Iran : de la dictature du Chah à celle de Khomeiny, la révolution escamotée
Au sommaire de cet exposé
Sommaire
- La Perse sous la coupe des grandes puissances
- La tentative de « Révolution constitutionnelle » (1906-1911)
- L'instauration de la dictature des Pahlavi (1921-1941)
- Un mouvement ouvrier combatif trahi par le parti stalinien
- Le combat contre les compagnies pétrolières sous la direction des nationalistes (1951-1953)
- La dictature du Chah au service de l'impérialisme
- Des contradictions sociales explosives
- L'opposition à la dictature
- La montée du mécontentement
- Les masses dans la rue
- Toute l'opposition au Chah alignée derrière Khomeiny
- La classe ouvrière entre dans la lutte, mais sans direction propre
- Du « vendredi noir » au « dimanche rouge » de Téhéran
- L'armée contre les grévistes du pétrole
- Les journées de décembre 1978
- Le retour de Khomeiny en Iran : avec l'accord des chefs de l'armée
- Février 1979 : l'insurrection de Téhéran
- Khomeiny établit sa dictature contre la population qui l'a porté au pouvoir
- La gauche victime de Khomeiny et de sa propre politique
- L'affaire de l'ambassade américaine : union sacrée autour de Khomeiny
- La guerre contre l'Irak et la stabilisation de la dictature
- Nationalisme et démagogie populiste au service d'une dictature réactionnaire
- Seule la classe ouvrière peut ouvrir d'autres perspectives aux masses populaires
La guerre entre l'Irak et l'Iran dure depuis plus de six ans. Elle a fait un million de morts et de blessés, peut-être davantage ; plusieurs millions de réfugiés.
L'Irak dirigé par Saddam Hussein, c'est une dictature sans pitié, où la population, qui vit dans la misère et la crainte, est surveillée, quadrillée, par un appareil d'État brutal.
L'Iran de Khomeiny, c'est une dictature aussi brutale, enrobée dans une phraséologie populiste, qui tente par la religion d'anesthésier les pauvres et de les envoyer à la mort en leur disant que c'est là le bonheur suprême auquel ils peuvent prétendre.
Cette guerre, ce n'est certes pas une guerre de religion. Bien sûr, l'Irak est un pays arabe, ce qui n'est pas le cas de l'Iran, mais l'Islam est la religion dominante en Iran depuis des siècles aussi. Et qui plus est, c'est la branche chiite de l'Islam qui prévaut en Iran comme en Irak.
Non, il ne s'agit pas là d'une guerre de religion. C'est une boucherie plus « moderne », perpétrée au nom du nationalisme.
Bien sûr, les plus gros dividendes sont empochés en définitive par l'impérialisme. Il se tient derrière les deux camps. Il tire profit de la situation qui s'éternise : ses marchands de canons bien sûr ; mais il en profite aussi en termes politiques. Car pendant ce temps, les pays en guerre s'affaiblissent, deviennent plus dépendants, se vident de leurs richesses, de leurs énergies ; une partie importante de leur jeunesse est décimée.
Ce n'est sans doute pas la CIA qui a directement déclenché l'agression contre l'Iran en septembre 1980. Les dirigeants irakiens avaient leurs propres raisons pour cela.
En 1979, un chef religieux, l'ayatollah Khomeiny, venait d'être porté au pouvoir en Iran, et c'était un événement considérable. La monarchie renversée de Mohammed Reza Pahlavi, qui se baptisait, entre autres titres, « Roi des Rois » et « Lumière des Aryens », reposait sur une armée superéquipée d'un demi-million d'hommes, chouchou du Pentagone. Elle reposait aussi sur un instrument de répression, la Savak, parmi les plus sinistres dans un monde où ce n'est pourtant pas cela qui manque. Et cet État apparaissait depuis des décennies comme un rempart à toute épreuve face aux peuples de la région.
Et pourtant c'était le peuple de l'Iran lui-même qui l'avait mis à bas, tout un peuple de pauvres, de sans-travail, de paysans chassés des campagnes vers les grandes villes, ces masses de « damnés de la terre » qui peuplent les bidonvilles et qui se comptent en millions. 1978-1979, ce furent les années d'une montée révolutionnaire qui les vit, hommes, femmes et enfants, dans les rues de Téhéran, Tabriz, Ispahan, Ahwaz, de toutes les villes d'Iran sans doute, défier le Chah et son armée, braver la mort, les mains nues, pendant des mois, obstinément, jusqu'à ce qu'enfin le tyran détesté finisse par vider les lieux.
Et aujourd'hui, depuis des années maintenant, ces masses, leurs enfants, se voient envoyer à la mort à nouveau. Par ceux-là mêmes qu'elles ont portés au pouvoir. Et non pas dans l'espérance de se délivrer d'un tyran, mais pour tuer leurs frères d'à côté.
Pourquoi, comment, cela a-t-il pu être possible ?
La révolution anti-monarchique en Iran a eu des répercussions considérables. Dans nombre de pays musulmans, les régimes en place se sentent menacés par la montée de l'activité politique du courant religieux islamiste.
Et pourtant, la plupart de ces mêmes pays, l'Egypte, la Syrie, l'Algérie ou la Tunisie, ont accédé à l'indépendance nationale, ou bien ont secoué la tutelle trop pesante de l'impérialisme, sous des directions nationalistes qui se voulaient ou en tout cas se proclamaient progressistes, désireuses de moderniser leur pays. Alors, comment celles-ci peuvent-elles craindre aujourd'hui que les masses de leur pays qui, souvent, ont enduré de lourds sacrifices pour leur permettre d'accéder au pouvoir, aient une oreille pour la propagande réactionnaire des militants religieux - sinon parce qu'elles ont échoué à satisfaire les aspirations de ces masses, parce qu'une fois parvenus au pouvoir, ces dirigeants nationalistes, progressistes, sinon socialistes, se sont révélés pour ce qu'ils étaient, les ennemis des travailleurs et des pauvres.
En fait de progrès et de modernisme, les masses populaires ont vu avant tout s'enrichir une caste de profiteurs à l'ombre de l'appareil de l'État, qu'elles voient dépendre de plus en plus ouvertement de l'Occident impérialiste.
Les régimes en place dans les pays musulmans peuvent en effet craindre les ambitions politiques des militants réactionnaires.
La victoire de Khomeiny en 1979, sur un régime qui apparaissait comme une forteresse inexpugnable, le montre. Car les raisons de cette victoire ne tiennent peut-être pas, pour l'essentiel, aux particularités de l'Iran.
La Perse sous la coupe des grandes puissances
A partir du 19e siècle, la Perse, qui est devenue l'Iran en 1934, tomba sous l'emprise à la fois de la Russie des tsars, sa puissante voisine sur plus de 2 000 km, et de la Grande-Bretagne, pour qui elle présentait le grand intérêt de séparer la Russie justement de son propre empire colonial en Inde.
Ces deux puissances se surveillaient l'une l'autre et se faisaient contrepoids, ce qui explique sans doute pourquoi la Perse n'est pas devenue une colonie. Mais son indépendance devint de plus en plus formelle.
Le pays en était resté alors à un stade quasi-féodal, avec des propriétaires possédant des centaines de villages ; des territoires entiers étaient encore contrôlés par des chefs de tribus nomades.
La dynastie en place pendant le 19e siècle somnolait grassement grâce aux finances qu'elle extorquait à une paysannerie toujours au bord de la famine. Ces rois ne bâtirent d'ailleurs pas de force militaire. Quand ils avaient besoin de troupes, ils appelaient les seigneurs de guerre des tribus à leur rescousse. Le seul embryon d'armée était à la fin du 19e et au début du 20e siècles, une Brigade Cosaque sous le commandement d'officiers russes.
La rivalité entre l'Angleterre et la Russie entravait toute velléité de modernisation des infrastructures. La Perse n'avait ni routes, ni chemins de fer ni service postal.
Un Résident politique anglais établit ses quartiers dans le Golfe arabo-persique, sans avoir de comptes à rendre à la Cour de Téhéran, sous la protection des canonnières britanniques. En 1901, quand le pétrole fut découvert dans cette région, l'Angleterre mit la main dessus.
De son côté, la Russie des tsars s'implanta dans le nord du pays, dans les régions autour de la mer Caspienne.
Bref, la Perse fut mise en coupe réglée. Grande-Bretagne et Russie se firent attribuer des concessions à long terme dans toutes les branches possibles. De l'une de ces concessions, Thiers en personne déclara qu'elle ne laissait de son pays au Chah de Perse que... l'atmosphère !
Les traités officiels conclus par le Chah barrèrent la voie à la formation éventuelle d'une industrie autochtone, et entraînèrent l'introduction massive dans le pays de biens manufacturés par l'industrie européenne.
Il y avait en Perse une certaine bourgeoisie basée sur le commerce, des marchands, des artisans et des usuriers, regroupés géographiquement au coeur des villes, dans ce qu'on nomme le « Bazaar », qui est leur centre économique traditionnel. La classe des bazaris avait grossi avec le développement du commerce au long du 19e siècle, et elle se trouva frappée de plein fouet par la concurrence des marchandises importées.
On ne peut pas parler des bazaris, sans parler des religieux chiites. En fait, il s'agit largement de la même classe sociale, provenant souvent des mêmes familles.
Le corps des religieux disposait d'une certaine indépendance car il contrôlait des fonctions sociales qui sont de nos jours associées à l'administration de l'État : une partie de la justice, les écoles existantes. Et puis bien sûr, ils récoltaient directement eux-mêmes des impôts religieux obligatoires, géraient des donations, étaient bien souvent propriétaires fonciers.
La plupart de ces ulémas s'associèrent à la résistance de la bourgeoisie marchande devant la pénétration économique de l'Occident. Ils le firent alors bien sûr au nom de la religion. Car le clergé constitue un corps social distinct, avec ses motivations et ses intérêts propres. L'apparition d'idées laïques dans les couches éduquées était pour lui un défi. Le clergé craignait de voir à terme son autorité diminuer, de voir empiéter sur ses prérogatives traditionnelles. II n'aspirait pas à voir le pays s'engager sur la voie du progrès, au contraire.
Cette opposition réactionnaire différait-donc radicalement de celle de la couche sociale d'un genre nouveau qui apparaissait en Perse àcette époque : les intellectuels ouverts aux idées de nationalisme, de libéralisme, parfois même de démocratie et de socialisme, en tout cas imprégnés des idéaux de la Révolution française.
Pour ces adeptes de réformes modernes, les religieux apparaissaient pour ce qu'ils étaient, obscurantistes, ennemis du progrès, et ils les fustigeaient.
Du moins jusque dans les années 1890. Car alors survint un événement qui eut d'importantes répercussions.
En 1891, le Chah concéda à des Anglais le monopole de l'achat et de la vente du tabac, alors que c'était une source importante de revenus locaux. Les chefs religieux se portèrent alors à la tête de toutes les forces d'opposition en déclenchant une campagne de boycottage du tabac qui eut un tel succès dans toute la population que le Chah dut renoncer à son projet.
L'affaire de la concession du tabac ouvrit l'ère des luttes d'inspiration nationaliste en Iran.
A cette occasion, l'élite cultivée constata que les leaders religieux avaient une capacité considérable de mobilisation des masses. Dès lors, ce fut, semble-t-il, une tactique consciente de sa part de garder pour soi ses opinions éclairées, son scepticisme religieux, voire un franc athéisme, tout en manifestant dans les interventions publiques le soin de ne pas déplaire aux ulémas et de se référer elle aussi à l'Islam pour légitimer ses critiques du régime.
La bourgeoisie persane n'était pas une bourgeoisie puissante et conquérante. Ses idéologues n'étaient pas non plus des novateurs hardis, capables de heurter de front l'obscurantisme religieux au nom d'idéaux de progrès. Au contraire, ils capitulèrent dès le début devant la religion et ses défenseurs.
La tentative de « Révolution constitutionnelle » (1906-1911)
L'alliance entre religieux et intellectuels opposés au Chah se concrétisa lors du soulèvement nationaliste de 1906-1911, qui reste connu sous le nom de Révolution constitutionnelle.
La défaite de la Russie devant le Japon suivie de la Révolution russe de 1905 eurent, entre autres conséquences, pour effet d'interrompre le commerce dans le nord de la Perse, d'où une hausse brutale des prix dans les grandes villes. Le gouvernement s'en prit aux marchands comme bouc-émissaires.
Dans un climat général de mécontentement, cela mit le feu aux poudres en Iran. A partir de décembre 1905, l'agitation alla en s'amplifiant, pour atteindre son sommet en août 1906. La foule se trouva confrontée à la Brigade Cosaque qui tira dans le tas. Une grands partie des notables religieux décidèrent alors d'entrer en dissidence. De leur côté, plusieurs milliers de marchands, de membres des guildes d'artisans et de mollahs, occupèrent les jardins de la Légation de Grande-Bretagne.
Pendant trois semaines, toute l'activité économique de la capitale se trouva suspendue, tandis qu'un flot de télégrammes de soutien arrivait de province. Le Chah finalement capitula et accepta le principe d'une constitution.
Celle-ci créa un Parlement qui limitait étroitement les pouvoirs du monarque, tout en accordant aux supérieurs du clergé chiite le droit de s'assurer, en dernière instance, que les lois adoptées étaient bien conformes à la loi religieuse.
De toute façon, l'épisode de la Révolution constitutionnelle n'alla pas loin, car les grandes puissances veillaient au grain. En 1907, l'Angleterre et la Russie se partagèrent la Perse, à chacune sa zone.
En juin 1908, la Brigade Cosaque commandée par un colonel russe bombarda le Parlement.
Ce n'en était pas tout à fait fini du mouvement, pourtant. Tabriz, capitale de l'Azerbaïdjan, région située au nord du pays, à proximité de la Russie, se souleva. Le Conseil Révolutionnaire de Tabriz regroupait les couches inférieures de la petite-bourgeoisie, plus radicales que les gros marchands. Un Parti Social-Démocrate y avait même été fondé en 1904, inspiré du Parti Social-Démocrate russe, parmi les travailleurs émigrés de Perse dans les champs pétrolifères de Bakou. Les constitutionnalistes de Tabriz soutinrent un siège de dix mois, avec une population réduite à la famine.
Mais en fin de compte, en 1911, l'armée du tsar bombarda Tabriz et lança un ultimatum à Téhéran, avec l'accord secret des Anglais. Le gouvernement s'inclina en décembre 1911, le Parlement fut renvoyé et le Chah rétabli dans son autorité.
L'instauration de la dictature des Pahlavi (1921-1941)
Pendant la Première Guerre mondiale, la Perse, pratiquement occupée par les Russes et les Anglais et attaquée par les Turcs, alliés des Allemands, fut un champ de bataille pour les belligérants.
Avec le renversement du Tsar au printemps 1917, les troupes russes présentes à Tabriz depuis 1909 commencèrent à se désagréger : soldats russes et démocrates iraniens dansèrent, paraît-il, ensemble dans les rues de la ville.
Et en janvier 1918, Trotsky annonça, au nom des Bolchéviks, qu'ils renonçaient aux vieux traités conclus au temps des tsars, annulaient toutes les dettes russes de la Perse, puis retiraient les troupes. Cette politique fut célébrée par des manifestations de masses enthousiastes à Tabriz et à Téhéran.
Cependant, les mouvements de dissidence régionaux se multipliaient dans le Kurdistan, mais aussi en Azerbaïdjan, et surtout au Gilan, province voisine bordant la mer Caspienne.
Dans les forêts du Gilan existait une guérilla animée par des radicaux du mouvement constitutionnaliste, surtout des petits fermiers et des religieux, et dont le leader se nommait Kuchik Khan. C'était un mollah prêchant un populisme à base islamique. Un certain Rouhollah Khomeiny, alors jeune apprenti curé, voyait, paraît-il, avec intérêt les idées de Kuchik Khan... Mais il y avait aussi dans le Gilan des militants communistes, liés aux bolchéviks.
Lorsque, en mai 1920, les péripéties de la guerre civile russe amenèrent l'Armée Rouge dans la région, les forces coalisées de Kuchik Khan et des communistes proclamèrent la République du Gilan. Le Parti Communiste de Perse, fondé peu après, envoya 192 représentants au Congrès des Peuples d'Orient, à Bakou, en septembre 1920.
Cette république vécut seize mois. L'insurrection ne put s'étendre, et la République ne tint que tant que l'Armée Rouge fut présente.
C'est alors que Reza Khan, un colonel de la Division Cosaque (laquelle était désormais payée par les Anglais), s'empara du pouvoir à Téhéran, le 21 février 1921.
Pour l'Angleterre, il était urgent maintenant d'établir en Perse un pouvoir d'État central fort, pour préserver le pays de la contagion de la Révolution bolchévique. Sans compter qu'il y avait le pétrole qui était devenu important avec la guerre, au point que l'État anglais avait pris la majorité des parts dans la Compagnie pétrolière anglo-persane.
Reza Khan devint commandant de l'armée et ministre de la Guerre. Il commença par abattre la République du Gilan. En 1923, il devint Premier ministre. En octobre 1925, le Chah fut déposé et l'ancienne dynastie abolie.
L'ambition de Reza Khan était de bâtir en Perse un État moderne, s'inspirant de celui que Mustapha Kémal instaurait en Turquie. C'était une ambition dans laquelle la plupart des nationalistes ci-devant démocrates pouvaient en grande partie se retrouver, même si Reza Khan avait la poigne de fer d'un dictateur militaire. Les nantis de Perse avaient aussi besoin d'un sauveur pour ramener l'ordre, l'unité du pays et la sécurité du commerce.
Reza Khan envisageait, dit-on, de faire de la Perse une République comme la Turquie. C'est devant la réaction d'hostilité catégorique du clergé chiite qu'il y renonça - peut-être sans trop de peine tout de même, puisqu'il se fit couronner lui-même Chah quelques mois plus tard, fondant la nouvelle dynastie des Pahlavi.
Reza Chah bâtit une armée de type moderne. Il y eut désormais des garnisons dans les coins les plus reculés du pays. Et cette armée lui permit d'abord de se servir : au nom de la famille Pahlavi, il s'empara de terres représentant plus de deux mille villages. Comme les féodaux, il voyait le pays comme un fief à exploiter.
Il réalisa une certaine unification du pays sous la botte militaire. Les chefs de tribus durent résider à Téhéran ; les nomades furent contraints à se sédentariser, dans des conditions misérables, et les révoltes furent écrasées par des méthodes de terreur expéditives. C'est alors que les territoires arabes du sud pétrolier, restés jusque là pratiquement autonomes sous la surveillance des Anglais, furent intégrés brutalement sous le contrôle central.
Ce qui ne donna évidemment pas pour autant à l'Iran le contrôle de son pétrole, sa ressource essentielle, entièrement aux mains de la Compagnie anglo-iranienne (l'AIOC), c'est-à-dire de l'Angleterre.
La modernisation du pays n'alla pas loin. Cependant, elle laissa des traces particulières dans la société iranienne.
L'extension de l'autorité de l'État se fit notamment aux dépens de l'hégémonie cléricale traditionnelle. Même si Reza Chah ne fit pas de la Perse un État laïc comme la Turquie d'Atatürk qu'il admirait tant, sa lutte brutale contre les mollahs fut une des caractéristiques de son règne. Le plus célèbre des ayatollahs du moment fut envoyé en exil ; un certain nombre de religieux disparurent dans des conditions mystérieuses, tandis que les sbires du Chah coupaient la barbe ou faisaient un mauvais sort à ceux qui leur tombaient sous la main. La population dans l'ensemble ne bougea pas pour défendre le clergé. L'intelligentsia, elle, lui était hostile. Si bien que les commentateurs de l'époque considérèrent que le dictateur avait mis fin à sa toute-puissance.
En revanche, le Chah entreprit de ranimer tout ce qui pouvait rappeler la Perse antique, celle d'avant l'Islam. Il mena une campagne de « persianisation » - prétendant notamment purger la langue persane de ses mots d'origine arabe ou turque - qui contribua à développer un chauvinisme persan au détriment des autres minorités nationales du pays. C'est ainsi qu'il fit de la Perse l'Iran, en 1934, le mot Iran étant censé signifier que ce pays était le berceau de la race aryenne. Comme le nom de Pahlavi donné à sa dynastie, il était destiné à rappeler un lointain passé qu'on dépeignait comme glorieux.
Parallèlement, cependant, en voulant séculariser la société par la force, Reza Chah souleva bien des rancoeurs - comme par exemple, quand il voulut imposer à tous le port du vêtement de style européen, ou quand, au nom prétendument de l'émancipation des femmes, le port du voile fut interdit de manière autoritaire. Et comme en même temps le fossé entre les classes privilégiées et les masses pauvres s'approfondissait encore, et les inégalités s'aggravaient pour une partie des masses populaires, la lutte contre la religion et le clergé pouvait être assimilée non pas à leur libération, mais à l'offensive des nantis et de l'impérialisme étranger contre elles-mêmes.
Cependant, une classe ouvrière moderne était née en Iran. Le nouveau régime, baptisé dans l'écrasement de la révolte du Gilan, était congénitalement anti-communiste. Le Parti Communiste, qui s'était quelque peu développé au début des années vingt, et qui avait été à l'origine des premiers syndicats, fut interdit. La plupart de ses leaders politiques ou syndicaux furent emprisonnés ou s'enfuirent en URSS - où plusieurs d'ailleurs furent liquidés par les soins de Staline.
Mais des groupes clandestins n'en subsistèrent pas moins. Et il y eut des grèves importantes, notamment dans l'industrie du pétrole lors du 1er mai 1929.
À la veille de la Seconde Guerre mondiale, le mouvement ouvrier, sinon communiste, existait et avait même fait preuve d'une certaine vitalité.
Un mouvement ouvrier combatif trahi par le parti stalinien
Les sympathies que montrait Reza Chah pour l'Allemagne nazie devinrent gênantes pour les Britanniques lorsque ceux-ci eurent besoin d'utiliser le territoire de l'Iran pour l'approvisionnement militaire de l'URSS, à partir de juin 1941. En août, des troupes russes et anglaises envahirent l'Iran. Elles contraignirent le Chah à abdiquer. Churchill résuma simplement toute l'affaire : « Nous l'avions amené ; nous l'avons remmené » .
Son fils Mohammed Reza, âgé de 21 ans, fut autorisé à prendre officiellement la succession.
Une fois de plus, l'Iran était divisé en zones d'occupation : au nord les troupes soviétiques occupaient l'Azerbaïdjan ; les troupes britanniques occupaient le sud. Elles furent renforcées par l'armée américaine en décembre 1942, et à la faveur de la guerre, les États-Unis devinrent de plus en plus présents en Iran. Ils finirent par superviser les secteurs-clés du gouvernement iranien, et prirent de fait le contrôle de son armée et de sa gendarmerie.
Les années de 1941 à 1953 furent celles de l'apogée du parti Toudeh - ce qui signifie parti des masses. C'était le successeur indirect du Parti Communiste. Il avait été fondé en octobre 1941 par des membres du Parti Communiste d'avant-guerre, des vétérans de l'organisation des premiers syndicats, et des intellectuels emprisonnés par Reza Chah depuis 1937. Le nouveau parti, délibérément, ne se disait pas communiste : il se déclarait partisan de la Constitution de 1906, et se donnait pour objectif d'unir les forces démocratiques contre l'oligarchie au pouvoir. II prenait d'ailleurs soin de se montrer conciliant envers le clergé et la religion. Le Toudeh se développa considérablement, au point de devenir le seul parti sérieusement organisé à l'échelle du pays. Il attira des écrivains de renom. Aux élections au Parlement, en 1943, il présenta vingt-trois candidats dont huit furent élus.
La présence de l'armée russe en Azerbaïdjan contribua certainement à lui mettre le vent en poupe, ainsi que la popularité dont jouissait l'URSS de Staline à l'époque, dans une fraction de la petite-bourgeoisie. Mais ce furent le mécontentement général, la situation de crise et l'espoir de changements qui amenèrent à lui de nombreux travailleurs dans une grande partie du pays. A Téhéran bien sûr, mais aussi par exemple à Ispahan qui fut l'une de ses places fortes : quand son leader local, Fedakar, fut élu au Parlement, les treize usines de la ville s'arrêtèrent et une foule de trente mille travailleurs l'accompagna à l'aéroport.
Dès 1941-1942, des militants avaient commencé à reconstituer des syndicats, dont la Confédération, sous direction Toudeh, regroupa jusqu'à quatre cent mille membres dans les années suivantes.
A partir de 1945, quand la victoire des Alliés fut acquise, les dirigeants du Toudeh se décidèrent à organiser les travailleurs de l'industrie pétrolière. Jusque là, en effet, ils s'interdisaient l'organisation et s'opposaient aux grèves, dans les industries liées à l'effort de guerre. A Abadan, pour le ler mai 1946, le Toudeh put organiser un défilé de quelque quatre-vingt mille travailleurs.
Cette force, le Toudeh la plaça entièrement au service de la politique de Staline. Et celle-ci ne visait évidemment pas à aider au déclenchement d'une révolution sociale en Iran. L'heure n'était qu'à l'entente avec les forces nationales considérées comme progressistes, et il ne s'agissait pas de se heurter aux puissances impérialistes.
Staline tenta tout de même de se servir de sa position de force en Azerbaïdjan, dans le cadre de ses marchandages avec les puissances impérialistes.
Dans les provinces du nord, la débandade de l'armée iranienne devant l'invasion soviétique s'était traduite par le réarmement des tribus, kurdes en particulier. En Azerbaïdjan, les notables profitèrent du vide momentané pour tenter de réintroduire dans les écoles la langue de la région, une langue apparentée au turc, l'azeri, que Reza Chah avait bannie, et pour mettre sur pied une milice, tandis qu'on enregistrait une série de grèves à Tabriz. Un gouvernement autonome de la province fut instauré en décembre 1945, sous la direction de Pichevari, ancien ministre de la République du Gilan en 1921, qui avait ensuite vécu en exil en URSS.
A peu près parallèlement, des notables kurdes profitèrent des circonstances pour fonder dans la ville de Mahabad leur propre République, qui reposait sur les privilégiés traditionnels.
L'année 1946 allait être une année décisive. C'était le moment où, selon ce qui avait été convenu entre les Alliés à la fin de la guerre, les troupes des uns et des autres devaient se retirer de l'Iran.
Staline se fit tirer l'oreille. Il marchanda avec le Premier ministre iranien Qavam, le retrait de ses troupes, contre une promesse de participation majoritaire dans une compagnie pétrolière qui serait créée pour opérer dans le nord du pays.
L'attitude conciliante de Qavam était en grande partie dictée par la situation sociale menaçante.
Au début de 1944, un soulèvement des ouvriers d'Ispahan qui donnèrent l'assaut aux réserves de grains des propriétaires, suivi de la grève générale dans toute la ville, avait été un signal alarmant. La montée du mouvement ouvrier culmina lorsque, le 14 juillet 1946, une grande grève éclata dans le Khouzestan, ce fief de l'impérialisme britannique. Partie des travailleurs du pétrole, sur des revendications économiques, elle engloba quelque soixante mille travailleurs, y compris ceux des services publics et le personnel domestique des Européens, qui se dressèrent contre le gouvernement militaire de la province et le contrôle britannique. Cela dura quatre jours, durant lesquels on se battit dans les rues.
Les grévistes avaient télégraphié à Téhéran pour demander l'aide de la Confédération syndicale. Celle-ci se borna à faire état d'une promesse de l'état-major de ne pas faire intervenir les militaires contre les grévistes. Bien sûr, ils intervinrent, et, dès le premier affrontement, firent quarante-six morts et des centaines de blessés.
Le gouvernement envoya de toute urgence auprès de la Compagnie pétrolière un groupe de médiateurs qui comprenait plusieurs leaders nationaux du Toudeh. Quand la Compagnie céda sur les revendications économiques immédiates, ils s'employèrent à persuader les travailleurs de ne pas insister et d'arrêter la grève.
Au mois d'août, en guise sans doute de récompense pour ces bons et loyaux services, Qavam prit trois membres du Toudeh dans son gouvernement. Les travailleurs d'Iran ont eu, eux aussi, leurs « camarades ministres » !
Et le Toudeh parlait de la « voie parlementaire légale vers un changement social »...
Mais le rapport des forces avait changé. Féodaux, bourgeois, militaires, religieux, hommes du Chah, et derrière eux l'impérialisme, passaient désormais à la contre-offensive. Les ministres Toudeh furent renvoyés au mois d'octobre. Et les autorités déclenchèrent l'attaque contre les travailleurs combatifs et les syndicalistes, qui, un peu partout, furent licenciés par centaines, arrêtés, déportés, enrôlés de force dans l'armée et même, pour quelques-uns, exécutés.
Sur un autre front, le gouvernement avait aussi maintenant les mains libres : il fit donner ses troupes contre les régimes autonomes de Mahabad et de Tabriz qui, abandonnés par l'armée russe, n'avaient plus guère de moyens de résister.
Toute cette affaire ne contribua pas à la popularité du Toudeh. Ce qui le discrédita encore un peu plus, ce fut la campagne acharnée qu'il se mit à mener en faveur des prétentions de Staline sur le pétrole du nord de l'Iran.
Aux élections de 1947, il n'eut que deux élus. Il fut interdit en 1949.
Le combat contre les compagnies pétrolières sous la direction des nationalistes (1951-1953)
C'était désormais le mouvement nationaliste qui commençait à tenir le devant de la scène.
Son leader le plus prestigieux et le plus populaire était Mohammed Mossadegh. C'était un fils de princesse, grand propriétaire terrien. Partisan d'un régime libéral, se référant à la Constitution de 1906, il avait fait de la prison sous Reza Chah. Mais c'était avant tout un nationaliste, ardent opposant à l'accord pétrolier avec l'URSS, et désormais le champion de la lutte contre la toute-puissance de la compagnie pétrolière britannique.
Il regroupa derrière sa personnalité à la fois des politiciens hostiles au Chah, les marchands du Bazaar, et la petite-bourgeoisie de type moderne, éduquée à l'occidentale. Cette coalition prit le nom de « Front National ». Elle trouva un écho dans les masses urbaines pauvres, et l'appui du clergé, dans un premier temps.
En mars 1951, le Parlement, à l'initiative de Mossadegh, adopta une recommandation réclamant la nationalisation du pétrole. En avril, les ouvriers du Khouzestan firent une nouvelle grève générale ; des grèves-de solidarité et des manifestations de rues eurent lieu à Téhéran et dans plusieurs grandes villes.
Le Chah appela Mossadegh comme Premier ministre, le 29 avril, et la crise se concentra sur la question du pétrole.
Le 30 avril, sa nationalisation fut votée à l'unanimité, et la Compagnie Nationale Iranienne des Pétroles fut créée.
Mossadegh déchaîna l'enthousiasme. Pour les masses, la nationalisation représentait une victoire sans précédent, une revanche sur des décennies d'humiliation nationale. La population clamait : « Le pétrole, c'est notre sang ». Mossadegh fut considéré comme un héros : il osait défier cet État dans l'État qu'était l'Anglo-Iranian, avec ses jardins, ses piscines, ses logements, ses restaurants, etc., réservés à l'usage exclusif des Anglais. Certains bâtiments affichaient même, paraît-il : « Interdit aux chiens et aux Iraniens ».
L'Anglo-Iranian reversait alors au gouvernement de Téhéran moins de la moitié de ce qu'elle payait en impôts au gouvernement de Londres. Son bénéfice net pour la seule année 1950 avait été supérieur à l'ensemble des royalties touchées par l'Iran en cinquante ans d'exploitation.
La Compagnie, c'est-à-dire le gouvernement anglais derrière elle, n'était pas disposée à renoncer à une telle manne et elle riposta à la nationalisation par un refus catégorique de tout compromis, la fermeture de la raffinerie d'Abadan, le départ des techniciens, et surtout par son veto contre toute tentative de l'Iran de commercialiser sa production de pétrole. Avec un temps de retard, les compagnies pétrolières américaines se déclarèrent solidaires, et aucun autre pays ne voulut les affronter.
C'était le blocus.
Alors, des émeutes secouèrent les grandes villes. En juillet 1952, une crise éclata avec le Chah lorsque Mossadegh prétendit vouloir contrôler lui-même l'armée. Mossadegh reçut alors le soutien massif de la population de Téhéran qui s'insurgea, affronta l'armée et ses tanks pendant cinq journées, et finit par devenir quasiment maîtresse de la ville, bien qu'il y eût des centaines de victimes.
Jusque là, le Toudeh n'avait guère soutenu Mossadegh. Un de ses principaux slogans était : « Les grands nous volent et Mossadegh n'est qu'un bourgeois » . Il le présentait comme un agent de l'impérialisme américain.
Mais il fit alors un revirement. Pendant cette crise de l'été 1952, le Toudeh et le Front National appelèrent ensemble à une grève générale en vue de faire plier le Chah, qui céda.
Mossadegh apparaissait comme plébiscité. Mais c'est alors que devant la mobilisation populaire et l'appui du Toudeh, les Américains décidèrent de l'évincer du pouvoir.
Parallèlement, les religieux lui retirèrent leur soutien. Ils repassaient dans le camp de la monarchie : la situation devenait trop dangereuse à leurs yeux, car le Toudeh retrouvait de l'influence dans les masses. Ainsi, en juillet 1953, il fut capable de mobiliser dix fois plus de monde que le Front National. Mossadegh fut finalement renversé le 19 août 1953 par un coup d'État fomenté nominalement par le général Zahedi, en fait organisé et financé par un général de la CIA, l'ambassadeur américain et l'entourage du Chah.
On fit largement appel aux voyous des bas-fonds de Téhéran pour donner une apparence de soutien populaire au Chah, rétabli sur son trône menacé, par les bons offices des agents de l'impérialisme.
Au cours des journées où l'affaire se joua, bien que sachant que le coup se préparait, Mossadegh avait refusé d'accepter le soutien du Toudeh. Il avait fait réprimer ses manifestations de rue. Pour l'organe de presse du Front National qui parut le matin même du coup, le danger communiste était le plus menaçant et il fallait l'écarter en priorité.
Les militants communistes, de leur côté, attendirent les consignes du Parti pour bouger et les consignes ne vinrent pas. Le Toudeh avait au sein de l'armée une organisation de près de six cents membres dans le corps des officiers et sous-officiers. Eux aussi attendirent des ordres qui ne vinrent pas.
« Retour à la normale en Iran » , titrèrent les journaux anglais. Le Front National fut interdit, Mossadegh jugé et emprisonné, un de ses ministres fut exécuté. Mais la répression fut particulièrement impitoyable envers les communistes. Il y eut des milliers d'arrestations, des centaines de condamnations, des centaines d'exécutions. L'infrastructure clandestine du Toudeh fut largement démantelée et pas seulement dans l'armée.
La dictature du Chah au service de l'impérialisme
La monarchie militaire allait fonctionner pour le compte lié de l'impérialisme américain et du despote Pahlavi.
D'emblée, elle mit sur pied un instrument de répression durable, avec l'aide de la CIA : la police politique, la Savak, armature même de l'État. Son nom finit par suffire à inspirer la terreur ; au bout de quelques années, elle se mit à pratiquer systématiquement la torture.
Le Chah mit beaucoup de soin à empêcher l'apparition de rivaux possibles. Les généraux eux-mêmes ne pouvaient se rencontrer, ou venir àTéhéran s'ils n'y étaient pas en poste, sans son autorisation personnelle expresse !
Et l'impérialisme américain fut bien servi. Son premier soin avait été de mettre la main sur le pétrole. En 1954, un consortium de compagnies pétrolières fut mis sur pied, dont des compagnies américaines prenaient 40 %. Nelson Rockefeller put affirmer à Eisenhower en 1962 : « Nous avons pu nous assurer le contrôle total du pétrole iranien... A l'heure actuelle, le Chah ne saurait entreprendre le moindre changement dans la composition de son gouvernement sans consulter notre ambassadeur accrédité auprès de lui » .
Au début des années soixante, sous la pression de l'administration Kennedy, le Chah annonça quelques mesures de libéralisation et quelques réformes, englobées pompeusement sous le nom de « Révolution blanche », qui comportaient des mesures pour les campagnes.
Celles-ci végétaient à un stade quasi-féodal. Une grande partie des paysans étaient des métayers, cultivant surtout pour le tribut à payer en nature aux propriétaires ; tandis qu'une moitié ou presque de la population rurale était sans terres et sans droits.
Les réformes visèrent à moderniser ce système archaïque, à le moderniser dans le sens qu'elles aboutirent à introduire de nouveaux rapports, de type capitaliste, basés sur la commercialisation de la production agricole, à étendre le règne de l'argent à la campagne.
Il ne s'agissait pas de réduire les propriétaires à la misère ! Ils eurent mille moyens de tourner les nouvelles lois. De toute façon, ils récupéraient en argent ce qu'ils perdaient en droits féodaux sur la terre, et la politique du Chah ouvrit de larges possibilités de reconversion pour leur fortune devenue capital. Le bouquet, ce fut en 1968 : une loi supplémentaire permit d'expulser des paysans pour créer de grandes exploitations de type industriel, bénéficiant évidemment des meilleures terres et de l'aide de l'État.
Ces fermes de type capitaliste reçurent, entre autres privilèges, le monopole de la culture la plus profitable : celle du pavot, d'où on extrait l'opium, ré-autorisée justement à ce moment-là, en 1969, après treize ou quatorze ans d'interdiction.
Bien des paysans qui avaient tout de même pu racheter quelques terres quelques années auparavant se retrouvèrent alors expulsés... Ceux qui se trouvaient sur les terres les plus ingrates, qui n'intéressaient pas les capitalistes, n'étaient guère mieux lotis, le régime leur refusant les crédits ou le fuel à bon marché, et même, dans ces zones officiellement qualifiées de « marginales », les routes, l'électricité, les écoles ou les dispensaires.
A la fin des années soixante, il y avait bien eu en effet des changements dans les zones rurales. Une grande partie de la paysannerie avait été déracinée. Si bien que le pays cessa alors de couvrir ses besoins alimentaires et devint le premier client des multinationales de l'agrobusiness pour le Proche-Orient.
L'impérialisme trouva une autre grande source de profits, indirecte, avec la mise sur pieds de l'armée du Chah. Officiellement, cette armée était nécessaire pour protéger le monde dit libre contre l'URSS. En fait, comme l'écrivit un célèbre journaliste américain, Walter Lipmann, « (..) la raison majeure de notre soutien de l'Iran n'est pas son importance stratégique lors d'une guerre mondiale éventuelle, son seul but est de maintenir le gouvernement du Chah qui nous est favorable » .
Et en effet, cette armée ne fut jamais employée que contre les Kurdes, contre divers groupes de nomades, contre les émeutes dans les villes et les étudiants - ou comme gendarme de la région, face aux peuples des États arabes.
Ce rôle de gendarme, les puissances impérialistes ne tenaient plus en effet alors à l'assumer elles-mêmes directement. Lorsque la Grande-Bretagne se décida à retirer ses forces du Golfe arabo-persique, au début des années soixante-dix, le Chah prit le relai. A titre de démonstration, il envoya ainsi en 1973 un corps expéditionnaire au secours du sultan d'Oman menacé par une guérilla dans une de ses provinces.
Les trusts américains fournirent des armes à qui pouvait payer. Et le Chah pouvait payer : en 1973, les prix du pétrole brut furent multipliés par quatre, et les revenus de l'État iranien passèrent des trente-quatre millions de dollars de 1953 à cinq milliards de dollars.
Ce fut l'un des plus grands booms de la vente d'armes de l'histoire. Le Chah d'Iran devint le plus grand client de l'industrie militaire américaine. Commentaire du New York Times, en 1973, à la suite d'une commande de deux milliards de dollars à l'industrie aéronautique : « (..) cette affaire est hautement profitable aux États-Unis, car elle va permettre aux fabricants d'armes de se tirer de la dépression post-vietnamienne, et elle va aider à combler le déficit de la balance des paiements » .
Des contradictions sociales explosives
Le boom du prix du pétrole eut bien sûr des retombées en Iran. La population n'eut droit qu'à voir passer la richesse, mais les riches, eux, s'enrichirent plus que jamais. Autour de l'État et de la Cour, des sommets de l'armée bien placés auprès des multinationales, de la haute administration censée répartir la manne et complètement corrompue, se développa encore plus qu'avant toute une clientèle, une couche de parasites, avides des fameux « pétro-dollars ».
La famille du Chah donnait l'exemple : elle amassa une fortune qui n'a pas été vraiment chiffrée. Lorsque le Chah fut chassé, en 1979, on a parlé de vingt milliards de dollars... Une notable partie des revenus du pétrole, par exemple, avait ainsi disparu des comptes de la Trésorerie de l'État pour prendre secrètement le chemin des banques occidentales.
Par la même occasion, ce fut une époque bénie pour les industriels des pays occidentaux. Un de ces personnages avait déjà dit au journal Le Monde, quelques années avant : « Ici, il n'y a pratiquement pas de limites aux profits » . L'Iran devint un Eldorado pour hommes d'affaires. Ils se bousculèrent dans les salles d'attente des ministres.
Les grands de ce monde n'avaient rien à redire au régime du Chah. Les dirigeants russes ne faisaient pas la fine bouche : on échangeait des visites. De même ceux de la Chine, dès lors que le Chah eût reconnu leur gouvernement. En Occident, aux États-Unis en particulier, le Chah était alors présenté comme un grand modernisateur dont les seuls problèmes venaient de ce qu'il gouvernait un pays arriéré.
Mais qu'importait, à ceux qui en profitaient, que, devant les commandes massives, l'infrastructure du pays ne suivît pas, que les entrepôts fussent saturés aux frontières et que les marchandises pourrissent, faute de camions ou de chauffeurs pour les conduire, que des matériels soient abandonnés dans le sable au bord de routes d'ailleurs insuffisantes. Et qu'importaient aux Grands de ce monde en fin de compte les horreurs et les massacres perpétrés par la Savak. Ce n'était pas leur problème.
La capitale, Téhéran, présentait pourtant un concentré des contradictions sociales en train de devenir explosives. Il y avait en fait deux Téhéran juxtaposés, deux planètes.
Au nord, à l'ombre d'un pouvoir mégalomane qui cultivait la nostalgie impériale et imposait le culte du Chah, des palais, des villas somptueuses, des voitures et des vêtements de luxe. On se transportait pour une réception de Noël à Nice, ou pour un déjeuner à Munich ;les princesses faisaient venir d'Europe l'eau pour leurs chiens. Le bon ton voulait qu'on exhibât sa richesse et qu'on rivalisât avec ostentation dans l'imitation du mode de vie et des moeurs de la grande bourgeoisie occidentale.
Mais tous ces riches et ces récents enrichis dansaient sur un volcan. Depuis les années cinquante, la population totale de l'Iran s'était multipliée par deux, dont la moitié désormais dans les villes. Téhéran, avec quelque chose comme cinq ou sept millions d'habitants, avait pratiquement quintuplé sa population en vingt ans. Les paysans chassés des campagnes par la misère, l'endettement ou l'absence de tout travail, y avaient massivement afflué. Et le sud, c'était d'abord des zones de logements-taudis pour les plus favorisés, si on ose dire, les ouvriers ayant un emploi relativement stable, même misérablement payé, et puis des zones entières de bidonvilles proliférant jusque sur le désert, sans eau, sans électricité, où survivait dans l'espoir d'un emploi occasionnel une population déracinée, qui avait quitté des villages en retard de plusieurs siècles pour rejoindre le 20e siècle.
Le 20e siècle, en effet, car tel est le visage qu'il offre aux masses de plus en plus considérables des agglomérations du Tiers Monde, celui du dénuement le plus total.
De ce que les dirigeants appelaient la modernisation de l'Iran, les masses populaires ne pouvaient voir que le mépris et l'arrogance des privilégiés, quand ce n'était pas la brutalité et la contrainte. L'Occident et le Chah se retrouvèrent associés dans la même haine. Ainsi que, du même coup, tout ce qui se réclamait du modernisme, puisque c'était les exploiteurs, les profiteurs et plus généralement les privilégiés, qui se faisaient les porteurs des idées irreligieuses et des moeurs nouvelles...
L'opposition à la dictature
Les forces politiques nationales qui avaient marqué la période de l'après-guerre avaient été réduites au silence. Pourtant, dans les années soixante, une relève de gauche s'était forgée au sein de la jeunesse universitaire.
Des petits groupes clandestins de discussions débattaient de la Chine, du Vietnam, de l'Algérie, de Cuba, lisaient Régis Debray et Franz Fanon, critiquaient l'électoralisme et l'attentisme de leurs aînés du Toudeh et du Front National mossadeghiste, et se voulaient pour la plupart marxistes.
Les Fedayins du Peuple
Le groupe qui prit plus tard le nom de « Fedayins du peuple d'Iran » se forma dans le milieu de ces années 60, à l'initiative de jeunes intellectuels, dont certains venaient des milieux proches du Toudeh et d'autres de l'aile gauche, laïque, du Front National de Mossadegh.
Pour leur programme, le mieux est sans doute de les citer :
« Après mûre délibération, nous arrivâmes à la conclusion qu'il était impossible de travailler parmi les masses et de créer de grandes organisations du fait que la police avait pénétré tous les secteurs de la société. Nous décidâmes que notre tâche immédiate était de former des petites cellules et de nous lancer physiquement à l'assaut de l'ennemi de façon à détruire l'atmosphère de répression et à montrer au peuple que la « lutte armée » était la seule voie de libération possible ».
Ou encore :
« ... une guerre de guérilla est nécessaire, non seulement pour la victoire militaire, mais aussi pour mobiliser les masses » .
Juin 1963 : Khomeiny contre le Chah
De leur côté, au début des années soixante, les religieux, et surtout les jeunes mollahs, discutaient beaucoup eux aussi, en particulier du rôle que le clergé devait jouer, selon eux, dans la vie politique.
C'est alors que Khomeiny se lança dans l'opposition ouverte lorsque le Chah entreprit sa « révolution blanche ». Une partie des religieux se sentait sans doute lésée par les projets de réforme agraire, mais Khomeiny axa ses anathèmes surtout contre le projet de loi électorale qui donnait aux femmes le droit de vote, et aux minorités non-musulmanes l'accès aux postes publics. Il déclarait y voir un « complot des impérialistes et des sionistes » .
Dans un premier temps, Khomeiny proposait apparemment un compromis : « Pourquoi le gouvernement essaie-t-il, par tous les moyens, de s'aliéner le soutien du clergé ? Pourquoi ne se repose-t-il pas plutôt sur lui ? ... II refuse de comprendre que sans le clergé le pays n'a pas de colonne vertébrale... « .
Mais le roi traita tous les mollahs de « sodomites » et d` « agents à la solde des Britanniques ». Khomeiny, lors d'un discours incendiaire, dénonça alors publiquement le monarque : « Monsieur le Chah, votre Excellence, vous n'êtes qu'un misérable » . Son arrestation, le 3 juin 1963, déclencha des émeutes et des manifestations de masse que le Chah fit réprimer dans un bain de sang. En 1964, Khomeiny, relâché, lança de nouveau des attaques, cette fois contre des privilèges accordés aux Américains vivant en Iran. L'impérialisme américain, ennemi n° 1 de tous les musulmans, devint un de ses principaux thèmes, en même temps que la détresse du peuple. Du coup, il fut envoyé en exil, d'abord en Turquie, puis en Irak.
En Iran, Khomeiny laissait des disciples qui maintenaient les contacts, qui collectaient des fonds en son nom, et qui poursuivaient la propagande et l'agitation politiques dans des sortes de cellules clandestines ayant pour couvertures des activités éducatives ou des associations islamiques relativement à l'abri de la répression - un réseau militant dirigé par l'ayatollah Motahari. Ce réseau restait assez lâche, ne représentant encore qu'une minorité du clergé.
Les Modjahedines du Peuple
Les événements de 1963 donnèrent naissance à une autre formation politique d'opposition radicale en Iran. En 1961, Mehdi Bazargan, un proche de Mossadegh, et militant musulman, et un ayatollah qui était resté fidèle à Mossadegh jusqu'au bout, l'ayatollah Taleghani, avaient fondé un Mouvement de la Libération de l'Iran. Ils préconisaient un Islam rénové, combinant ses valeurs traditionnelles avec une phraséologie socialisante.
Mais la répression sanglante de juin 1963 convainquit un certain nombre de jeunes de ce mouvement qu'on ne pourrait venir à bout de la tyrannie du Chah que par une lutte armée. Ces jeunes musulmans fondèrent en 1965 l'organisation des Combattants du Peuple d'Iran, les Modjahedines du Peuple. La plupart des Modjahedines furent des intellectuels et des étudiants issus le plus souvent de familles de la petite-bourgeoisie traditionnelle et pieuse. Eux aussi, comme les étudiants de gauche, les Fedayins, étaient influencés par les luttes de l'Algérie, du Vietnam, de Cuba, plus tard des Palestiniens. Ils se disaient progressistes et révolutionnaires, mais se référaient à l'Islam : « Notre organisation est arrivée à la ferme conclusion que l'Islam et spécialement le chiisme jouera un rôle majeur comme source d'inspiration pour amener les masses à rejoindre la révolution ».
Ces thèmes furent particulièrement popularisés à la fin des années soixante et au début des années soixante-dix, par un penseur politico-religieux revenu d'Europe, Ali Shariati. Ali Shariati exaltait tout particulièrement dans le chiisme le culte du martyr, moteur de l'histoire selon lui. Il dénonçait la faillite de la démocratie bourgeoise occidentale, et mettait l'accent sur la nécessité pour la jeunesse de retrouver son « identité culturelle » que l'intoxication pro-occidentale de la dictature risquait de lui faire perdre, selon lui.
1971-1977 : l'impasse de la guérilla
Le 8 février 1971, un poste de gendarmerie, dans la région montagneuse et forestière du Gilan, fut attaqué par un groupe de Fedayins. Ce fut le signal du déclenchement des opérations de guérilla auxquelles les Fedayins, comme de leur côté les Modjahedines, se livrèrent jusqu'en 1977 en Iran, avec un héroïsme sans limites. Désormais, les affrontements meurtriers avec la Savak ou l'armée, les attaques de banques, les assassinats de personnalités militaires ou policières, iraniennes et américaines, les attentats à la bombe contre des sièges de la police, des locaux de compagnies britanniques ou américaines, n'allaient plus cesser - non plus que les arrestations, les tortures à mort et les exécutions.
Cinq à six ans plus tard, l'espoir que les hauts faits des jeunes combattants provoqueraient l'étincelle d'où jaillirait le soulèvement des masses ne s'était pas matérialisé. Et quand, en 1977-1978, ils jugèrent bon de décréter la pause des opérations de guérilla, ils reconnurent qu'ils restaient largement coupés de ces masses de plus en plus considérables de pauvres, au sein desquelles gagnait en influence un clergé dont personne ne contestait la démagogie religieuse.
Et pourtant, les Fedayins comme les Modjahedines avaient réussi à survivre en tant que groupes. Malgré les morts par centaines qu'ils laissèrent dans ce combat, ils avaient recruté régulièrement de nouveaux membres. Ils avaient des armes, des publications clandestines, des cellules dans les universités, parfois aussi des militants dans les usines et les quartiers.
De son côté, le Toudeh, qui avait souffert politiquement du soutien que l'URSS apportait au Chah, semble également avoir retrouvé une certaine implantation clandestine en Iran à cette époque, à l'université de Téhéran et dans les grands centres industriels.
La montée du mécontentement
A partir de 1975, l'inflation s'accéléra. Les exportations pétrolières chutèrent en 1977 de près de 30 %. La hausse considérable des loyers commença à rejeter de nombreux petits salariés eux aussi dans la périphérie. L'arrêt d'un certain nombre de grands projets en cours entraîna un accroissement du nombre des sans-travail.
De son côté, une partie de la bourgeoisie du Bazaar commençait à regimber. La manne pétrolière lui passait largement sous le nez. Dans la concurrence avec ceux qu'elle appelait les « pétro-bourgeois » pour l'accès aux affaires lucratives, au crédit des banques de l'État en particulier, elle était moins bien placée.
Cette petite-bourgeoisie marchande traditionnelle se sentait d'autant plus lésée que le Chah lança alors des attaques contre le Bazaar et ses boutiques « mangées par les vers », comme il disait. Le Bazaar était d'ailleurs la victime désignée de la démagogie du Chah, qui parla même d'imposer l'amélioration de la condition de ses salariés, et entreprit de lui faire porter le chapeau pour la hausse des prix. En 1975-1977, parmi les petits patrons, commerçants et colporteurs, deux cent mille furent frappés d'amendes, 23 000 furent déportés de leur ville, 8 000 connurent la prison.
Dans le même élan, le Chah marcha alors sérieusement sur les plates-bandes du clergé chiite. Il réduisit brutalement les subventions officielles pour l'entretien des mosquées et des écoles coraniques. Il lança une offensive contre les dispositions islamiques en matière de famille, contre les jeunes filles qui portaient le voile à l'université, contre ce qu'il appelait « la réaction noire » des mollahs, dont certains furent emprisonnés et même assassinés. La plus grande partie du clergé allait militer désormais pour le renversement du Chah.
En 1977, il y avait, selon Amnesty International, entre 25 000 et 100 000 prisonniers politiques en Iran.
Pourtant, à la suite des déclarations du président américain Carter sur la nécessité de respecter les droits de l'homme, des intellectuels commencèrent à ouvrir la bouche. Ils réclamèrent la reconnaissance de la Société des écrivains iraniens, clandestine depuis 1969. Ils organisèrent une série de soirées culturelles à l'Institut Goethe de Téhéran, où des milliers de gens écoutèrent des poésies à la gloire de la liberté.
En décembre, presque toutes les universités étaient soit en grève, soit fermées. Du coup, l'ancienne opposition des mossadeghistes se réveilla, elle aussi, et un nouveau Front National fut reconstitué.
Ce regain d'activité politique au sein de l'intelligentsia avait pour thèmes la reconnaissance des droits de l'homme, la correction des abus, l'application de la Constitution restée toujours formellement en vigueur. Cela demeurait très modéré.
Le soulèvement des masses changea tout.
Signes précurseurs : la multiplication des grèves d'une part ; et de l'autre, des batailles rangées de plusieurs heures, qui se multiplièrent pendant l'été 1977, dans les bidonvilles de Téhéran, en réaction aux destructions et aux expulsions décidées par les autorités.
En représailles, des Fedayins réussirent à faire sauter l'Hôtel de Ville de Rey, au sud de Téhéran.
Mais, aux masses populaires qui entraient en effervescence, il n'y eut que Khomeiny pour à la fois proposer une alternative politique claire, et une forme de lutte impliquant ces masses elles-mêmes.
D'Irak, il envoya alors aux journaux de Téhéran une lettre solennelle annonçant que, « en vertu de son autorité religieuse », il avait « déposé le Chah et abrogé la Constitution », et il appelait les musulmans à une rébellion sans compromis contre le Chah, qualifié de Satan.
Les masses dans la rue
Le 7 janvier 1978, le quotidien pro-gouvernemental Ettela'at publie un article rempli d'insultes contre Khomeiny. Cela met le feu aux poudres dans la ville religieuse de Qom, où les étudiants en théologie sont mitraillés par l'armée.
Ces événements sanglants de Qom marquent le début d'un cycle de soulèvements et de répression rythmé par les cérémonies commémoratives particulières au culte chiite. En 1978, ces rituels se transforment en actes de protestation politique.
Le quarantième jour après les mitraillages de Qom, des manifestations secouent plusieurs villes, notamment Tabriz. L'armée tire, et de nouveau les morts se comptent par dizaines. Mais la foule a crié « A bas le Chah ! « .
Les intellectuels et politiciens nationalistes, avec leur modération et leur appel au respect des droits de l'homme, sont bien dépassés. Mais les Modjahedines et les Fedayins aussi, avec leurs appareils militaires coupés des masses. Tous laissent les mollahs organiser les manifestations un peu partout, se contentant de s'y rallier, sans chercher à proposer soit autre chose, soit une autre politique.
Pourtant, à partir du mois de mars, on signale des grèves dans une série de villes.
Jusqu'au milieu de 1978, les manifestations de rue rassemblent surtout les étudiants, les bazaris, les séminaristes. Désormais la population pauvre des villes entre en scène, y compris les ouvriers d'usines et du bâtiment, et les manifestations deviennent massives. Les 10 et 11 août, Ispahan se soulève. Malgré une centaine de morts, malgré la loi martiale, il faut deux jours à l'armée pour en reprendre le contrôle.
Et là-dessus, le 19, c'est le drame d'Abadan, capitale de l'industrie du pétrole. L'incendie d'un cinéma en pleine après-midi fait cinq cents morts. Le Chah accuse les religieux intégristes. Mais toute la population attribue cette horreur à la police locale.
Dans l'émoi général, le gouvernement affiche quelques concessions en direction des milieux religieux et promet des élections libres pour l'année suivante. Mais cela ne peut plus rien arrêter. Désormais, les manifestations sont dominées par un cri unanime : « Mort au Chah ! ».
L'heure n'est plus à la conciliation avec le régime et c'est Khomeiny qui exprime avec intransigeance la volonté de « lutter jusqu'au renversement du régime d'oppression et de dictature » .
Toute l'opposition au Chah alignée derrière Khomeiny
Mais dès ce moment-là, Khomeiny n'est pas seulement occupé à promouvoir une lutte intransigeante contre le Chah. Il l'est tout autant à assurer son hégémonie et son contrôle sur le mouvement populaire.
Il déclarait : « Le mouvement islamique (..) a été fondé par le clergé avec le soutien de la grande nation iranienne. C'est au clergé qu'il revient de le diriger, à l'exclusion de tout parti, front ou personnalité politique ». Et il menaçait les partis et groupes opposés au Chah qui « avaient rejoint le peuple, uniquement par souci de leur intérêt » .
Or, en face, justement, loin de contester politiquement ou pratiquement à Khomeiny son emprise sur les masses, Toudeh, Modjahedines et Fedayins, sous le couvert d'unité, s'emploient au contraire à lui faire allégeance et à se mettre à sa remorque.
Fin août-début septembre, le Comité Central du Toudeh fait savoir qu'il « invite toutes les forces et les groupes opposés au régime du Chah à former un front de coalition nationale sur la base d'un programme national et démocratique, en mettant de côté toutes les querelles et tous les préjugés, afin de ne pas manquer l'opportunité qui se présente » .
Les Modjahedines (si on en croit un ouvrage rédigé à leur gloire par le frère de leur dirigeant, Massoud Radjavi) avaient pour ligne depuis juin
« 1. La nécessité de l'union de toutes les forces contre la dictature. 2. Tous les slogans doivent être anti-dictatoriaux. 3. Le devoir de toutes les forces progressistes est d'éviter et d'empêcher les divisions. 4. Souligner les cas de désaccord, c'est amener de l'eau au moulin du régime. » , et enfin : « Il faut insister sur le leadership de l'ayatollah Khomeiny en insistant pour que toute négociation en son absence soit condamnée ».
Début septembre 1978, c'est la fin du Ramadan. Des défilés de plusieurs centaines de milliers de personnes amènent à nouveau leur lot de morts. Khomeiny appelle à commémorer ces martyrs. La manifestation prévue à Téhéran est interdite. Or un demi-million, un million de personnes peut-être, bravent l'interdiction et répondent à son appel.
Le 8 au matin, la loi martiale est décrétée pour six mois dans les plus grandes villes du pays. L'administration en est confiée au général Oveyssi, le boucher de la répression de 1963. C'est un vendredi, qui restera connu comme le « vendredi noir » : i1 commence par une tuerie parmi les étudiants rassemblés près de la place Jaleh. Toute la journée, des batailles de rues opposent la jeunesse de Téhéran aux fusils-mitrailleurs et aux mitrailleuses lourdes de l'armée. Il y a, en ce « vendredi noir », deux mille et peut-être quatre mille tués rien qu'à Téhéran.
Ce 8 septembre 1978, une étape est franchie. « Nous tuerons le Chah » devient un slogan populaire.
La classe ouvrière entre dans la lutte, mais sans direction propre
Depuis le mois d'août, la classe ouvrière ne fait pas que participer aux grandes manifestations. Un peu partout, les travailleurs se mettent en grève. A la mi-octobre, ce sont les trente mille ouvriers de l'aciérie d'Ispahan, de même que ceux de l'usine de tracteurs de Tabriz, ou que les mineurs de charbon. Et dans ces grèves, les revendications sont d'abord politiques : libération des prisonniers politiques, arrestation des responsables du massacre du 8 septembre et des personnalités corrompues, voire dissolution de la Savak.
Le coup le plus dur pour le régime vient de la raffinerie d'Abadan qui s'arrête presque totalement le 18 octobre.
A cette époque, si la population de l'Iran avait doublé par rapport à1953, le nombre des salariés concentrés dans l'industrie moderne, le pétrole, les mines, la construction et les transports, avait été, lui, multiplié par cinq au moins - entre un million et demi et deux millions de personnes. En général, c'était donc un prolétariat de formation récente, qui n'avait connu que la dictature et qui, s'il avait parfois mené des grèves, n'avait aucune expérience d'organisation.
A Abadan, c'est une classe ouvrière plus ancienne qui - au moins en partie - a connu les grandes luttes pour la nationalisation du début des années 50. Et elle fait même figure de privilégiée, avec la stabilité de l'emploi, de meilleures conditions de travail et de vie. L'entrée des travailleurs du pétrole dans la lutte, à l'automne 1978, a un retentissement particulier.
Ainsi, la classe ouvrière iranienne, bien réelle, entre en lutte aux côtés du reste des masses populaires contre la dictature haïe du Chah. Elle le fait même à sa manière, sur son terrain, dans les usines, par la grève. Et l'attention que lui portent ces masses populaires montre le poids potentiel qu'elle pourrait avoir dans le mouvement.
Hélas, il n'y a aucun parti politique pour souligner cette possibilité et lui proposer une politique qui lui permettrait de prendre la tête du mouvement des masses.
Alors, la classe ouvrière peut bien entrer en lutte d'une manière spécifique, se doter même d'organisations autonomes comme des comités de grève qui surgissent ici ou là, attirer l'attention du reste des masses, elle reste noyée dans le reste du mouvement populaire. Et loin de proposer sa politique et son leadership au mouvement, elle s'aligne au contraire avec celui-ci derrière les mollahs et Khomeiny, aidée en cela par le Toudeh et les Fedayins comme par les Modjahedines, tous ceux en quelque sorte qui avaient prétendu, à un moment ou à un autre, à un degré ou à un autre, être les représentants de ses intérêts.
Du « vendredi noir » au « dimanche rouge » de Téhéran
De la mi-octobre jusqu'au 5 novembre 1978, un vent de relative liberté paraît souffler en Iran. Les journaux, après trois jours de grève qui font relâcher la censure, reparaissent à Téhéran et informent de ce qui se passe en province. A l'université, une foule de jeunes défilent à l'occasion d'une semaine de solidarité avec les prisonniers politiques.
Des centaines de ceux-ci sont libérés : ex-guérilleros, bien sûr, mais aussi simples lecteurs d'ouvrages interdits, par exemple. Jeunes de 16 ans ou vétérans des geôles viennent à l'université raconter leur calvaire. De tels récits, par des personnes souvent mutilées, sont un choc pour beaucoup.
La révolte de la jeunesse devant les cruautés du régime devient plus dure que jamais, sa politisation s'accentue aussi. Des sortes de manifestations politiques concurrentes sur le campus attestent de la lutte des idées entre la gauche et les Modjahedines en particulier, quelquefois au bord de l'affrontement, mais s'ils se livrent à une compétition entre, eux, ces différents groupes ne le font pas avec Khomeiny, qui reste le leader incontesté, au-dessus de tous. C'étaient pourtant lui et sa politique qui importaient.
Ces quelques semaines de répit relatif après le massacre du 8 septembre, alors que la grève du pétrole commence à toucher sérieusement le gouvernement à son point sensible, sont brèves.
Au début novembre, même pas deux mois après la proclamation de la loi martiale, une marche silencieuse traverse Téhéran jusqu'à la maison du populaire ayatollah Taleghani qui vient d'être libéré de prison. Le 4, c'est l'explosion des étudiants et des lycéens, des jeunes, qui se répandent en attaquant tous les symboles de l'impérialisme et du régime. L'armée fait à nouveau des dizaines de morts. Le 5, l'armée coupe la ville en deux pour empêcher sans doute que les bas quartiers n'envahissent ceux des nantis. La foule met Téhéran en feu : banques, ambassade de Grande-Bretagne, cinémas, commerces d'alcool, tout brûle. C'est le « dimanche rouge » de Téhéran.
Depuis un mois, Khomeiny se trouve près de Paris, à Neauphle-leChâteau, dans les Yvelines. L'Irak, pour plaire au Chah, l'a en effet expulsé. A Neauphle, entre autres visiteurs, il a reçu Karim Sandjabi, du Front National, et Mehdi Bazargan, du Mouvement de Libération de l'Iran. Le 5 novembre, le matin du « dimanche rouge », Sandjabi annonce qu'il est parvenu à un accord avec Khomeiny, accord sur la base de la volonté d'instaurer un régime « fondé sur les principes de l'Islam, de la démocratie et de l'indépendance » .
Devant le déferlement populaire, les politiciens du Front National s'alignent complètement eux aussi derrière Khomeiny.
L'armée contre les grévistes du pétrole
Ce même 5 novembre, le Chah nomme un gouvernement militaire, avec le général Azhari à sa tête. Les journaux disparaissent, l'armée quadrille les villes et entend contraindre les travailleurs à reprendre la production du pétrole.
A Abadan, le 4 novembre, un millier de travailleurs occupent les bâtiments de l'administration pendant la nuit. Vers minuit, le gouverneur militaire, contrairement à ses promesses, envoie la troupe. Résultat : 11 blessés dont deux vont mourir. Les enseignants manifestent en solidarité avec les ouvriers. A partir du 7, toutes les nuits, les militaires arrêtent des ouvriers à leur domicile. La direction annonce aux délégués des grévistes : « Si vous ne reprenez pas le travail, vous serez tués » . L'armée ré-intervient, faisant de nouveaux morts et blessés. Abadan et Khorramschar sont en état de siège, particulièrement les cités ouvrières. Un gréviste dit à un journaliste : « ...Il n'y a pas vraiment d'organisation. C'est l'armée qui nous a forcés à nous organiser et même à nous armer. Nous écoutons Khomeiny et nous lisons les tracts des Modjahedines » .
Eh oui, les prolétaires d'Iran étaient au coeur de la lutte, et payaient un lourd tribut à cette lutte. Mais parce qu'ils étaient sans organisation propre et sans conscience de leurs intérêts spécifiques de classe, ils la menaient non pour eux-mêmes, mais derrière un homme et des partis qui représentaient fondamentalement leurs exploiteurs, même si à court terme, ils combattaient le même ennemi.
Pendant le mois de novembre, la production de pétrole remonte sensiblement. Mais les travailleurs des champs de pétrole et des raffineries ne sont pas matés. La grève reprendra au mois de décembre.
Cette grève, jointe à toutes les autres à travers le pays et la paralysie des exportations, donnèrent bien le coup de grâce au régime impérial, et à ce titre, les ouvriers grévistes eurent droit à force coups de chapeau de la part de l'opposition au Chah.
Quelques témoignages laissent pourtant penser que les khomeinystes rencontrèrent des difficultés, en particulier lorsqu'ils voulurent faire assurer la production pétrolière à usage interne.
Mais pour que la classe ouvrière constitue une force politique indépendante, il aurait fallu bien autre chose que les réticences et les méfiances de la part de certains travailleurs. Il fallait à la classe ouvrière une politique qui lui permette de se constituer en force autonome, dans un premier temps, pour, dans un second, être capable de contester la direction du mouvement au lieu de rester sans aucune autre perspective que le suivisme vis-à-vis de Khomeiny ; il fallait une politique autonome pour la classe ouvrière.
Les journées de décembre 1978
Pendant ce temps, alors que le pétrole venait à manquer même dans les demeures impériales, l'aéroport international de Téhéran était le théâtre depuis plusieurs semaines d'un véritable défilé de grands du régime, de princesses, d'anciens ministres, de milliardaires, de familles entières de la grande bourgeoisie, qui fuyaient le pays : plus de cent mille entre le début d'octobre et la fin décembre.
A la mi-septembre, déjà, les employés de la Banque Centrale donnaient une liste de 177 personnages ayant transféré, d'après eux, plus de deux milliards de dollars à l'étranger.
Malgré le gouvernement militaire, l'approche du mois de décembre fait monter la tension. Dans le calendrier en vigueur en Iran, c'était le mois de Moharram, mois de deuil religieux.
Le Chah décide d'interdire les manifestations traditionnelles. Khomeiny enjoint de ne pas hésiter à verser son sang pour protéger l'Islam et renverser le tyran. Le ler décembre, alors que les grévistes de l'électricité plongent Téhéran dans l'obscurité, des millions de gens montent sur les toits des maisons malgré le couvre-feu, et pendant des heures scandent « Allah est le plus grand ». Certains même, hallucinés, affirment avoir vu le visage de Khomeiny se dessiner dans la lune, et le Toudeh n'a pas peur d'écrire dans son journal : « Nos masses laborieuses, en lutte contre l'impérialisme dévorant conduit par les États-Unis assoiffés de sang, ont vu le visage de leur bien aimé imam et guide, Khomeiny, le briseur d'idoles, apparaître dans la lune. Ce ne sont pas quelques grincheux qui pourront nier ce que toute une nation a vu de ses propres yeux » . Certes, les plus hallucinés n'étaient pas dans les rangs du peuple...
Et ce n'est pas sous l'effet d'hallucinations que les jeunes se battent dans les rues pendant cinq jours consécutifs, alors que l'armée tire, et que les journalistes voient des employés municipaux laver le sang dans les rues à grands jets d'eau, sous la surveillance des chars.
Lors des journées dites de Tassua et Achura, les 10 et 11 décembre, l'ayatollah Taleghani appelle à une procession et la plupart des organisations d'opposition, le Front National, les associations des professions libérales, etc., appellent à s'y joindre. Et si le peuple des quartiers pauvres, en particulier ses jeunes et ses très jeunes, continue de fournir les participants les plus actifs, cette fois les gens des classes moyennes occidentalisées, des femmes élégantes, des messieurs en beaux manteaux et en cravates, descendent des quartiers plus calmes pour marcher aussi à travers la capitale. Le 10, une foule évaluée à un million et demi, ou deux millions de personnes ; le 11, encore plus de monde, y compris parfois des militaires, sont rassemblés. Les femmes musulmanes, dont la masse est constituée par les femmes des bazaris, défilent en rangs séparés de ceux des hommes, tout en noir dans leur tchador. Mais il se trouve aussi bien des intellectuelles, des médecins, des professeurs, pour s'emprisonner elles-mêmes dans cette tenue - pour retrouver, disent certaines, leur « iranité » et communier avec le peuple dans l'allégeance à Khomeiny...
L'armée, qui a dû s'abstenir d'intervenir à Téhéran pendant ces deux jours, se venge sauvagement en province dans les jours suivants. Elle déclenche un massacre à Ispahan, tire sur les personnes qui vont donner leur sang dans les hôpitaux, poursuit les brancardiers jusque dans les salles. A Machad, les militaires attaquent carrément l'hôpital, tuent, blessent et saccagent. Même les médecins ex-partisans du Chah finissent par se révolter. La foule, elle, lynche le chef local de la Savak.
Le retour de Khomeiny en Iran : avec l'accord des chefs de l'armée
Au début de 1979, le Chah trouve un grand bourgeois, Chapour Bakhtiar, en rupture de ban avec le Front National, pour former un gouvernement civil. Mais le 11 janvier, tout un symbole, c'est Washington qui annonce que le Chah va prendre des vacances à l'étranger... Il part effectivement le 16, et l'Iran va vivre deux semaines dans l'attente du retour de Khomeiny.
Le 19, Khomeiny ordonne une grande manifestation qui réclame le départ de Bakhtiar et l'établissement d'une République islamique. Ce n'est qu'alors, le 22 janvier 1979, que les Fedayins organisent une manifestation indépendante. Auparavant, ils avaient toujours défilé derrière les portraits de Khomeiny. Cette manifestation rassemble dix mille personnes, que les bandes d'activistes, ou plutôt de gros bras islamiques, attaquent au cri bien significatif de « Il n'y a pas d'autre parti que le parti de Dieu ».
Le retour de Khomeiny en Iran donne lieu à un immense déferlement humain de plusieurs millions de personnes, de l'aéroport jusqu'au grand cimetière au sud de la ville, où l'ayatollah prononce un long discours dans lequel il s'adresse particulièrement aux sommets de l'armée : « Nous voulons que vous soyez indépendants, monsieur le général, monsieur le colonel... préférez-vous être des valets ? Nous avons dit à votre place que nous ne voulions pas que l'armée soit dominée par les Américains, que nous voulions que vous soyiez maîtres chez vous... Qui a dit que nous allions vous supprimer ? Nous voulons garder l'armée, mais une armée qui soit au service du peuple, pas des autres » .
Il est difficile d'être plus clair. Khomeiny voulait arriver au pouvoir avec l'accord des chefs de l'armée. Significativement, il avait attendu le feu vert de l'armée pour revenir en Iran, c'est-à-dire que concrètement elle cesse de bloquer l'aéroport. Il y avait fallu des manifestations populaires, mais Khomeiny avait attendu le temps nécessaire. Jamais il n'a été question pour lui de porter atteinte à l'armée. Quand l'état-major ordonnait des massacres à répétition, c'est les mains nues qu'il envoyait la population contre une armada de blindés.
A Neauphle-le-Château, il s'opposait à certains de ses conseillers qui parlaient de résistance armée. Un de ses messages enregistrés sur ses fameuses cassettes vaut la peine d'être cité : « (..) Comment (les soldats) peuvent-ils refuser d'obéir quand ils sont tenus par la discipline de l'armée ? Mais le jour viendra où ils se libèreront de la discipline du Diable pour rejoindre celle de Dieu. Si on leur ordonne de tirer sur vous, dénudez vos poitrines. Votre sang et l'amour que vous leur manifesterez en mourant emporteront leur conviction. Le sang de chaque martyr réveillera des milliers de vivants » .
De l'État du Chah, il ne lui importait que de couper la tête, en somme. Il ne fallait pas que les masses en révolution risquent d'en briser le bras armé. Le nouveau régime pouvait en avoir besoin !
Sur ce point décisif, aucune force ayant une existence sensible, et pas davantage les Fedayins que les autres, ne s'est distinguée de la politique de Khomeiny.
On peut pourtant penser que, vu l'ampleur et la détermination du mouvement populaire, des initiatives en direction des soldats en vue de faire passer une partie de leurs armes dans les mains de la population auraient pu être possibles.
On peut d'autant plus le remarquer que l'extrême-gauche iranienne avait dans le passé déclaré vouloir amener le peuple à la lutte armée...
Alors même que le Chah est enfin parti, que le « Conseil de Régence » qu'il a laissé derrière lui ne représente absolument rien, que les manifestants s'exaspèrent et commencent parfois à réclamer des armes, Khomeiny et son entourage sont en contact avec des représentants des États-Unis et les chefs de l'armée ; ils négocient une passation de pouvoir en douceur.
Février 1979 : l'insurrection de Téhéran
L'intervention des masses va couper court à ces négociations secrètes. C'est l'insurrection de Téhéran, les 9, 10 et 11 février 1979, qui, au prix de nouvelles vies, contraint finalement Bakhtiar à céder la place au contre-gouvernement khomeinyste présidé par Bazargan.
Le soir du 9 février, les soldats d'élite de la Garde Impériale, baptisés les « Immortels », lancent une expédition punitive contre une base de l'Armée de l'Air, dont un millier de militaires se sont la veille ralliés publiquement à Khomeiny. La population alertée arrive en masse au secours de ceux-ci. C'est le point de départ de l'insurrection. Toute la ville se soulève.
Alors que les « Allah est le plus grand » emplissent l'air, la foule prend d'assaut les dépôts d'armes, les bâtiments publics, les commissariats, les casernes, les uns après les autres. Des barricades surgissent un peu partout. Des enfants attaquent des chars avec des cocktails Molotov.
Très souvent, Fedayins et Modjahedines sont à l'avant-garde, voire à l'initiative des différentes actions. Le peuple insurgé se rend enfin maître de Téhéran.
Le 11, les chefs suprêmes de l'armée annoncent leur neutralité. Bazargan déclare à la télévision : « Le chef d'État- Major, dans un entretien personnel, a affirmé sa collaboration avec mon gouvernement » . C'est de l'État-Major que l'équipe de Khomeiny entendait en effet voir venir la décision. Et Bazargan demande aux citoyens d'accueillir les « frères soldats et officiers ».
Le lundi 12 février 1979, la monarchie est abolie en Iran. Bazargan s'installe dans le palais du Premier Ministre.
L'insurrection de Téhéran avait de quoi inquiéter Khomeiny. II ne l'avait ni préparée, ni voulue.
En 48 heures, la population de Téhéran en armes a imposé ce qu'elle n'avait pas pu obtenir par des mois de manifestations pacifiques.
Malheureusement, ce qu'elle a imposé, ce n'est pas son propre pouvoir.
Khomeiny établit sa dictature contre la population qui l'a porté au pouvoir
La révolution aussitôt commencée est aussitôt déclarée terminée par ceux qu'elle a portés au pouvoir.
Khomeiny ordonne d'empêcher que « les armes tombent aux mains des ennemis de l'Islam » . « Je n'ai pas encore donné l'ordre du djihad » , proclame-t-il (c'est-à-dire de la « guerre sainte » des musulmans).
Malheureusement, si les masses populaires de Téhéran ou d'autres grandes villes d'Iran se sont armées malgré Khomeiny, c'est tout de même en son nom qu'elles l'ont fait, et pour son compte.
Dès les jours suivants, les Comités mis en place par les religieux dans les quartiers et les lieux de travail, les Comités Khomeiny, s'employèrent à poursuivre la récupération systématique des armes. Les miliciens islamistes eurent le droit de tirer sur les personnes circulant armées sans autorisation. Dès le 19 février, Khomeiny déclarait : « Je n'admettrai pas l'anarchie » .
Parallèlement, l'autre mesure d'urgence du nouveau régime fut d'appeler « nos chers ouvriers », comme disaient les religieux, à reprendre le travail, en particulier la production pétrolière.
Bien sûr, il fallut sacrifier des têtes, exécuter quelques fournées d'officiers, de responsables, de policiers et de savaki trop haïs et trop compromis avec le régime du Chah. .
Ce n'était que la part du feu indispensable. L'armée, certes ébranlée par l'insurrection de Téhéran, mais que l'état-major, en se ralliant relativement vite, avait préservée pour l'essentiel, la haute administration et une bonne partie de la Savak, sortirent de cette épuration globalement intactes. Dès le 18 avril, Khomeiny proclamait une « journée de l'armée » avec défilé à Téhéran. En juin, il annonçait une amnistie en faveur des militaires et des policiers, et, à partir de juillet, il devenait interdit de porter plainte contre eux.
De même, la Savak fut remplacée par la Savama, mais si le sigle changeait, beaucoup de ses membres restaient les mêmes.
Cependant, la hiérarchie militaire avait été l'enfant chérie du Chah ; ses membres avaient été formés aux États-Unis, et Khomeiny ne pouvait à juste titre que craindre des complots de sa part. Ainsi, après le raid américain contre l'Iran en avril 1980, on apprit que plus de deux cents militaires iraniens avaient participé à une conjuration.
Ce problème posé par l'armée fut sans doute l'une des raisons qui poussèrent Khomeiny à promouvoir et organiser des corps de répression armés plus directement loyaux à son régime et à sa personne : le corps des gardiens de la révolution, les pasdaran, et diverses autres milices islamiques, recrutées en grande partie dans la jeunesse misérable, et encadrées par des milliers de mollahs ou d'apprentis-mollahs. Ces milices avaient, de plus, une possibilité d'encadrer et contrôler la population, ce qui était hors de portée de l'armée.
Durant des semaines, et même des mois, après le renversement de la monarchie, les villes d'Iran, puis plus tard les campagnes, plus sporadiquement, connurent un bouillonnement politique et social. Des comités apparurent dans les quartiers et lieux de travail, généralement impulsés ou en tout cas pris en mains par des militants islamiques, mais traduisant en même temps, y compris de façon déformée, l'aspiration générale de la population à exercer un certain pouvoir. Mais ces comités, structurés au niveau des villes sous la direction de religieux, en vinrent à tenir lieu de police khomeinyste.
Dans les usines, l'effervescence et l'enthousiasme régnèrent pendant quelques temps. Des sortes de conseils de travailleurs, les shoras, apparurent dans un certain nombre d'entre elles. Les ouvriers cherchaient à détecter les agents de la Savak, revendiquaient pour leurs salaires, mais aussi pour pouvoir nommer les dirigeants de leur entreprise lorsque - comme c'était souvent le cas - les anciens avaient mis la clé sous la porte.
La plupart des shoras n'étaient pas consciemment des structures de contestation, même s'il leur arrivait de gêner la production.
Et même si la classe ouvrière put, durant cette époque, faire quelques pas dans l'apprentissage de la discussion libre et de l'organisation élémentaire, les militants islamiques conservèrent en fin de compte le contrôle de ces comités de travailleurs, qui furent transformés en simples instruments du régime.
Ces comités auraient-ils pu être l'embryon d'organes indépendants de la classe ouvrière ? Peut-être. Mais il aurait fallu que la gauche, qui y avait des militants, propose une autre politique que celle de soutenir le nouveau régime.
La première opposition ouverte que le nouveau régime rencontra fut celle des populations opprimées des différentes minorités, pour lesquelles l'empire des Pahlavi avait été une « prison des peuples » : dans le Baloutchistan ; le Turkménistan ; le Khouzestan pétrolier, où la population est en partie arabe et non persane ; et surtout au Kurdistan, avec ses traditions de lutte pour l'autonomie, sinon l'indépendance, où les organisations nationalistes réclamaient une forme d'autonomie régionale.
Et puis les couches petites-bourgeoises occidentalisées des villes, qui s'étaient consciemment ralliées à Khomeiny jusque-là, se sentirent alors atteintes par l'ordre moral qu'il instaura en l'espace de quelques semaines. Une des toutes premières, sinon la première manifestation de rue qui fut critique par rapport à Khomeiny, eut lieu lorsque celui-ci prétendit imposer à toutes les femmes le port du voile. Plusieurs milliers d'intellectuelles, employées, étudiantes, manifestèrent dans la rue en signe de protestation, le 8 mars. Les militants islamistes les attaquèrent avec violence.
La gauche victime de Khomeiny et de sa propre politique
Il était clair que la liberté d'expression politique n'en avait plus pour longtemps.
Un référendum eut lieu les 30 et 31 mars pour ou contre la République islamique, qui ne fut perturbé que dans les régions demandant l'autonomie. La République islamique fut proclamée. Le Toudeh et les Modjahedines avaient appelé à voter oui.
La gauche et les progressistes continuaient ainsi à courir derrière Khomeiny et à n'avoir pour politique que d'essayer de se faire admettre par le nouveau régime.
Les Modjahedines, qui, comme tous les autres groupes notables, avaient disparu politiquement dans les foules brandissant le portrait de Khomeiny, se dérobèrent volontairement aux débats d'opinion, durant le printemps 1979, en particulier radio-télévisés, pour ne pas « désigner clairement les contradictions idéologiques propres au front du peuple » .
Le 1er mai 1979, il y eut quatre manifestations distinctes, d'environ cent mille personnes chacune. La manifestation organisée par le parti de Khomeiny, le Parti de la République Islamique qui venait d'être fondé, se plaçait sous le signe de l'anti-communisme, et le politicien Bani Sadr y invita les travailleurs à renoncer à l'arme de la grève. Les Modjahedines se réfugiaient derrière des citations plus ou moins « sociales » du Coran. Le Toudeh saluait la naissance de la République islamique. Les Fedayins, et d'autres groupes plus petits, se placèrent, eux, sous le signe de slogans hostiles à l'impérialisme, tout en réclamant pour les travailleurs le droit de grève et le droit de participer à la rédaction de la Constitution.
Ainsi, seuls les Fedayins tentèrent de se démarquer un petit peu. Mais il s'agissait bien davantage d'affirmer leur existence que de s'opposer au régime. Leur thème central d'intervention était l'instauration d'une « armée vraiment populaire », d'une « armée pure », comme ils disaient. Et cette épuration « radicale », ils la réclamaient aux comités Khomeiny, au gouvernement Bazargan, à Khomeiny lui-même, qui refusa tout simplement ne serait-ce que de les recevoir...
C'est seulement au mois d'août, lorsqu'une loi interdit aux journaux de critiquer la révolution islamique et que le pouvoir fit fermer un quotidien libéral, que les organisations progressistes et de gauche réagirent par des manifestations hostiles. Selon le reporter du Monde, « le régime a été pris à partie pour la première fois, aux cris de « A bas le fascisme » .
Pas par le Toudeh néanmoins, qui approuva les mesures contre la liberté de la presse ! Il est vrai que, poussant toujours l'allégeance le plus loin, il garda également le silence sur la répression des minorités nationales, commencée dès la fin mai contre les Arabes du Khouzestan.
A la fin de l'été, Khomeiny envoya l'armée contre les Kurdes. Le siège de la ville de Mahabad fit environ six cents morts. Les Gardiens de la Révolution fusillèrent à tour de bras.
Le point final à la mise en place de la nouvelle dictature vint alors. Les organisations de gauche furent interdites et leurs locaux furent assaillis par les miliciens de Khomeiny - les nervis du Parti de la République Islamique, qui se réclament du « parti de Dieu », les hezbollahi. L'alignement quasi-complet derrière Khomeiny n'avait servi à rien aux partis de gauche, même pas à protéger leur existence formelle.
L'affaire de l'ambassade américaine : union sacrée autour de Khomeiny
Pourtant, le 4 novembre, survint un nouvel événement. Des étudiants khomeinystes occupèrent l'ambassade américaine de Téhéran, prenant son personnel en otage, pour réclamer l'extradition du Chah, alors à New York.
Cette prise d'otages américains dans leur « nid d'espions », comme disaient les khomeinystes (une ambassade protégée telle une véritable forteresse en pays ennemi), apparut comme un défi spectaculaire.
La crise, qui se prolongea pendant l'année 1980, vit des grandes manifestations anti-américaines à travers l'Iran. Les groupes démocratiques, progressistes, de gauche, refirent acte d'allégeance à Khomeiny, sous le prétexte que cette affaire prouvait malgré tout qu'il était anti-impérialiste.
Les Fedayins organisèrent des marches devant l'ambassade, ralliant les étudiants islamiques. Ce qui n'empêchait pas les hezbollahi de les attaquer aux cris de « Nous ferons de l'Iran le cimetière des Fedayins » , à quoi ceux-ci se contentaient de répondre : « Nous ferons de l'Iran le cimetière des Américains » .
Au début de 1980, la majorité des Fedayins abandonna le soutien armé qu'ils apportaient aux Kurdes, et collabora avec le régime, aux côtés du Toudeh.
Celui-ci fit voter oui au référendum d'approbation de la Constitution que les experts khomeinystes venaient de mettre au point - ce que ne firent même pas les Modjahedines. C'était une Constitution réactionnaire même par rapport à celle de 1906. Elle pose en principe que la tâche de diriger est réservée exclusivement aux représentants de Dieu sur la terre. Pour le Toudeh, le programme de Khomeiny « recoupait » le sien « point par point ».
Le premier président de la République islamique, élu le 25 février 1980, Bani Sadr, poursuivit la répression contre les Kurdes et contre la jeunesse universitaire. Les bureaux des organisations politiques dans les universités furent fermés de force, des hezbollahi armés se déchaînèrent sur les campus, brûlant la littérature de gauche, faisant des dizaines de morts, tandis que des étudiants de gauche se plaignaient de ce que les balles qui les atteignaient eussent été mieux placées dans le corps d'Américains...
La guerre contre l'Irak et la stabilisation de la dictature
Le 22 septembre 1980, l'Irak, hostile au nouveau régime et désireux de se poser en relai du Chah comme gendarme de la région, attaqua l'Iran. Un mois plus tard, l'armée irakienne s'était emparée du port pétrolier de Khorramshar. La guerre qui se déclenchait ainsi suscita en Iran un profond réflexe nationaliste. Les volontaires affluèrent, y compris des Modjahedines, des Fedayins ; l'armée des volontaires, encadrée par les Gardiens de la Révolution, devint une armée parallèle, une armée des pauvres, inexpérimentés, mal armés, très jeunes, mais qui, par son ardeur et ses sacrifices, permit à l'Iran d'abord de résister, ensuite de contre-attaquer.
La guerre et la mystique nationaliste permirent au régime de militariser la vie sociale. Au nom de l'effort de guerre, les ouvriers qui réclamaient ou, pis encore, qui se mettaient en grève, furent mis au ban de la nation, désignés à la vindicte des pauvres sans travail et des familles des morts sur le front. Des milices contrôlèrent les usines. Le Toudeh et ses alliés appuyèrent l'appel à la production et aux sacrifices des travailleurs.
La guerre permit donc au régime de s'en prendre de front à la classe ouvrière.
Et elle permit à Khomeiny d'en finir avec l'organisation des Modjahedines.
Et pourtant ceux-ci ne se résolurent à rompre franchement avec Khomeiny qu'en juin 1981, lorsque, comme leur leader Massoud Radjavi l'a lui-même indiqué, « il n'y eut plus d'autre solution possible » .
La répression contre eux fut particulièrement acharnée ; ce fut une guerre d'extermination dans laquelle plusieurs milliers de Modjahedines, ou baptisés tels, périrent, souvent sous la torture, et des dizaines de milliers furent emprisonnés.
Ils se retrouvèrent réduits à une politique d'attentats terroristes vengeurs, atteignant spectaculairement une série de puissants du régime. Et leur seule perspective politique consista alors à s'allier avec l'ex-président Bani Sadr, évincé par Khomeiny en juin 1981. Ils se réfugièrent d'ailleurs ensemble en France.
De toute façon, le régime de Khomeiny ne peut tolérer aucune concurrence politique, et finalement même pas l'existence d'un parti aussi larbin que le Toudeh.
Le tour de celui-ci vint en février 1983. Mille cinq cent dirigeants et cadres furent arrêtés et beaucoup fusillés. Moins d'un an auparavant, son secrétaire général avait adressé aux plus hautes personnalités du régime une lettre ouverte dans laquelle il écrivait notamment : « Frères honorables (..) vous n'êtes pas sans savoir qu'après la victoire de la révolution, le parti Toudeh d'Iran a repris ouvertement ses activités suivant la ligne de l'Imam Khomeiny, le guide de la révolution (..) Vous savez pertinemment que notre rôle fut considérable dans la dénonciation des complots du front uni des contre-révolutionnaires » (il s'agit des Modjahedines et de Bani Sadr essentiellement) « et ce grâce à notre expérience et à notre connaissance politico-sociale » .
Lors de la répression, un de ses dirigeants déclara : « Aujourd'hui, même après l'arrestation de nos dirigeants, notre politique d'appui à la révolution islamique n'a pas changé » .
Nationalisme et démagogie populiste au service d'une dictature réactionnaire
Khomeiny a pris le pouvoir sous le double signe du nationalisme et de la religion.
Sa force a été de pouvoir utiliser tout un réseau qui servait, depuis des siècles, de force conservatrice au service d'une société d'oppression et d'exploitation, celui du clergé chiite, pour encadrer une mobilisation massive et profonde des couches populaires lancées àl'assaut de la dictature.
Sa force a été de pouvoir utiliser une idéologie réactionnaire, moyenâgeuse, comme drapeau d'une révolte populaire contre l'oppression, l'injustice et la tyrannie.
Il a joué sur les préjugés religieux largement répandus et anciens. Mais il a joué aussi sur les aspirations à la liberté et à la justice. Il a su mélanger les uns et les autres, et dans un premier temps tout au moins, sembler donner satisfaction aux uns et aux autres.
Khomeiny a triomphé parce qu'il a apporté aux pauvres un sentiment de revanche sociale. Le régime a mis ceux qu'il appelle les « déshérités » au premier plan de sa propagande. C'est parmi les sans-travail, les misérables, qu'il a recruté ses miliciens, les militants de ses comités. Ce n'est certes pas pour autant que la population détenait le moindre pouvoir, mais ces positions ont apporté sans doute, en tout cas à une partie d'entre elle, la satisfaction d'être au moins considérée.
Aux pauvres, il a apporté aussi un sentiment de revanche politique. Il est devenu l'incarnation du défi des masses populaires d'Iran à la première puissance mondiale, les États-Unis d'Amérique.
Aujourd'hui, l'Iran est en guerre, non avec les États-Unis, mais avec l'Irak, un autre pays musulman, un autre pays pillé par l'impérialisme. Cette guerre a eu pour effet de stabiliser le régime ; le front, les diverses milices, la bureaucratie de l'État emploient de larges fractions de la population et les religieux, en répartissant un minimum de moyens de subsistance, ont renforcé le réseau d'assistance sociale autour des mosquées. Mais elle a eu aussi certainement pour effet d'accroître les difficultés et les misères du peuple iranien.
Avec les exportations pétrolières et la guerre, les affaires ont repris pour les entrepreneurs et les bourgeois, le marché noir est florissant, il y a des possibilités de s'enrichir. Les mollahs et leur entourage ne sont pas les derniers à se servir.
A sa manière, l'Iran de Khomeiny est en train de devenir semblable àl'Iran du Chah. Les puissances impérialistes y ont aussi repris pied, les affairistes internationaux y ont retrouvé des sources de profits.
Et il y a toujours l'armée du Chah, fondamentalement la même. Et si Khomeiny poursuit aujourd'hui la guerre avec l'Irak, réduit à la défensive, cela ne peut avoir d'autre but que de faire la démonstration de sa capacité à s'imposer dans la région, à devenir à son tour le gendarme des peuples. Il poursuit la guerre pour la même raison que Saddam Hussein l'a commencée. Et pour la même raison qui faisait agir le Chah avant lui. Décidément, l'Iran de Khomeiny est bien en train de redevenir semblable à l'Iran du Chah, même si les turbans des mollahs ont encore la préséance sur les uniformes chamarrés des officiers.
Seule la classe ouvrière peut ouvrir d'autres perspectives aux masses populaires
Le drame, c'est qu'aucune autre force que le clergé ne s'est posée en candidate pour proposer aux masses déshéritées en révolte d'autres perspectives.
La petite bourgeoisie occidentalisée les ignorait. Devant leur soulèvement, elle a capitulé. Elle s'est réfugiée dans l'ombre de l'ayatollah, voilée dans le tchador - lâchement. La politique des groupes qui se disaient marxistes ou progressistes, vacillant envers Khomeiny entre le soutien servile et la critique respectueuse, n'a fait que traduire ce comportement.
Il faut dire que si la révolution avait été dirigée par des nationalistes laïcs, du type progressiste - se disant socialistes même - , il n'en serait sans doute guère allé différemment.
Certes, probablement, certains aspects les plus réactionnaires, les plus barbares du régime social auraient été gommés. Le pouvoir direct des religieux, c'est l'obscurantisme et l'inquisition à l'ordre du jour ; c'est la réaction au pouvoir.
Cependant, les perspectives de transformation économique et sociale réelles de l'Iran ne pourraient en être bien meilleures. La preuve en est l'autre camp, celui de l'Irak. Là, le pouvoir des laïcs socialisants et progressistes du Baas n'en est pas moins une dictature militaire et policière féroce, écrasant les minorités nationales ; l'oppression et la misère des masses ne sont pas moindres. C'est le nationalisme, que ce soit celui dont ces dirigeants se parent, ou se paraient, d'une auréole progressiste, ou celui qui, comme en Iran, s'est placé sous la férule de ses curés, qui conduit àl'impasse.
Pourtant, les masses ne sont pas vouées par on ne sait quelle fatalité àemprunter la voie de la réaction. II n'est pas inévitable que leurs aspirations à l'égalité et à la dignité, à une vie meilleure à vivre, soient récupérées par des bandes noires.
La classe ouvrière mondiale a d'autres perspectives à leur offrir, des perspectives d'avenir et de progrès. Et la classe ouvrière des pays pauvres fait partie de la classe ouvrière mondiale. On l'a vu en Iran, elle peut avoir un rôle important, décisif, à jouer.
La classe ouvrière iranienne a montré sa force dans le cours des événements. Elle a su par ses grèves, montrer qu'elle existait, qu'il y a dans ses rangs des travailleurs courageux, responsables, organisateurs, malgré la difficulté de la lutte qu'ils ont eue à mener. Mais il ne s'est pas trouvé de force révolutionnaire conséquente, ambitionnant pour elle un autre rôle, autrement enthousiasmant, que celui de servir de troupes dans une croisade de curés pour le pouvoir.
Car pour que cela soit possible, ce qu'il lui faut, ce ne sont pas des militants petit-bourgeois coupés des masses, et surtout au fond purement nationalistes, même quand ils se disent marxistes, mais une organisation révolutionnaire communiste militant sur le terrain et le programme du prolétariat international.