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L'Europe en 1992

A écouter les commentateurs politiques, l'Europe offrirait aujourd'hui, en dépit de son unité géographique, deux images bien différentes. A l'Est, en dépit de l'annonce lors du sommet de Minsk de la création de la « Communauté des États Indépendants », ce serait l'Europe des éclatements et de la régression, voire de la guerre civile comme en Yougoslavie. A l'Ouest, le sommet de Maastricht, qui s'est tenu à quelques jours d'écart, aurait été celui de l'accord, du progrès, de la marche vers l'unification.

L'Europe occidentale, capitaliste, apparaîtrait donc, suivant l'expression du spécialiste des questions allemandes qu'est Alfred Grosser, comme « l'exemple des nationalismes surmontés » .

Qu'en est-il, en réalité, en ce début d'année 1992 qui devrait déboucher sur le grand marché européen, de cette Europe que l'on nous annonce depuis des années ? Les accords de Maastricht ouvrent-ils la voie à une Europe politiquement unifiée, ou bien ne sont-ils qu'une péripétie de plus dans cette interminable grossesse, sans accouchement prévisible, qu'est la gestation de l'Europe capitaliste ?

C'est de ces questions que nous voulons parler, mais sans prétendre y répondre.

Disons d'abord qu'en tant que communistes, nous ne devrions pas avoir besoin d'affirmer que nous sommes pour une Europe unifiée et débarrassée de ses frontières.

Pour les bourgeoisies européennes : le problème d'un marché intérieur à l'échelle du continent

Cela fait bien plus d'un siècle que les forces productives des principales puissances industrielles européennes étouffent à l'intérieur des frontières nationales. Des frontières nationales qui se sont à peu près fixées à la fin du siècle dernier sous la protection d'États nationaux qui, eux, s'étaient construits en plusieurs siècles et à l'abri desquels la bourgeoisie est née, s'est développée et s'est constituée en classe sociale dominante.

Pendant des dizaines d'années, certains pays européens ont pu compenser l'étroitesse de leurs marchés intérieurs grâce aux territoires coloniaux qu'ils dominaient ou contrôlaient un peu partout dans le monde. Même la minuscule Belgique ou la petite Hollande ou le faible Portugal quasiment sous-développé, avaient leurs colonies, immenses par rapport aux métropoles ; et même la Russie tsariste, quasi-féodale et semi-colonisée par le capital anglo-français, avait un immense empire asiatique, sans compter la Pologne ou la Finlande auxquelles elle imposait sa domination.

Mais au moins l'une de ces puissances industrielles parmi les plus grandes, l'Allemagne, n'avait pas accès à ces sources de matières premières et de main-d'oeuvre à bas prix ainsi qu'à ces marchés protégés. Et cela a valu à l'Europe deux guerres sanglantes, de véritables hécatombes humaines et des destructions incommensurables de forces productives et de richesses.

Bien des fois, que ce soit à la fin du siècle dernier ou entre les deux guerres, des projets illusoires envisagèrent de développer en Europe des industries à la taille du continent qui bénéficieraient de ce dont le capitalisme américain avait profité, un immense territoire et une population importante, en partageant les matières premières, les productions agricoles et en construisant des entreprises à la mesure de celles des États-Unis. Mais cela avorta, car toutes les bourgeoisies d'Europe avaient besoin d'être propriétaires de leur État pour s'abriter frileusement sous sa protection dès que le moindre problème surgissait à l'horizon, et les puissances impérialistes disposant d'empires coloniaux ne se hâtaient pas de faire de la place aux concurrents allemands. Tout au plus a-t-on vu des accords au niveau du charbon ou de l'acier, des cartels répartissant des zones d'influence européennes.

Après la Deuxième Guerre mondiale, et en particulier avec l'indépendance de la totalité des colonies, des dominions et autres territoires sous dépendance politique ou économique, le problème est resté entier.

L'Allemagne a certes bénéficié de la mise en commun des marchés ex-coloniaux et de l'établissement d'un véritable marché mondial qui lui permirent d'avoir accès à des matières premières auxquelles elle n'avait pas précédemment accès et à des marchés qui lui étaient jusque-là fermés. Mais cela ne suffit pas sans un marché intérieur, un marché protégé contre l'extérieur, à l'échelle du continent européen, de la taille du continent nord-américain.

La France, l'Angleterre et les autres pays ex-colonisateurs, ne détenant plus leur situation de monopole antérieure, avaient grande envie, eux aussi, de ce type d'immense marché, de ses frontières repoussées aux limites du continent, à l'abri desquelles ils auraient pu développer des industries de taille mondiale et trouver des débouchés pour leurs produits dans les pays d'Europe peu industrialisés - la Grèce, l'Espagne, une partie de l'Italie et quelques autres - en même temps qu'une main-d'oeuvre moins payée et plus corvéable. Des colonies à l'intérieur de l'Europe, en somme.

Mais repousser les frontières aux limites du continent européen et créer ce vaste marché intérieur signifiait accepter la concurrence des autres puissances européennes industrielles, à l'intérieur même de ces nouvelles frontières éventuelles.

Et depuis plus de quarante ans, les bourgeoisies européennes sont partagées, pas seulement d'un pays à l'autre, mais à l'intérieur même de chaque pays, entre le rêve de ce grand marché intérieur leur permettant de construire, à l'abri de frontières plus larges, des entreprises susceptibles d'affronter les rigueurs du marché mondial et, en même temps, la crainte, et souvent l'incapacité, d'affronter la concurrence entre les industries des pays européens.

C'est pourquoi ces quarante et quelques années ont été des années de petites avances, de grands reculs, de pas de côté, de discussions interminables où les hommes politiques traduisaient tour à tour les envies et les angoisses de la classe capitaliste, ou de ses fractions les plus proches des pouvoirs du moment.

Dès qu'un accord interdisait de concurrencer les marchandises d'un autre pays en subventionnant les entreprises, surgissait tout un arsenal de réglementations qui constituaient autant de barrages à la libre circulation des marchandises : rien que dans le domaine automobile, on a connu ainsi des réglementations différentes concernant la hauteur des pare-chocs, la couleur des phares ou la qualité des pots d'échappement.

C'est pourquoi aussi tous les pays ne se sont pas retrouvés à marcher d'un même pas dans cette voie ; et ce qu'on appelle aujourd'hui l'Europe s'est principalement construit autour de l'Allemagne, qui avait le principal intérêt et les moyens d'affronter un éventuel marché européen.

La France s'est trouvée aussi intéressée, mais plus frileusement. Et l'Angleterre fut encore plus réticente. Aujourd'hui, dans les accords de Maastricht sur l'éventuelle monnaie unique, on voit que sur les trois principaux pays industriels d'Europe, il n'y en a que deux. Ce qui laisse mal augurer de l'avenir.

Des marchés intérieurs qui furent très vite insuffisants pour les puissances capitalistes en développement

Les frontières de l'Europe occidentale constituent un héritage qui remonte à l'époque pré-industrielle du capitalisme. Sans parler des vestiges de l'époque féodale que sont le Liechtenstein, Andorre, Saint Marin, Monaco et le Vatican, les États nationaux de l'Europe occidentale ont une histoire qui remonte au Moyen-âge, et qui, à partir de la Renaissance, a été inséparable de celle du développement du capitalisme.

Bourgeoisies et États nationaux ont été indissociablement, quasi-congénitalement liés dans l'histoire du capitalisme.

La formation des marchés nationaux, au sens de l'élimination de tous les obstacles aux échanges, et non plus au seul sens de territoires rassemblés sous la férule d'un roi ou d'un prince, fut réalisée en France par la révolution de 1789. Elle se poursuivit sur le continent tout au long du XIXe siècle, avec notamment, quarante ans avant l'unification politique de l'Allemagne, le « Zollverein » (l'union douanière entre les différents États allemands) qui en fut le prologue.

Les frontières des États européens actuels ont, pour l'essentiel, été fixées entre 1815 et 1870.

Mais ces marchés nationaux ne suffisaient pas à combler leurs bourgeoisies respectives. Chacune d'entre elles s'employait à protéger son marché intérieur des tentatives des voisins pour y pénétrer, à l'agrandir quand cela était possible, en même temps qu'à essayer de pénétrer les marchés de ces mêmes voisins, la même puissance se faisant au besoin tour à tour libre-échangiste ou protectionniste en fonction de la situation, et des intérêts particuliers prédominants à un moment précis auprès du gouvernement.

En règle générale, la puissance la plus forte, la plus en avance brandissait le drapeau de la liberté, de la liberté des échanges en l'occurrence, tandis que les rivales en position moins favorable préféraient se protéger.

La bourgeoisie anglaise fut ainsi longtemps le champion du « libre-échange » : c'était son intérêt, puisqu'elle avait une grande avance industrielle et une flotte commerciale importante, et qu'elle voulait pouvoir écouler sans entraves ses produits manufacturés.

Soit dit en passant, le problème que constitue la volonté de chaque bourgeoisie de protéger son marché, en même temps qu'elle voudrait pouvoir pénétrer le plus facilement possible sur celui de ses voisins, se présente exactement de la même manière aujourd'hui, et cela explique bien des péripéties de la politique européenne.

Autre problème resté d'actualité, celui de la disparité des monnaies européennes. Au fur et à mesure que croissaient les échanges internationaux, croissait aussi la gêne que la diversité des monnaies nationales, d'or ou d'argent, constituait pour les transactions. Il était nécessaire d'établir entre ces monnaies un rapport fixe, les affaires ayant essentiellement besoin de stabilité en ce domaine. Mais en cette deuxième moitié du XIXe siècle où les manipulations monétaires étaient bien loin d'avoir atteint leur niveau actuel, la solution fut l'adoption générale de l'étalon-or, et la fixité des taux de change qui, sans qu'un seul traité eut été signé à ce sujet, furent mises en oeuvre dans les années 1860 et longtemps respectées par les gouvernements et les banques centrales.

Dès la fin du siècle, avec le développement des capitaux tirés de l'exploitation intensive de la classe ouvrière, l'étroitesse des marchés nationaux européens se fit sentir de manière aiguë. Ce fut la naissance de l'impérialisme, avec l'exportation des capitaux aux quatre coins du monde et la constitution des empires coloniaux prolongeant les marchés intérieurs.

En Europe même, chaque bourgeoisie nationale aspirait parallèlement à étendre son marché au-delà des frontières des États.

Malgré plusieurs tentatives pour établir des marchés de plus grande taille par l'institution d'unions douanières entre États, et même l'apparition de l'idée d'une union douanière européenne, de fait, la fin du siècle vit une multiplication des obstacles douaniers.

Il est significatif que, après la guerre de 1914-1918, lorsque l'empire austro-hongrois fut morcelé, les traités de 1918-1919 interdirent tout rattachement, non seulement politique mais y compris simplement douanier, entre les républiques allemande et autrichienne (qui faisaient toutes deux partie des vaincus).

Une communauté européenne : nécéssité objective pour la bourgeoisie aussi

Aujourd'hui, en cette fin du XXe siècle, l'intérêt des bourgeoisies européennes pour un vaste marché intérieur unifié est plus grand que jamais, même si les échanges, l'économie et le capital se sont de fait considérablement internationalisés.

Car on ne peut pas construire des usines modernes, capables de rivaliser avec la concurrence internationale dans le domaine de la qualité comme dans celui du prix des objets fabriqués, si l'on ne dispose que d'un marché national exigu comme seul débouché assuré. Ce n'est pas un hasard, par exemple, s'il n'y a pas d'industrie automobile luxembourgeoise, suisse ou belge, et guère plus de hollandaise, et si la France, qui comptait cinq grands constructeurs de voitures de tourisme il y a quarante ans, n'en a plus que deux.

C'est que le progrès technologique, en augmentant la productivité du travail, amène à concentrer la production et le capital et exige, au moins dans certaines branches, de produire pour des marchés toujours plus vastes, et bien souvent plus que les différents marchés nationaux. C'est la raison pour laquelle les capitalistes qui se disent « européens » n'ont que l'expression « économies d'échelles » à la bouche.

Mais pouvoir acheter, vendre, placer facilement ses capitaux, etc., à l'échelle de l'Europe occidentale n'implique pas seulement la levée des protections douanières entre les pays européens. Cela exige aussi l'adoption de normes communes, l'uniformisation de la législation dans de nombreux domaines, et finalement la mise en place d'une même monnaie.

Les historiens voient dans la mise en place par la révolution de 1789 d'un système unifié des poids et mesures à l'échelle de toute la France, l'une des grandes réussites de cette révolution. Car ce fut l'une des mesures qui ont le plus contribué, dans la pratique, à unifier le marché national pour la bourgeoisie française.

La même chose serait bien utile aujourd'hui au niveau européen dans d'autres domaines. La conduite à gauche des Anglais complique la production automobile, en ce sens qu'elle oblige, en Grande-Bretagne comme dans les autres pays, à fabriquer deux types de véhicules : un pour le Royaume Uni, avec poste de conduite à droite, l'autre pour le continent avec volant à gauche. Il en est de même avec la concurrence entre les procédés Pal et Secam dans le domaine de la télévision, qui oblige à fabriquer deux types de téléviseurs, ou des téléviseurs munis des deux standards. Certains de ces problèmes ne pourront même être surmontés que difficilement, et à grands frais, tel celui qui résulte de la décision prise au siècle dernier, par le gouvernement espagnol, d'adopter pour son réseau ferré un écartement de voies d'une largeur originale, et qui oblige à décharger les marchandises à la frontière ou à... changer les essieux des trains.

En ce qui concerne la monnaie, une certaine stabilité est une condition indispensable à la bonne marche des échanges. De nos jours, où l'étalon-or n'est plus qu'un vieux souvenir, où l'étalon-dollar n'est plus ce qu'il était, cette stabilité de la monnaie ne peut plus être que relative. Et on a même eu l'occasion de se rendre compte, à travers les multiples tempêtes spéculatives qui ont secoué toutes les monnaies mondiales, qu'il n'y a rien de plus fragile et de plus menacé. C'est pour cela qu'a été mis en place le système monétaire européen, tentative pour stabiliser à peu près les monnaies concernées entre elles.

En-dehors même de ce problème de stabilité monétaire, qui est le problème majeur de l'économie capitaliste aujourd'hui, et qui s'impose à tous, il y a un problème spécifique à l'échelle de l'Europe, en raison de la diversité entre mark, franc (français et belge), livre sterling, lire, florin, peseta, escudo, drachme... Pour chaque capitaliste, c'est un problème pour savoir à l'avance si une opération commerciale projetée sera rentable ou non : bien qu'aujourd'hui les fluctuations des cours soient réduites au sein du système monétaire européen, elles demeurent, et les cours des monnaies gardent une certaine incertitude même à court terme vu l'instabilité générale. Sans compter les frais de transaction, le coût des opérations de change et de conversion. Pour les grosses affaires, puisque il n'y a pas de « petits » profits, cela compte... même si l'instabilité peut être aussi, via la spéculation, une source de profits.

Une illustration de l'intérêt d'une monnaie unique, à l'échelle d'un simple consommateur quelconque, a été fournie par le lobby des organisations de consommateurs au niveau européen. Elle montre l'absurdité du fonctionnement actuel : il a été calculé, il y a quelques mois, qu'un Européen qui partirait de chez lui avec l'équivalent de 1 000 Ecus pourrait se retrouver, après avoir voyagé dans chacun des douze pays qui composent la Communauté, avec seulement l'équivalent de 400 Ecus dans sa poche à la fin du voyage, sans avoir dépensé ou acheté quoi que ce soit, par le simple jeu des prélèvements lors des conversions successives de son pécule dans les différentes monnaies nationales.

Au niveau des capitalistes, on a donc là, de toute évidence, une sérieuse entrave au jeu des bonnes affaires.

L'environnement naturel ignore les frontières !

Mais s'il est un domaine qui montre bien à quel point une législation collective ne serait-ce qu'européenne est indispensable, c'est celui de l'environnement naturel.

Il y a tout de même des impératifs que les capitalistes, aussi concurrents qu'ils soient entre eux, ne peuvent ignorer, des données qu'ils sont bien contraints, sûrement à leur corps défendant, de partager d'une certaine manière, comme les grands fleuves, par exemple, qui coulent au mépris de leurs divisions frontalières !

Cela est si évident qu'il existe une Commission centrale pour la navigation sur le Rhin, qui a des pouvoirs supra-nationaux, ses propres tribunaux : elle a été créée à l'époque de l'Europe industrielle naissante, en 1815, au Congrès de Vienne (elle ne juge que la navigation et la libre circulation et n'a évidemment pas empêché que le Rhin soit devenu le grand collecteur de l'Europe occidentale !).

Sur le Danube, artère vitale pour les économies de cinq pays, un double barrage était, par exemple, prévu en Tchécoslovaquie et en Hongrie. L'un ne peut fonctionner sans la coopération de l'autre. Aujourd'hui, il est remis en question du côté hongrois avec une argumentation pro-écologiste. Qui est peut-être juste. Mais la Slovaquie a, elle, remis le chantier en route en invoquant les nécessités économiques... et sur cette pomme de discorde se greffent évidemment les rivalités nationalistes.

Autres éléments qui ne respectent pas les frontières : les nuages, les masses d'air, les vents... charriant au besoin substances toxiques ou radioactivité sans frontières ! Sans parler des zones frontalières où les innombrables problèmes d'environnement posés en particulier par une super-industrialisation (super et ancienne), et les problèmes de sécurité soulevés par les centrales nucléaires ou le stockage et le transport des déchets toxiques, se posent d'emblée à une échelle supra-nationale.

Sur ces problèmes-là, qui ne sont pas ceux d'un marché plus vaste et commun, ou d'une monnaie unique, les capitalistes individuels sont encore moins motivés, car les bénéfices à retirer sont moins évidents.

Malgré tout, cela fait partie aussi jusqu'à un certain point des préoccupations des milieux dirigeants, qui ont à gérer des sociétés où ces problèmes se posent. Les capitalistes hollandais ne voient aucune raison d'accepter que la Suisse, l'Allemagne et la France leur envoient, via le Rhin, tous leurs déchets (même si eux-mêmes y rajoutent les leurs) sous prétexte qu'ils se trouvent à l'embouchure du fleuve...

De 1957 à 1992 : l'Europe des capitalistes fait son marché, avec difficulté

Que le passage à une Communauté européenne soit une nécessité objective, certains membres du grand patronat savent le dire eux-mêmes, lorsqu'il est de leur intérêt particulier de le faire.

Voici comment s'exprime, par exemple, le patron italien De Benedetti (dans L'Expansion d'octobre 1991) : « Notre manque de compétitivité vis-à-vis des États-Unis et des Japonais vient de ce que nos entreprises interviennent sur un marché fragmenté, où les règles sont biaisées par un protectionnisme à courte vue et des corporatismes tenaces. Nous devons apprendre à nous battre sur un marché réellement ouvert » (...) « Le monde est devenu un tout petit village où la compétition pour attirer les investissements est féroce... Il n'y a plus de place pour le nationalisme économique. Les acteurs eux-mêmes ne sont plus nationaux ».

Mais il faut bien constater, cependant, que le passage à l'acte se révèle laborieux à opérer !

Trente-cinq années se sont déjà écoulées depuis le Traité de Rome qui jeta les bases de la Communauté actuelle en Europe occidentale.

Ce qui s'est fait n'est certes pas le résultat du jeu spontané des mécanismes capitalistes.

La bourgeoisie n'est pas uniforme et monolithique, loin de là. Elle a en commun l'exploitation des travailleurs, qui est la source de ses profits et de la croissance de ses capitaux, mais au-delà, c'est le panier de crabes de la concurrence entre patrons, entre firmes, entre groupes capitalistes, et même entre secteurs à l'intérieur de ces groupes éventuellement. Il y a évidemment des gros, des moyens, et des petits. Il y en a qui sont sur des secteurs « porteurs » comme ils disent, c'est-à-dire que leurs perspectives d'accroissement de leurs « parts de marché » sont momentanément prometteuses, tandis que d'autres peuvent juger provisoirement plus rentable de se replier sur leur pré carré traditionnel, pour telle ou telle raison.

La création du Marché commun des Six

En fait, c'est aux lendemains mêmes du deuxième grand carnage mondial que le problème d'une certaine organisation économique de l'Europe occidentale s'est posé concrètement. C'est d'ailleurs une escroquerie que de parler de « construction » européenne, car c'est largement sous la pression des circonstances et des contraintes, de facteurs conjoncturels, politico-économiques que des pas ont été franchis dans cette direction, de façon fort empirique.

Il y eut tout d'abord la volonté des États-Unis !

En 1946, la nécessité de reconstruire les économies et de reprendre les échanges poussait à la recherche d'une entente entre les États. L'impérialisme américain proposa son aide financière à l'Europe (le fameux plan Marshall), devant « le risque de voir progresser le communisme », vu la situation de pénurie catastrophique. Ce qui signifiait autant chercher à éviter des troubles sociaux que renforcer la zone occidentale face à l'URSS avec l'entrée dans la « guerre froide ». Mais les bailleurs de fonds américains n'avaient pas pour autant l'intention de négocier leur aide État par État à l'échelle du puzzle européen. Ils mirent comme condition que les États européens se concertent et établissent un « programme commun de relèvement », sous leur direction, bien sûr.

Leur but était du même coup de faciliter la pénétration des capitaux américains en Europe (et dans les territoires coloniaux des États européens !).

C'est ainsi que furent mises en place, sous l'impulsion pressante de l'impérialisme américain qui avait la force pour lui, des structures y compris monétaires contre les cloisonnements. Ce ne fut donc absolument pas, à l'époque, une initiative des bourgeoisies européennes pour se protéger contre la concurrence américaine.

L'opération étant complétée par des pactes et une organisation militaires, cela donna au processus un caractère anti-URSS très marqué qui assura la cohésion politique de l'ensemble tant que subsista la rivalité aiguë entre les deux blocs.

Mais il n'y eut pas pour autant d'unification douanière. Les multiples projets discutés furent autant d'échecs. Et c'est ainsi que nous avons failli faire partie du... « Fritalux » (France, Italie, Benelux, lequel Benelux, composé de la Belgique, la Hollande et du Luxembourg fut la première communauté réussie - lilliputienne, il est vrai), après avoir échappé à la « Francita » ! Le compartimentage douanier demeurait, et il n'y eut création d'un marché commun que pour certains produits, dans une « Communauté Economique du Charbon et de l'Acier », la CECA, qui relevait plus d'accords de cartel que d'autre chose.

Tous les autres projets de cet ordre échouèrent devant l'opposition des grandes firmes pharmaceutiques, ou des cotonniers, ou des fabricants français d'armements, qui se sentaient hors d'état d'affronter la concurrence de leurs pairs et néanmoins rivaux en Europe.

Au milieu des années 50, alors que la reconstruction s'achevait et qu'une période d'expansion économique s'ouvrait, l'idée d'unification commerciale fut relancée. Cela vint, ce n'est pas un hasard, d'un secteur économique qui semblait prometteur (de profits) mais nécessitait des investissements considérables : l'énergie nucléaire.

Il y avait malgré tout des réticences, en particulier de la part de la Belgique qui disposait de l'uranium du Congo et en tirait profit en le vendant aux États-Unis.

En fait, chacun craignait que l'ouverture d'un marché commun profite surtout au voisin.

D'où le modeste compromis signé en 1957, connu sous le nom de Traité de Rome, qui instituait la Communauté économique européenne (Marché commun) et la Communauté européenne de l'énergie atomique (Euratom).

La cérémonie de signature se déroula dans la galerie des Horaces et des Curiaces, ce qui la plaçait sous un patronage bien belliqueux...

Ainsi, l'Europe des États bourgeois se réduisit à un marché, dans plusieurs sens du terme, et à six États (l'Allemagne, la Belgique, la France, la Hollande, l'Italie et le Luxembourg, dont trois étaient déjà réunis dans le Benelux). C'était plus qu'une simple zone de libre-échange, puisqu'elle prévoyait des tarifs douaniers communs vis-à-vis de l'extérieur. Mais, tout en interdisant en principe aux États nationaux d'apporter à leurs industriels des aides qui « fausseraient la concurrence » , il fallait éviter de porter atteinte à leur souveraineté. Et il était bien précisé que les États gardaient leur autonomie en matière de politique sociale et salariale. Pas question non plus d'une politique monétaire unifiée.

A quel point on était chatouilleux sur tout ce qui concernait la « souveraineté nationale » (alors que l'Europe dans son ensemble était déjà largement dans la dépendance des capitaux américains), le Luxembourg l'illustra à son échelle : il refusait d'être le siège des institutions communautaires prévues, de crainte qu'un afflux massif de fonctionnaires européens ne lui fasse perdre son identité nationale...

La Grande-Bretagne faisait bande à part. Elle était bien d'accord pour avoir accès à un éventuel grand marché européen sans droits de douane, et y accroître ses ventes, mais à condition d'y entrer avec les pays du Commonwealth, grands fournisseurs de blé, de moutons, de produits laitiers, de sucre, bref de denrées alimentaires et aussi de matières premières à bas prix... pays avec lesquels elle restait liée par le système des « préférences impériales ».

La Grande-Bretagne fit plusieurs tentatives dès 1960 pour faire capoter le Marché commun des Six, appuyant des contre-projets faits sur mesure pour les intérêts de ses capitalistes.

Mais en vérité, tous faisaient de même.

De Gaulle se mit d'accord avec Adenauer, le chancelier allemand de l'époque, pour permettre l'entrée en application des Traités de Rome le 1e janvier 1959. A la vaste zone de libre-échange dominée par les Anglais, il préférait une petite communauté autour de la France, dans laquelle il voyait mieux défendus les intérêts frileux des capitalistes français.

L'union douanière des Six de ce petit marché commun face à l'extérieur leur permettait de faire un petit peu mieux face aux Américains dans ces grandes négociations générales qui durent des années, connues sous le nom de négociations du GATT (Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce). Et cela mais surtout le boom et la croissance économique ont favorisé le Marché commun dans les années 60.

En fait, l'ouverture de ce marché n'a eu que des effets limités sur les structures économiques. Lorsqu'il y a eu des groupements et des concentrations d'entreprises existantes, ils ont eu lieu à l'intérieur des cadres nationaux... ou avec des entreprises américaines. Il y eut peu de regroupements entre des firmes européennes. Mais surtout il n'y a pas eu construction de grandes unités de production « européennes » à la taille de ce Marché commun.

Quelle « politique agricole commune » ?

Au titre de leurs réussites, les spécialistes de la Communauté européenne mettent en avant ce qu'ils appellent leur politique agricole commune (la PAC), la réalisation du marché commun agricole.

Il s'agissait officiellement de moderniser les conditions de la production agricole des pays membres, dont les prix étaient supérieurs aux cours mondiaux et principalement américains, en partant des disparités considérables existant entre les agricultures de ces différents pays.

Le marché commun agricole s'est donc caractérisé par l'accroissement des investissements de capitaux nécessaires, de leur concentration, en même temps que par l'accroissement de la productivité et une certaine division du travail dans l'agriculture européenne. Le but de l'opération était une meilleure adaptation au marché mondial, mais sur lequel aujourd'hui les producteurs européens se heurtent toujours au poids énorme de l'« agro-business » américain.

En attendant, les gros exploitants agricoles se sont considérablement enrichis grâce aux aides étatiques et sur le dos des milliers de petites exploitations qui ont disparu après s'être endettées à mort.

Tout un montage de réglementations, de quotas et de « montants compensatoires » a fait de la réalisation de « l'Europe verte » un mécanisme à drainer la plus grosse part des aides et subventions fournies par le budget de la Communauté vers ces gros producteurs. Et ce sont en effet les petits agriculteurs qui ont fait le gros des frais de ladite opération, victimes non de l'Europe, mais du développement du capitalisme dans l'agriculture et des trusts de l'agro-alimentaire.

Les consommateurs en ont aussi pâti, car cette évolution s'est faite bien souvent aux dépens de la qualité et de la variété des produits mis sur le marché.

Aujourd'hui, les dirigeants de l'Europe des Douze ont entrepris une réforme de cette PAC, cette politique agricole commune, qui montre clairement la nature de l'« Europe verte » des capitalistes. Il s'agit de réviser les prix qui étaient garantis pour les différents produits agricoles par les instances bruxelloises - de les réviser à la baisse, bien entendu. Cela ne mettra pas l'existence des grandes exploitations en danger, car leurs prix se sont rapprochés des prix concurrentiels sur le marché mondial, et elles ont d'autres moyens pour bénéficier des gros sous de leurs États ; mais pour les petites, les conséquences sont significatives : la garantie de vendre leur production à des prix convenables (et la notion de convenable a déjà été matière à bien des révoltes paysannes) est en passe d'être supprimée, et remplacée par des indemnités forfaitaires, un système d'aide sociale, en somme.

Et la situation actuelle, dans laquelle on verse des primes pour chaque hectare laissé en jachère, alors que tant de gens dans le monde souffrent de malnutrition, est une claire illustration du fait que le Marché commun est au service des intérêts des gros capitalistes, et n'est pas destiné à mieux satisfaire les besoins des hommes.

Le Marché commun face à la crise

Après le départ de de Gaulle, qui avait opposé par deux fois son veto à l'entrée de la Grande-Bretagne, il y eut un premier élargissement. En 1973, l'Europe passa de six à neuf États (avec l'entrée de la Grande-Bretagne, de l'Irlande et du Danemark). Mais le plus important, ce qui a caractérisé cette nouvelle période, c'est l'entrée du capitalisme dans la crise : crise monétaire en 1971, crise du pétrole et crise économique tout court après 1973. Et là, ce à quoi on a assisté, c'est à des politiques conjoncturelles divergentes de la part de chaque pays, à des réactions en ordre dispersé - au point que l'on a pu écrire que l'existence même du Marché commun s'en est trouvée menacée.

Car si construction européenne il y a, elle est bien fragile ! Le ciment des prétendus bâtisseurs capitalistes de notre époque est de bien mauvaise qualité.

Sur le plan monétaire, dès 1971, avec la crise du système monétaire partie des États-Unis, aucun accord ne s'avérait plus possible.

La Communauté européenne tenta alors de charmer un serpent... monétaire, c'est-à-dire un système destiné à limiter les dégâts causés par les fluctuations désordonnées des monnaies les unes vis-à-vis des autres. Elles pouvaient, d'ailleurs, « sortir du serpent » et y rentrer à nouveau. Très vite, le serpent s'étiola et maigrit, ne regroupant plus que le mark et les monnaies du Benelux...

Face à la crise économique, les réflexes protectionnistes « nationaux » firent une réapparition générale. Pas au point de rétablir les contingents et les droits de douanes, comme dans les années 30, mais sous une autre forme, l'unité du marché fut tout de même bien battue en brèche. On joua sur des méthodes de protection déguisées.

Les règlements et les normes nationales se multiplièrent, souvent sous couvert de protéger la santé ou la sécurité des consommateurs, au nom de « l'intérêt général ». Pendant des années, des quantités d'experts ont ainsi produit des milliers de normes techniques, chaque pays essayant de faire prévaloir les siennes comme normes européennes.

Et c'est là qu'une pratique instaurée à la suite d'une crise avec la France de de Gaulle, en 1966, révéla sa fécondité pour tout bloquer. Par suite d'un compromis avec de Gaulle, la pratique qui consiste à n'adopter de décisions qu'à la suite du vote des ministres à l'unanimité (pratique qui donne à chacun un droit de veto) se généralisa.

Ainsi, pour la moindre décision en matière de normes techniques, il peut falloir des années.

Chaque industriel, chaque production agricole, dans tous les pays concernés, compte sur le représentant de son État à Bruxelles pour défendre sa cause. Même si ces tournois d'épiciers opposent moins souvent qu'auparavant les ministres eux-mêmes, nul sans doute n'a oublié Margaret Thatcher défendant ses moutons, les ministres français défendant leurs fromages, et ainsi de suite.

La palme revient aux confitures.

L'épopée des confitures, entamée au lendemain de la signature du Traité de Rome, n'a pris fin qu'en octobre 1988. Une vraie guerre qui aura duré 30 ans, et mobilisé des dizaines d'experts, dans le but de définir des normes communes : la proportion de fruit dans la confiture, la pectine, l'acide citrique, autant de terrains de bataille. Ou encore l'indice « réfractométrique », le libellé des étiquettes...

Et encore, en 1988, le cas des confitures dites allégées a-t-il été reporté... jusqu'à cette année, au plus tard paraît-il...

L'Europe de 1992 sera l'Europe des confitures ou ne sera pas !

Les experts européens affirment qu'ils n'en sont plus là, mais il leur a encore fallu deux ans, il n'y a pas si longtemps, pour se mettre d'accord pour réglementer la largeur des mailles des filets de pêche...

342 millions de consommateurs qui intéressent beaucoup de monde

L'Europe communautaire s'était ainsi enlisée dans les années 70. L' « Acte unique » l'a réveillée en 1984-1985.

Les chefs d'État, n'ayant pas débranché le malade, décidèrent de lui insuffler un nouvel oxygène, à grands sons de trompe.

Entre temps, ils étaient passés de neuf à douze (avec l'entrée de la Grèce en 1981, de l'Espagne et du Portugal en 1986). Les Douze signèrent donc en février 1986 ce qu'ils ont baptisé du nom d' « Acte unique », destiné « à les faire progresser dans la voie de l'union européenne par le développement de la coopération en politique étrangère et par la poursuite de l'intégration économique, avec en particulier l'établissement pour le 31 décembre 1992 d'un grand marché ainsi défini : un espace sans frontières intérieures, dans lequel la libre circulation des marchandises, des personnes, des services et des capitaux » serait assurée.

Encore une fois, comme lors des Traités de Rome de 1957, les seules dispositions importantes et centrales concernaient le Marché commun, c'est-à-dire l'Europe des intérêts capitalistes.

1992, nous y sommes. A partir du 1er janvier prochain, il ne doit plus y avoir, en principe, de frontières internes, mais un « grand marché intérieur » de l'Europe des Douze (toute nouvelle adhésion étant présentement ajournée).

La réalisation des mesures prévues en vue du « grand marché européen de 1993 » se ralentit, s'enlise, ou s'accélère, en fonction et dans la mesure où la chose intéresse les groupes capitalistes dominants dans la lutte qu'ils mènent entre eux pour préserver leur part de profits.

L'Europe représente, c'est ce qui les allèche, un vaste marché, le plus grand du monde disent-ils, de 342 millions de consommateurs (l'Europe dont il s'agit là n'est pas celle de la géographie, qui serait bien plus peuplée). Mais la concurrence complique tout.

Dans l'anarchie de la concurrence entre capitalistes, les jeux croisés des alliances et des fusions découpent dans l'économie des zones d'intérêts différentes selon les branches, les produits, les périodes, entre des capitalistes qui sont entre autres européens, mais aussi américains et japonais.

Car ces 342 millions de consommateurs à niveau de vie élevé rassemblés dans un même grand marché européen intéressent aussi les capitalistes américains et japonais, autant presque, pourrait-on dire, que les différents Européens. Un tel marché présenterait bien des avantages pour eux, en simplifiant le fonctionnement de leurs affaires, en rationalisant leur quête de profits en quelque sorte, sur un plan territorial.

Un exemple en est donné à travers la manière dont le trust à base américaine Colgate-Palmolive voit l'Europe.

Sait-on que la crème à raser Palmolive existe sous 60 présentations différentes, d'Athènes à Stockholm et de Londres à Lisbonne ? Comme pour les autres produits, le but était de vendre toujours plus, et les filiales dans chaque pays étaient largement autonomes pour s'adapter au marché local, par exemple au niveau de la présentation. Maintenant, bien entendu, s'adapter à une Europe unie permettrait de faire de grosses économies, et Colgate-Palmolive Europe se réorganise : avec une direction centralisée et dirigée de Bruxelles, elle se structure en fonction des grandes catégories de produits du trust, et non plus en fonction des divisions en pays, afin de coller à un marché élargi et simplifié. Tant et si bien que Colgate-Palmolive ne va plus proposer en Europe que 6 formules de Soupline au lieu de 13, 4 parfums au lieu de 8 et 2 nuances de bleu au lieu de 13...

Ce n'est pas une plaisanterie.

Un grand marché dominé par le capitalisme américain (et japonais)

La réalité des rapports de forces qui dominent les tentatives « européennes » se manifeste dans les grandes négociations internationales qui se relaient, telles que le « Tokyo Round » et autres. Un de leurs résultats a été d'imposer l'abaissement des tarifs douaniers établis par la Communauté européenne sur ses produits industriels vis-à-vis de l'extérieur. Un autre résultat est d'imposer la suprématie des intérêts des capitalistes de l'agriculture américains.

Actuellement, c'est l'« Uruguay Round » qui est en cours, parce que le cycle actuel de tractations s'est ouvert dans ce pays, et elles durent depuis 1986. Les représentants américains exercent leur pression pour que la Communauté européenne modifie sa politique agricole : c'est-à-dire que Washington défend le lobby de ses céréaliers, en exigeant que l'Europe des Douze réduise ses aides à l'exportation et le volume des céréales qu'elle met sur le marché international. Il y aura peut-être apparence de compromis pour sauver la forme, mais aucune raison pour que les capitalistes américains ne l'emportent pas dans la réalité.

Dans un autre domaine, les firmes américaines et japonaises assurent plus des deux tiers de la production mondiale dans l'électronique, l'ensemble des Européens concernés 23 % seulement. Le journal économique britannique Financial Timeb s , dans un numéro récent, ne donnait pas plus de dix années à vivre aux secteurs industriels européens dans l'électronique.

Si bien qu'évidemment, les divers groupes capitalistes européens ne se présentent pas unis face à cette concurrence écrasante.

Ils ne sont pas mariés avec l'Europe, eux. C'est ainsi que Bull regarde vers l'américain Hewlett-Packard, Europe ou pas Europe, et d'ailleurs avec éventuellement l'aide du gouvernement d'Edith Cresson, ou que, dans le domaine automobile, Volvo, traître à Renault, flirte avec le japonais Mitsubishi...

Dans le domaine de l'automobile, les États comme la France qui ont de relativement gros constructeurs veulent les protéger, fixer des quotas à l'entrée des automobiles japonaises, tandis que les autres qui n'en ont pas, n'ont aucune solidarité avec les premiers, et interviennent, ou n'interviennent pas, en ordre dispersé. Selon le dernier accord conclu, le marché unique ne sera en fin de compte librement ouvert aux voitures japonaises que progressivement, d'ici à huit ans en principe.

Les intéressés discuteront d'ici là de l'épineuse question des voitures japonaises fabriquées dans des usines en Europe, en Grande Bretagne par exemple : faut-il les comptabiliser dans les quotas autorisés aux Japonais, ou non ? Sans oublier le problème que pose l'importation en Europe de voitures japonaises fabriquées... aux USA...

Néanmoins, cette Communauté européenne a eu quelques velléités : en matière de télévision de demain, ce qu'on appelle la télévision à haute définition, notamment, il a été question d'imposer des normes spécifiquement européennes, dans le but de se protéger contre l'invasion du matériel japonais. Toute l'histoire de la télévision est ainsi marquée par la concurrence de systèmes conçus comme techniquement incompatibles. Et chacun de batailler pour imposer ses normes techniques afin de s'assurer le marché. Dans l'affaire de la TVHD, Thomson était particulièrement intéressé, ainsi que Philips, et il a raflé pas mal de milliards de subventions à la recherche dans l'histoire, au nom de la croisade contre les Japonais, mais il faut croire que la solidarité n'existe pas entre Européens : alors que, jusqu'à l'été dernier, les Douze semblaient d'accord pour promouvoir leurs normes, finalement, juste après le bel accord du sommet de Maastricht, la Communauté a décidé que cette norme ne serait obligatoire qu'à partir de 1995...

Ce n'est qu'un exemple, dans un feuilleton qui n'est peut-être pas clos.

Alors, toute la propagande qui entoure la constitution de prétendus « pôles européens de compétitivité », destinés à regrouper des firmes européennes pour leur permettre de rester présentes face à leurs concurrentes américaines et japonaises, ne cache pas les limites de l'affaire.

Sous couvert de rester présents dans la course aux innovations technologiques, de développer la recherche, de lancer des projets qui exigent des masses de capitaux de plus en plus considérables, c'est comme toujours la course aux subventions et aux commandes des États qui se mène derrière la propagande.

Et Bruxelles n'est pas sans intérêt de ce point de vue, au moins pour les plus puissants groupes qui y font la loi. Pour un haut directeur de Siemens, par exemple, si l'informatique européenne est en difficulté, « la solution serait que la Communauté européenne, dans son ensemble, soutienne ces groupes en leur passant d'importantes commandes publiques » (nul doute que par « ces groupes » , il entende avant tout le sien). « J'insiste - ajoute-t-il - sur le fait que, dans ce domaine, les groupes européens doivent nécessairement recevoir des commandes au niveau de la Communauté » .

Le domaine de l'environnement fournit une autre illustration. Une imposante législation communautaire a vu le jour en la matière, en principe alignée sur les normes les plus élevées, au cours de ces dernières années. Dans la mesure où cette législation ne reste pas inappliquée, ignorée purement et simplement, par les gouvernements des Douze, elle est utilisée par les États au profit de la stratégie commerciale de leurs capitalistes.

Comme par exemple ces firmes allemandes qui ont exploité l'émotion soulevée par les dégâts causés aux forêts par les pluies acides pour promouvoir l'installation sur les voitures des fameux pots catalytiques.

Les firmes françaises ne sont pas en reste : des « éco-industries », comme on dit maintenant, oeuvrent à dépolluer ce que leurs collègues polluent et à traiter les déchets. La Générale des Eaux, par exemple, est sur ce créneau et ces gens sont bien introduits dans les cabinets ministériels : Edith Cresson ambitionne, a-t-elle dit, que la France soit « le champion du monde de l'industrie de la propreté... »

Si un règlement européen rendait la dépollution obligatoire sur toutes les installations industrielles de quelque importance, un marché se trouverait ouvert à l'échelle au moins des Douze pour l'industrie de la dépollution.

Après le sommet de Maastricht : vers quelle « union europeenne » ?

La ville hollandaise de Maastricht, où mourut le célèbre d'Artagnan, vient donc d'être le cadre, les 9 et 10 décembre dernier, d'un sommet des dirigeants européens qu'on nous dit décisif, quasiment historique.

A la veille ou presque de l'an 2000, alors que les frontières divisent toujours la Communauté européenne des Douze pour un an encore en principe - sans parler des autres pays, qui, pour ne pas être membres de la chose n'en sont pas moins incontestablement européens - les accords conclus stipulent que, lorsque le Traité sera officiellement signé (il est question de février prochain), il ne faudra plus parler de Communauté mais d'Union européenne.

On aurait donc jeté à Maastricht des bases qui permettraient de dépasser le simple niveau d'un marché commun, de réaliser une vraie Europe, qui ne serait pas simplement « une Europe des marchands » , comme dit la ministre Elisabeth Guigou.

« L'Europe sociale » pour les discours

Et c'est ainsi qu'il a été fait, à l'usage du public, grand cas de ce que les officiels appellent « l'Europe sociale ». Un grand pas aurait été franchi à cette occasion.

Le pas en question n'a pourtant pas été fait par douze paires de pieds, mais par onze seulement. La Grande Bretagne a été autorisée à ne pas se soumettre à ce chapitre du Traité qui, du coup, a dû être mis à part.

Or, la percée « sociale » de Maastricht se résume à la « Charte communautaire des droits sociaux fondamentaux des travailleurs » adoptée depuis 1989, et qui n'a qu'une vague valeur indicative. Le maître mot étant l'harmonisation des législations sociales, à titre d'objectif, et dans l'esprit de « développer la dimension sociale du grand marché » .

Concrètement, et pour le moment, ce qui a été convenu c'est que les ministres pourront décider à la majorité qualifiée, et plus obligatoirement à l'unanimité, dans un plus grand nombre de domaines : amélioration du milieu de travail, conditions de travail, information et consultation des travailleurs, égalité entre hommes et femmes face au travail, intégration des personnes « exclues du marché du travail » .

Un certain nombre de directives pourront donc être adoptées plus rapidement qu'elles ne l'ont été jusqu'à présent. Reste cependant à savoir ce que sera le contenu réel de ces rubriques.

En revanche, il continuera de falloir l'unanimité en ce qui concerne la sécurité sociale et la protection sociale des travailleurs, la représentation et la défense collective de leurs intérêts, les conditions d'emploi des travailleurs venant de pays tiers.

Par ailleurs, il est reconnu la possibilité de conclure des accords collectifs entre organisations syndicales et patronales au niveau européen.

Ce deuxième aspect est peut-être intéressant pour les bureaucraties syndicales, mais à part cela, l'Europe sociale, c'est entièrement creux.

Jacques Delors l'a souligné lui-même : « Nous n'essayons pas de faire oeuvre d'avant-garde en matière de législation sociale » (c'est le moins qu'on puisse dire !), « Les mesures auxquelles nous pensons sont déjà en application dans trois quarts des États de la Communauté. Nous visons un minimum législatif » .

Pourtant, même ce minimum, c'est encore trop, aux yeux des dirigeants anglais.

En effet, la Grande-Bretagne n'a pratiquement plus de législation sociale. Et le patronat s'élève contre toute introduction en ce domaine par le biais de l'Europe - au nom du libéralisme et en arguant du renchérissement des coûts salariaux qui en résulterait. Il ne veut surtout pas voir fixer un salaire minimum garanti, ni instaurer une limitation légale des heures supplémentaires.

Dans le tollé du côté anglais contre la prétendue Europe sociale, il faut néanmoins faire la part des préoccupations de basse politique. Au retour de John Major de Maastricht, les médias britanniques l'ont fait apparaître comme le grand vainqueur du sommet, où il aurait tenu la dragée haute et dicté ses conditions au reste de l'Europe sur cette question... Tout cela s'inscrit dans le cadre de la campagne électorale en cours en Grande-Bretagne, et Major veut plaire à l'électorat conservateur.

En fait, le volet « social » des accords de Maastricht est creux parce que ce thème de l'Europe sociale n'est destiné qu'aux discours des hommes politiques qui veulent, contrairement à John Major, avoir l'air de se préoccuper du social - comme Mitterrand en France, qui se flatte d'avoir patronné la « Charte sociale européenne » de 1989.

Il faut d'ailleurs bien relever, comme la revue Les Liaisons sociales, entre autres, le souligne, que « la Communauté n'a pas compétence pour intervenir dans les domaines touchant aux rémunérations, au droit d'association, au droit de grève et au droit de lock-out. Ces points restent expressément de la compétence des États » .

Et c'est significatif. La bourgeoisie n'a aucune envie d'harmoniser les législations sociales, et encore moins les niveaux de vie des travailleurs.

Uniformiser au niveau le plus haut, il n'y a bien sûr que les révolutionnaires pour en parler (avec juste raison). Uniformiser au niveau le plus bas, de manière réglementaire, cela ne leur est pas possible, pour le moment en tout cas.

Dans le fond, si les disparités de salaires peuvent évidemment gêner les bourgeois en favorisant les concurrents qui bénéficient d'une main-d'oeuvre meilleur marché, elles leur servent cependant, à l'inverse, de moyen de pression sur des entreprises marginales qui ne survivraient pas si on leur imposait les normes salariales des pays les plus riches. Elles peuvent leur servir aussi en tant qu'importateurs de main-d'oeuvre, ainsi qu'en tant qu'investisseurs éventuels dans les régions de main-d'oeuvre à bas prix.

Ce qui n'empêche pas certains patrons de protester contre ce qu'ils appellent le « dumping social » des Anglais qui se soustraient à toute législation commune. Dans le même sens, pour les patrons espagnols et portugais, le faible coût de leur main-d'oeuvre est « un élément essentiel de leur compétitivité économique » .

Il reste que les plus gros peuvent jouer sur ce qu'ils appellent les « avantages comparatifs ». C'est ce qu'explique ainsi un conseiller universitaire du patronat allemand lorsqu'il écrit : « Une uniformisation des conditions de travail a pour effet un nivellement des facteurs de concurrence et de localisation, et rend impossible une exploitation des avantages comparatifs dans le cadre de la division internationale du travail » (en somme, pour exploiter et profiter, il vaut mieux diviser qu'uniformiser). « L'entrée, à la faveur de l'élargissement du Marché commun, de pays à faible capacité économique au sein de la Communauté, et l'augmentation consécutive des écarts entre les régions, font au contraire qu'une exploitation, dans un contexte concurrentiel, des différences entre les réglementations sociales paraît s'imposer » .

Ainsi, du docte point de vue de ce conseiller économique des patrons, ils peuvent tirer parti de l'entrée de pays à « faible capacité économique au sein de la Communauté » : qu'ils sachent seulement exploiter les inégalités existant entre les législations du travail arrachées par les luttes ouvrières.

Un résumé imagé de l'optique dans laquelle se placent les constructeurs de l'Europe capitaliste en a été fait par un ancien ministre d'un gouvernement socialiste, Claude Cheysson, en ces termes : « L'ouverture en 1993 de la chasse libre dans les terrains communautaires donnera aux bons fusils l'occasion de beaux tableaux, sans avoir à se préoccuper exagérément des problèmes sociaux » .

En 1999... les indemnités de chômage seront-elles payées en écus ?

Le sommet de Maastricht a cependant adopté une décision d'une autre portée, à savoir le principe d'une monnaie unique, une vraie monnaie qui remplacerait toutes les autres et serait émise par une Banque centrale européenne, à l'échelle de la future Union européenne. Là, on entre dans les affaires sérieuses. L'ouverture de la chasse a ses exigences.

Cette décision a suscité un certain nombre de déclarations hostiles à l'abandon de souveraineté nationale qu'elle représenterait - surtout en Grande-Bretagne encore, mais là aussi il faut constater que les réticences affichées par John Major cadrent bien avec ses préoccupations électorales du moment.

En tout cas, les milieux patronaux et financiers en France ont accueilli la perspective de cette monnaie unique européenne avec faveur. Le président de Paribas assure même dans les colonnes du Monde que ces milieux l'avaient anticipée, et qu' « un échec eût été catastrophique » . Et la presse économique destinée aux patrons de moindre volée affirme que tout cela est bon pour eux.

Il faut le PCF et L'Humanité, rejoignant en cela certains milieux de la droite et l'extrême-droite, pour broder sur le thème « Derrière la monnaie unique... se profilent des abandons de souveraineté d'une gravité sans précédent » . L'Humanité s'inquiète : « N'y a-t-il pas une sorte d'alliance de fait entre le Lion britannique et l'Aigle allemand ? » , « Le mark ne pointe-t-il pas sous l'écu ? » .

Reste au moins un État qui n'a pas ainsi lâchement abandonné sa souveraineté, un mini-État il est vrai : le Vatican a obtenu de rester maître de la frappe de sa monnaie, conformément à l'accord passé en 1929 avec Mussolini...

Que peut-on penser, plus sérieusement, des chances de voir en effet naître cet Ecu, monnaie unique dans l'Europe des Douze ?

D'abord, il suffit de voir le luxe de précautions qui entourent le calendrier prévu pour la réalisation de cette union monétaire, pour se dire qu'il ne se passera peut-être absolument rien en 1999, ou après !

Sans négliger le fait que le Traité devra avant toute chose être ratifié dans tous les différents États, rappelons que trois phases sont prévues : nous sommes actuellement dans la première, qui a commencé le 1er juillet 1990 avec la libération officielle des mouvements de capitaux, et les États doivent renforcer leur coopération économique. La deuxième phase doit débuter le 1er janvier 1994 : les États devront s'efforcer de faire « converger » leurs économies, en fonction de quatre critères principaux : taux d'inflation, montant de leur dette, déficit budgétaire et taux d'intérêt. Au cours de cette deuxième phase, les parités entre les diverses monnaies devraient être « gelées », fixées irrévocablement.

La troisième et dernière phase commencerait à la fin de 1996 si sept pays au moins remplissent les critères nécessaires, ou bien à la fin de 1998 à quatre ou cinq pays seulement si les autres ne sont pas prêts.

En tout état de cause, une Banque centrale européenne, autonome par rapport aux États nationaux, aurait alors été mise en place et la monnaie unique, l'Ecu, serait introduite au cours de l'année 1999, dans un nombre de pays que nul ne se hasarde à indiquer aujourd'hui.

La notion de pays prêts à intégrer l'union, c'est-à-dire, comme il est dit, « convergents économiquement », signifie qu'il faudra montrer patte blanche pour pénétrer dans ce club, qui risque fort de n'être que celui du groupe de pays les plus riches, ayant maîtrisé leur inflation au niveau de 3 % annuels environ et limité leur endettement et le déficit de leur budget.

La bourgeoisie allemande étant la plus forte a pesé de tout son poids pour établir les conditions. Mais il est évident qu'aucun des pays les plus à l'aise n'a envie de partager ni les dettes et les déficits des autres, ni les risques liés à leurs faibles monnaies.

Car si certains milieux capitalistes souhaitent une monnaie unique, c'est bien sûr une monnaie stable et forte qu'ils souhaitent. Ou du moins une monnaie qui ne soit affaiblie que pour eux, pour leurs profits, et pas pour renflouer les autres.

A supposer que tout ce calendrier soit respecté, c'est apparemment vers une Europe à deux vitesses qu'ils s'orientent, et l'Europe des Douze ou des Onze serait peut-être ramenée à une Europe des Six dans cette affaire.

Dans ce cadre, et avec ces limites, il n'est cependant pas absolument impossible qu'une certaine unité monétaire voie donc le jour en Europe.

Dans une large mesure, ce ne serait, de toute façon, que la consécration d'un état de fait.

Après tout, le principal avantage pour un État de battre sa propre monnaie, c'est de pouvoir financer ainsi son déficit. Or, les Douze y ont dans une large mesure renoncé depuis l'instauration du Système monétaire européen, le SME, qui a remplacé le défunt serpent, en 1979.

Ce SME est nettement plus contraignant pour chaque État que ne l'était le serpent. Il n'autorise que des fluctuations limitées de chacune des monnaies concernées. Le point fixe du système est une monnaie abstraite qui a été créée pour cela, pour servir d'unité de compte, l'ECU (initiales de « European Currency Unit » ! c'est-à-dire Unité monétaire européenne), dont le cours sur le marché monétaire mondial sert de cours-pivot. En cas de fluctuation supérieure aux marges autorisées, en plus ou en moins par rapport à ce cours-pivot, fonctionnent des mécanismes d'intervention obligatoires décidés collectivement.

En fait d'indépendance monétaire, celle-ci était donc déjà bel et bien largement rognée... Un journaliste anglais a pu dire ainsi que, lorsque la Bundesbank élève ses taux d'intérêt, par exemple, le gouvernement britannique n'a guère plus de dix minutes pour jouir de son « indépendance » et doit rapidement s'aligner sur ce que font les autres...

Car ce système, qui fonctionne depuis plus de dix ans, fonctionne évidemment autour de la monnaie la plus forte, le Mark. Les autres monnaies lui sont arrimées, même si le bon goût veut qu'en principe la référence, le pivot, en soit l'ECU. Et l'Europe des Douze est en fait depuis longtemps une zone monétaire où règne le deutschemark.

C'est sans doute parce qu'ils ont fait cette longue expérimentation d'un Système monétaire européen qui a amélioré la stabilité monétaire de l'Europe, et qu'ils considèrent comme une expérience réussie, que les grands capitalistes peuvent envisager maintenant le passage à l'unité monétaire.

Cela parait tout de même logique et évident : à marché unique du capital, monnaie unique. Ses avantages sur les incertitudes et les frais causés par les variations des taux de change et des taux d'intérêts sont clairs - sans oublier que, vis-à-vis de la finance internationale, cette monnaie devrait inspirer davantage confiance que le franc ou la lire...

En tout cas, les arguments démagogiques sur la perte de souveraineté que représenterait la disparition du franc n'émeuvent pas les dirigeants de la bourgeoisie en France. Tel Raymond Barre, pour qui la véritable souveraineté est moins de pouvoir battre monnaie que « d'avoir une monnaie qui compte par elle-même » .

Raymond Barre a ajouté autre chose : « Je préfère un écu qui ressemble au deutschemark qu'un deutschemark sur lequel je ne peux avoir aucune influence » . Dans le même esprit, pour le gouverneur de la Banque de France, il ne s'agit que d'être réaliste, l'important étant, comme il s'exprime, d'être « au coeur du processus de décision » . En somme, « La France », c'est-à-dire les représentants de ses capitalistes et de ses banquiers, pourra dire son mot, et ses gouvernants figureront encore parmi les « décideurs » du monde...

D'ailleurs, cette idée que l'État national doit détenir le monopole de l'émission de la monnaie peut s'accommoder de variantes. Des banques d'émission formellement « indépendantes » d'un État, cela s'est vu : ainsi, la Banque de France fut créée par Napoléon 1er comme cadeau pour les banquiers qui l'avaient si bien aidé à prendre le pouvoir. Il la leur confia et leur délégua le monopole de l'émission de la monnaie, d'abord à l'échelle de Paris, puis la Banque l'obtint à l'échelle nationale à partir de 1848.

Ce statut n'a commencé à être transformé qu'en 1936, et la Banque de France telle que nous la connaissons, soumise directement au gouvernement et au ministre des Finances en particulier, n'existe que depuis sa nationalisation en 1945.

Aujourd'hui, la Banque centrale allemande, la Bundesbank, a un fonctionnement relativement autonome par rapport à l'État allemand.

La conception de la Banque centrale européenne dont il est question s'inspire d'ailleurs, paraît-il, de cette Bundesbank.

On peut conclure de tout cela que, si aucune crise ne vient d'ici là faire sauter le SME, on verra peut-être quelques États mettre sur pied une monnaie unique. Ce n'est pas totalement exclu.

Evidemment, si cela devait se faire sans la livre sterling, cela ferait sans doute mauvais effet, bien que le poids de la livre ne soit plus ce qu'il était... Mais les dirigeants britanniques ont une longue tradition de faire bande à part vis-à-vis du continent européen. Ils n'ont d'ailleurs pleinement intégré le SME qu'en 1990, sans doute quand ils l'ont en fin de compte jugé comme une nécessité. La City de Londres a des intérêts extra-européens plus importants que les places financières du continent, et tout particulièrement aux États-Unis. Si bien qu' « attendre et voir » étant une devise britannique, elle peut encore une fois résumer sa démarche actuelle...

En se réservant le droit de ne pas s'engager, de sortir de l'accord éventuellement, la Grande-Bretagne a tout de même fait un couac dans le concert de Maastricht. Mais en vérité, les collègues se sont montrés compréhensifs, pour la bonne raison qu'eux-mêmes ne veulent non plus rien de vraiment irréversible. Tous entendent conserver autant de liberté de manoeuvre que possible, compte tenu des dures réalités des rapports de force économiques. Même si une certaine union monétaire se faisait, ce ne serait pas une mesure sans retour possible.

Ce qui caractérise les réalisations de la Communauté européenne, depuis le début, depuis 35 ans, c'est leur caractère précaire et contractuel entre États souverains, qui gardent toujours la possibilité de revenir en arrière. L'union monétaire elle-même est une construction à tiroirs. Et même si les choses sont bien avancées en 1997, dans cinq ans, ou en 1999, il sera possible de revenir à des monnaies nationales.

Leurs États nationaux sont pour chacune des bourgeoisies des instruments auxquels elles tiennent essentiellement

En réalité, pour que les économies « convergent » réellement et s'intègrent à l'échelle européenne, il faudrait bien autre chose qu'une monnaie unique ; il faudrait une unité politique de l'Europe.

Et c'est là que le bât blesse.

Sur la base de la concurrence capitaliste, peut-on concevoir un appareil d'État unique à l'échelle de l'Europe ?

On nous assure que l'Union économique et monétaire doit et va s'accompagner d'une Union politique.

Mais les quelque 35 ans d'histoire depuis les Traités de Rome n'ont déjà été, de ce point de vue, que la longue chronique d'une union annoncée... sans que l'union soit au bout. Et le suspense demeure !

Il y a des institutions européennes ; on vote même pour un Parlement européen. Mais cette Europe-là est toujours dépourvue d'un pouvoir exécutif.

De ce point de vue, après le sommet de Maastricht, l'Union politique n'est pas davantage sortie du domaine des voeux pieux.

Une politique étrangère commune, d'abord, nous ont-ils dit, en tout cas des « actions communes » plus faciles. Il suffit de regarder ce qui se passe ! Le seul moment où les Douze ont eu à peu près la même politique, c'est au moment de la guerre du Golfe, quand ils étaient - comme toutes les bourgeoisies du monde - alignés derrière les États-Unis.

Et on les a vus diverger face à la guerre civile entre cliques nationalistes rivales en Yougoslavie, à leurs portes, en Europe même. Les uns, allemands, italiens, se montrant plus prompts à donner satisfaction aux dirigeants slovènes et croates, les autres moins - chacun prenant position en fonction de ce qu'il juge de son intérêt.

Quant à l'Europe militaire et une défense commune, elles se bornent pour le moment à la toute symbolique brigade franco-allemande. Et l'intégration des forces armées est bien plus grande à travers l'OTAN, sous le contrôle des États-Unis.

Non certes, on peut le constater, le renforcement de l'interpénétration économique des pays européens n'entraîne pas que les bourgeois soient devenus plus enclins à renoncer à leurs États nationaux, à l'ombre desquels ils ont grandi et grossi, et avec lesquels ils sont intimement liés.

Même si on a vu quelques phénomènes de rapprochements à l'intérieur de l'Europe capitaliste dans les années récentes, en définitive, tout ce que ces bourgeoisies ont accepté, c'est de codifier, sous la contrainte économique, certaines règles des affrontements entre leurs trusts et groupements capitalistes rivaux, de mettre en place des procédures de concertation pour amortir les chocs et se protéger face à la concurrence du capitalisme nord-américain et japonais. Mais la concurrence entre eux n'est pas supprimée et il n'y a pas « une » bourgeoisie européenne et « un » impérialisme européen au sens où il y a une bourgeoisie et un impérialisme américains. Et pour cette raison et même si c'est contradictoire, pour chacune de ces bourgeoisies, son État est un instrument auquel elle ne pourrait que vraiment très difficilement renoncer.

Il faut distinguer entre les discours et les faits. Tous les dirigeants d'entreprises, l'immense majorité des hommes politiques, se réclament aujourd'hui (c'est à la mode) du « libéralisme ». Mais tous demandent à l'État aide et assistance, subventions, commandes et marchés, garanties pour leurs placements à risques, afin de les aider à maintenir leurs profits. Ils lui demandent de financer de beaux produits attractifs pour remplir la vitrine, comme le TGV ou le VAL, afin de faire marcher leur commerce et favoriser leurs bénéfices à l'exportation. Et, sur le plan « européen », son appui pour défendre à Bruxelles, ou demain auprès de la Banque centrale européenne (pour vraiment les plus gros), leurs intérêts, contre ceux de leurs concurrents.

A l'image de certains grands capitalistes, l'Italien De Benedetti se plaît à dire que « L'argent n'a ni couleur ni race » , ou qu' « il n'y a plus de place pour le nationalisme économique » . Il n'empêche que les capitalistes, eux, ont des relations privilégiées avec leur propre appareil d'État, une influence sur ses décisions, qu'ils ne retrouveraient pas de la même manière ou au même degré avec un État supra-national. De Benedetti lui-même, malgré ses dires, est certainement mieux introduit auprès de l'État italien qu'auprès de l'État allemand. Là, il se sent encore un peu « spaghetti » , dit-il lui-même.

Les grands groupes les premiers tiennent à « leur » État, celui qu'ils contrôlent, qu'ils connaissent bien, qui est à leur service exclusif. Malgré la Communauté ou l'Union européenne.

Les exemples abondent.

En ce qui concerne les marchés publics, par exemple, c'est-à-dire les marchés offerts par les commandes des collectivités et des entreprises publiques : le fait de les réserver aux champions nationaux est jugé contraire à l'esprit du Traité de Rome et désormais, ils doivent en principe être ouverts à la concurrence des autres industriels européens. Mais dans la pratique ils restent des chasses gardées. Et il n'y a qu'un pourcentage infime des appels d'offres qui soit ouvert au plan européen.

Les milieux et la presse économiques citent souvent deux exemples - peut-être parce que ce sont les seuls notables : un groupe de travaux publics italien construit la déviation Est de la ville de Lyon - Dumez a obtenu en Angleterre la construction d'un pont sur la rivière Severn. C'est dire !

On peut citer encore le cas des monopoles nationaux comme celui d'EDF en France, qui assure l'électricité aux industriels français aux prix les plus bas de l'Europe des Douze (mis à part le Danemark). Eh bien, toute tentative pour mettre fin à ces monopoles étatiques d'importation et d'exportation de gaz et d'électricité là où ils existent suscite une levée de boucliers. Certes, les infrastructures techniques nationales sont interconnectées en Europe occidentale depuis bien longtemps, depuis le début des années 50, mais on n'a pas pour autant un réseau d'électrons sans frontières !

On peut être Alcatel, faire partie des grands d'Europe dans le domaine des télécommunications, et ne pas cracher sur le type d'aide à l'exportation que lui a apportée, par exemple, Rocard en son temps, allant promouvoir la vente de ses centraux à Belgrade...

En résumé, on peut, quand on est un groupe capitaliste, aspirer à chasser sur le territoire des autres, vouloir s'en donner les moyens, tout en tenant essentiellement à ses chasses gardées... et donc à ses gardes-chasse.

Pour eux, la concurrence, d'accord... à condition que ce soit eux qui passent devant les autres ; faire des concessions, d'accord... mais sur le dos des autres.

Dans l'Europe des Douze... nationalismes pas morts !

Ce qui est bien un symbole de cette situation, c'est l'incapacité que l'on voit chez les politiciens, chez les journalistes, à renoncer au vocabulaire et au point de vue nationalistes.

La construction de l'Europe, sous leur plume et dans leur bouche, apparaît plus comme une lutte contre les voisins, que comme la construction d'un avenir commun.

La vie politique de la plupart des pays européens est marquée non pas par la montée d'un esprit d'ouverture, mais au contraire, par le renforcement des idéologies de l'isolement national, comme on le voit, du Front National en France à l'extrême-droite en Allemagne.

Quand on constate le développement d'un courant conservateur en Allemagne considérant que Kohl aurait, à Maastricht, « bradé le Mark » et, d'une manière générale, trop sacrifié à l'Europe au détriment des intérêts de l'Allemagne qui devraient, selon eux, la porter à regarder davantage en direction des pays de l'Europe centrale et de l'Est ; quand on a commencé à voir en France se profiler des craintes, agiter le spectre d'une grande Allemagne à la puissance renforcée par sa propre unification ; on peut se dire que non, vraiment, l'Europe n'offre pas « l'exemple des nationalismes surmontés » !

Le lourd arrière-train réactionnaire de la société - et aujourd'hui plus encore qu'il y a 20 ans, à cause du renforcement des idées réactionnaires - trouve à s'alimenter dans l'hostilité à l'Europe et au changement.

Aucun homme politique bourgeois n'ose dire que « la nation française », c'est dépassé, ou même que les frontières sont un anachronisme. Ils parlent de « construire l'Europe », mais sans renoncer aux cocoricos qui plaisent tant à l'électorat réactionnaire.

Nous avons vu comment la simple idée d'envisager de donner le droit de vote dans les élections locales aux citoyens des autres pays de la Communauté européenne a suscité le rejet de la plus grande partie de la droite, sans même parler de Le Pen.

Et bien entendu, comme d'habitude, le PCF tient malheureusement sa place dans le concert chauvin. Sur ce sujet, Georges Marchais a trouvé le moyen de préciser : « Je crois que les Français doivent rester maîtres de leur pays, que la politique sociale, la politique extérieure doivent être décidées en France par les Français » .

Pour le PCF et L'Humanité, Maastricht est une capitulation en rase campagne. Non seulement, on accepte que le mark pointe derrière l'écu, mais Mitterrand « largue la bombe » : « la force de frappe française serait livrée à l'Europe » , « un arsenal redoutable serait confié à la puissance allemande » . « De Gaulle, qui défendait » l'Europe des patries , « a dû se retourner dans sa tombe » , a-t-on pu lire dans L'Humanité. Le PCF regrette en effet « l'indépendance nationale en matière de défense, relancée par le général de Gaulle » . Et Georges Marchais souhaite « le rassemblement le plus large possible pour l'indépendance du pays - au-delà des forces de gauche » , a-t-il bien précisé.

A l'Assemblée nationale, le député du PCF Jean-Claude Lefort s'est adressé au ministre Roland Dumas en ces termes : « On savait que d'Artagnan avait rendu l'âme à Maastricht. On saura désormais que la France a voulu y perdre la sienne ! » ... La réaction bat vraiment son plein dans la tête de certains !

Un peu partout, un certain nombre d'hommes politiques se sont emparés des thèmes nationalistes à leur portée : certains en défenseurs des intérêts des classes possédantes locales, parfois même de micro-bourgeoisies ; ou tout simplement pour en faire leur fonds de commerce dans leur carrière d'apprentis-démagogues.

L'Espagne voit une explosion des nationalismes régionaux, des politiciens se lancer dans des surenchères nationalistes, en Catalogne, au Pays basque. A l'intérieur de celui-ci, il s'en trouve même pour guerroyer au nom des intérêts particuliers et égoïstes de... la région de Bilbao, la Biscaye.

En Italie, on assiste aussi à une montée de mouvements populistes se servant d'arguments régionalistes, notamment dans la partie nord, de loin la plus riche, comme la Ligue lombarde. Ils contestent le centralisme en agitant souvent des arguments à la limite du racisme contre les Méridionaux italiens, et évidemment contre les étrangers en général.

Jusqu'aux dirigeants du minuscule Luxembourg qui disent craindre le poids que pourrait prendre après 1993 « l'immigration française » (à cause des meilleurs salaires au Luxembourg), et qui cherchent une parade contre ces Français prêts à venir manger leur pain : ce pourrait être d'exiger la connaissance de l'allemand et aussi celle du parler luxembourgeois, le « letzebuergesch »... Rédhibitoire !

La désagrégation à l'Est de l'Europe sert parfois d'exemple : ainsi en Catalogne, le président régional déclarait, en septembre dernier : « La Catalogne est une nation. Elle ne mérite pas le traitement qui lui est fait.... Les forces nationalistes sont les forces émergentes... Nous avons les mêmes droits que les Lituaniens » . En Ecosse, le parti nationaliste et l'acteur de cinéma Sean Connery ont lancé une campagne en faveur de l'indépendance : « il s'agit » , selon ses responsables, « de convaincre les Ecossais que les choses ont changé après les indépendances baltes » .

L'Europe des douze face à l'Europe centrale et orientale

En effet, les plus graves inquiétudes viennent cependant du côté des pays de l'Europe centrale et de l'ex-URSS.

L'ancien conseiller du président américain Carter, Brzezinski, exprimait, il y a quelques semaines, cette inquiétude. Il faut, écrivait-il en substance, que les USA soutiennent, pas seulement en paroles, la formation d'une fédération européenne, et il faut faire vite : « Si une Europe de plus en plus fédérale ne prend pas corps maintenant, le danger viendra de ce qu'une unité si diluée du continent qu'elle en perd toute signification politique ne pourra plus opposer de digue solide à la vague montante des antagonismes ethniques et de la xénophobie » .

Cette évolution pourrait bien aggraver sérieusement les fissures, les divergences d'intérêts, entre les pays de l'Europe de l'Ouest eux-mêmes. On l'a vu à propos de la Yougoslavie, mais partout les capitalistes ouest-européens se présentent sur ces marchés qui s'ouvrent à eux davantage comme concurrents que comme associés. Il arrive qu'ils jouent ces petits États les uns contre les autres (un peu comme ils le faisaient déjà dans les années 30). Ils sont pour eux le terrain d'une compétition nationaliste. Et cela d'autant plus naturellement que les dirigeants de ces États de leur côté sont en compétition entre eux pour entrer dans les bonnes grâces des capitalistes occidentaux, tout en se protégeant sur le terrain économique les uns des autres.

A vrai dire, c'est le fonctionnement même du capitalisme, Marché commun ou pas Marché commun à l'Ouest, qui contribue à cette extension du chaos.

Et la démonstration que viennent de faire les bourgeoisies qui se trouvent confrontées au problème de dépasser les frontières internes à l'Europe, c'est-à-dire la démonstration de leur incapacité de s'ouvrir à l'Est, est bien révélatrice.

Malgré les discours passés sur « l'Europe de l'Atlantique à l'Oural » , l'effondrement du bloc de l'Est n'a pas été pour les bourgeoisies européennes l'occasion d'ouvrir les portes de leur Communauté aux anciennes démocraties populaires, et même pas d'y investir quelque peu.

Lors de la chute du mur de Berlin et des régimes prétendument communistes, il y a deux ans, les dirigeants occidentaux déclaraient à qui mieux mieux leur ouvrir les bras en même temps que la voie de la liberté et de la prospérité.

Mitterrand a bien patronné une banque destinée en principe à aider le développement de ces pays, la BERD, à titre d'alibi. En réalité, les capitaux font la fine bouche, et n'y sont allés voir que marginalement, ou pour rafler quelques gros sous au passage dans des opérations spéculatives faciles. Et dans le même temps, les ex-démocraties populaires ont démantelé en toute hâte l'ancienne organisation des échanges réalisée sous l'égide de l'URSS dans le cadre du COMECON. Le résultat est visible : ces pays ont plongé dans une crise d'autant plus grave que leurs économies étaient, de toute façon, fragiles.

Il y avait quelques affaires sérieuses à faire en Tchécoslovaquie tout de même. Ainsi, la concurrence entre Renault et Volkswagen ou Mercédès-Benz pour s'emparer de Skoda ou Avia a fait quelque bruit. Les travailleurs ont déjà pu juger certains résultats. Volkswagen avait promis de renflouer Skoda sans débaucher, en menant une politique « sociale ». Aujourd'hui, Volkswagen a déjà licencié en masse et Skoda serait au bord de la faillite.

En réalité, les capitalistes occidentaux voient surtout dans ces territoires une zone de main-d'oeuvre à la fois qualifiée et à bon marché, une zone de sous-traitance. Et pour les capitalistes allemands, le fait qu'ils soient à proximité surtout de l'Allemagne n'est pas sans avantages.

Parallèlement, la CEE oppose son protectionnisme vis-à-vis de leurs marchandises : produits agricoles, textiles, acier, notamment, sont soumis à des quotas.

Elle vient, à la mi-décembre, de faire un geste en direction de ces pays : des accords d'association ont été signés entre la Communauté européenne et la Hongrie, la Pologne et la Tchécoslovaquie, accords qui promettent d'ouvrir le marché des Douze à leurs produits industriels dans un délai de cinq ou six ans. Sur les produits agricoles, il y aurait eu quelques concessions. C'était par trop mince, et, pour faire mieux, ces accords ont été baptisés « accords européens », et ils ont été assortis d'une vague promesse de prendre en considération leur « objectif ultime de devenir membres de la Communauté » .

En attendant, le premier ministre tchécoslovaque interviewé en a conclu : « L'accord reflète ce qui est possible. Nous allons pouvoir exporter 7 000 tonnes de fromage » (et encore, à supposer que cela ne provoque pas une tempête du côté de Camembert...).

Comme accueil aux candidats à l'immigration en Europe occidentale, on ne fait pas mieux ! Le 31 octobre, s'est réunie à Berlin une conférence des ministres de l'Intérieur de 27 États européens, qui sont convenus de coordonner leur lutte contre l'immigration clandestine venant de « l'Europe centrale et orientale » - immigration considérée par le ministre français Philippe Marchand comme, selon son expression, « un effet secondaire non désiré » de la nouvelle liberté de se déplacer qu'ont plus ou moins ces populations.

C'était la cinquième conférence sur le sujet depuis moins d'un an.

En somme, ils sont en train de mettre en place un nouveau rideau de fer !

Un détail qui prend une résonance sinistre quand on se rappelle le sort que Hitler réserva aux Tziganes : les organisateurs de cette conférence des ministres de l'Intérieur, ayant offert un concert, ont pris la précaution de rebaptiser les « danses tziganes » de Brahms, « quatuor pour piano » ... Les Tziganes sont une minorité bien mal vue par les temps qui courent dans de nombreux pays européens.

Ainsi, les gouvernements de la Communauté des Douze proposent d'un côté l'image de Maastricht comme la preuve que l'unité de l'Europe progresserait. Mais les images de Vukovar ou de Dubrovnik, à l'autre bout de l'Europe, sont peut-être malheureusement plus probantes du risque que ce soit le chaos qui progresse.

L'Europe unifiée et débarrassée des divisions étatiques est impossible sous le capitalisme

Il se peut que le Traité dit de Maastricht figure un jour dans les livres d'histoire, non comme le symbole d'un sursaut décisif des bourgeoisies européennes se montrant tout à coup capables de surmonter leurs rivalités et leurs appétits concurrents et de se fédérer à l'échelle d'une partie significative de l'Europe - ce qui serait tout de même un progrès par rapport à cette vieille société toute encombrée jusqu'à l'étouffement de survivances anachroniques - mais, malheureusement, peut-être, au contraire, comme une tentative timorée et avortée d'enrayer un processus de désagrégation qui, depuis trois ans, s'est spectaculairement accéléré.

Nous ne voudrions pas donner dans le catastrophisme, mais rappeler tout de même que les dirigeants de la bourgeoisie française, en particulier Aristide Briand, parlaient de la nécessité des États-Unis d'Europe, en juillet 1929. Il y avait, alors, un grand nombre de plans pan-européens. Briand parla même de créer « une sorte d'union fédérale » des 27 États européens membres de la Société des Nations, dans laquelle les États ne perdraient pas leur souveraineté... Vinrent la crise économique, en novembre 1929, qui mit tous ces plans par terre, puis la Deuxième Guerre mondiale dix ans plus tard.

Le visage actuel de l'Europe n'est pas vraiment rassurant. La guerre déclenchée en Yougoslavie (et qui a abouti à son enterrement) par la volonté délibérée de cliques privilégiées et de leurs représentants politiques parce qu'ils se sont trouvés confrontés à des risques d'explosion sociale alors qu'ils étaient déjà en rivalité entre eux, est une grave alerte, une illustration des conditions chaotiques et sanglantes qui règnent dans une partie de l'Europe, avec tous les risques d'extension qui les accompagnent.

Le président de Paribas déclare qu'il croit que, « sauf catastrophe politique ou crise économique majeure » , le processus d'union économique et monétaire de la Communauté européenne « ira jusqu'au bout » . Peut-être, en effet. Mais, justement, « sauf catastrophe politique ou crise économique majeure » . C'est bien là que gît le lièvre.

Peut-être, si l'Europe connaît encore quelques décennies sans crises économiques ou sociales majeures, en effet assisterons-nous encore à quelques petits pas sur la voie de la « construction européenne », au fur et à mesure que les bourgeoisies de chaque pays auront vérifié par l'expérience que c'est possible sans attenter à leurs sacro-saints profits, que c'est bon pour elles, comme cela s'est passé depuis 35 ans.

Mais, en réalité, ce n'est pas ladite « construction européenne » qui a permis les 47 ans de paix que nous avons connus entre les puissances de l'Europe de l'Ouest. C'est bien plutôt cette stabilisation du capitalisme qui a permis aux États européens de renoncer, très partiellement, et provisoirement, à une petite partie de leurs prérogatives.

Et rien, dans le fonctionnement du capitalisme, passé et actuel, ne garantit la prolongation de cette époque-là.

De toute façon, ce n'est certainement pas l'idée d'une unification de l'Europe même sous la domination de la bourgeoisie qui serait à craindre.

Pour ceux qui se placent sur le terrain des intérêts de la classe ouvrière comme du point de vue d'un avenir socialiste pour l'humanité, ce serait une bien mauvaise politique que de faire de l'unification européenne un épouvantail.

Pas besoin d'être grand clerc pour comprendre que, même au nom de l'opposition à l'Europe des financiers, des industriels et des marchands, cette opposition-là favorise l'Europe des réactionnaires, des frontières, des drapeaux et des hymnes d'un autre temps qui ne peut pas lui être supérieure. Moins que jamais nous ne devons laisser d'ambiguïté à ce sujet, car cela mène, on le voit, à toutes les régressions, de la nation à la région, à la ville, à l'entreprise, au village...

C'est par une sacrée perversion que la notion d'Europe sans frontières en est venue à apparaître comme une menace aux yeux d'une partie des travailleurs.

Si la condition des travailleurs a régressé, et elle l'a fait, collectivement, àl'échelle de toute la classe ouvrière, dans tous les pays, si le chômage a pris ces proportions, cela n'est pas dû à l'Acte unique européen, au grand marché de 1993 qu'il prépare, ou à la future monnaie unique si toutefois elle voit le jour.

Le changement de ce point de vue pour les travailleurs, se résumera peut-être, comme l'a illustré le dessinateur Plantu au lendemain du sommet de Maastricht, dans le fait que les quelque 20 millions de chômeurs que compte l'Europe des Douze toucheront le chômage... en écus !

Non, si la condition des masses laborieuses a régressé,c'est parce que dans le rapport de forces entre la classe ouvrière et la bourgeoisie, la position des travailleurs s'est gravement dégradée.

A cette perversion, le patronat a trouvé et trouve son intérêt. Les travailleurs sont inquiets, en effet, face au chômage, face à la situation dans le monde : alors, on dévoie cette inquiétude, en se servant de l'Europe, des menaces de la concurrence qu'elle aggraverait. Quand le PDG d'Usinor-Sacilor annonce des charrettes de licenciements, il dit que c'est à cause de la concurrence déloyale des pays de l'Est qui vendent de l'acier trop bon marché... Ailleurs, les patrons font de même, en invoquant la concurrence des Espagnols, des Allemands, des Italiens, et ainsi dans tous les sens.

La « construction » de l'Europe s'accompagne de thèmes chargés d'agressivité. C'est en termes de compétition, de guerre économique, de forts éliminant les faibles, que les patrons et ceux qui ont en charge de les présenter au bon peuple travailleur la présentent.

Car les patrons ont des complices dans cette sale besogne. Bien sûr dans la classe politique et les gouvernants, de la droite aux soi-disant socialistes en place.

Et dans la classe ouvrière, ils ont le PCF et les dirigeants de la CGT qui se font les champions du nationalisme auprès des travailleurs, sous couvert de s'opposer à « l'Europe des trusts ». Formellement, ils ne s'opposent pas à une Europe unie, mais à l'Europe que les capitalistes mettent en place. Mais il est clair, surtout dans le climat et le contexte actuels, que cela apparait comme une opposition à l'Europe tout court.

Pour tous ceux qui font mine de se soucier du sort des travailleurs, ou de les défendre, exploiter comme dérivatifs les thèmes du grand marché européen, des décisions de Bruxelles, etc., c'est un filon.

Plus personne, en-dehors des révolutionnaires, ne met en cause le capitalisme, ouvertement, le système capitaliste. Moins que jamais. Même le mot est tabou. Comme l'a expliqué Pierre Mauroy, il est partisan de « l'économie de marché » , et ce n'est pas le capitalisme... L'expression a beaucoup de succès aujourd'hui ! Et de même, finalement, pour le PCF, il apparaît qu'il est plus facile d'incriminer « l'Europe des trusts » que le système capitaliste tout simplement.

Mais cela ne masque pas le nationalisme pur et simple, sinon même le chauvinisme.

Il n'est que trop vrai que les négociations entre puissances capitalistes de second ordre préoccupées de défendre leurs positions sur la scène mondiale en montant en particulier une machine de guerre économique contre les pays pauvres, n'ont rien à voir avec les intérêts des travailleurs.

Mais il nous faut être clairs à ce sujet : en même temps, les travailleurs ont tout à gagner à l'abolition des frontières, à l'intérieur de cette petite péninsule qu'est l'Europe de la Communauté des Douze (ce qui est vraiment le moins), mais y compris à l'échelle de tout le continent - un continent qui n'a que trop souffert des guerres qui ont opposé ses États si souvent déjà, des discriminations et des massacres de peuples entiers.

Mais nous sommes convaincus, nous savons bien que les États-Unis d'Europe, même au sens où existent les États-Unis d'Amérique du Nord, les bourgeoisies européennes n'en sont pas capables.

Elles ne sont plus capables de rien d'important allant dans le sens du progrès pour l'humanité.

A plus forte raison n'est-il pas question pour elles des États-Unis qui seraient nécessaires aux travailleurs.

Elles n'ont pas pour objectif d'organiser la société en fonction des intérêts de la communauté humaine, mais uniquement de courir après l'accroissement encore et toujours de leurs profits privés.

Abolir l'appropriation privée des moyens de production qui permet à une minorité de privilégiés d'exploiter la plus grande partie de l'humanité et de saccager la planète par la même occasion ; mettre fin à la concurrence anarchique, mortelle, entre ces intérêts capitalistes ; et réorganiser la production en fonction de qui est réellement l'intérêt de tous, avec pour aiguillon du développement l'objectif que les intérêts de la collectivité prennent au contraire le pas sur les calculs égoïstes : tout cela, c'est une autre tâche, un autre objectif, qui serait en revanche celui de la classe ouvrière ayant arraché le pouvoir des mains de la bourgeoisie.

Son horizon ne serait pas celui de douze boutiquiers. Il est à l'échelle du monde entier, et il a pour drapeau le communisme.

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