincre ses militants qu'il fallait s'en tenir à la défense de la république bourgeoise, y était majoritaire dans le mouvement ouvrier. L'influence du Parti Socialiste Unifié de Catalogne (le PSUC, issu de la toute nouvelle fusion dans cette région du Parti Socialiste et du Parti Communiste) et même celle de l'UGT étaient limitées. C'est en Catalogne aussi, que le parti le plus à gauche qui se disait marxiste et pour la dictature du prolétariat, le POUM, était le plus implanté. Bien que beaucoup plus faible que la CNT, il aurait pu tenter dans cette situation de jouer un rôle indépendant.

C'est donc en Catalogne que le sort de la révolution se joua.

Le 20 juillet, Companys, chef du gouvernement catalan, conscient du rapport de force après la victoire ouvrière, demanda une entrevue aux dirigeants anarchistes. Ceux-ci, conduits par Garcia Oliver, Abad de Santillan, Durruti, se rendirent en armes au siège du gouvernement. Companys leur tint ce langage : « Aujourd'hui vous êtes les maîtres de la ville. Si vous n'avez pas besoin de moi, ou si vous ne souhaitez pas que je reste président de la Catalogne, dites-le moi, et je serai un soldat de plus à combattre le fas-cisme. Si, au contraire, (...) vous croyez que ma personne, mon parti, mon nom, mon prestige peuvent être utiles, alors, vous pouvez compter sur moi et sur ma loyauté... »

Santillan raconte la suite : « Nous aurions pu choisir d'être seuls, imposer notre volonté absolue, déclarer caduque la Généralité et instituer à sa place un vrai pouvoir du peuple. Mais nous ne croyions pas à la dictature quand elle s'exerçait contre nous et nous ne la désirions pas quand nous pouvions l'exercer nous-mêmes à l'encontre de la majorité. La Généralité resterait à son poste avec le président Companys à sa tête et les forces populaires s'organiseraient en milices pour continuer la lutte pour la libération de l'Espagne. Ainsi fut créé le Comité Central des Milices Antifascistes de Catalogne, dans lequel nous fîmes entrer tous les partis politiques libéraux et ouvriers ».

Les dirigeants de la CNT, ces anarchistes anti-étatistes, préféraient finalement au « vrai pouvoir du peuple », le pouvoir bourgeois représenté par Companys ! C'était une véritable trahison des intérêts de la révolution. Non pas que Companys ait été en situation d'exercer un quelconque pouvoir à ce moment-là. Mais c'est autour de lui qu'allait peu à peu se reconstituer l'appareil d'État de la bourgeoisie, avec l'aide de la CNT. Exactement comme dans le reste de l'Espagne où les partis socialiste et communiste s'employèrent consciemment dès le début à cette tâche.

Le Comité Central des Milices

Le pouvoir, les anarchistes y participèrent tout de même, à leur corps défendant, à travers le Comité Central des Milices car, comme le dit Santillan, « Le gouvernement de la Généralité continuait à exister et méritait notre respect mais le peuple n'obéissait plus qu'au pouvoir qui s'était constitué grâce à la victoire et à la révolution ». Or dans ce Comité qui était un organisme non élu par les comités, un cartel d'organisations, la CNT s'était mise en minorité en offrant aux représentants de la bourgeoisie 4 sièges sur 15, et autant de sièges à l'UGT ou au parti de Companys qu'à elle-même. Elle remit donc le pouvoir à des partis qui ne voulaient pas de la révolution. C'était trahir les masses qui lui faisaient confiance.

Les dirigeants de la CNT ne firent jamais rien ensuite pour que le Comité Central devienne effectivement l'émanation des comités, pour qu'il leur soit lié par des liens démocratiques. Ils préférèrent les accords au sommet avec les dirigeants bourgeois et ceux du PSUC et de l'UGT.

En Catalogne pas plus qu'ailleurs, il n'y eut de la part des dirigeants des partis les plus à gauche une volonté de renforcer le pouvoir des exploités spontanément surgi de la révolution. Il aurait fallu l'élargir, le systématiser, le démocratiser, faire élire partout les comités par les assemblées de travailleurs, en faire de véritables soviets, et leur permettre d'élire une direction centrale des comités qui aurait été un véritable pouvoir révolutionnaire efficace, démocratique et centralisé, intimement lié aux masses, exprimant leur volonté, et capable de vaincre les obstacles et les ennemis.

La CNT avait tous les moyens de le faire en Catalogne et ses dirigeants s'y sont délibérément refusés.

Voici ce que disait Trotsky de la politique des dirigeants anarchistes : « Renoncer à la conquête du pouvoir, c'est le laisser volontairement à celui qui l'a, aux exploiteurs. Le fond de toute révolution a consisté et consiste à porter une nouvelle classe au pouvoir et à lui donner ainsi toutes les possibilités de réaliser son programme. Impossible de faire la guerre sans désirer la victoire. Personne n'aurait pu empêcher les anarchistes d'établir, après la prise du pouvoir, le régime qui leur aurait semblé bon, en admettant bien sûr qu'il soit réalisable. Mais les chefs anarchistes eux-mêmes avaient perdu foi en lui... Le refus de conquérir le pouvoir rejette inévitablement toute organisation ouvrière dans le marais du réformisme et en fait le jouet de la bourgeoisie (...) ».

Le POUM en retard sur les possibilités révolutionnaires

Le POUM fut incapable de définir des objectifs plus clairs. Là où il était majoritaire, à Lérida, le comité était le fruit d'un accord entre lui, la CNT et le PSUC, et si le POUM le fit ratifier par une assemblée formée des représentants des partis, il n'en fit jamais un vrai conseil ouvrier, émanation des masses en lutte.

Le programme du POUM se limitait à réclamer le contrôle ouvrier alors que les masses prenaient possession des entreprises, l'épuration de l'armée qui n'existait pratiquement plus, « la révision du statut de la Catalogne dans un sens plus progressif ». En pleine révolution prolétarienne, le POUM proposait un programme démocratique bourgeois bien en retard sur l'activité même des masses en lutte.

Si bien qu'aucun parti, ni en Catalogne ni ailleurs, ne proposa au prolétariat de parachever la victoire de juillet en prenant réellement le pouvoir.

Parachever la révolution, une nécessité vitale

Le temps jouait contre le pouvoir révolutionnaire des masses dès lors que celles-ci se limitaient à exercer des pouvoirs locaux. Une autorité centrale était indispensable pour parachever la révolution, pour coordonner l'activité économique, pour la planifier efficacement afin que les efforts ne soient pas gaspillés par un manque de coordination dans les approvisionnements en matières premières, dans l'écoulement des produits. Il aurait fallu aussi mettre la main sur les réserves des banques, au lieu de laisser chaque entreprise se débrouiller seule et épuiser peu à peu rapidement ses réserves financières. Il fallait aussi organiser la guerre en unifiant les milices sous le commandement unique d'un état-major ouvrier capable de conduire la lutte militaire. Oui, tant sur le plan économique que militaire, il était vital d'établir un véritable pouvoir central. Il devait être l'émanation des ouvriers et des paysans en lutte et être basé sur les organes de pouvoir qu'ils avaient commencé à mettre en place. Faute de cela, c'est le vieil État bourgeois qui a repris les choses en main, au nom de l'efficacité économique, au nom de l'efficacité militaire, et qui finalement brisa la révolution.

Les partis ouvriers au gouvernement pour reprendre le pouvoir aux travailleurs

Face à l'impuissance du gouvernement Giral, le 4 septembre, le Parti Socialiste se décida à assumer les responsabilités gouvernementales et Largo Caballero, le dirigeant de l'aile gauche et de l'UGT, prit la tête du gouvernement. Il imposa comme condition la présence de ministres communistes : c'était la première fois que des membres du Parti Communiste (ils étaient deux) participaient à un gouvernement bourgeois. Prieto et Negrin représentaient l'aile droite du Parti Socialiste. Il y avait aussi cinq ministres républicains, dont Giral.

Largo Caballero reconstruit l'appareil d'État

Largo Caballero remit sur pied un état-major, rappela tous les officiers qui passaient pour républicains et tenta d'imposer la militarisation des milices combattantes, qui devaient s'intégrer dans l'armée.

Le gouvernement lança une campagne d'enrôlement dans la garde civile, la garde d'assaut, les carabiniers. Il finit par enrôler et armer au fil des mois plus de forces de répression qu'il n'en existait avant le 19 juillet sur l'ensemble du territoire. Il mena campagne pour que les milices de l'arrière rendent leurs armes afin que « pas une ne fasse défaut au front » mais, parallèlement, il armait ses propres forces de répression.

Les dirigeants de la CNT et du P0UM n'avaient jamais réclamé la dissolution de ce qui restait des corps de répression. Ils ne dénoncèrent pas leur reconstitution, ne mirent nullement en garde les travailleurs contre le danger qu'ils représentaient et n'en parlaient qu'en termes de « camaradas guardias ».

La dissolution des comités et leur remplacement par des conseils municipaux eurent lieu partout, au moins sur le papier.

Pour arracher les entreprises à la mainmise des ouvriers, employés ou paysans, le gouvernement n'eut d'autre solution que de les nationaliser.

Les comités, les milices, aucun des organes locaux de la classe ouvrière ne voulait disparaître. Ils résistaient pied à pied et n'obéissaient pas aux ordres. Il fallut des mois et des mois au gouvernement pour tout reprendre en main.

La CNT et le POUM entrent dans le gouvernement catalan...

En Catalogne aussi un nouveau gouvernement provincial fut mis sur pied. Le 27 septembre en effet, les anarchistes acceptèrent, à la demande de Companys, d'entrer officiellement dans le gouvernement de la Généralité dont ils exigèrent seulement qu'il soit rebaptisé « conseil de défense ». C'était un membre du parti de Companys, Tarradellas, qui le présidait. Ils acceptèrent la direction de la Santé, du Ravitaillement et de l'Economie. En plus Garcia Oliver fut nommé secrétaire d'État à la Guerre et un autre membre de la CNT devint chef de la police.

Le Comité Central des Milices fut dissous et ses commissions rattachées à leurs homologues de la Généralité.

Quant au POUM, il fit exactement la même chose et accepta en la personne d'Andrès Nin, le ministère de la Justice !

Pour se justifier, le POUM affirmait que le nouveau gouvernement était « d'un type original, non durable, de transition révolutionnaire, qu'il serait dépassé par la prise totale du pouvoir par les organisations ouvrières. » L'organe du POUM répondait aux critiques de Trotsky : « (...)il s'agissait d'un gouvernement révolutionnaire et (...) le devoir du POUM était d'y participer. Non seulement parce que les représentants des partis ouvriers y étaient en majorité, mais avant tout parce que son programme était un programme révolutionnaire, dont la réalisation devait avoir comme conséquence de faire avancer la révolution. » L'organe des jeunesses du POUM, opposées à la participation, avouait que « notre parti est entré à la Généralité parce qu'il ne voulait pas aller à contre-courant en ces heures d'extrême gravité (...) »

En fait toute la politique du POUM était conditionnée par celle de la CNT. L'objectif des dirigeants du POUM était de convaincre les dirigeants de la CNT. N'y parvenant pas, ils se mettaient à leur remorque. Non seulement il n'était pas question de critiquer publiquement les dirigeants pour leur capitulation mais il fallait capituler soi-même pour ne pas se couper d'eux.

Et pourtant, dire la vérité sur la politique du Front populaire, sur celle de la CNT, était pour les révolutionnaires la seule politique possible. Si le POUM avait pris le risque de rompre avec les dirigeants anarchistes qui inclinaient de plus en plus vers le réformisme, il aurait peut-être pu aussi conquérir l'audience de toute une partie de la CNT, composée réellement de militants révolutionnaires qui cherchaient une issue à la situation. Ce n'était évidemment pas écrit. Mais de toute manière, hors de cette politique, il n'y avait aucune possibilité d'aider la classe ouvrière à vaincre.

Mais les dirigeants du POUM ne voulaient pas être accusés de rompre l'unité. Ils ne voulaient pas être accusés de sectarisme. Ils n'avaient pas changé depuis qu'ils avaient signé le pacte de Front populaire : ils représentaient toujours l'aile la plus à gauche du Front populaire mais aucunement un parti révolutionnaire prolétarien. Ils n'eurent jamais l'audace politique de tenter de jouer le rôle que le parti bolchevik, lui aussi petit parti minoritaire au début de la révolution, joua auprès de la classe ouvrière russe.

... qui mène la même politique que le gouvernement central

Le gouvernement Tarradellas décréta quelques jours seulement après sa formation la dissolution des comités et leur remplacement par des conseils municipaux. La CNT et le POUM signèrent ce décret et bien d'autres... -Andrès Nin dut convaincre le comité de Lérida d'accepter de se transformer en un conseil municipal semblable aux autres, c'est-à-dire que le POUM y ait la portion congrue et que les partis bourgeois y soient représentés ! Les dirigeants anarchistes firent de même auprès des comités qu'ils contrôlaient.

Exactement comme le gouvernement central, le gouvernement Companys reconstruisait l'appareil d'État, les forces armées, les autorités civiles, les tribunaux, et tentait de prendre en main les entreprises.

La CNT entre dans le gouvernement central

En octobre 1936, le danger se concentra sur Madrid que les armées franquistes pensaient prendre sans coup férir. Dès qu'elles arrivèrent aux abords de la capitale, le gouvernement décida de fuir à Valence. Quelques jours auparavant seulement, le gouvernement avait été remanié pour faire entrer 4 ministres de la CNT. Celle-ci avait accepté, après près de deux mois de discussion et de votes contradictoires, la participation au gouvernement central de Largo Caballero. Voilà la justification de la CNT dans son organe central, Solidaridad obrera du 4 novembre : « L'entrée de la CNT au gouvernement central est l'un des faits les plus transcendants qu'ait enregistrés l'histoire politique de notre pays.(...) les circonstances ont changé la nature du gouvernement et de l'État espagnols. A l'heure actuelle, le gouvernement... a cessé d'être une force d'oppression contre la classe ouvrière, de même que l'État n'est plus l'organisme qui divise la société en classes. Tous deux cesseront, à plus forte raison, d'opprimer le peuple avec l'intervention de la CNT dans leurs organes. »

Les quatre ministres de la CNT arrivaient à point nommé pour cautionner la fuite du gouvernement à Valence.

La bataille de Madrid gagnée par le prolétariat

Avec le gouvernement, s'étaient enfuis les hauts fonctionnaires, les état-majors de tous les partis, les rédactions des journaux, etc.

Le prolétariat madrilène fut laissé à lui-même. Mais cette situation offrait une nouvelle opportunité révolutionnaire. Les comités se multiplièrent à nouveau. Ils prirent en main toutes les tâches permettant la survie de la capitale et des réfugiés qui affluaient en masse des alentours : le ravitaillement, les repas collectifs, la surveillance des suspects, les perquisitions, l'exécution des contre-révolutionnaires, la surveillance anti-aérienne, le creusement des tranchées, la répartition des munitions. La classe ouvrière madrilène pouvait tenter d'achever ce qu'elle avait commencé en juillet, en formant un véritable gouvernement ouvrier, une commune de Madrid. Cela aurait pu donner à partir de Madrid une nouvelle impulsion à la révolution dans tout le pays.

Il n'en était évidemment pas question pour le Parti Communiste et le Parti Socialiste. Si la CNT, quoique minoritaire dans la capitale, avait essayé d'entraîner la population ouvrière à prendre officiellement le pouvoir, elle y serait peut-être parvenue, tant cela correspondait à la situation, à l'aspiration des masses après la désertion gouvernementale. Mais, les mains liées par son entrée dans le gouvernement central, elle laissa décréter que le général Miaja, incompétent aux dires de tous, assurerait le gouvernement et la défense de la ville.

Encore une fois ce fut l'héroïsme de la population ouvrière qui sauva la situation.

Certes, c'est à partir d'octobre 36, juste avant la bataille de Madrid, que les armes russes commencèrent à arriver. C'est aussi à cette occasion que les premières Brigades Internationales, formées de volontaires de tous les pays, furent officiellement constituées. Cela constitua une aide militaire mais surtout une aide morale considérable pour les combattants. Durruti vint lui aussi à la rescousse avec une colonne de 4 000 combattants venus d'Aragon et lui-même fut tué dans les combats. Quant à l'armée régulière, elle n'avait pour ainsi dire pas de troupes et Miaja fut réduit à demander aux syndicats de lui fournir 50 000 hommes.

Franco, qui bénéficiait depuis le début de l'aide de Mussolini et de Hitler, avait la supériorité militaire. Ses troupes arrivèrent jusqu'à Madrid. Mais, une fois dans les faubourgs de la ville, elles se heurtèrent à une résistance acharnée et ne purent progresser. Finalement, le 23 novembre, Franco décida d'abandonner son attaque frontale.

Pour la deuxième fois la classe ouvrière avait sauvé Madrid, mais elle ne poussa pas son avantage.

Les armes de la révolution que le gouvernement ne pouvait pas utiliser

Et pourtant seul l'établissement d'un véritable pouvoir révolutionnaire prolétarien aurait pu vaincre les armées de Franco, non seulement par l'enthousiasme et l'énergie qu'il aurait suscitées dans le camp de la révolution mais surtout parce que, face à la supériorité militaire de Franco, il aurait pu seul utiliser des armes révolutionnaires pour le vaincre. Il aurait pu redonner espoir aux ouvriers et aux paysans qui vivaient la rage au coeur dans la zone contrôlée par Franco, en appuyant l'activité révolutionnaire des masses, en légalisant la dépossession des grands propriétaires et les libertés ouvrières dans la zone républicaine.

Un pouvoir de la classe ouvrière aurait aussi accordé l'indépendance au Maroc espagnol, coupant ainsi Franco de sa principale base arrière. Les nationalistes marocains rencontrèrent même des représentants du gouvernement républicain en décembre 1936 pour leur proposer une alliance contre Franco. Mais Largo Caballero était bien trop responsable vis-à-vis des intérêts des bourgeoisies espagnole et anglo-française pour faire le moindre geste qui aurait pu encourager les revendications indépendantistes dans les colonies et il refusa donc.

Lui qui voulait mettre au pas la révolution dans la zone qu'il contrôlait ne cherchait aucunement à la susciter dans le camp franquiste.

Le rôle du Parti Communiste

Quand le gouvernement se rendit compte que, contrairement à toute attente, Madrid ne tombait pas, il se préoccupa de reprendre en main la capitale, toujours avec l'aide active du Parti Communiste et du Parti Socialiste et la complicité des anarchistes.

Dans la lutte pour la restauration de l'État bourgeois, le Parti Communiste finit par jouer un rôle de premier plan. Il avait été à la pointe du combat dès le début, bien avant que Largo Caballero soit au gouvernement, mais il n'avait pas alors grand poids par rapport au Parti Socialiste. Mais c'était un petit appareil dévoué à Staline, qui ne subissait pas les pressions que la radicalisation de la classe ouvrière exerçait sur le Parti Socialiste. Jouissant du prestige de la Révolution Russe, il pouvait plus facilement faire passer pour révolutionnaires des positions réactionnaires. Il avait les mains plus libres pour apparaître, plus encore que la droite du Parti Socialiste, comme le parti de la loi et l'ordre. A partir de l'automne 36, l'aide militaire soviétique augmenta encore son crédit et lui donna une image de parti efficace.

Bon nombre d'officiers adhérèrent au Parti Communiste à partir de cette période. De même le Parti Communiste, partisan de la propriété individuelle des paysans, attira à lui les couches de la petite bourgeoisie qui voyaient en lui un protecteur contre l'anarchisme et contre la révolution en général. En fait le Parti Communiste bénéficia à la fois de son image de parti de l'ordre, défenseur de la propriété au sein des couches moyennes et petites bourgeoises et de son image de parti lié à l'URSS, au pays de la Révolution d'Octobre, qui seul aidait la révolution espagnole. Le Parti Communiste, qui avait quelques dizaines de milliers de membres en juillet 36, tripla ou quadrupla ses effectifs en six mois. Il acquit en outre un contrôle total sur les anciennes Jeunesses Socialistes avec lesquelles les jeunesses du parti avaient fusionné, de même que sur le PSUC et en partie sur l'UGT elle-même.

L'offensive gouvernementale contre les travailleurs

En novembre 1936, un décret gouvernemental signé de tous les ministres, y compris anarchistes, promulgua la dissolution des milices de l'arrière et leur incorporation dans les forces de police régulières.

A nouveau, on obligea les milices du front à accepter la militarisation. Les troupes furent placées sous l'autorité du ministre de la Guerre, sous prétexte de commandement unique. C'est lui qui nommait les officiers et toute la veille structure hiérarchique, avec les grades et leurs avantages matériels, fut rétablie. L'ancien code militaire fut remis en vigueur... en attendant qu'on en rédige un nouveau !

Les tribunaux révolutionnaires furent remplacés par des tribunaux où siégeaient les magistrats de l'ancien régime.

Au fur et à mesure que le pouvoir d'État se reconstituait, le gouvernement disposait de moyens de pression de plus en plus puissants : les milices qui n'acceptaient pas la militarisation ne recevaient plus d'armes ; les entreprises qui refusaient la tutelle de l'État, plus de crédits, plus de matières premières...

Tarradellas, qui fut Premier ministre du gouvernement catalan, explique lui-même sa politique de l'époque : « Devant le refus de la CNT de notre contrôle, je donnais l'ordre à toutes les banques de ne plus payer le moindre chèque, ou de ne pas faire la moindre avance aux usines collectivisées sans l'autorisation de la chancellerie de la Généralité. Les ouvriers se trouvèrent alors dans une situation difficile. Ils épuisèrent leurs disponibilités en liquide et quand ils allèrent à la banque on leur disait que non, qu'ils avaient besoin d'une autorisation spéciale de la Généralité. Et la Généralité disait non, parce que ces collectivités n'étaient pas contrôlées par nous » . Il en allait de même pour les matières premières.

Les autorités sabotaient elles-mêmes la production pour des raisons politiques, de même qu'elles sabotèrent la guerre. Le front d'Aragon tenu surtout par les anarchistes ne recevait que peu d'armes : le gouvernement ne voulait pas qu'ils aient le crédit de la victoire et ne leur donna jamais les moyens d'enlever Saragosse.

Le nouveau ministre du ravitaillement, Comorera, dirigeant du PSUC, lança en janvier 1937 une nouvelle campagne contre les comités, incitant la petite bourgeoisie à manifester aux cris de « moins de comités et plus de pain » . Bien qu'officiellement dissous dès octobre, les comités étaient manifestement encore là !

De son côté le gouvernement central organisait à Valence une manifestation anti-ouvrière qui rassembla les bourgeois de la ville pour le désarmement des milices, pour le commandement unique, avec pour mot d'ordre « tout le pouvoir au gouvernement » .

Le rapport de force entre la classe ouvrière et les forces contre-révolutionnaires évoluait de plus en plus en faveur de ces dernières au fur et à mesure que le gouvernement remportait des succès partiels contre les milices, contre les comités, contre les collectivités, et qu'il réussissait à se doter de forces de répression qui lui étaient fidèles. Un affrontement décisif était -inévitable.

Le POUM écarté du gouvernement catalan

En décembre 1936, le POUM avait été renvoyé du gouvernement catalan sur les exigences du PSUC. Libre de toute solidarité gouvernementale, il aurait pu expliquer la situation aux travailleurs, et se consacrer à les préparer à établir pleinement leur propre pouvoir, dans une situation où la grogne contre la collaboration gouvernementale était grande au sein de la CNT, parmi les jeunesses anarchistes et dans les rangs du POUM lui-même !

Au lieu de mettre à profit l'occasion pour apparaître enfin comme une véritable alternative révolutionnaire pour la classe ouvrière, le POUM ne visa qu'une chose : son retour au gouvernement. Il ne cessa de répéter que « on ne peut pas gouverner sans le POUM et encore moins contre lui » .

Rejeté dans l'opposition, attaqué, le POUM s'en tenait à réclamer de collaborer à nouveau !

Affrontement entre les forces de répression et les milices ouvrières

En mars la Généralité dissout les patrouilles de contrôle. La CNT s'y opposa en affirmant qu'elles pouvaient coexister avec les autres corps de police, les « camaradas guardias ». Le POUM eut la même attitude. Mais lorsque le gouvernement tenta de mettre son décret en application à Barcelone, les travailleurs des patrouilles de contrôle occupèrent les points stratégiques de la ville et désarmèrent 250 gardes civils.

La classe ouvrière de Catalogne continuait donc spontanément à résister aux attaques gouvernementales.

En avril 1937, les carabiniers reprirent de force le contrôle de la frontière aux comités des villages frontaliers aux mains de la CNT. A Puigcerda, ils durent livrer combat pour désarmer la milice et ils tuèrent huit personnes.

Mai 1937 à Barcelone : les ouvriers désarmés

L'affrontement décisif contre la classe ouvrière eut lieu début mai à Barcelone. Le 3 mai, le gouvernement catalan estimant le moment venu, le commissaire à l'ordre public, qui était alors un stalinien, tenta de s'emparer, à la tête d'un groupe de gardes, du central téléphonique aux mains des employés et de leur comité et gardé par des miliciens de la CNT.

Non seulement les employés du central se défendirent, mais tout le prolétariat de Barcelone se mit spontanément en grève et accourut à la rescousse. La ville se hérissa de barricades, les ouvriers étaient une fois de plus maîtres de la ville. Le secteur du Palais du gouvernement était encerclé de barricades, à la merci des combattants qui demandèrent à la CNT l'ordre de le réduire. Les ministres anarchistes Garcia Oliver et Federica Montseny se précipitèrent par avion depuis Valence et donnèrent à la radio l'ordre de cesser le feu et d'arrêter cette « guerre fratricide ». Un manifeste signé de la CNT fut distribué le 4 mai sur les barricades : « Déposez les armes ; embrassez-vous comme des frères ! Nous obtiendrons la victoire si nous nous unissons : nous serons vaincus si nous nous combattons entre nous. Pensez-y bien. Pensez-y bien ; nous vous tendons les bras désarmés ; faites de même et tout cela sera fini. Que la concorde règne entre nous » . Les ouvriers n'en croyaient pas leurs yeux : leurs propres chefs se mettaient de l'autre côté de la barricade ! Mais les ouvriers, s'ils ne prirent pas d'assaut le Palais du gouvernement où leurs dirigeants négociaient en permanence, refusèrent de déposer les armes.

Le gouvernement de Valence envoya 5 000 gardes civils en renfort à Barcelone. Sur leur route, il supprimèrent les comités, désarmèrent les ouvriers, les paysans, fermèrent les locaux des organisations ouvrières, emprisonnèrent et assassinèrent.

Lorsqu'ils arrivèrent à Barcelone, le 6 mai, la direction de la CNT donna et répéta comme seule consigne aux ouvriers d'abandonner les barricades et de rentrer chez eux. Elle ne fut pourtant pas obéie.

Les dirigeants anarchistes promirent que les responsables de l'attaque contre le central téléphonique seraient châtiés et que les milices pourraient continuer à coexister avec les gardes.

Ne sachant finalement plus que faire, les ouvriers abandonnèrent peu à peu les barricades, à partir du 7 mai. Alors qu'ils étaient militairement maîtres de la ville, qu'ils pouvaient balayer le gouvernement, les ouvriers de Barcelone furent vaincus politiquement par leurs propres dirigeants anarchistes.

Le POUM, quant à lui, essaya de convaincre la direction de la CNT qu'il fallait se battre. N'y réussissant pas, il n'eut pas le courage de se mettre à la tête du combat et dès le troisième jour répercuta l'ordre de la CNT d'arrêter la grève générale et d'abandonner les barricades.

Lorsque les dernières barricades furent abandonnées, le journal de la CNT présenta cette défaite décisive comme une victoire et celui du POUM fit de même, mentant ainsi aux travailleurs

Les partis ouvriers ont vaincu la révolution

Les événements de mai 1937 marquent un tournant décisif dans la révolution espagnole. A partir de mai, le pouvoir contre-révolutionnaire passa ouvertement à l'offensive, désarma les milices, y compris à Barcelone, dissout effectivement les comités, détruisit tous les embryons de pouvoir que la révolution avait mis en place. Les conquêtes révolutionnaires furent anéanties et la persécution s'abattit sur les organisations ouvrières et les militants.

De Juillet 36 à mai 37, presque 10 mois s'étaient écoulés au cours desquels deux pouvoirs incompatibles coexistèrent : celui qu'avaient spontanément mis en place le prolétariat et la paysannerie pauvre, avec ses milices, ses comités, ses expropriations, et le vieil appareil d'État de la république presque complètement détruit en juillet mais qui fut reconstitué peu à peu, consciemment, par le Front populaire. Il était inévitable que cette situation se résolve par l'écrasement de l'un des deux pouvoirs. Au cours de ces dix mois les occasions qui auraient pu permettre au prolétariat de remporter une victoire décisive ne manquèrent pas. A cause de l'absence d'une direction révolutionnaire, le prolétariat ne put pousser jusqu'au bout sa révolution et c'est lui qui fut finalement écrasé au nom de l'unité, de l'efficacité de la guerre contre Franco.

Mais la défaite de la révolution signifiait inéluctablement, comme nous allons le voir, la défaite militaire devant Franco.

La victoire de la contre-révolution

La mise en place du gouvernement Negrin

Avec les événements de mai, l'équilibre des forces se déplaça vers la droite au détriment du prolétariat. Les jours du gouvernement Largo Caballero, qui avait exprimé le rapport de forces existant à l'été 1936, mais qui depuis avait tout fait pour le modifier en faveur de la bourgeoisie, étaient comptés. Tant l'aile droite du Parti Socialiste que le Parti Communiste voulaient s'en débarrasser. Largo Caballero tenta de résister quelques jours en faisant dénoncer le 9 mai par son journal, Adelante, la politique qui allait être celle de son successeur : « Si le gouvernement devait appliquer les mesures de répression auxquelles l'incite la section étrangère du Komintern, il agirait comme un gouvernement Gil Robles ou Lerroux, il détruirait l'unité de la classe ouvrière et nous exposerait au danger de perdre la guerre et de miner la révolution... Un gouvernement composé en majorité de représentants du mouvement ouvrier ne peut utiliser des méthodes qui sont l'apanage de gouvernement, réactionnaires et de tendances fascistes » . Il s'agissait effectivement de mettre en place un gouvernement qui mènerait une répression ouverte contre les travailleurs révolutionnaires. La droite du Parti Socialiste et le Parti Communiste faisaient mieux l'affaire. Caballero fut remplacé par Negrin, son ancien ministre des finances. Les anarchistes ne faisaient plus partie du gouvernement central. (Ils démissionnèrent aussi en juin du gouvernement catalan, après avoir contribué à la défaite de la révolution).

Un régime qui ressemble de plus en plus à celui de Franco

Une dictature sanglante s'installa qui s'en prit d'abord au POUM, mis hors la loi. Tout l'été 1937 fut marqué par la terreur contre les militants révolutionnaires, terreur qui continua jusqu'à la fin de la guerre. C'est le socialiste Prieto qui créa l'instrument de la terreur, le SIM, le Service d'Enquêtes militaires, véritable succursale du GPU. La police espagnole et les agents du GPU agirent la main dans la main pour arrêter, torturer, assassiner les militants, trotskystes, poumistes, anarchistes, ou de la gauche socialiste. La disparition d'Andrès Nin et son assassinat par les sbires de Staline causèrent un énorme scandale, mais les enlèvements, les tortures, les exécutions n'en continuèrent pas moins. Tous ceux qui étaient visés étaient accusés d'être vendus à Franco. Staline voulut même monter contre les dirigeants du POUM un procès en haute trahison dans le style des procès de Moscou qui battaient leur plein depuis août 1936. Il n'y parvint pas mais les dirigeants du POUM restèrent en prison jusqu'à la fin de la guerre. Les journaux révolutionnaires furent interdits, la censure de plus en plus pesante, les organisations révolutionnaires mises hors la loi, leurs locaux saccagés et fermés. La terreur exercée par le SIM continua jusqu'à la fin de la guerre, y compris au front. La fameuse république démocratique bourgeoise ne pouvait décidément qu'être une dictature.

Sur le plan social, la lutte contre les collectivités industrielles, la collectivisation des terres, visa à remettre les moyens de production autant que faire se pouvait à leurs anciens propriétaires. Negrin le garantit à ceux qui s'étaient enfuis ou étaient passés chez les franquistes. Prieto envoya l'armée de Lister, un dirigeant du Parti Communiste promu chef militaire, décollectiviser de force l'Aragon, obligeant tous les petits paysans qui s'étaient associés volontairement aux collectivisations à reprendre possession individuellement de leurs propriétés.

Cette reprise en main de l'économie qui devait permettre une meilleure efficacité aux dires du gouvernement fut au contraire désastreuse : les petits bourgeois, les intermédiaires, refirent des profits mais la population fut affamée et la production chuta partout y compris dans les industries de guerre. Tout fut fait pour amadouer les classes riches mais celles-ci avaient depuis longtemps choisi Franco. La perspective de rétablir une république bourgeoisie démocratique était une trahison des intérêts du prolétariat ; mais c'était aussi un leurre.

Il n'y avait pas d'autre alternative au fascisme que la révolution ouvrière.

La fin de la révolution ouvrière rapprochait le triomphe de Franco.

Les fossoyeurs de la révolution ouvrent le chemin à Franco

Sur le plan militaire, on avait maintenant le commandement unique, aux mains d'officiers dont beaucoup n'attendaient que l'opportunité de passer du côté de Franco.

Mais surtout, les ouvriers, les paysans, qui seuls avaient eu la force et le courage de vaincre le soulèvement militaire quand ils se dressèrent pour un monde meilleur, n'avaient plus confiance ni dans leurs officiers, ni dans ce que la victoire militaire pourrait bien leur apporter. Comment se battre avec enthousiasme pour une république qui rendait la terre aux propriétaires et qui ressemblait de plus en plus au régime d'en face ?

Dans son désir de séduire la bourgeoisie, le gouvernement présenta désormais la guerre comme une guerre d'indépendance nationale. Il préconisait la réconciliation de tous les Espagnols contre Hitler et Mussolini. Il tendait la main aux fascistes et à la bourgeoisie espagnole qu'il savait bien être à leurs côtés. La propagande gouvernementale chauvine singeait littéralement celle de Franco.

Mais en tant que représentant de la bourgeoisie espagnole, le gouvernement Negrin était appelé à laisser la place puisque cette dernière avait choisi Franco.

Tout ce que le gouvernement républicain espérait, c'était que l'Angleterre et la France s'entremettent pour amener Franco à accepter un compromis. Mais ces deux pays impérialistes qui avaient des intérêts en Espagne avaient deux raisons de ne pas entraver la victoire de Franco. Il était sûrement plus efficace pour mater durablement la classe ouvrière, et il ne fallait pas le rejeter dans les seuls bras d'Hitler et de Mussolini. C'est pourquoi il reçut aussi, discrètement, l'appui de l'Angleterre et de la France qui se mirent à le courtiser.

Le mythe d'une aide possible, voire certaine, des grandes puissances servit dans le camp républicain comme argument pour expliquer aux masses qu'il ne fallait rien faire qui pût indisposer les représentants des gouvernements français et anglais, jusqu'à faire disparaître les graffitis révolutionnaires sur les murs de Barcelone !

Et, en pleine bataille de l'Ebre, le gouvernement Negrin accepta de retirer du combat les brigades internationales, sous prétexte de démontrer unilatéralement que le gouvernement était prêt à se passer de toute aide étrangère.

La seule raison qu'avait le gouvernement Negrin de poursuivre la guerre était d'obtenir quelques garanties de la part de Franco. Mais celui-ci, désormais sûr de la victoire, exigeait une capitulation sans condition.

En mars 1938, l'aviation italienne fit subir à Barcelone des bombardements qui firent 1 200 morts. La ville était désormais menacée.

La CNT choisit alors de participer à nouveau au gouvernement Negrin qui continuait pourtant à persécuter et assassiner ses propres militants. Elle appelait à la levée de 100 000 volontaires pour redresser la situation militaire.

Mais, le 25 janvier 1939 Barcelone était prise sans combat par les troupes de Franco.

La France et la Grande-Bretagne reconnurent le gouvernement de Franco dès le 27 février. Les troupes franquistes entrèrent à Madrid le 27 mars et prirent possession de tout le pays le 31 mars 1939.

Pour que l'histoire ne se répète pas...

En brisant la révolution prolétarienne, le Front populaire avait ouvert la route à Franco. En juillet 1939, Trotsky écrivait : « Pour les ouvriers et paysans d'Espagne, la défaite n'est pas seulement un épisode militaire, elle constitue une terrible tragédie historique. Elle signifie la destruction de leurs organisations, de leur idéal historique, de leurs syndicats, de leur bonheur, des espoirs qu'ils ont nourris pendant des décennies et même des siècles. Un être humain doté de raison peut-il imaginer que cette classe puisse en l'espace d'un, deux ou trois ans, bâtir de nouvelles organisations, un nouvel esprit militant, et ainsi renverser Franco ? Je ne le crois pas. Aujourd'hui l'Espagne est plus loin de la révolution que tout autre pays. »

Et la tragédie du prolétariat espagnol, c'était aussi la tragédie du prolétariat international tout entier. La victoire de la révolution prolétarienne en Espagne aurait eu des conséquences incalculables. Elle aurait sans nul doute changé, en ces années 30, le rapport des forces en Europe. Elle aurait pu galvaniser le prolétariat européen tout entier dans sa lutte contre le fascisme. La victoire de la révolution prolétarienne en Espagne était la dernière chance d'épargner au monde la deuxième guerre mondiale.

La vague révolutionnaire qui secoua l'Espagne s'étendit sur une période très longue de sept années, de 1930 à 1937. C'est dire la puissance de la montée révolutionnaire prolétarienne, qui s'est relevée à plusieurs reprises de défaites partielles et que la réaction eut tant de mal à briser.

Mais c'est dire aussi à quel point a manqué un parti capable de mener fermement une politique juste.

La politique des différentes organisations de la classe ouvrière à chaque étape constitue encore aujourd'hui une leçon tragique qu'il faut connaître et comprendre.

Car ce sont toujours les mêmes vieilles recettes qui ont failli que les partis réformistes resservent aux travailleurs. La politique d'alliance électorale des partis ouvriers et des partis bourgeois « de gauche » finit immanquablement par favoriser la droite elle-même et l'extrême-droite. C'est toujours une politique funeste car elle démoralise la classe ouvrière. Mais, dans des périodes de luttes de classes aiguës, elle est carrément criminelle car elle mène à l'écrasement de la classe ouvrière.

Aujourd'hui encore, les sociaux-démocrates et les dirigeants des partis communistes mentent effrontément sur ce qui s'est passé en Espagne et dégagent toute responsabilité pour la victoire de Franco. Les sociaux-démocrates dénoncent les crimes des staliniens en cachant qu'ils en furent les complices conscients.

Les dirigeants du Parti Communiste continuent à prétendre aujourd'hui que la seule attitude réaliste en Espagne en 1936 c'était de défendre « la république ». Mais quarante ans après, comme les sociaux-démocrates, ils se sont précipités dans les bras de Juan Carlos, acceptant la monarchie et son drapeau, sans plus se soucier de cette « république » au nom de laquelle ils étranglèrent la révolution espagnole.

Mais les leçons à tirer ne concernent pas que les réformistes avoués.

Les dirigeants anarchistes trahirent eux aussi les travailleurs qui leur faisaient confiance et leurs propres militants en acceptant de collaborer avec la réaction bourgeoise. Trotsky résuma ainsi leur faillite : « L'anarchisme, qui ne voulait être qu'antipolitique, s'est trouvé en fait anti-révolutionnaire et, dans les moments les plus critiques, contre-révolutionnaire » .

Quant au POUM, Trotsky estimait qu' « une énorme responsabilité dans la tragédie espagnole » reposait sur lui. « Par leur politique d'adaptation à toutes les formes de réformisme, ils (les dirigeants du POUM) se sont faits les meilleurs auxiliaires des traîtres anarchistes, communistes et socialistes.(...) Le POUM a toujours recherché la ligne de moindre résistance, il a temporisé, biaisé, joué à cache cache avec la révolution. » Et il ajoutait : « Les dirigeants du POUM parlaient de façon très éloquente des avantages de la révolution socialiste sur la révolution bourgeoise, mais ils n'avaient rien fait de sérieux pour préparer cette révolution socialiste, parce que cette préparation ne pouvait passer que par une mobilisation impitoyable, audacieuse, implacable, des ouvriers anarchistes, socialistes, communistes contre leurs dirigeants traîtres. Il ne fallait pas avoir peur d'être séparé de ces dirigeants-là, de devenir « une secte » les premiers temps, même si on devait être persécuté par tout le monde ; il fallait lancer des mots d'ordre justes et clairs, prédire l'avenir, et, en prenant appui sur les événements, discréditer les dirigeants officiels et les chasser de leurs postes. »

Mais les dirigeants du POUM n'avaient qu'une peur, c'était d'être accusés de sectarisme en disant les vérités politiques qu'ils auraient dû dire, d'être accusés de rompre l'unité en refusant de couvrir les capitulations.

Mais quelle unité ? L'unité et la solidarité avec les travailleurs en lutte, ou l'unité et la solidarité avec des partis qui ne voulaient pas eux-mêmes rompre l'unité avec les représentants de la bourgeoisie ?

Il s'agit là d'un choix de classe qui fait toute la différence entre la politique d'un parti ouvrier révolutionnaire et celle d'une organisation opportuniste. Le POUM se limita à être le parti le plus à gauche du Front populaire, à gauche de la gauche en quelque sorte.

Mais ce dont la classe ouvrière a besoin pour vaincre, c'est d'un parti qui accepte de se situer entièrement sur son terrain de classe, sans compromission.

Et pour que l'histoire ne se répète pas, cet instrument qui a si dramatiquement fait défaut au prolétariat espagnol, c'est la tâche de tous les révolutionnaires, de tous les travailleurs conscients de le construire, en se pénétrant des leçons des échecs passés pour se préparer aux luttes à venir.

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