L'Algérie, de la mise en place du régime nationaliste à l'explosion ouvrière16/12/19881988Cercle Léon Trotsky/static/common/img/clt-min.jpg

L'Algérie, de la mise en place du régime nationaliste à l'explosion ouvrière

L'explosion sociale d'octobre dernier en Algérie, ces grèves ouvrières qui ont précédé et déclenché les émeutes de jeunes des quartiers pauvres des villes du pays, puis ont continué au-delà ; la répression féroce qui a fait probablement 1 000 morts en quelques jours sans compter tous les blessés, les torturés, et tous les manifestants ou opposants que le régime a fait arrêter, sans qu'on sache s'il les a tous relâchés ; ces récents événements ont créé la surprise, voire la stupéfaction, du moins en France.

Cette explosion sociale, on ne l'avait pas vue venir, ici. L'Algérie, on ne l'avait pas vraiment vue changer ni grandir depuis 26 ans qu'elle est indépendante. Elle était un pays politiquement presque oublié comme s'il ne s'y était rien passé depuis que les ex-colonisateurs l'ont quitté. Un de ces nombreux pays où les castes militaires au pouvoir, qui se disent « progressistes », voire « socialistes » ou « socialo-islamistes » étouffent ou censurent toutes les aspirations populaires.

Mais les événements d'octobre 1988 ont fait brutalement réapparaître l'Algérie sur la scène politique. Et cette fois malgré la répression féroce, c'est la classe ouvrière algérienne et ses adolescents qui ont été les acteurs quasi exclusifs des événements.

Et on découvre aujourd'hui que l'Algérie est un grand pays, avec plus de 23 millions d'habitants, bientôt trois fois plus qu'au moment de l'indépendance. Que c'est un peuple jeune, et même très jeune, dont 60 % à 70 % de la population a 20 ans et moins.

Derrière la façade dictatoriale et bureaucratique, derrière ces dignitaires du FLN, derrière ces anciens héros et combattants, ou prétendus tels, qui se sont eux-mêmes statufiés, derrière ces élections préfabriquées où il y a plusieurs candidats d'un même ou unique parti, derrière cette croûte bureaucratique, il y a bel et bien ces classes sociales, de plus en plus différenciées et conscientes de leurs intérêts antagonistes. Et il y a une effervescence, qui conduira forcément à un vrai craquement que l'explosion sociale d'octobre a seulement annoncé.

L'Algérie ouvrière a fait irruption sur la scène politique, comme la Corée du Sud et ses grèves ouvrières l'avaient fait aussi, l'an dernier. On a découvert tout d'un coup que l'Algérie était un pays pauvre, certes, mais moderne, le pays le plus urbanisé et prolétarisé d'Afrique, après l'Afrique du Sud.

Les grappes de jeunes des quartiers populaires, condamnés au chômage et à l'oisiveté, dont on disait là-bas avec un certain mépris qu'ils « soutiennent les murs », ne semblent pas prêts à soutenir les édifices lézardés de la société jusqu'à la fin des temps. Leur révolte est à fleur de peau.

La classe ouvrière, elle, jeune aussi, nombreuse, récemment apparue comme un sous-produit inattendu du pétrole, est bien plus audacieuse, têtue à défendre ses intérêts et réfractaire aux mensonges et manoeuvres d'intimidation du régime que beaucoup ne se l'imaginaient.

Oui, il semble y avoir du nouveau en Algérie. Aujourd'hui, les différences de classes, l'existence de riches et de pauvres, de bourgeois et de prolétaires, saute aux yeux, pour ne pas dire à la gueule des possédants. Et ce sont des bombes que l'impérialisme mondial craint probablement bien davantage que celles de la Toussaint 54, quand le tout nouveau Front de Libération Nationale (FLN) avait marqué le déclenchement de la lutte pour l'indépendance par une série d'attentats spectaculaires, qui n'avaient mis dans l'embarras que le vieil impérialisme français essoufflé.

En 26 ans de dictature, il y a eu des changements en Algérie. Importants. Pas ceux dont se vantait le régime. Mais sous l'écorce du parti unique, de la bureaucratie d'État et des nombreuses structures d'encadrement des masses - à leur tour étroitement encadrées et surveillées par l'armée - une maturation et une différenciation sociales se sont faites.

Les dirigeants du FLN avaient voulu laisser croire que les Algériens étaient fils d'un même peuple, unis autour d'un même hymne et d'un même drapeau, qu'eux, Algériens, avaient des intérêts communs à défendre, y compris les armes à la main, non seulement contre les Français, mais aussi contre les Marocains ou les Tunisiens.

Les dirigeants du FLN avaient voulu faire croire que les Algériens étaient tous frères. Mais, et cela dès le début, il y avait des faux-frères dans le tas : des propriétaires fonciers exploitant des paysans ; des patrons exploitant des ouvriers ; des bureaucrates parasites détournant les fonds de l'État ; des riches et des pauvres, des classes sociales, quoi ! Une bourgeoisie liée à l'impérialisme contre une classe ouvrière !

De 1954 à aujourd'hui, les dirigeants du FLN ont eu pour préoccupation d'empêcher la classe ouvrière de s'organiser et de lutter, quitte pour ce faire à instaurer un régime à la fois de dictature et de démagogie socialisante. Dès ses origines, le FLN a été une force anti-ouvrière attachée à conjurer le spectre de la lutte de classe. Mais les dirigeants nationalistes algériens n'ont pas pu effacer la lutte de classe, ni l'interdire ! Ils ont pu au mieux retarder les échéances, c'est-à-dire jouer un rôle réactionnaire, comme toutes les forces bourgeoises nationalistes aujourd'hui dans le monde, mais un peu plus consciemment que d'autres ! Ils ont pu au mieux, à partir du déclenchement par eux, en 1954, de la lutte pour l'indépendance dans la foulée et à l'exemple de Mao en Chine ou de Castro à Cuba, canaliser et dévoyer les forces sociales populaires vers les carcans nationaux. Ces forces, qui auraient pu faire craquer l'impérialisme au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, au moment de cette vaste révolution anti-coloniale, se sont alors épuisées pour que soient seulement repoussées les échéances révolutionnaires. Les dirigeants nationalistes du FLN ont contribué à fournir un répit à l'impérialisme, mais comme on le voit aujourd'hui, ce n'était que partie remise.

Et comme le prolongement inévitable de toute leur politique passée, les petits-bourgeois nationalistes du FLN ont construit en 1962 une des dictatures les plus élaborées institutionnellement du monde, présentée sous un emballage de style « démocratie populaire », agrémentée de textes fondamentaux à prétentions théoriques inspirés à leurs auteurs par ces petits-bourgeois français qui s'étaient mis à leur service pendant la guerre d'Algérie mais sans un sou d'audace critique, ni d'autonomie politique à l'égard des idées réactionnaires que les nationalistes algériens véhiculaient et imposaient à leur peuple.

La politique coloniale féroce de l'impérialisme français était l'excuse à tous les abandons, du moins pour ceux qui avaient quelque chose à abandonner... Car il faut bien dire que la plupart étaient marxistes comme « Rocard », alors au PSU, l'était.

Les dirigeants responsables du FLN, eux, ne s'y trompaient guère. Ils toléraient quelque temps autour et alentour, en leur sein même, quelques marginaux marxisants, en particulier ce qui restait d'un Parti Communiste Algérien qui, après avoir épousé les intérêts de son propre impérialisme, avait viré de bord et accepté de se dissoudre et de se fondre, comme tout le monde, dans le FLN en 1956. Mais ces dirigeants du FLN ne faisaient aucune concession à la lutte de classe. Ils s'amusaient probablement à voir les prétendus marxistes, toute honte bue, quémander à leur mangeoire et s'offrir comme forces militantes du régime.

Depuis la répression sanglante du mois d'octobre dernier, Chadli et ses amis proposent une ouverture démocratique en revenant à ce qu'ils appellent la vraie nature du FLN des origines, le Front de Libération Nationale, celui de la lutte pour l'indépendance, du temps où il n'était pas encore officiellement un parti unique, mais un Front, comme son nom est censé l'indiquer.

Selon cette version, c'est après 1962, l'année de l'indépendance, que le FLN serait peu à peu devenu la proie des arrivistes et des opportunistes, et une pépinière d'affairistes et de nouveaux riches. Il se serait alors bureaucratisé, embourgeoisé. Bref, il aurait dégénéré, et la dictature aurait supplanté le pluralisme et les moeurs démocratiques des temps héroïques. Que les anciens chefs combattants retrouvent l'esprit des maquis, que Chadli et le FLN reviennent aux sources de leur pouvoir... et le régime algérien retrouverait une nouvelle jeunesse comme un nouveau crédit populaire, disent certains !

Le raisonnement paraît simple. Mais il s'agit là d'un mensonge. Une façon de réécrire l'histoire. Une mystification.

La politique du FLN pendant la guerre pour l'indépendance

Certes, le FLN prétendait, à sa fondation, en 1954, rassembler au sein d'un même Front toutes les tendances politiques, mais pour éliminer toute discussion.

Rassembler, ce n'est pas exactement le mot. Il s'est agi alors de contraindre toutes les tendances politiques à se fondre, c'est-à-dire à disparaître au sein d'un même parti unique, le FLN, pour en faire un Front, certes, mais un Front destiné à éliminer et anéantir par tous les moyens, y compris par la violence, toutes les tendances politiques qui seraient restées à l'extérieur.

C'est ainsi que les cadres du Parti Communiste Algérien ont échappé à l'extermination, et encore pas tout-à-fait, en acceptant de renoncer à leur propre programme, et en se fondant, sans une critique, au sein du FLN. Mais le MNA (Mouvement National Algérien) de Messali Hadj, qui s'est créé en dehors du Front, en dehors du FLN, a été complètement anéanti.

La vraie nature du FLN n'a jamais été celle d'un parti révolutionnaire démocratique par rapport aux masses qui ont lutté derrière lui contre le colonialisme français, en laissant un million de morts sur le terrain. Non. De ce point de vue, le FLN gouverne aujourd'hui comme il a combattu hier. Avec le même mépris des masses populaires ; avec le même souci, non pas de les éveiller à la conscience politique, mais de les encadrer ; les mêmes méthodes dictatoriales terroristes, la même obsession de leur interdire toute expression politique, comme toute revendication sociale.

Car le problème des dirigeants du FLN, comme celui de la plupart des dirigeants nationalistes luttant pour la libération nationale, était à la fois de mobiliser largement les masses populaires, de leur demander d'immenses sacrifices, tout en empêchant par avance que cette lutte ne débouche, à un moment ou un autre, sur une révolution prolétarienne.

Et la classe ouvrière algérienne existait en 1954, aussi bien en France qu'en Algérie. C'est pourquoi il fallait à toutes forces, dès le départ, que les dirigeants du FLN imposent leur dictature et empêchent toute expression indépendante de cette classe ouvrière, sous quelque forme que ce soit, de crainte qu'au cours de la guerre de libération elle déborde les seuls objectifs nationaux et prenne la tête de cette guerre de libération, pour la transformer en une libération sociale, en une révolution socialiste, communiste, franchissant les frontières et propageant l'incendie à toute une partie du monde, en l'occurrence aussi bien à tous les pays du Maghreb qu'à la France elle-même.

La jeunesse révoltée du mois d'octobre dernier n'a pas connu la guerre d'indépendance, évidemment. Elle n'en connaît que les slogans stéréotypés des dignitaires du régime et le culte officiel des martyrs. Mais en octobre 1988, elle a découvert, avec une haine renouvelée pour le régime, que Chadli et son armée dite populaire pouvaient tuer en trois jours plus d'enfants et d'adolescents que l'armée israélienne en un an de répression contre la révolte des pierres en Palestine. C'est ce que disaient les jeunes émeutiers eux-mêmes interviewés à Alger. On les a vus ici à la télévision.

Mais ce que ne savent sans doute pas les enfants des prolétaires algériens, parce qu'ils ne l'ont pas eux-mêmes vécu, mais aussi parce que personne, parmi l'opposition algérienne ne leur a sans doute jamais dit, c'est que le FLN, ce mouvement nationaliste qui fut le modèle de l'OLP d'Arafat en Palestine, et l'est toujours (c'est à Alger, juste après la répression qu'Arafat a proclamé la création du nouvel État palestinien, après s'être dit solidaire de Chadli lors des émeutes), ce qu'ils ne savent pas, donc, c'est que le FLN n'en est pas à son coup d'essai sanglant contre le peuple algérien. Les fameux temps héroïques du FLN ont été jalonnés de tels massacres.

Car il n'y a pas eu une guerre, mais deux guerres d'Algérie, de 1954 à 1962.

Il y a eu la guerre contre la présence coloniale française, bien sûr, déclenchée le 1e novembre 1954 par une série d'attentats terroristes sur tout le territoire algérien. Une guerre privilégiant une forme de lutte armée particulière : les attentats dans les villes et la guerilla dans les campagnes. Cette tactique militaire a déclenché du côté du camp militaire le plus fort, celui de l'armée coloniale, un contre-terrorisme d'une violence, d'une férocité et d'une ampleur inégalées jusque-là. Cela a signifié une guerre menée au prix le plus fort pour les opprimés, pour le résultat le plus faible, dans les limites de la seule Algérie. Mais pour les dirigeants nationalistes, cette stratégie, qui privilégia exclusivement les moyens militaires et terroristes au détriment de tout moyen politique en provoquant en retour une répression massive, avait l'avantage de justifier au nom de la clandestinité et de la discipline militaire la plus stricte, une obéissance absolue, sans discussion possible. Les chefs nationalistes du FLN purent ainsi se dispenser de soumettre un quelconque programme (ou absence de programme) social ou politique à l'approbation ou la critique des masses qu'ils mobilisaient derrière eux. Celui qui discutait, c'était celui qui s'apprêtait à trahir. Celui qui contestait, c'était un traître. Et on ne discute pas avec les traîtres, on les abat, disaient les cadres du FLN.

Et parallèlement à la guerre contre les Français, il y a eu cette deuxième guerre d'Algérie, cette guerre dans la guerre, aussi féroce que la première, qui a d'abord opposé les deux fractions rivales du mouvement nationaliste, le FLN d'un côté, le MNA de l'autre, pour aboutir à l'hégémonie du FLN et à l'anéantissement du MNA, puis les chefs du FLN entre eux, jusqu'à la victoire militaire de Ben Bella et Boumedienne sur tous les autres dans les mois qui ont suivi l'indépendance, et la prise du pouvoir par Boumedienne contre Ben Bella lui-même en 1965.

Au départ, le FLN, fondé par des militants obscurs issus de l'appareil clandestin du MTLD (le Mouvement pour le Triomphe des Libertés Démocratiques, fondé par le vieux leader nationaliste Messali Hadj), très populaire, ne regroupait que quelques dizaines d'hommes.

Si c'est le FLN qui a déclenché la lutte armée en novembre 1954, et pris ainsi de vitesse les autres fractions du mouvement nationaliste, le MNA (Mouvement National Algérien) est créé presqu'aussitôt par Messali Hadj, qui n'entend pas se laisser distancer.

Deux mois après il met sur pied à son tour un appareil militaire et engage aussi la lutte armée contre l'armée française. Un an après, de février à mars 1956, la bataille entre le FLN et le MNA fait rage en Kabylie. Les combats se déroulent sous les yeux de l'armée française qui attend de voir qui sera le vainqueur pour se lancer contre lui.

C'est ainsi que Mohammed Harbi, un des dirigeants du FLN qui fit plusieurs années de prison sous Boumedienne, a raconté toute cette guerre interne au sein du mouvement nationaliste, de 1954 à 1962, dans un livre très détaillé publié en 1980 : « Le FLN, mythe et réalité » .

Dans cette épreuve de force, c'est le FLN qui en Algérie commence à supplanter le MNA et à contrôler la plupart des régions insurgées.

Le MNA, qui garde encore l'essentiel de l'influence sur les militants de l'immigration, prend sa revanche en France. En juin-juillet 1956, Messali Hadj donne l'ordre de « descendre » (ce sont, paraît-il, ses propres termes) les cadres du FLN dont l'implantation en France commence à l'inquiéter. 82 cadres du FLN sont tués dans l'immigration.

Le FLN prend sa revanche en Algérie, six mois après, où certaines poches sont encore contrôlées par le MNA, dont le village de Melouza, au sud de la Kabylie, à la frontière du Sahara. A la fin mai, le FLN rassemble tous les hommes au-dessus de 15 ans des environs de Melouza, les parque dans les maisons et la mosquée, et les massacre. Il y aurait eu 301 morts et 14 survivants grièvement blessés. A la suite de ce massacre, le chef local du MNA, Mohammed Bellounis, recherchera la protection française avec ce qui lui reste de ses troupes, et passera définitivement du côté français.

Désormais prépondérant en Algérie, le FLN ne s'en tient pas pour quitte en France. Il répond au massacre de ses cadres par le MNA en formant des groupes de choc armés en France. C'est une succession de règlements de comptes entre appareils armés. En décembre 1957, le FLN commence à prendre le dessus en France. La guerre interne culmine en 1958. Prenant sa revanche sur les assassinats de 1956, le FLN décime systématiquement l'encadrement du MNA, dont bien des responsables syndicaux. Celui de la Régie Renault parmi tant d'autres. Au fur et à mesure que les chefs MNA sont assassinés, leur base, contrainte et forcée, passe sous le contrôle des chefs du FLN. C'est ainsi que, par une conquête militaire, en quelque sorte, le FLN a conquis toute la base militante du vieux parti nationaliste de masse fondé par Messali Hadj, dont ses chefs fondateurs étaient issus.

Combien de victimes a coûté cette guerre interne ? Un nombre considérable d'anciens militants nationalistes du MTLD, ceux qui avaient le plus de traditions politiques liées au mouvement ouvrier, y ont disparu. Ces règlements de compte ont sans doute fait plus de victimes parmi les cadres nationalistes algériens que la police et l'armée française n'en ont fait elles-mêmes. Personne n'a jamais fait le bilan des victimes en Algérie. Mais dans l'émigration, d'après Mohammed Harbi, on a recensé près de 4 000 assassinats et près de 9 000 blessés.

Le pendant de ces règlements de compte sanglants entre appareils militaires nationalistes rivaux a été un régime totalitaire et terroriste, utilisant les pires méthodes policières, au sein même du FLN comme du MNA. La dictature nationaliste, et la plus féroce qui soit, a existé bien avant l'indépendance, bien avant le coup d'État de Boumedienne, bien avant l'arrivée de Ben Bella lui-même au pouvoir, sur les masses algériennes, qui n'eurent le choix qu'entre le terrorisme à grande échelle de l'armée française et ses 500 000 hommes en Algérie, et le terrorisme des chefs de guerre algériens.

Les fondateurs du FLN avaient pris pour modèle les méthodes de conquête du pouvoir, à la fois radicale dans leurs moyens et coercitives à l'égard des masses qu'ils dirigeaient, de Mao en Chine et d'Ho Chi Minh au Vietnam, qui eux-mêmes avaient emprunté au stalinisme ses méthodes totalitaires.

Mais on peut dire que les nationalistes algériens ajoutèrent leur propre touche dans l'art d'utiliser le terrorisme, bien plus comme un moyen d'intimidation sur les masses qu'ils dirigent, qu'un moyen d'intimidation des masses sur leurs oppresseurs.

Dès sa fondation, en 1954, le FLN n'était que le paravent politique d'un appareil exclusivement militaire, l'ALN (l'Armée de Libération Nationale), les fondateurs se partageant les responsabilités de six zones militaires, en Algérie, les Wilayas (le vieux terme arabe féodal désignant une circonscription administrative et militaire décidée par le pouvoir central). Au départ, le recrutement de l'armée de libération se faisait en principe au volontariat. Plus exactement, ils disposèrent comme base combattante de la base militante du mouvement nationaliste de Messali Hadj, qu'ils conquérirent assez souvent avec les méthodes que l'on a vues. Mais dès 1956, deux ans après le déclenchement de la lutte armée, la contrainte commence à faire son apparition dans le recrutement de l'ALN. Les méthodes de recrutement commencent à ressembler beaucoup plus à celles de seigneurs de guerre, qu'à celles d'un mouvement militant. Dès le mois d'août 1955, le colonel Amirouche (le FLN avait repris pour l'ALN tous les grades de l'armée française jusqu'à celui de colonel) avait inauguré le style, en faisant massacrer toute la population d'un village du Nord-Constantinois, qu'il considérait rétive aux idées nouvelles, c'est-à-dire à la lutte pour l'indépendance. Ce style-là fit rapidement école. Au point qu'en 1957, certains chefs du FLN, qui disaient qu'il fallait privilégier les méthodes politiques aux méthodes militaires (ce qui ne les avait pas empêchés de diriger eux-mêmes la liquidation physique du MNA), finirent par s'émouvoir du terrorisme systématique du FLN sur sa propre base. C'est ainsi qu'Abbane Ramdane, qui visait lui-même une place prépondérante au sein de la direction du FLN, se mit à protester contre les exécutions sommaires qui semaient la terreur parmi les militants, et à dénoncer les prisons, les chambres de torture, les pratiques de la police politique dont disposaient des chefs militaires comme Boussouf (qui disait admirer tout autant Staline que Franco) dans leurs bases arrières en Tunisie ou au Maroc. Cette amorce de discussion au sein de la seule direction du FLN n'eut pas l'occasion de se développer. Abbane Ramdane fut assassiné au Maroc en décembre 1957, après avoir été attiré dans un guet-apens. Dès que la nouvelle filtra à l'extérieur, les différents chefs militaires du FLN plus ou moins rivaux se mirent d'accord pour arranger un scénario et faire croire qu'Abbane Ramdane était mort au combat.

A la veille de l'indépendance, le MNA était quasiment totalement éliminé. Mais du côté du FLN, il n'y avait pas un unique appareil militaire et policier prêt à fournir l'armature de l'appareil d'État de l'indépendance. La situation était bien plutôt une constellation de chefferies militaires au travers des différentes Wilayas, chacune disposant de sa propre police politique, ses services de renseignements et leurs ramifications respectives dans l'armée des frontières, avec sa propre clientèle à entretenir.

Au cours de la guerre, l'omnipotence des chefs hiérarchiques, la promotion des cadres liés à la police politique, la multiplication des intouchables, le clientèlisme des chefs militaires d'une ALN dont les bases étaient à l'extérieur, à l'abri des combats, qui étendaient leurs fiefs et leurs pouvoirs en distribuant des prébendes, aboutit à une dilapidation des fonds du mouvement, sans aucun contrôle financier possible, rendant plus inhumaine encore les méthodes brutales des collecteurs de fonds du FLN.

Dans son livre, Mohammed Harbi raconte que cette collecte des fonds prit des aspects dramatiques. Dans l'émigration, dit-il, l'organisation décide d'imposer les Algériens non pas en fonction de leur date d'adhésion au FLN, mais à partir du 1e novembre 1954. L'adhérent le plus tardif a un solde de cotisations à rattraper. C'est la technique de « l'arriérage ». Certains émigrés préfèrent nomadiser à travers la France pour échapper aux balles des collecteurs de fonds. L'arrivisme de cadres ajoute aux dégâts provoqués par ces pratiques. Pour grimper dans la hiérarchie, mieux vaux améliorer la collecte financière. Les « percepteurs » multiplient les amendes sous divers prétextes (consommation d'alcool, retards de paiement, etc.) et les comptabilisent en gonflant le chiffre des « contribuables » (impôt, contribuable... ce sont les termes qu'utilise à dessein le FLN, en tant que futur appareil d'État indépendant). Des signes de mécontentement, surtout au sein de la population urbaine (et surtout la petite bourgeoisie algérienne qui se laisse moins faire sur ce terrain que les plus pauvres), se font jour, dès 1959. Au point que des directives sont données pour, comme on dit, « rectifier le style de travail ». La violence à l'égard des populations et des combattants est condamnée, du moins dans les notes de service. L'appareil suit mollement. En août 1960, un commandant rappelle dans une circulaire : « une dernière fois (...) que les bastonnades, brutalités, etc. à l'égard des djounouds (les soldats) et des civils sont formellement interdites » , et menace les fautifs de sanctions... Il y aura peu d'effet. Il faudra en fait attendre 1960 et la venue de fonds de l'extérieur pour que la pression financière sur les plus déshérités se relâche.

Oui, vraiment, c'est une drôle d'armée révolutionnaire, l'armée nationaliste algérienne, où les simples soldats comme les civils, et parmi eux les plus pauvres, sont traités comme dans toutes les armées au service des classes dominantes. On y bastonne, on y torture ceux qui n'obéissent pas assez vite. On liquide les fortes têtes. On y fusille même les déserteurs, ces déserteurs souvent recrutés de force, au même titre d'ailleurs que les homosexuels.

Le mépris des officiers nationalistes pour les fantassins de l'indépendance n'a pas grand-chose à envier au mépris de l'armée coloniale pour ses propres fantassins algériens.

D'ailleurs, c'est simple : dans l'armée des frontières stationnée en Tunisie et au Maroc, on trouve de plus en plus (ils seront majoritaires à la veille de l'indépendance) d'ex-officiers algériens de l'armée française qui ont participé à des opérations répressives en Indochine, en Tunisie, à Suez et même en Algérie. En particulier le général Belhouchet, sous-lieutenant dans l'armée française qui a rallié l'armée des frontières en 1956, et le général Nezzar, sous-officier dans l'armée française, qu'on retrouvera tous deux comme principaux responsables de la répression d'octobre dernier. Les branches civiles de l'armée absorbent quant à elles un nombre élevé de fonctionnaires de l'État colonial et des protectorats de Tunisie et du Maroc. Au ministère de l'Intérieur du GPRA, le Gouvernement Provisoire de la Révolution Algérienne, créé par le FLN en 1958, après l'arrivée de de Gaulle au gouvernement, qui siège à Tunis (et oui ! avant même d'exister, l'État algérien a son ministère de l'Intérieur... tout comme aujourd'hui l'OLP d'Arafat ou le FLNKS de Tjibaou ont le leur...), on trouve d'anciens policiers algériens de l'administration française, qui continuent à chasser avec bonne conscience les ex-militants du MTLD (l'ancien mouvement de Messali Hadj dont est issu le FLN), considérés comme de fortes têtes. Toujours d'après Mohammed Harbi qui, à ce qu'on sache, n'a jamais été démenti, les cadres des organismes centraux du GPRA, du corps diplomatique, de l'armée extérieure et de la police politique ont une parenté sociale évidente avec les fonctionnaires algériens de l'ancien appareil colonial français.

Tout cet encadrement hérité de l'appareil colonial français sera directement coopté aux postes de responsabilités, et formera l'ossature centrale du futur État indépendant en 1962, tout en ayant l'auréole de héros de la guerre d'indépendance. Et ils ne seront pas les derniers à participer à la curée pour les places qu'ont laissées les Français en 1962.

Ben Bella et la mise en place du nouvel État bourgeois indépendant

Il ne faudrait pas croire que l'État algérien indépendant a été mis en place dès le dégagement officiel de l'impérialisme français, avec la proclamation de l'indépendance, le 5 juillet 1962. Non ! L'acte de naissance du régime de Ben Bella fut la victoire militaire, en septembre seulement, après deux mois d'une guerre qui a fait probablement plusieurs milliers de morts, d'un clan formé par l'armée de Boumedienne et les amis politiques de Ben Bella contre un autre clan formé de personnalités de l'ancien gouvernement provisoire alliées aux chefs militaires de quelques Wilayas de l'intérieur.

Et c'est cette armée de Boumedienne, l'armée dite des frontières, construite en Tunisie et au Maroc, loin des zones d'embuscades ; une armée de métier, déjà, qui était et allait rester le fondement du nouvel État.

D'emblée, après avoir réduit le plus gros des oppositions armées intérieures, Ben Bella mit en place des structures étatiques dictatoriales.

Les premières élections au suffrage universel de l'Algérie indépendante, pour l'Assemblée constituante, sont l'occasion du premier simulacre de démocratie. Les chefs du FLN ont préfabriqué une liste que les électeurs n'ont plus qu'à plébisciter.

C'est le régime du parti unique, l'interdiction de toutes les formations politiques qui ne sont pas le FLN ou ses appendices. C'est d'abord le parti de Messali Hadj qui est proscrit. Il est vrai que c'était pure formalité puisqu'il avait été physiquement liquidé pendant la guerre. C'est ensuite le parti communiste qui reste interdit. Le bureau politique du parti communiste a eu beau flatter le régime en le félicitant d'avoir choisi « la voie non-capitaliste », « une politique anti-impérialiste », Ben Bella ne veut pas le légaliser, lui conservant quelques places ou postes, qu'il gardera à la sauvette, entre autres à la direction du quotidien Alger Républicain ; mais le Parti Communiste Algérien sera sous haute surveillance.

Tous les courants ou personnalités un tant soit peu oppositionnels, les chefs historiques comme Boudiaf ou Aït Ahmed qui avaient fondé avec Ben Bella le FLN en 1954, et qui, pour le premier, créa le Parti de la Révolution Socialiste dès 1962, et pour le second le Front des Forces Socialistes dans l'année 1963, tous deux ont été rapidement persécutés, et Boudiaf a même été emprisonné. Ces hommes n'avaient pas une politique bien différente de celle de Ben Bella ; il s'agissait au mieux de nuances, au pire de jalousies de cliques, mais le nouveau régime n'était pas prêt à tolérer le moindre écart.

L'ambition du régime était d'encadrer les masses, de les encadrer encore et des les encadrer toujours. Le FLN avait prévu des cadres organisationnels pour cela : les Union Nationale des Etudiants Algériens (UNEA), Union Générale des Travailleurs Algériens (UGTA), Union Nationale des Femmes Algériennes (UNFA) ou autre Union Nationale des Paysans Algériens (UNPA) créée un peu plus tard. Mais bien que les masses n'y soient pas, bien que ces prétendues « unions » aient été des créations de l'appareil d'État, généralement vides, le régime avait encore des problèmes avec, et même s'il n'en avait pas vraiment, il craignait d'en avoir !

Dans les premières années d'installation du nouvel État et d'un nouvel ordre, dans ces premières années de substitution du carcan national bourgeois au carcan colonial, Ben Bella n'arrête pas de sermonner, moraliser, menacer, puis de réprimer, voire d'exclure aussi des prétendues organisations de masse. Les démêlés sont permanents avec les étudiants. Avec les travailleurs et l'UGTA, aussi.

L'UGTA n'était pas un syndicat ouvrier. C'était un appendice du FLN créé d'en haut en 1956 pour faire pièce à la structure syndicale rivale, de Messali Hadj. Mais comme le Parti Communiste rallie le FLN, ses militants rallient l'UGTA et contribuent à la cristallisation d'une tendance qui n'est pas systématiquement hostile à la politique du FLN, loin de là, mais peut refléter certaines aspirations de la classe ouvrière.

En 1962, au plus fort de la guerre entre les clans militaires qui se disputent le pouvoir, l'UGTA rassemble 20 000 personnes à Alger où sont dénoncés ceux qui parlent au nom du peuple, mais veulent ignorer ce qu'il pense et ce qu'il dit... « Travailleurs algériens » , déclare le secrétaire des cheminots, « sachez que vous êtes la force la plus importante de ce pays » .

Le régime de Ben Bella décide de considérer ce rassemblement comme une déclaration de guerre, et le bureau récalcitrant de l'UGTA fut destitué au congrès de 1963 quand 2 000 chômeurs mobilisés par le FLN firent irruption dans la salle pour imposer l'élection d'une autre direction, d'une « bonne direction », selon Ben Bella, c'est-à-dire d'une équipe moins « ouvriériste » et « moins revendicative à l'occidentale », toujours selon les propres termes de Ben Bella.

Le régime craint par dessus tout que la classe ouvrière prenne le moindre pouce d'autonomie, et c'est pourquoi il casse, à la même époque, la Fédération de France du FLN (la classe ouvrière algérienne était alors plus nombreuse en France qu'en Algérie), en élimine les dirigeants qui ne lui sont pas tout dévoués, et fabrique la toute nouvelle Amicale des Algériens en France, qui fera office de police politique algérienne en France jusqu'à aujourd'hui (où elle est devenue l'Amicale des Algériens en Europe).

C'est encore dans cette période Ben Bella - que beaucoup ont présentée comme la plus démocratique - que les dirigeants du FLN ont imprimé à la société des caractères réactionnaires, ou n'ont pas cherché à la libérer de ceux qu'elle avait.

Le nouveau régime a décreté l'Islam religion d'État, la langue arabe, langue nationale exclusive, et il a soigneusement évité de lever le voile sur la situation des femmes, maintenues pour la plupart dans un état de sujétion féodale.

Evidemment, les nouveaux dirigeants prétextèrent que le peuple, les « fellahs et les petits cireurs de chaussures » que Ben Bella aimait tellement évoquer, ne comprendraient pas qu'on bouleverse leurs prétendues traditions. Voire.

Le peuple aurait probablement compris que l'État le laisse libre et ne lui impose pas une façon de voir ; il aurait probablement compris qu'on puisse vivre autrement. Et c'est tellement évident qu'au grand dam des dirigeants algériens, les fellahs ne cessèrent au fil des ans de quitter leurs douars d'origine, par centaines de milliers, pour partir vers les villes d'Algérie ou d'Europe.

Petite anecdote : lorsque Chadli, plus tard, lancera le grand slogan en faveur de sa politique « Pour une vie meilleure », certains ajoutèrent avec humour : « pour une vie ailleurs »...

La population pauvre d'Algérie n'était pas si arriérée, si chauvine ou religieuse que les dirigeants du FLN voulaient le faire croire. La Fédération de France du FLN avait d'ailleurs prôné un État laïc, mais c'est aux Oulémas (mouvement religieux qui a rejoint le FLN en 1955) que Ben Bella (lui-même islamiste, il est vrai) a donné satisfaction. Parce que tous les nationalistes sont les mêmes : il faut toujours de l'opium pour le peuple ! Pour émousser sa conscience de classe.

Mais pourtant, bien des dirigeants du FLN, ex-étudiants qui avaient fait leurs études en Europe, ne prêchaient pas pour leur paroisse. Eux avaient souvent voyagé et tenaient à continuer ; eux avaient une culture cosmopolite, étaient parfaitement bilingues ; eux avaient fréquenté des femmes non voilées, leurs compagnes généralement.

La bassesse de Ben Bella et d'autres a été de vouloir maintenir délibérément le peuple, sans d'ailleurs lui demander son avis là-dessus davantage que sur le reste, dans un carcan de moeurs et de préjugés nationalistes et religieux qu'ils savaient pertinemment dépassés. Les formules rétrogrades en vogue à l'époque, les credo du genre « L'Islam, ma religion ; l'Arabe, ma langue ; l'Algérie, ma patrie », et l'obscurantisme qu'ils exprimaient, relevaient bien de l'opium nationaliste et totalitaire distillé d'en haut.

La prétendue « République algérienne démocratique et populaire » fut donc déclarée islamique aussi. Le président de la République était tenu d'être musulman, de jurer sur le Coran (comme le président américain jure sur la Bible). Dès les premières années de l'indépendance, le Ramadan a été érigé en fête nationale. La police était mobilisée pour vider les bars et les restaurants aux heures interdites, ou pour empêcher les propriétaires d'ouvrir boutique.

Cela dit, c'est peut-être parce que les dirigeants du FLN ont trop forcé sur les versets du Coran comme parole d'Evangile officielle que la population pauvre ne semble pas avoir, jusqu'à présent, mordu aux prêches des quelques courants intégristes.

Mais si Ben Bella, pour revenir à lui, imposait le carcan de la dictature, des moeurs et de la religion à la population pauvre, il pratiquait le laissez-faire, laissez-circuler pour les biens et les capitaux bourgeois, nationaux ou étrangers.

L'Algérie, qui était une colonie de peuplement, a vu en 1962 près de 80 % (environ 800 000 à 900 000) des pieds-noirs, les Français d'Algérie, quitter le pays en l'espace de quelques mois. Et laisser brutalement la place. Les attentats de l'OAS (l'organisation d'extrême-droite pro-Algérie française menant une politique de la terre brûlée) ont laissé des dégâts énormes, une multitude de biens saccagés. Les pieds-noirs sont partis avec leurs capitaux et ceux qui en avaient beaucoup les ont même expédiés avant. Mais ils ont laissé sur place une quantité de biens matériels, et une place sociale vacante.

Les premiers mois et les premières années après l'indépendance sont marqués par une razzia terrible sur ces biens vacants. C'est la curée sur les appartements et leur mobilier, sur les voitures, sur les entreprises petites ou moyennes. Mais il ne faut pas confondre. Rien à voir avec une quelconque appropriation populaire des biens des bourgeois et petits bourgeois français. Ceux qui s'installent dans la place, ceux qui chaussent les pantoufles sont ceux qui en avaient déjà la pointure et les mentalités. Les débrouillards ou les compétents, c'est-à-dire les petits malins, les déjà qualifiés dans les affaires. C'est une couche bourgeoise algérienne, foncière, commerçante, artisanale ou industrielle et d'ex-fonctionnaires de l'ex-appareil administratif colonial, qui avait jusque-là été frustrée de sa véritable place sociale par l'omniprésence de la colonie des pieds-noirs, qui participe à la curée. Comme par exemple ce commerçant qui raconte :

« A 18 ans, j'étais détaillant à Alger, et en 1956, grossiste de tissus et confection a Vialar, puis àAlger. J'avais conservé mon commerce (...) Jusqu'en 1955, les importateurs israélites nous empêchaient de nous adresser directement en France, on ne faisait que le demi-gros. C'est la révolution qui nous a permis qu'on nous fasse une place » ...

On ne saurait être plus clair. La révolution, dit cet homme, c'est le fait que la bourgeoisie algérienne a enfin une vraie place. Jusque là, elle ne faisait que du demi-gros ? Désormais, elle peut faire du gros. Qui expliquerait mieux ?

Parce qu'en effet, si le million de pieds-noirs n'avaient pas laissé une grande place au soleil aux classes bourgeoises et petite-bourgeoises algériennes, ces dernières existaient néanmoins. Il y avait à l'époque une bourgeoisie foncière évaluée à 50 000 personnes ; et une petite bourgeoisie évaluée à 250 000 personnes. Dans les rangs de cette petite bourgeoisie algérienne, qui s'est mise à faire du gros, il y avait aussi, quand il restait quelque chose ou des places à prendre, les soldats démobilisés, parfois d'origine paysanne. Et de méchantes langues racontent qu'il y avait davantage d'anciens combattants qu'il n'y avait eu de combattants.

Tous ces gens-là, auxquels on peut aussi rajouter des ouvriers professionnels et qualifiés, revenus de l'immigration en France ou salariés jusque-là sur place, chez un pied-noir dont certains ont repris l'affaire, ont enfin trouvé leur place de bourgeois dans l'Algérie indépendante, à 10 % vacante. Les mêmes ou d'autres, leurs frères si ce n'est eux, ont aussi trouvé place dans les structures de l'appareil d'État, dans l'administration, laissées elles aussi vacantes. Et tout d'un coup, avec le départ de ceux qui occupaient généralement les échelons les plus élevés dans l'échelle sociale, c'est un appel d'air vers le haut qui s'est produit pour la petite bourgeoisie algérienne.

Et les premières années de l'indépendance ont vu s'affirmer une bourgeoisie algérienne plus sûre d'elle-même, plus confiante dans son avenir et ses affaires, une classe sociale qui avait d'ailleurs été la clientèle, la base sympathisante ou cotisante, sinon combattante, du FLN.

Les premiers temps de l'indépendance la placent sur ses marques. On a vu qu'elle avait récupéré des pieds-noirs un petit capital productif. Mais là n'était pas l'essentiel. Elle allait aussi et surtout récupérer une main d'oeuvre disponible recrutée parmi ces deux millions de paysans et plus que l'armée française pendant la guerre avait arrachés à leurs villages, déplacés et concentrés dans des camps de regroupement, loin du contact possible avec le FLN et qui, à la fin de la guerre, préféraient aller trouver du travail dans les villes, d'Algérie ou de France.

Il faudrait parler aussi de ce que le régime a appelé l'autogestion, de ces secteurs dits socialistes de l'agriculture et de l'industrie. De ces grands domaines ou petites entreprises, laissés vacants, et nationalisés que l'État a directement pris en charge, généralement parce que lui seul avait les capitaux pour le faire.

Les décrets sur l'autogestion de mars 1963, ont probablement suscité quelques illusions parmi les petits bourgeois nationalistes de gauche. Ici ou là, il y a eu des mouvements spontanés pour une occupation et une gestion collective. Peut-être. Mais les difficultés à faire marcher les affaires avec un minimum de rentabilité capitaliste ont vite cassé l'enthousiasme. Les préoccupations bureaucratiques d'occuper une petite place l'ont emporté ; et on a même vu des dépeçages de fermes ou d'entreprises destinées à l'autogestion, entre membres de Wilayas eux-mêmes, dépêchés pourtant sur les lieux pour que personne ne s'en empare !

En 1962, Ben Bella était sans doute un des leaders les plus populaires du FLN. Emprisonné en France pendant la guerre d'indépendance, il avait participé aux grandes grèves de la faim des prisonniers FLN qui réclamaient le régime politique dans les prisons françaises. Il avait toujours développé des idées populistes et islamistes, et avait quelques amis gauchistes ou marxisants. Pour ces raisons-là, il avait dans ces milieux un certain capital de confiance à dilapider. Boumedienne le savait et c'est probablement pourquoi, avec son armée, il avait porté Ben Bella au pouvoir à l'été 1962. Pour que Ben Bella s'use à la tâche en restaurant l'État dans toute sa force et ses fonctions : en créant les polices parallèles et la Sécurité militaire ; en interdisant tous les partis et en étouffant toutes les voix d'opposition ; en cassant l'UGTA et, au début de l'année 1965, quand une vague de grèves éclata, en se faisant menaçant à l'égard des grévistes et de syndicalistes de base de l'UGTA qui les avaient soutenus contre l'appareil.

Ben Bella avait peut-être perdu là ce qu'il lui restait de crédit auprès du peuple travailleur et de la petite bureaucratie de gauche.

C'est apparemment ce que Boumedienne a pensé et ce qui l'a décidé à déloger Ben Bella, par un coup de force militaire, pour se mettre directement à la place.

Boumedienne s'est défendu d'avoir fait un putsch militaire. C'était un simple « réajustement politique », a-t-il dit. En effet. C'était la simple consécration de l'État fort, de la dictature militaire dont Ben Bella n'était que la paravent civil.

Boumedienne et la construction d'une économie bourgeoise nationale... grâce à la manne pétrolière

Le 19 juin 1965, l'Algérie indépendante est donc passée de l'ère Ben Bella à l'ère Boumedienne. Pas de changement apparent encore. C'est tout juste si le putsch militaire n'est pas passé inaperçu. Ceux qui voient les chars devant la Grande Poste d'Alger se disent : « c'est du cinéma » . On doit tourner la bataille d'Alger. C'était Boumedienne qui baissait le rideau du premier acte de la dictature algérienne, et déposait Ben Bella sans coup férir. Il n'y eut pas de réaction.

Mais les prisons se remplirent, les chambres de torture aussi, encore et toujours. De 1965 à 1970-71, l'Algérie allait connaître quelques années politiquement ternes et grises. En 1968, le régime peut se flatter d'avoir éliminé de l'UGTA ou de l'UNEA tout ce qui est contestation. Ces années seront dures pour les plus pauvres, travailleurs des villes ou des campagnes, dures aussi pour ceux des militants nationalistes de gauche, ouvriers ou intellectuels, petits cadres ou techniciens dans l'appareil d'État, qui allaient subir la répression et la démoralisation pour avoir été trahis par leurs propres illusions.

La répression n'est pas sanglante, certes. Mais Boumedienne incarcère Ben Bella sans qu'on sache ce qu'il est devenu. Et Boumedienne persécute aussi ceux qu'il considère comme les amis ou alliés de l'ancien dirigeant : militants du Parti Communiste, militants de la gauche du FLN, qui se regrouperont dans une petite organisation clandestine, l'ORP, qui deviendra quelques années plus tard le PAGS, Parti de l'Avant-garde Socialiste, c'est-à-dire la nouvelle structure du Parti Communiste.

Pour un certain nombre de militants de ce courant, les premières années du régime Boumedienne seront des années de prison. Les militants de cette mouvance stalinienne avaient dénoncé Boumedienne au moment de son putsch. Selon le témoignage de Mohammed Harbi, en prison lui aussi à cette époque, « ils passaient par dizaines dans les salles de torture de Boumedienne » , en 1965, mais au moment où Boumedienne, lui, partait pour Moscou (comme Castro l'avait fait en son temps).

En attendant, la bourgeoisie et petite bourgeoisie algérienne continuent à faire des affaires. Boumedienne poursuit la politique d'aide aux capitaux privés qu'avait entamée Ben Bella. Ce dernier voulait surtout encourager les capitaux étrangers à rester ou à s'investir en Algérie. Boumedienne, lui, va surtout aider, dans un premier temps, le capital privé algérien par une politique de prêts financiers sanctionnée en 1966 par un « Code des investissements ».

Une multitude de petits patrons, dont les biographies et les points de vue sont rapportés dans un ouvrage sur « Les industriels algériens » , témoignent de l'aide appréciable que leur a apportée le régime de Boumedienne.

L'un d'entre eux raconte : « A l'indépendance, j'ai essayé de monter une usine d'acide chlorhydrique, mais c'était trop gros pour mois (...) Avec Ben Bella, c'était flou ! Avec Boumedienne, on a discuté, il a stabilisé, il nous a dit : « Foncez ! ». J'ai acheté ce terrain à Ford qui avait prévu une usine de tracteurs. J'ai été agréé au Code des investissements ; on me promettait monts et merveilles : un prêt de 150 millions. J'avais prévu à l'européenne : 200 ouvriers, une cantine, etc. » .

Un autre petit patron, récemment promu et dont les affaires ont décollé aussi grâce à un prêt de l'État, dévoile plutôt sa « psychologie » : « Les ouvriers, dit-il, sont recrutés dans chaque région par les grossistes associés qui les sélectionnent. Avec les ouvriers, il faut être ferme, il ne faut pas se laisser faire. Dès qu'on fait une gentillesse, ils prennent ça pour de la faiblesse. Avec les Kabyles, surtout : ce sont les plus têtus ! Avec la section syndicale, c'est la même chose. On a une réunion du Comité d'Entreprise tous les mois. On a réuni les ouvriers les plus consciencieux, les plus intelligents. On leur a dit : Présentez-vous aux élections. Ils ont été élus. On fait venir des ouvriers de loin, de l'Est, du Sud, parce que les ouvriers de la région sont trop exigeants, trop instables (...) Tous les mois, ils demandent des augmentations de salaires ! » .

Et oui ! L'Algérie bourgeoise et capitaliste se met à exister. Les bourgeois et patrons algériens qui commencent à sérieusement progresser à l'époque sont des petits patrons ; mais leur conscience de classe est grande. Et ils vont continuer à se développer, surtout dans les secteurs de la confection, du textile, de l'alimentation ou du bâtiment, parfois tracassés par les règlements de l'État, mais très aidés par lui, d'une multitude de façons.

Boumedienne va s'engager dans la voie de la nationalisation, avec indemnisation, des sociétés étrangères, en particulier des hydrocarbures en 1971, et la création d'une vingtaine de grandes sociétés nationales qui chapeautent et contrôlent les divers secteurs industriels et énergétiques. L'État contrôlerait donc toute l'économie, les finances et le commerce extérieur. Et l'Algérie pourrait décoller. Construire une économie nationale. Réaliser en quelque sorte son indépendance économique, après avoir arraché son indépendance politique.

Dans l'immédiat, cette politique conduit l'Algérie à dépendre un peu plus de l'extérieur... par les dettes qu'elle a faites. Et malgré les projets grandioses de Boumedienne, malgré la centralisation entre les mains de l'État de tous les secteurs économiques que la bourgeoisie nationale privée ne pouvait ni ne voulait prendre en charge, malgré les prêts consentis par les banques mondiales - contre intérêts, évidemment - , malgré cette étatisation et cette concentration, l'Algérie serait probablement restée un pays sous-développé comme beaucoup d'autres ; un pays qui aurait végété à l'intérieur de ses frontières comme la Guinée de Sékou Touré, et un pays où les masses populaires seraient devenues de plus en plus mendiantes...

Mais le pétrole est arrivé, ou plus exactement cette prétendue crise pétrolière de 1973 qui a vu la hausse soudaine des prix sur le marché mondial, provoquée par les grands trusts pétroliers occidentaux.

L'Algérie était riche de pétrole et de gaz naturel, dans le sous-sol saharien. Dans les années 1960, c'est la convoitise de l'impérialisme français pour ces immenses richesses, ou promesses de richesses, qui, entre autre, a conduit de Gaulle à prolonger encore la guerre. Mais finalement le Sahara était resté algérien. L'industrie des hydrocarbures a été nationalisée en 1971 et la manne pétrolière ou ce qu'il en restait est revenue à l'État algérien après que les grandes sociétés pétrolières mondiales aient raflé leur part.

Boumedienne se croyait peut-être grand, au début des années 1970, et le pétrole a été son prophète. Mais comme le Venezuela, la Lybie, l'Arabie Séoudite, le Mexique ou le Nigéria, l'Algérie a été un des ces pays sous-développés, provisoirement dopés par la rente pétrolière. Et dans un premier temps, il est vrai, les effets ont été spectaculaires.

En fait, pendant une dizaine d'années, de 1973 à 1980, durant une période qui a recouvert la dernière partie de l'ère Boumedienne (qui est mort en décembre 1978), l'Algérie s'est transformée en un vaste chantier de construction. D'énormes complexes industriels, sidérurgiques, pétrochimiques, ont surgi de terre, avec des entreprises de 10 à 20 000 salariés.

Une multitude de plus petites entreprises ont poussé aussi, achetées clés ou produits en main par l'État ou des patrons privés aux plus grands vendeurs de technologie du monde.

Et comme l'Algérie était riche de ses hydrocarbures, ses dirigeants ont pu, par-dessus le marché, obtenir des prêts importants des banques du monde impérialiste. Avec un montant d'intérêts en conséquence qui fait de l'Algérie le pays le plus endetté du Maghreb.

S'il y a eu une période où l'Algérie, dite indépendante, s'est liée, par toutes les dépendances possible, au marché impérialiste, c'est bien celle-là.

Mais qu'à cela ne tienne. Puisque ces vastes transformations, cette industrialisation se faisaient sous la houlette de l'État, Boumedienne décreta - peut-être un peu dopé lui aussi - qu'on entrait dans une période nouvelle de « tournant socialiste ». L'analogie valant ce qu'elle vaut, l'Algérie traversait une phase de « construction » un peu comparable à la « reconstruction » de la bourgeoisie française au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. L'État avait nationalisé la plupart des grands secteurs industriels, et surtout énergétiques, et le secteur bancaire. Il fallait produire, toujours produire, et revendiquer ensuite...

Et peut-être à l'exemple de de Gaulle, qui était allé chercher les dirigeants et militants du Parti Communiste Français dans la période de reconstruction de l'économie bourgeoise française d'après-guerre, qui se sont révélés de bons contremaîtres, Boumedienne a daigné embaucher officieusement les militants du PAGS depuis si longtemps volontaires pour le même type de besogne dans la construction de l'économie bourgeoise algérienne. Boumedienne les avait mis en prison et fait torturer quelques années auparavant ? Qu'importe !

La direction du PAGS détecta à ce moment-là au sein du FLN, un courant « progressiste » qu'il fallait absolument appuyer, en collaborant avec, afin de contrebalancer les tendances bourgeoises-libérales qui relevaient la tête de leur côté.

Boumedienne ne proposait pas aux communistes de retrouver une existence politique légale. Le PAGS restait interdit. Mais pourtant, il prenait rang d'activiste, de force supplétive officieuse du régime. Le régime de Boumedienne associa donc les staliniens à sa politique.

Le PAGS obtint quelques positions au sein de l'appareil d'État, à la Radio-télévision algérienne, dans certains organes de presse, et même dans certains ministères. L'un d'entre eux, Ahmed Akkache, est promu directeur du ministère du Travail. Un peu plus tard, en 1978, le PAGS entre à la direction de l'UGTA, la centrale syndicale gouvernementale, qui, après avoir été nettoyée ou vidée en 1965-69, est, elle aussi, ressuscitée... pour contribuer, comme on peut l'imaginer, à l'édification socialiste.

Dans les grandes entreprises nationalisées, l'État instaure la « gestion socialiste des entreprises »... quelque chose comme les Comités d'Entreprise tels qu'ils avaient été mis en place et fonctionnaient en France dans les années 1945-47.

Un journaliste de Libération, en 1976, relatait l'atmosphère à la « deuxième conférence de la gestion socialiste des entreprises » : des milliers d'affiches étaient apposées sur les murs, qui scandaient « Lutte contre le gaspillage et les malversations, renforcement du mouvement syndical, augmentation de la production » ... et une petite main anonyme avait, paraît-il, rajouté : « pour qui ? » .

Dans les campagnes, c'est l'heure de la « révolution agraire », par en haut. Cette fois, on fait appel aux « volontaires étudiants », fournis là encore surtout par le Parti Communiste qui semble redoubler de présence et d'influence à cette occasion dans les universités.

En fait, l'exode rural pose un problème au régime. Depuis la guerre et l'indépendance, la population des campagnes se raréfie. Mis à part les femmes et les vieux, bien des gens, les jeunes surtout, veulent quitter la terre. Ils ont envie de vivre autrement, et ailleurs, et le régime algérien cherche vainement à résoudre ce problème qui est bien plus politique qu'économique.

La « révolution agraire de Boumedienne » devait consister en ce que des propriétaires fonciers absentéistes (dont une bonne partie de hauts cadres du FLN !) cèdent tout ou partie de leurs biens afin que des paysans sans terre ou sans bonne terre puissent se les partager. Se répartir la terre n'était peut-être pas le plus dur, encore qu'il semble y avoir eu de sacrés trafics entre les propriétaires récalcitrants et les fonctionnaires locaux pour que les premiers n'aient pas à céder leurs biens gratuitement. Mais une fois distribuée, il fallait surtout la cultiver ! Sans matériel, sans machine, sans engrais ! Avec quelle rentabilité ! Et malgré les escouades d'étudiants communistes ou progressistes, malgré ces milliers de petits « blancs-becs » (disaient certains paysans) qui avaient la prétention de vouloir montrer comment il fallait faire, une bonne partie, environ le quart, de ceux à qui on fit le cadeau de quelques hectares, se « désistèrent ».

Des sociologues tiers-mondistes en sont encore à s'interroger sur ce phénomène inconcevable de paysans sans terre qui ne veulent plus de terre... Cela fait pourtant longtemps que la « réforme agraire » n'est plus vraiment une revendication paysanne... pour la bonne raison qu'il y a de moins en moins de paysans dans les campagnes (ces sociologues tiers-mondistes devraient sortir de leurs livres !) et que si on vit mal dans les faubourgs surpeuplés d'Alger, on y vit quand même moins mal qu'au fin fond des Aurès.

Bref, la « révolution agraire » a été un fiasco pour Boumedienne qui ne réussit pas plus à fixer la population dans les campagnes, à « stabiliser les fellahs », pour reprendre la phraséologie officielle, qu'à accroître la production agricole qui, en 1978, ne représentait plus que 10 % du produit national.

Toujours est-il qu'à la fin de l'ère Boumedienne, en 1978, au congrès de l'UGTA, les communistes réapparaissent dans l'appareil syndical, tandis que ce sont des étudiants communistes qui siègent à la direction de l'UNJA, c'est-à-dire l'organisation de masse de jeunes du FLN.

La prospérité soudaine engendrée par les investissements de la rente pétrolière ont changé très vite le visage de l'Algérie. Si elle avait déjà ses riches, ses patrons, elle avait maintenant ses très riches, et plus riches encore, qu'ils aient bâti leurs nouvelles fortunes dans le privé ou dans le public, ou dans les deux à la fois ou successivement, car on vit apparaître là-bas ce qu'on connaît bien ici, ces hommes de la bourgeoisie qui commencent une carrière dans l'appareil d'État pour ensuite, grâce aux commandes qu'ils ont passées et la clientèle (dans tous les sens du terme) qu'ils se sont constituée quand ils étaient hauts fonctionnaires, passer dans le privé où l'on gagne beaucoup mieux, en Algérie aussi, du moins quand on fait partie de la direction.

Et à la fin de cette période de « tournant socialiste » de Boumedienne (traduisez développement capitaliste grâce au pillage des finances de l'État), le spectacle commençait à être fréquent, disent les journalistes, de ces « boîtes de nuit où la bourgeoisie bureaucratique trinque au whisky avec les cousins qui font des affaires et les anciens dirigeants qui se sont recyclés dans le privé : les intermédiaires et les sous-traitants du capitalisme d'État » .

Un vrai prolétariat moderne

Cela dit, le pétrole et le dopage industriel qu'il apporta devait trouver un sous-produit que n'attendaient pas tous ces nouveaux riches de l'ère Boumedienne : l'apparition d'une vraie classe ouvrière, forte, concentrée et immédiatement combative.

En l'espace de 20 ans, l'Algérie, comme tant d'autres pays dans le monde qui étaient jusque-là à majorité paysanne, est devenue un pays où la majorité de la population est désormais concentrée dans les villes. La population elle-même a doublé depuis l'indépendance, dépassant aujourd'hui les 20 millions d'habitants. Mais le plus spectaculaire encore a été la prolétarisation de la population algérienne. Le nombre des ouvriers industriels, qui étaient estimés à 110 000 au moment de l'indépendance, passait à 690 000 en 1977, à 750 000 en 1980, pour sans doute tourner autour du million en 1988. Au moment de l'indépendance, le prolétariat algérien était nettement plus nombreux dans l'immigration en France qu'en Algérie. Les choses se sont inversées depuis.

Ah oui, les nationalistes algériens voulaient un État indépendant, un État fort, avec son industrie nationale, et surtout sa bourgeoisie nationale.

En guise d'économie « nationale », ces gagne-petit du capitalisme mondial n'ont réussi à construire qu'un de ces maillons fragiles de l'économie mondiale qui cèdent à la première chute des cours mondiaux du pétrole, comme d'autres cèdent à la chute des cours du cuivre, du nickel, du café ou du cacao... tout en s'autodévorant sous le poids du service de la dette due aux usuriers occidentaux. Une économie nationale en somme, destinée à servir de simple fusible aux forteresses capitalistes du monde riche confrontées aux premières secousses de la crise économique mondiale.

En guise de bourgeoisie nationale, l'État algérien n'a pas trop mal réussi à faire pousser sous la serre du régime, dictatorial pour les pauvres, libéral et magnanime pour les riches, toute une bande de parvenus qui font leurs petites et grosses affaires privées en parasitant tout, vraiment tout, ce qu'ils peuvent du pauvre secteur public algérien, selon, il est vrai, les bonnes vieilles méthodes éprouvées dans les pays capitalistes dits avancés comme la France. La différence, c'est que l'Algérie est un pays plus pauvre, et le parasitisme plus ouvert, plus visible, moins rôdé à sévir en toute légalité. C'est que ceux qui roulent en BMW, en Honda ou en Mercédès, qui habitent des villas avec piscine quand l'eau est coupée la moitié du temps dans les villes, villas souvent construites à l'oeil par des sociétés nationales, deviennent plus facilement la cible de la jeunesse pauvre en colère. La différence, c'est qu'une grève des employés de la Wilaya (la préfecture) peut éclater, parce que le préfet a fait travailler une quarantaine d'employés du service public dans son palais, et que le même préfet peut être limogé pour cette raison, comme vient de l'être celui d'Oran le 6 décembre dernier, quand la tension sociale s'avère décidément trop dangereuse.

Les nationalistes algériens voulaient une place au soleil de la bourgeoisie mondiale. Ils n'ont eu qu'une place, une toute petite place à l'ombre. Mais finalement, ce qu'ils ont le mieux réussi, c'est ce qu'ils voulaient le moins : la création d'un prolétariat moderne qui, lui, par sa concentration et sa combativité, n'a rien à envier au prolétariat des pays riches.

Décidément, ces nationalistes algériens qui se disaient mi-socialistes, mi-islamiques, auraient dû lire Marx et Lénine de plus près. Ils ont créé leurs propres fossoyeurs avant même d'avoir créé une véritable bourgeoisie dont l'assise sociale ne soit pas exclusivement parasitaire.

Et pourtant, ils ont vraiment tout fait, ces Ben Bella, ces Boumedienne, ces Chadli, avant comme après l'indépendance, pour empêcher une quelconque apparition autonome du prolétariat. Même au plus fort de l'engouement industrialiste de l'ère Boumedienne, le dictateur prétendit « stabiliser le Fellah » dans ses rocailles, on l'a vu, avec la sollicitude activiste et vaine du Parti Communiste et de ses étudiants. Mais les lois économiques et sociales sont plus fortes que les prétentions réactionnaires nationalistes. La transformation de l'Algérie, après tant d'autres, en une nouvelle banlieue industrielle des métropoles impérialistes, a fait bien plus fort que la volonté politique des dirigeants de l'Algérie.

En moins d'une génération, c'est une toute nouvelle classe ouvrière qui a surgi du sol de l'Algérie, un million de prolétaires industriels, pour le moins, brûlant les étapes de l'évolution économique, technique comme des traditions ouvrières. Car au fur et à mesure qu'elle croissait en nombre, la classe ouvrière algérienne s'est fait entendre de plus en plus fortement.

Cela fait 15 ans que le nombre de grèves a cru chaque année pratiquement sans interruption. Cette multiplication des grèves a commencé sous Boumedienne : 152 grèves en 1971 ; 168 en 1973 ; 210 en 1974 ; 259 en 1975 ; 349 en 1976, pour faire ensuite un bond à 521 grèves en 1977. Petit reflux à 323 en 1978, puis nouveau rebond à 696 grèves en 1979, sous Chadli cette fois, que l'armée a choisi pour succéder à Boumedienne qui vient de mourir. Nouveau bond encore à 922 grèves en 1980... Ces chiffres sont ceux du Ministère du Travail algérien. Ils doivent recenser les grèves les plus importantes du pays. Car les statisticiens algériens font un distingo subtil entre les grèves proprement dites et ce qu'ils appellent les « malaises » ouvriers.

Il fut un temps, ici, où l'on préférait parler « d'émotions populaires » pour ne pas affoler les Rois de France en leur parlant des émeutes. C'est ainsi que d'émotions populaires en émeutes, un beau soir de 1789, un proche du Roi dut répondre : une émeute ? Non, Sire, une révolution !

En Algérie, c'est peut-être ainsi que depuis dix ans, de « malaises ouvriers » en grèves, on a abouti à l'explosion sociale d'octobre dernier, et qu'à la veille de recevoir l'ordre de faire tirer sur la jeunesse des quartiers pauvres, un ministre a peut-être répondu à Chadli : « Des malaises ouvriers ? Non, camarade-frère-président, une insurrection ! »

Toujours est-il, pour en revenir aux grèves et aux malaises en Algérie, que ces « malaises », donc, ont suivi la même courbe de croissance que celle des grèves. Et comme les chiffres officiels donnent environ deux fois plus de malaises que de grèves, triplez les chiffres donnés plus haut (ça fait, en tout, 3 000 coups de sang ou de colère ouvrière pour la seule année 1980), et vous aurez une petite idée des capacités d'humeur de la classe ouvrière algérienne.

En tout cas, il y a une constante, de l'ère Boumedienne à l'ère Chadli. La combativité ouvrière est élevée. Et cela avant même les manifestations évidentes de la crise économique en Algérie. Avant même la chute brutale du niveau de vie de la population algérienne à partir de 1986, consécutive à la baisse des cours du pétrole et aux restrictions des importations de produits de consommation populaires (la consommation de luxe se porte toujours aussi bien) ; avant même la pénurie en produits de première nécessité ; avant même ce qu'on appelle là-bas comme ici la « rentabilisation » industrielle, c'est-à-dire les licenciements, les fermetures d'entreprises, la baisse accélérée des salaires, l'exploitation accrue de ceux qui restent au travail...

Avant même tout cela, la classe ouvrière algérienne n'acceptait pas, en fait n'a jamais accepté, l'énorme décalage entre les discours officiels sur le progrès national, et la croissance accélérée des inégalités sociales, y compris en pleine période de boom pétrolier.

Les explosions sociales ne datent pas de cette année. En 1977, sous Boumedienne, il y eut une violente vague de grèves, de véritables batailles rangées entre la police anti-émeute et les dockers algérois. Une grève générale chez les cheminots qui, eux aussi, paraît-il, se sont affrontés à la police. De tout cela, il n'y a eu à l'époque quasiment pas un mot dans la presse officielle, ni d'ailleurs dans la presse étrangère. Aux yeux du monde comme des dirigeants algériens, la classe ouvrière algérienne n'existait toujours pas. Mais le régime a eu peur, et comment. C'est cette peur qui incita sans doute Boumedienne, dans un discours télévisé du mois de septembre de la même année, à dire aux travailleurs qu'ils étaient des « ingrats » et des « enfants » quand ils se mettaient à faire des grèves, tout en invectivant la bureaucratie syndicale centrale qui n'avait pas été « à la hauteur », c'est-à-dire pas capable de s'opposer efficacement aux grévistes. Mais, tout de même prudent, Boumedienne annonça néanmoins aux travailleurs une augmentation des salaires...

Sous Chadli, les grèves ont continué de plus belle. En 1982, ce sont les 9 000 ouvriers du complexe de Véhicules Industriels de Rouiba, à 30 kilomètres d'Alger, qui se sont mis en grève. La grève a démarré la semaine qui a suivi la fin des congés annuels. Voilà pourquoi : jusqu'en 1977, il y avait dans de nombreuses entreprises, un 13e et parfois même un 14e mois. Ils ont été supprimés et remplacés, à partir de 1977, par « le partage du bénéfice ». Sauf que leur part du bénéfice, les ouvriers n'en voyaient pas la couleur. Résultat : chaque année, désormais, des grèves éclatent sur cette histoire de partage du bénéfice.

A Rouiba, en 1982, la grève démarre par les équipes du matin. Les ateliers se vident, et dès 6 heures, tout le monde se retrouve dans l'allée centrale du complexe industriel. Le président de l'Assemblée des Travailleurs de l'Entreprise (une structure instituée par le régime), debout sur un camion, tente vainement de raisonner et calmer la colère des ouvriers qui l'assiègent et l'assaillent de propos bien sentis. Chaque ouvrier prend la parole une seule fois, mais beaucoup la prennent : « Nous voulons notre argent, rien que notre dû, nos bénéfices, c'est notre droit ». « Toi aussi tu en as, sinon comment aurais-tu pu acheter une Honda ? » . Un autre : « Voilà l'opportuniste, tous les délégués sont comme lui. Nous les élisons par nos voix, et ils se font récupérer » (...) « Vous abusez de nos efforts, de notre patience. Nous voulons notre dû avec lequel vous alimentez vos comptes en banque à l'étranger » (...) « Ils (la direction, le régime) nous sollicitent lorsqu'il s'agit de peiner et nous tiennent des discours qui font miroiter une fausse réalité, un faux Dallas (c'est l'époque où passe en Algérie le feuilleton Dallas !) Par contre, « eux » vivent bien le vrai Dallas ; c'est tout simple » . Une autre encore : « Pourquoi à la fin de son mandat, le délégué se retrouve agent de maîtrise ou chef d'atelier ? Où a-t-il pu réaliser sa formation professionnelle et technique ? Au sein du FLN ? » .

Premier jour. Deuxième jour de grève. La grève se durcit au fur et à mesure que les délégations du FLN, du Ministère du Travail, de l'UGTA et même de la gendarmerie viennent parlementer pour la reprise du travail.

Les grévistes se regroupent massivement, cherchent un lieu de réunion, qui est vite trouvé : « Allons tenir notre rassemblement face à « Dallas », tous à « Dallas » ! » . Dallas, c'est le nom que les ouvriers ont donné au nouveau bâtiment administratif de verre fumé et de métal brillant, qui s'élève majestueusement au-dessus de tous les ateliers. Il a coûté pour sa construction deux milliards de dinars. Les ouvriers le considèrent comme une insulte à leur propre égard. Le troisième jour de grève, le Wali (le préfet) décide de fermer le complexe industriel et de lock-outer. Le FLN réunit ses militants en leur demandant d'appeler à la reprise du travail. Les dits militants n'oseront pas.

La gendarmerie entoure le complexe industriel et bloque la route qui y mène, oblige les cars transportant les travailleurs à rebrousser chemin. Le complexe est désert. C'est la fin de la grève. Dans la semaine qui a suivi le lock-out, la direction a convoqué les travailleurs individuellement, leur a délivré un permis de travail et d'accès à l'atelier. Deux cents ont reçu des lettres de mutation ou de mise à pied. Dix « meneurs », ou jugés tels, ont été transférés dans de petites unités de production en dehors d'Alger.

Mais par ailleurs, les revendications salariales ont été satisfaites.

Voilà. Pour donner une petite idée de la façon dont les choses se passent, quand les ouvriers se mettent en grève, en Algérie, avec, de la part du régime, ce mélange d'intimidation, de répression, de crainte et, au bout du compte, de concession.

Des grèves comme celles de Rouiba, il y en a eu d'autres, sur le même type de revendications de salaire, souvent sur ce problème du prétendu partage des bénéfices.

Généralement, la moindre grève dans les entreprises du secteur d'État (ou le droit de grève n'est pas reconnu) suscite l'intervention quasi immédiate de la police anti-émeute, puis le licenciement des meneurs quand ce n'est pas leur arrestation, puis le déplacement des grévistes, voire les limogeages dans l'appareil syndical qui n'a pas su s'opposer efficacement à la grève... Il n'empêche. Cela ne semble pas atteindre la combativité ouvrière.

L'Algérie de Chadli ou « l'ouverture » - avec la crise - à de toujours plus choquantes injustices sociales

Pendant toutes ces années de l'ère Chadli, le régime va peu à peu faire mine de prendre à contre-pied la politique étatiste de Boumedienne en prônant un certain libéralisme économique. Mais cela va aller de pair avec un durcissement politique du régime à l'égard des grèves comme de la contestation étudiante, tout en instaurant un programme d'austérité. Chadli passe du slogan « Pour une vie meilleure » à celui de « travail et rigueur ». Face à la classe ouvrière, en tout cas, c'est le durcissement, social et politique.

Le régime prend toutes ses précautions. A partir de 1980, il faut désormais avoir la carte du FLN pour accéder aux responsabilités dans les « organisations de masses », comme on dit là-bas. Cela vise surtout l'UGTA qui, pour la Nième fois, est ainsi remise au pas et à laquelle Chadli reproche de n'avoir pas enrayé efficacement les grèves. C'est le Parti Communiste, le PAGS, qui est surtout visé, lui qui avait pris des postes dans l'appareil syndical sous Boumedienne, et qui, sous Chadli, proteste assez mollement mais continue, jusqu'en 1986 au moins (lors de la répression des émeutes de Constantine et de Sétif) de soutenir le pouvoir sous prétexte qu'en son sein existe une tendance nationaliste progressiste et anti-impérialiste.

Depuis 1980, la situation devient très tendue dans les différentes villes du pays. En mars-avril 1980, les étudiants de Tizou Ouzou descendent dans la rue, manifestent, occupent la faculté après avoir vu leurs manifestations brutalement dispersées, et sont relayés la semaine suivante par les ouvriers qui se mettent en grève dans différentes entreprises de la région. A la fin du mois d'avril, les forces de l'ordre attaquent violemment l'université ainsi que l'usine SONELEC en grève. Les émeutes s'étendent à toute la région qui est bouclée.

Le régime est désormais sur ses gardes. Il fera tout à l'avenir pour isoler physiquement les ouvriers des étudiants et de la jeunesse lors des manifestations de rue. Mais c'est pratiquement chaque année qu'il y a des manifestations qui dégénèrent en émeutes dans telle ou telle ville ; à Oran, à Bougie, dans la Casbah d'Alger.

Par ailleurs, périodiquement, Chadli procède à ce qu'il appelle des mesures d'assainissement. Voilà de quoi il retourne : au mois de juillet 1983, la gendarmerie de la Wilaya d'Alger déclenche une opération de grande envergure ; des policiers en uniforme ou en civil effectuent à l'improviste des milliers de contrôles d'identité, pendant les heures de travail, dans les grands magasins, les cafés ou simplement dans les rues de la capitale. Chacun doit justifier sa présence hors de son lieu de travail, à une heure où il devrait s'y trouver. Bilan de l'opération : 890 interpellations qui donnent lieu à 200 poursuites judiciaires et à 95 décisions de détention provisoire. L'objectif : lutter contre l'absentéisme dans les usines (qui est particulièrement élevé après les sanctions ouvrières à la suite des grèves), mais aussi pour renvoyer les chômeurs dans leurs villages.

En novembre 1986, de nouvelles émeutes ont lieu à Constantine et à Sétif. Des centaines de jeunes manifestants sont arrêtés et condamnés, envoyés pour certains dans l'extrême Sud du pays. Ce mouvement de 1986 n'a pas alors touché la classe ouvrière. Mais deux ans après, ce sont les travailleurs qui, dans une nouvelle vague de grèves, donnaient le signal à l'explosion dans la plupart des villes du pays.

L'avenir appartient à la classe ouvrière

Alors, il y a un peu plus de deux mois, la situation sociale a de nouveau explosé. Mais cette fois dans pratiquement toutes les villes du pays à la fois, y compris dans les petites villes. La colère a été plus forte que jamais, plus générale aussi.

L'opinion a surtout retenu ce qu'on lui a montré à la télévision ou dans les journaux : ces jeunes sortis des quartiers pauvres vers le centre d'Alger et qui s'en sont pris aux sièges du FLN, aux commissariats, à ce qui représentait le pouvoir ; qui s'en sont pris aux magasins, aux grands hôtels ou boîtes de nuit, qui représentent l'opulence arrogante.

On a vu aussi la répression, la façon dont les jeunes ont payé le prix du sang, 500 morts selon les médecins d'Alger, 1 000 ou plus peut-on lire aujourd'hui dans la presse.

Ces émeutes urbaines qui se sont répandues dans presque toutes les villes du pays, pour spectaculaires qu'elles aient été, n'ont pourtant pas été le fait le plus remarquable de cet octobre 1988. De telles émeutes pourraient bien se répéter, les coups de colère de la jeunesse pauvre devenir endémiques et l'armée faire chaque fois des blessés et des morts sans que le régime en soit forcément ébranlé.

Mais il n'y a pas eu seulement une révolte des pierres en Algérie. Il y a eu, et il y a toujours une vague de grèves ouvrières, et c'est probablement cela qui inquiète le plus le gouvernement.

Ces grèves, cette année, avaient commencé à la fin de septembre, toujours dans la grande entreprise de Véhicules Industriels de la zone de Rouiba, près d'Alger. Cette fois, à la fin septembre 1988, la grève s'est propagée à d'autres entreprises de la zone industrielle, puis à Tizi Ouzou en Kabylie, puis dans le complexe sidérurgique d'El-Hadjar près d'Annaba, pour enfin gagner le secteur des postes d'Alger.

Au début du mois d'octobre, le mot d'ordre d'une grève générale circulait pour le 5.

Le mécontentement a les mêmes sources partout : les salaires sont trop bas, l'approvisionnement en denrées alimentaires trop difficiles ou très coûteux et les produits de première nécessité manquent. Le pays connaît une inflation de près de 100 % par an, et la plupart des salaires n'ont pas augmenté depuis des années. Et puis, il y a aussi le ressentiment, l'écoeurement devant la bureaucratie d'État qui prône aux uns les sacrifices, la rigueur, tandis que ses membres s'accordent tous les privilèges.

Face à ces grèves, la réponse du gouvernement, encore et toujours, fut d'envoyer les Compagnies Nationales de Sécurité, les CRS de là-bas.

Les forces de police ont à nouveau été déployées autour du centre industriel de Rouiba, tout comme en 1982, afin d'en barrer l'accès. Mais elles ont interdit du même coup la route de la capitale aux grévistes qui avaient décidé d'aller s'y faire entendre. Des affrontements eurent lieu. Et c'est probablement ce qui a mis le feu aux poudres, précisément dans les quartiers populaires où habitent des ouvriers de Rouiba, comme Bab-el-Oued. Et les jeunes qui ont manifesté étaient des fils de grévistes, les enfants des quartiers ouvriers et pauvres où l'on vit à 10 ou 15 en moyenne dans des deux ou trois pièces misérables.

Après les événements, ici en France comme là-bas, il y a eu beaucoup de discussions sur la répression, sur les morts et les blessés, sur les torturés et les emprisonnés. Sur les martyrs. Et l'Algérie en a, des martyrs. Des paysans et des ouvriers qui, il y a trente ans, sont morts pour une politique qui n'était pas la leur. Des pauvres qui sont morts en brandissant un drapeau qui était celui des riches et des futurs bureaucrates. Il y a les martyrs du passé. Mais la classe ouvrière, aujourd'hui, ne doit pas se contenter de pleurer ses martyrs.

La classe ouvrière a surtout besoin de vivants, et de victoires, et d'aller de l'avant pour instaurer un rapport de forces qui soit toujours plus à son avantage.

Actuellement, par les grèves, elle maintient des positions face aux patrons du public et du privé, c'est-à-dire face à la bourgeoisie algérienne. Et celle-ci, tout comme le régime, est sur la défensive, et recule face aux grèves, même si ce n'est encore qu'à petits pas.

La presse officielle ou officieuse laisse juste deviner ces reculs. Pendant presque tout le mois de novembre, le quotidien El Moudjahid a annoncé chaque jour les grèves... qui s'arrêtaient. Il y avait une rubrique quotidienne : « reprises du travail », et pour qu'il y ait tant de reprises, il fallait qu'existe une sacrée vague de grèves.

Depuis le dernier congrès du FLN, le même quotidien ne raconte plus de reprises de travail. Cela aussi apparemment l'embarrassait, car il aurait été contraint, par exemple, de raconter comment les travailleurs de trois établissements sanitaires d'une petite ville avaient repris le travail, certes, mais après avoir obtenu le départ définitif du directeur de l'hôpital et de la divisionnaire de la Santé de la Wilaya ; ou comment les ouvriers d'une entreprise de travaux publics avaient aussi repris le travail, mais après avoir obtenu le remplacement de la direction, ou que d'autres avaient quasiment gagné sur les salaires.

Mais la vague de grèves continue. Ce sont des grèves de toutes durées. Des grèves pour les salaires ou contre les comportements arbitraires de chefs ou de directeurs, ou même pour changer des équipes syndicales ! Ou des grèves pour que le salaire soit versé - et pas avec deux ou trois mois de retard.

Ces grèves sont nombreuses et variées. « Elles semblent échapper à toute logique » , peut-on lire sous la plume d'un journaliste un peu méprisant d' El Moudjahid (le quotidien officieux du régime). Il est possible qu'il n'y ait entre ces grèves aucune coordination. Mais ce qui est sûr, c'est qu'en Algérie, pour le moment, les travailleurs semblent bien plus déterminés qu'ici. Leurs grèves vont et viennent, prennent le relais des unes aux autres, mais elles sont aujourd'hui généralement victorieuses, ce qui veut dire qu'elles font peur à la dictature.

Les travailleurs font reculer chacun leurs patrons, remportent des succès chacun dans leur entreprise. Mais c'est le signe d'une combativité générale de toute la classe ouvrière et d'un conflit qui prend un tour politique. Et oui ! La classe ouvrière est une force, elle le mesure probablement en ce moment.

Elle sait se faire craindre, c'est évident. Avec la grève, elle tient entre ses mains une arme terrible dont nous espérons qu'elle ne se dessaisira pas. La classe ouvrière algérienne se bat pour des revendications qui peuvent paraître étriquées aux stratèges politiques de la petite bourgeoisie ? D'autres les disent dangereuses parce qu'elles mettraient en danger les intérêts économiques de la bourgeoisie ? La classe ouvrière n'a pas fini d'entendre de telles réflexions. Mais il faut espérer qu'elle continuera à se défendre ainsi pour elle-même. C'est essentiel. Car c'est trop souvent que les travailleurs se battent uniquement pour les autres.

Oui, il faut que les travailleurs algériens comptent sur leur propre force.

La petite bourgeoisie, les étudiants, les médecins, les journalistes, les avocats... nombreux sont ceux qui s'agitent, réclament des droits, mais ne semblent pas prêts, même pour eux-mêmes, à donner beaucoup pour les obtenir. Finalement, ce sont les ouvriers avec leurs grèves, et les jeunes des quartiers ouvriers avec leurs émeutes, qui ont permis à cette petite bourgeoisie d'avoir davantage le droit à la parole, dans la presse ou dans les universités. Mais pour dire quoi ? Autant qu'on puisse en juger, elle ne semble pas avoir beaucoup plus d'idées que de hardiesse. Elle semble juste capable de s'indigner devant la répression.

Chadli et son clan promettent un FLN qui serait ouvert à toutes les sensibilités. D'autres, dans l'opposition, réclament un « multipartisme », comme si pouvait se résumer en lui la démocratie nécessaire aux masses populaires.

Le « multipartisme », on connaît ça, en France, où une multitude de bateleurs d'estrade, de clowns tristes gesticulent et se querellent sans que cela n'ait aucune conséquence sur les luttes de classe réelles, en particulier sur la façon dont la bourgeoisie gère ses affaires contre les travailleurs.

Evidemment, cela inspire le « bébête-show » à la télévision, ce qui est probablement plus agréable à regarder que la Nième visite que le président Chadli fait dans une nouvelle briqueterie du pays.

Il ne s'agit pas, évidemment, de vanter les charmes du parti unique, mais de comprendre que la bourgeoisie algérienne, comme la bourgeoisie de tous les pays d'aujourd'hui - la vraie bourgeoisie, celle qui fait des affaires, s'entend - n'est pas principalement préoccupée par les formes de ses gouvernements, c'est-à-dire le vernis dont elle recouvre sa dictature de classe. Les libertés démocratiques, les libertés d'expression, les libertés de voyager et de se cultiver, la possibilité d'infléchir la politique des ministres, des Walis (les Préfets) ou autres bureaucrates, la bourgeoisie algérienne les obtient par son argent. En parlant, ni en français, ni en arabe, mais en dinars, ou mieux en dollars, on trouve de tout dans cette société. Alors, il n'est pas impossible que ni la bourgeoisie, ni même la petite bourgeoisie algériennes ne soient prêtes à se battre à mort pour des droits qu'elles s'arrogent à leur façon déjà. Par leur situation privilégiée dans la société.

Il faut bien voir qu'il y a comme un monde à deux étages. Comme deux sociétés superposées. Et ce que la presse nous rapporte ici, cette recrudescence de réunions, d'assemblées de médecins dans les hôpitaux, de professeurs et d'étudiants dans les facultés, ne concerne vraiment que le microcosme des privilégiés, mais pas l'immense masse des exploités qui vont se retrouver à 30 millions en l'an 2 000, prisonniers dans les frontières d'un pays qui ne vendra peut-être plus un dollar d'hydrocarbure sur le marché mondial... privés de toutes ressources !

La petite bourgeoisie algérienne dans son ensemble n'a probablement pas l'envie et n'a certainement pas les moyens de changer grand-chose à cette société, et les intellectuels qui, dans ses rangs, voudraient militer pour une véritable révolution doivent chercher du côté de la classe ouvrière, se mettre à son service, l'aider à prendre pour elle-même les droits démocratiques, et à devenir une force politique irrésistible qui défend pied à pied ses conditions de vie et de travail, mais qui, en tant que fraction de l'immense classe ouvrière mondiale, peut trouver chez ses frères de classe des autres pays les appuis et la force nécessaires.

La classe ouvrière en Algérie doit d'abord compter sur elle-même. C'est évident. Elle seule lutte véritablement, d'ailleurs, contre le régime, ces dernières semaines. Et la bourgeoisie algérienne n'en mène pas large.

Mais il reste du chemin à faire, et surtout un pas à franchir pour qu'elle se forge la direction politique indispensable qui sache tracer des perspectives pour elle-même et pour toute la société, et qui sache les concrétiser dans un programme d'intervention pour la classe ouvrière d'Algérie qui chercherait à avancer aussi avec les classes ouvrières du monde, à commencer par celles des pays les plus proches.

En matière de politique de classe, de politique révolutionnaire, il n'y a rien d'automatique, et il y a au contraire un problème de filiation. Il y a des liens à renouer, une tradition à retrouver - celle du mouvement ouvrier révolutionnaire internationaliste.

Dans ce domaine, la classe ouvrière française et les intellectuels de gauche portent une lourde responsabilité.

Il y a suffisamment de contacts ici en France, dans l'immigration, depuis des décennies entre travailleurs français et algériens pour que l'occasion n'ait pas manqué de transmettre des idées politiques et des méthodes d'organisation de classe. Le Parti Communiste Français et la CGT avaient su faire quelque chose dans ce sens, il y a bien longtemps. Mais les grands partis réformistes de la classe ouvrière, ici, et les appareils syndicaux ont trop sombré, depuis longtemps, dans le réformisme et le chauvinisme pour être même capable de transmettre quoi que ce soit aux travailleurs français eux-mêmes. Et la classe ouvrière française a presque le même problème de renouer les fils et de retrouver les moyens politiques d'une vraie politique révolutionnaire.

Il y a aussi, en France, aujourd'hui, des étudiants algériens qui découvrent la conscience révolutionnaire, qui découvrent l'histoire des luttes du prolétariat mondial pour l'émancipation sociale et qui pourraient mettre leur énergie militante et leurs connaissances au service de la classe ouvrière de leur pays, de cette classe ouvrière algérienne qui, aujourd'hui, parce qu'elle lutte, est forcément avide de savoir, avide de comprendre, qui n'a pas les moyens d'accéder à la culture indispensable par les études et les voyages, mais que précisément des intellectuels révolutionnaires pourraient aider. Il faudrait pour cela que ces révolutionnaires abandonnent complètement le terrain du nationalisme, qu'ils choisissent l'internationalisme, le trotskysme, la seule filiation avec le mouvement ouvrier révolutionnaire.

Mais cela signifie la rupture radicale avec la tradition de ces intellectuels de gauche qui, ici, ont toujours fait bon marché de leurs convictions communistes quand ils en affichaient ; qui ont fait toutes les concessions au nationalisme, sous prétexte que le nationalisme est assez bon pour les pauvres.

Mais nous, révolutionnaires internationalistes, sommes d'un autre bord que ces gens-là. Nous voulons ce qu'il y a de meilleur pour la classe ouvrière, et le meilleur, c'est la culture internationaliste, car l'économie est internationale, toute la société est de fait internationale, et surtout, la classe ouvrière est la seule classe internationale, la seule dont les intérêts généraux sont sans frontière. Elle n'en a pas encore assez conscience, et c'est ce qui fait sa faiblesse.

Les bourgeois et petits-bourgeois du monde se sont acharnés à lui enfoncer dans le crâne des préjugés nationalistes, mais c'est précisément le rôle des révolutionnaires de rendre à la classe ouvrière sa vraie et sa seule culture, sa conscience internationaliste qui lui fera soulever le monde.

Oui, il faut une organisation internationale qui porte ce programme et qui reste encore à construire, et il faut, sur ces bases, un parti révolutionnaire ouvrier en Algérie. Comme il faut un parti révolutionnaire ouvrier en France. On voit mal comment les classes ouvrières, des deux côtés de la Méditerranée, n'avanceraient pas ensemble.

Car, il ne faut pas l'oublier, l'impérialisme français a tout à craindre lui aussi de la classe ouvrière algérienne. D'abord, bien sûr, parce qu'il garde des intérêts économiques à défendre en Algérie, ne serait-ce qu'au travers des prêts que les banques françaises ont accordés à l'État algérien. Il pourrait bien voir se rééditer en Algérie le coup des emprunts russes. Mais ensuite, et surtout, parce que les moindres victoires de la classe ouvrière algérienne auraient des répercussions sur le prolétariat français, comme sur l'ensemble du prolétariat européen. Tout comme en 1917 en Russie, on pourrait très bien voir le prolétariat industriel d'un pays pauvre comme l'Algérie, devenir l'avant-garde révolutionnaire du prolétariat européen.

Cela dit, force est de reconnaître que le prolétariat algérien ne pourrait probablement pas remporter d'épreuve décisive sans trouver le soutien du prolétariat de France et de la partie algérienne du prolétariat de France, de même qu'ici, la classe ouvrière ne pourrait pas vraiment avancer sans sa fraction immigrée algérienne, ou plus généralement maghrébine.

Oui, les travailleurs d'Algérie et de France ne peuvent l'emporter sans trouver la voie de la solidarité, pour leurs luttes défensives comme pour leurs luttes politiques révolutionnaires.

Les classes ouvrières sont étroitement liées, pour le meilleur et pour le pire. Et il faudra bien qu'un jour, le plus vite possible, ce soit pour le meilleur.

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