L'impérialisme francais et ses anciennes colonies d'Afrique noire
Au sommaire de cet exposé
Sommaire
- L'empire colonial, planche de salut de la bourgeoisie française face à la crise des années 30
- 1944-1956 : la bourgeoisie française s'accroche au système colonial
- 1956-1960 : de la « loi-cadre » à l'indépendance, bon gré mal gré...
- Contrôler les appareils d'États officiellement indépendants
- Trente ans d'une même politique d'adaptation
- La crise des années 70 : les banques se jettent sur les États africains
- L' « aide au développement »... des profits capitalistes
- Pendant la dette, l'exploitation continue
- Une réalité sociale intolérable contre laquelle les pauvres se révoltent
- Le multipartisme, un leurre pour tromper les masses populaires
- L'avenir, c'est la révolution sociale des prolétaires
- ANNEXE
Au spectacle de l'étalage des richesses à La Baule, où s'est tenue la dernière conférence franco-africaine - yacht luxueux du roi du Maroc en rade de Saint-Nazaire, défilé de Mercédès, de Rolls Royce et d'avions privés - on aurait réellement du mal à imaginer que l'Afrique représentée à La Baule est bien celle des bidonvilles surpeuplés où on meurt de misère, celle des campagnes avec leurs enfants affamés au ventre ballonné.
On aurait du mal parce que ce n'est pas la même Afrique.
A La Baule, c'était l'Afrique des riches représentée par ses despotes qui venait à la rencontre de la France des riches, représentée par ses commis politiques, Mitterrand en tête.
L'Afrique de la misère, l'Afrique des pauvres, elle, s'est rappelée un peu au souvenir des téléspectateurs occidentaux au cours des derniers mois par ces explosions violentes qui ont secoué une bonne partie de l'Afrique de l'ex-empire colonial français.
Elles ont en quelque sorte soulevé le voile, un voile qui ne couvre une réalité inacceptable que devant ceux qui veulent fermer les yeux. Cette réalité, ce sont des régimes despotiques, corrompus, dont les principaux dignitaires volent jusqu'aux salaires de leurs fonctionnaires. Cette réalité, c'est plus encore la misère croissante des classes pauvres, des millions d'hommes qui vivent en permanence avec la faim au ventre, aussi bien dans les campagnes misérables que dans les infects taudis qui prolifèrent autour de toutes les villes.
L'économie africaine stagne, et depuis quelque temps, dans certains pays, elle régresse. Cette réalité, personne ne la nie, personne ne peut la nier.
Les plumitifs les plus abjects de l'ordre bourgeois affirment évidemment que c'est la faute de l'Afrique elle-même ou de la mentalité africaine.
Du côté de la gauche gouvernementale, on est plus subtil. On laisse entendre que la faute revient aux dirigeants africains justement, aux dilapidations de tous ces Bongo, de tous ces Mobutu, qui volent leurs peuples et pillent leurs pays pour pouvoir placer leur argent en Suisse ou ailleurs.
Ces bonnes âmes ne se souviennent, vaguement, qu'il y a des classes sociales que lorsqu'il s'agit de limiter la responsabilité de la misère aux seules couches privilégiées d'Afrique ! Mais leur explication ne va pas jusqu'à la question de savoir pourquoi Mitterrand a reçu en si grande pompe ces riches crapules qui dirigent l'Afrique et pourquoi, surtout, l'armée française intervient chaque fois que les gouvernants le jugent nécessaire, comme elle l'a fait encore récemment au Gabon, pour les protéger contre leurs propres peuples.
Etiquette de gauche oblige, ces gens-là parlent volontiers d'échange inégal comme s'il s'agissait de mécanismes économiques suspendus dans le vide, en quelque sorte immatériels. Mais ce n'est pas de cela qu'il s'agit ! Il s'agit d'une exploitation éhontée qui, si elle appauvrit certains, en enrichit d'autres. Et ceux qu'elle enrichit ne sont pas seulement ces Bongo, ces Mobutu avec leur ostentation de nouveaux riches : ce sont ces sociétés financières, ces sociétés capitalistes, dont les grands commis se déplacent peut-être vêtus couleur de muraille mais dont la puissance économique est autrement plus grande.
Si l'Afrique aujourd'hui crève, littéralement, ce n'est pas de la nature de son sol ou de la mentalité de ses habitants.
Ce n'est pas l'Afrique qui est en faillite ! C'est le système économique capitaliste, dont la faillite revêt dans le cas de l'Afrique une forme particulierement barbare.
Le ministre, dit socialiste, de la Coopération a commis récemment un article où, la main sur le coeur, il plaint l'Afrique et va presque jusqu'à reconnaître la culpabilité, non pas du capitalisme, mais du « Nord » face au « Sud », dans le fait que « Pendant que le prix des produits de base vendus par l'Afrique s'effondrait, le prix des produits industriels que nous leur vendions s'envolait » .
Mais, dans le même article et pour dire quelque chose qu'il veut optimiste, le même affirme : « Il ne faut pas oublier les réalisations de ces dernières années : sait-on que le Sahel est aujourd'hui exportateur de céréales ? »
Il faut une sacrée dose de cynisme volontaire, ou pis involontaire, de ce petit commis, minable mais « socialiste », du grand capital français pour se réjouir du fait que le Sahel - dont les habitants meurent périodiquement de faim ou traînent une vie réduite par la sous-alimentation - produit des céréales pour les vendre à l'extérieur à ceux qui ont de l'argent !
Notre propos n'est pas de parler de toute l'Afrique, mais seulement de cette Afrique qui a été mise en coupe réglée par notre propre bourgeoisie. De cette partie de l'Afrique qui a commencé à être démolie par le capitalisme avant même que celui-ci y pénètre véritablement : tout simplement parce c'est cette Afrique qui a fourni les esclaves dont la chasse a dépeuplé le continent, mais dont le trafic puis le travail dans les plantations sucrières des Caraïbes, ont tant contribué à l'enrichissement de la bourgeoisie française.
Nous parlerons de cette partie de l'Afrique qui fut soumise, pendant plusieurs décennies, à la domination coloniale française.
Notre intention est de rappeler que si, aujourd'hui, cette partie de l'Afrique, comme d'ailleurs le reste, est exsangue et si le sort des classes exploitées y est insupportable, c'est parce que les masses exploitées de ces pays enrichissent depuis des décennies notre bourgeoisie et parce que les relations qui ont été imposées à coups de canon au temps des colonies continuent à subsister, et d'ailleurs à l'occasion continuent à être imposées par la violence. Même si, le progrès technique aidant, les méharistes et leurs dromadaires ont été remplacés par des parachutistes, des hélicoptères, des blindés et des fusées sol-sol.
L'empire colonial, planche de salut de la bourgeoisie française face à la crise des années 30
L'apogée de l'empire colonial français a pratiqu-ement coïncidé avec la crise des années 1930. Il avait atteint sa plus grande superficie et faisait alors l'unanimité des milieux patronaux et politiques. On célébra avec faste le centenaire de l'Algérie française en 1930. L'Exposition coloniale, qui se tint en 1931 au bois de Vincennes sous le patronage de Lyautey, fut un triomphe et dura six mois. La presse célébrait la grandeur de l'empire.
Pourtant, malgré les apparences d'une France victorieuse en 1918, grande puissance militaire, le capitalisme français était en réalité déjà en déclin. Il n'y avait plus de proportion entre cette position parmi les puissances et son poids économique réel.
Les milieux politiques et patronaux tenaient d'autant plus aux colonies : elles avaient fourni non seulement des soldats, mais aussi du caoutchouc, des oléagineux, des produits alimentaires pendant la première guerre mondiale.
Mais c'est avec la crise, lorsque les échanges internationaux se contractèrent et que les capitaux privés ne trouvèrent plus à se placer que l'empire colonial prit tout son intérêt pour la bourgeoisie de ce pays. Il devint alors le premier partenaire (partenaire si on peut dire) de la France, fournissant matières premières agricoles, comme l'arachide introduite au Sénégal, et absorbant l'essentiel des exportations de tissus de coton, de savons, de sucre, de ciment, et... d'huile d'arachide.
Surtout les tissus de coton. Les représentants du puissant syndicat cotonnier patronal allaient, dans les chambres de commerce et les conférences économiques inspirées par le gouvernement, répétant que le marché colonial constituait un débouché vital. Et, en effet, l'industrie cotonnière de la région vosgienne y écoulait la plus grande partie de ses ventes, 40 % en 1925, 90 % en 1938. Cela dura, d'ailleurs, encore longtemps après la fin de la guerre. C'est là que l'on mesura l'intérêt pour l'industrie textile métropolitaine de pouvoir vendre à l'abri du marché mondial, dans une zone géographique à prix protégés : en réalité, les prix de revient de l'industrie textile française, de structure encore familiale, n'étaient plus concurrentiels et cette branche entrait dans un long déclin, d'autant que la concurrence des textiles synthétiques s'ébauchait.
Les colonies maintinrent le profit en assurant un débouché forcé. Il faut ajouter que l'industrie française n'avait tout de même pas que des cotonnades à caser : jusqu'en 1958, « nos » fabriques de... bougies écoulèrent sur le marché colonial plus de 80 % de leurs exportations.
Donc, les colonies étaient devenues vitales pour les marchands de tissus et de bougies. Elles assuraient aussi des taux de profits exceptionnels, notamment à la société commerciale CFAO (Compagnie Française d'Afrique Occidentale). Et les colonies furent même un débouché de secours pour l'industrie métallurgique, dans cette conjoncture de crise.
Dans ces années 30, les hommes politiques répétaient que « la destruction des empires coloniaux entraînerait la ruine des métropoles » . De même, le ministre socialiste Marius Moutet à l'époque du Front Populaire jugeait que, la colonisation étant un fait acquis, sa « brusque disparition engendrerait plus d'inconvénients et de dangers que d'avantages » . En outre : « C'est dans un paysannat indigène rénové que notre armée pourra vraiment trouver un recrutement sain, qui n'apportera pas de trouble social » .
Bref, une conjonction d'intérêts solides eut pour effet de pénétrer la bourgeoisie française du sentiment qu'il était vital pour elle de veiller à sa domination coloniale, directe. Situation à l'image des réalités du capitalisme français déclinant, et de sa bourgeoisie, nantie et frileuse.
Cependant, parallèlement, un petit noyau de serviteurs du patronat se voulait plus « moderniste », et cherchait à s'inspirer de la stratégie des industriels britanniques qui acceptaient l'installation d'usines textiles en Inde, bien sûr sous le contrôle de la finance britannique. On suggéra un début d'in-dustrialisation analogue, au Tonkin notamment.
Giscard d'Estaing (le père), envoyé en tournée officielle en Afrique, dressa un bilan sévère du caractère archaïque et primaire de l'exploitation coloniale française en ces lieux. Nous pourrions, estimait-il, ne pas nous borner à piller, à nous reposer sur nos rentes, mais au contraire en tirer davantage de profits en développant un peu plus les forces productives. Il faudrait pour cela que l'État finance les travaux coûteux
indispensables, qu'il assure la prise en charge des infrastructures nécessaires, afin que les capitalistes privés jugent « rentable » d'y investir. On retrouvera cette politique, sous la pression des nouvelles nécessités, après la guerre.
1944-1956 : la bourgeoisie française s'accroche au système colonial
L'effondrement militaire de la France en 1940 avait mis en évidence sa faiblesse comme puissance sur le plan mondial et remis les pendules à l'heure.
Dans l'immédiat, raison de plus pour les cotonniers et les cimentiers métropolitains, les rois du négoce et du trafic maritime, les forestiers du Gabon, les chambres de commerce ou d'agriculture de Dakar à Bangui, pour s'accrocher à ce qui était pour eux le bon temps des colonies.
Mais la guerre avait changé bien des choses, et bien des esprits d'abord parmi les Africains : la métropole, apparemment toute-puissante, avait pourtant été battue à plate couture, et les soldats africains qui revenaient des fronts ramenaient des idées nouvelles. D'un autre côté, pour la population, la guerre avait été une période de misère terrible, d'intensification du travail forcé et des réquisitions pour en tirer le maximum de vivres et de produits pour la guerre. Les gens étaient réduits à s'habiller avec des sacs à Dakar ou des fibres de raphia à Madagascar.
Et, bien sûr, il y avait aussi le contexte international, avec l'URSS grande puissance victorieuse et puissance non coloniale, et les États-Unis qui se proclamaient opposés aux chasses gardées, celles des autres bien sûr, celles de leurs rivaux et néanmoins alliés.
Lorsque De Gaulle, au début de 1944, fit à Brazzaville son fameux discours qui allait plus tard permettre à ses panégyristes de le présenter comme un génial décolonisateur, il n'était pourtant nullement question de décoloniser. Bien au contraire. L'occasion n'était d'ailleurs qu'une réunion de gouverneurs coloniaux et de hauts fonctionnaires, où il posa, en principe préalable : « Les fins de l'oeuvre de civilisation accomplie par la France dans les Colonies écartent toute idée d'autonomie, toute possibilité d'évolution hors du bloc francais de l'Empire ; la constitution éventuelle, même lointaine, de self-governments dans les colonies est à écarter » . Ce qui était suivi de : « On veut que le pouvoir politique de la France s'exerce avec précision et rigueur sur toutes les terres de son empire » .
La nouveauté tenait dans cette phrase : « On veut » , pour les peuples coloniaux, « que leur responsabilité soit peu à peu formée et élevée afin qu'ils se trouvent associés à la gestion de la chose publique dans leur pays » .
Il faut croire que cette vague promesse était trop révolutionnaire pour les intérêts coloniaux. Des « États généraux de la colonisation française d'Afrique noire » se réunirent en 1945 à Douala, puis à Paris en 1946, pour signifier leur opposition à l'instauration d'un collège électoral unique dans les colonies et réclamer le maintien d'un minimum de journées de travail obligatoire pour les Africains. Car sinon, disaient les coloniaux, rien ne pourrait obliger ces derniers à travailler, et ils parlaient de « lois biologiques de l'espèce » . Dans une ville comme Abidjan, ils faisaient régner dans la vie sociale, les transports, les lieux publics, des pratiques de discrimination raciale ouvertes.
De Gaulle et d'autres savaient peut-être qu'ils seraient bien obligés de décoloniser un jour, mais pendant toute cette période où le vent des indépendances secoua les continents asiatique et africain, la France fut en guerre outre-mer, en Indochine, en Tunisie, en Algérie, à peu près sans interruption de 1945 à 1962.
Grèves et agitation ouvrières dans l'ex-AOF
Le soulèvement de Madagascar en 1947 montra que les colonies françaises d'Afrique noire pouvaient s'embraser elles aussi.
La situation dans l'ensemble n'y était pas paisible.
Le Sénégal, avec ses dockers et ses cheminots, comme ses employés de commerce, avait connu nombre de mouvements de revendications de salaires depuis 1919. Et sous le Front Populaire, l'agitation sociale avait pris une ampleur sans précédent à Dakar, Saint-Louis, Rufisque ; des syndicats étaient apparus, généralement distincts entre Européens et Sénégalais. La répression contre les journaliers sénégalais grévistes du chemin de fer à Thiès en septembre 1938, qui fit de nombreux morts et blessés, n'arrêta ces mouvements que provisoirement.
Dès 1946, Dakar connut une nouvelle grève qui dura douze jours. La grève des cheminots que relate Sembene Ousmane dans Les bouts de bois de dieu se prolongea cinq mois, d'octobre 1947 à mai 1948. Presque 20 000 travailleurs africains y participèrent, car elle toucha toute l'AOF. Ils réclamaient pour leurs salaires un cadre unique avec celui des cheminots européens.
Il y eut d'autres mouvements, plus ou moins connus, des grèves au Dahomey, en Guinée, en 1950, notamment.
Les syndicats s'étaient développés rapidement depuis 1944, avec l'appui notamment de militants de la CGT française.
C'est de leurs rangs que sortirent Ruben Um Nyobé, nationaliste camerounais, et le Guinéen Sékou Touré, qui voulait organiser le mouvement syndical au niveau de toute l'AOF.
Le patronat et l'administration ne voulaient pas appliquer le principe d'un Code du Travail en Afrique noire : ils cédèrent pourtant, après un mois de grève générale dans tous les grands centres de l'AOF en novembre 1952.
Les planteurs ivoiriens veulent leur place au soleil
En Côte d'Ivoire, la petite-bourgeoisie des planteurs africains, avec Houphouët à sa tête, s'organisa en syndicat en 1944. Les planteurs européens faisaient la loi et défavorisaient systématiquement leurs rivaux africains. Ceux-ci étaient soumis, comme tous les Africains, au système des journées de travail obligatoires sur les plantations européennes ou pour l'administration. Ce système de travail forcé assurait la main-d'oeuvre aux Européens. C'est contre cette situation que le syndicat agricole africain entama son combat.
Ce qui n'empêchait pas, évidemment, Houphouët, qui était un chef et un grand propriétaire, d'avoir une nette conscience de classe. Il refusait l'adhésion à la coopérative des planteurs de « tout Africain ne possédant pas au moins 2 ha de caféiers ou 3 ha de cacaoyers en rapport » . Il reprocha à l'administration, par exemple, de trop payer à ses yeux les travailleurs d'une route : « Nous ne trouverons bientôt plus personne pour nos plantations » , se plaignit-il.
Mais, en 1944-45, avec son syndicat des planteurs africains, il fut la bête noire des colons, surtout quand il démontra que ses plantations pouvaient être plus rentables que celles des Européens, sur la base d'un travail volontaire, alors que les Français maniaient abondamment la chicote et se livraient à des expéditions punitives contre les paysans récalcitrants.
L'allégeance des futurs cadres de l'Afrique noire
Les colons allaient retrouver Houphouët, et cette fois en député, car des ordonnances prises en fin 1945 permirent l'élection de 29 députés africains à l'Assemblée constituante. Par la suite, ils furent 84, et 71 sénateurs. Centralement, on libéralisait le régime colonial. La Constitution de 1946 ne parlait plus de « colonies », mais de « territoires d'outre-mer », partie intégrante de la République indivisible.
En cette même année 1946, le travail forcé fut aboli, et les « sujets » de l'empire, pardon de la république, devinrent des citoyens.
Ainsi, les « prépondérants », comme on disait, devaient bien lâcher quelque chose aux « élites » locales, aux « Africains évolués », comme on disait aussi.
Ces « élites » n'étaient certes pas de dangereux révolutionnaires !
Ainsi, le Sénégalais Léopold Sedar Senghor, fils d'un négociant et propriétaire prospère, avait été élève à Paris dans les années 30, au lycée Louis-le-Grand, où il avait connu Georges Pompidou. Il était devenu un brillant agrégé de grammaire, en 1935, promu à ce titre citoyen français. Professeur en France, il était lié avant tout aux milieux littéraires parisiens.
Quant à Houphouët, une anecdote, qu'il a livrée lui-même plus tard, est révélatrice : en 1944-45, bien sûr les voitures étaient un signe de richesse. « Nous étions quatre en Côte d'Ivoire à posséder des véhicules : deux Européens, un Libanais et moi. J'ai été le premier en Côte d'Ivoire à introduire une Cadillac ; les gouverneurs n'en avaient pas » . Il concluait : « Les gens s'étonnent que j'aime l'or. C'est parce que je suis né dedans » .
Ce qui donna, en 1945-50, une image radicale à cet homme, c'est le fait que son parti, le Rassemblement Démocratique Africain (RDA), fut apparenté au PCF à l'Assemblée Nationale.
Des émeutes qui éclatèrent en Côte d'Ivoire en février 1949 et en janvier 1950 furent réprimées dans le sang et suivies d'arrestations massives. Houphouët ne fut pas arrêté, et en cette même année 1950, Mitterrand, qui était alors ministre de la France d'outre-mer, négocia le ralliement des élus du RDA, c'est-à-dire l'abandon de leur apparentement au PCF. Il rallia Houphouët à sa bannière, à charge pour lui de convaincre ses collègues au pays. C'était un bon choix du point de vue de la bourgeoisie française : Houphouët s'associa pleinement aux gouvernements français, dont il fut ministre de 1956 à 1959. Et Mitterrand put le qualifier d' « authentique messager de la libération africaine promis au plus haut destin » .
Il y avait une autre variété d' « élite » africaine en gestation. Au sein de l'armée française, cette fois. Lamizana, futur général de coup d'État en Haute Volta, était officier supérieur dans cette armée française. Soglo, futur général du même style au Dahomey, engagé volontaire à 21 ans, fit la campagne de 39-40 et conserva la nationalité française jusqu'en 1961, ayant atteint le grade de colonel. Si Eyadéma, actuel dictateur du Togo, servit en opérations en Algérie et ne fut que sergent-chef, la plupart de ces militaires de carrière ont fait la campagne d'Indochine et combattu pour conserver « la présence française » outre-mer.
Sans oublier Bokassa : s'étant engagé à l'âge de 18 ans en 1939, il faut croire qu'il prit goût à ce milieu puisqu'il rempila à la fin de la guerre pour aller combattre le Vietminh, et ne revint en Afrique qu'en 1958 : enfin bombardé lieutenant, il fut envoyé à Brazzaville au titre de l'assistance militaire technique de la France, au bon moment pour pouvoir bientôt jouer un rôle dans son pays, le Centrafrique.
Même devenu président, puis empereur de Centrafrique, Bokassa resta toujours un nostalgique de l'armée française, au point qu'un jour, dans un cocktail officiel, à Madagascar, il salua Bigeard d'un vigoureux « Nom de Dieu, Vive la Coloniale ! » .
Ainsi, l'appareil d'État français, dans le cadre de son fonctionnement normal et sans avoir forcément un dessein d'ensemble consciemment conçu, sélectionnait des hommes, à toutes fins utiles.
Il fallait bien entendu que leur soumission totale fût acquise.
Ruben Um Nyobé, au Cameroun, qui se montrait radicalement attaché à revendiquer l'indépendance, n'était au contraire pas en odeur de sainteté. Et puis il s'appuya sur un soulèvement paysan massif, contre lequel l'armée française mena sa guerre, en 1957-1958. Officiellement, une oeuvre de pacification, - terreur et regroupements de population, suivant des méthodes bien connues ! Le Cameroun n'était pas, en titre, une colonie de la France, il n'était que sous sa « tutelle », mais le gouvernement socialiste, qui avait déjà du sang indochinois et malgache sur les mains, qui était alors en pleine intensification de sa guerre en Algérie, massacra et brûla aussi en Afrique noire, au Cameroun.
Ruben, quant à lui, fut assassiné le 13 septembre 1958 (et son successeur, Félix Moumié, fut deux ans plus tard empoisonné à Genève par un agent des services secrets).
1956-1960 : de la « loi-cadre » à l'indépendance, bon gré mal gré...
En 1956, quand le gouvernement français se décida - ou se résigna, au choix - à accorder une sorte de régime d'autonomie interne à ses territoires d'outre-mer, il y avait eu Dien Bien Phu deux ans plus tôt ; il y avait les pouvoirs spéciaux en Algérie ; il avait déjà fallu lâcher pied en Tunisie et au Maroc.
Et le Ghana, l'ancienne Côte de l'Or, la Gold Coast, colonie anglaise, allait être sous peu le premier territoire colonial à accéder à l'indépendance en Afrique noire.
La « loi-cadre » patronnée par Gaston Defferre octroya à chacune des subdivisions administratives coloniales le droit d'élire au suffrage universel son assemblée et son conseil de gouvernement, qui pouvait prendre des décisions d'intérêt local et dont les membres portaient le titre de ministres...
Le système consacrait l'éclatement des grands ensembles territoriaux de l'AOF et de l'AEF, avec l'accord de la plupart des responsables africains d'ailleurs, en tout cas de ceux des territoires les moins pauvres, Gabon et Côte d'Ivoire. C'est là que l'on a commencé à transformer en frontières nationales de simples subdivisions de l'administration coloniale, coupant souvent des peuples en deux, voire en trois, et créant de futures sources de conflits.
Les temps avaient changé. Et même les colons les plus obtus des Chambres d'agriculture, à force de voir des personnalités africaines ministres dans les gouvernements de la France - Senghor, Houphouët, Modibo Keita - avaient fini par se rendre compte que rien de tragique ne menacerait leurs intérêts si ceux-ci arrivaient au pouvoir à la tête des territoires en passe de devenir des États. Et ils les trouvaient maintenant fréquentables.
L'État au service du pillage capitaliste
Quant aux milieux économiques et financiers dominants en métropole, ils n'avaient semble-t-il jamais paniqué. Et même, ils s'étaient largement préparés.
Ils tenaient certes à la possession de l'Afrique noire : d'ailleurs, les capitaux d'Indochine s'y repliaient en partie, et le thème des milieux d'affaires était alors « Lâchons l'Asie, gardons l'Afrique » . C'était, de toute façon, tout ce qui semblait devoir leur rester en fait d'empire colonial...
Et, en effet, ils y faisaient de bonnes affaires, en particulier depuis une dizaine d'années.
L'État les y avait aidés de son mieux. Il avait créé, dès 1946 - et c'était une nouveauté - des institutions officielles, dans ce but : le FIDES (Fonds pour le développement économique et social des territoires d'outre-mer) fut le précurseur des institutions qui gèrent ce qu'on baptise depuis l'« aide au développement ».
Pour l'essentiel, son rôle consistait à financer les infrastructures indispensables, d'autant plus indispensables en Afrique noire vu le retard accumulé, même par rapport à l'Afrique du Nord ou à l'Indochine d'avant-guerre.
Le FIDES fut une manne, de 1946 à 1960, au profit des entreprises privées.
L'exemple de la Côte d'Ivoire est significatif de cette époque de développement relatif.
L'arachide du Sénégal perdait alors de son intérêt aux yeux des grandes sociétés de commerce. Au contraire, le marché mondial du cacao et du café était « porteur », comme on dit aujourd'hui - porteur de profits, s'entend. Du coup, c'était la Côte d'Ivoire qui devenait plus intéressante. Pour pouvoir produire plus, le chemin de fer montant d'Abidjan vers le nord fut poursuivi en 1954 jusqu'à Ouagadougou, afin de mieux drainer vers les plantations de la basse Côte d'Ivoire les jeunes hommes de la Haute Volta déshéritée, parfois entassés sur de simples plateformes traînées sur le rail.
D'autre part, pour l'évacuation des produits, cacao, café, bois, nouvelles cultures industrielles de produits tropicaux, le réseau routier fut développé à partir de la fin de la guerre, axé sur Abidjan.
Et, à Abidjan, à partir de 1950, de grands travaux d'aménagement de l'ancien port aboutirent à l'inauguration d'un véritable port de commerce moderne, en septembre 1955, qui deviendrait le plus grand port de l'Ouest africain - le trafic maritime, source de gros profits, restant sous le contrôle d'armements français.
Les grandes compagnies commerciales françaises, la CFAO, et la Société Commerciale pour l'Ouest Africain (SCOA) prospérèrent donc une fois de plus, même si elles étaient dépassées par les filiales du groupe anglo-hollandais Unilever. En 1952, 42 % du total des exportations métropolitaines allèrent à l'ensemble des colonies françaises, mais essentiellement en Afrique. Ce fut le plus fort pourcentage de toute l'histoire coloniale.
De leur côté, à la fin des années 50, les sociétés françaises de travaux publics réalisaient le quart de leur chiffre d'affaires dans les pays d'outre-mer.
Et puis, il y eut les sociétés minières, les Péchiney, Comiphos, Rothschild, le plus souvent associées avec des capitaux américains, ou d'autres pays européens ; car c'est à partir de cette époque que se montèrent la plupart des grands projets miniers, concernant le fer et le cuivre de Mauritanie, le manganèse du Gabon (où on n'en restait plus aux chantiers forestiers), le charbon de Madagascar, ou la bauxite de Guinée ; tandis que des espérances pétrolières se faisaient jour au Gabon et au Cameroun.
Là aussi, les fonds de l'État permirent d'améliorer et développer les ports de Pointe Noire et de Port Gentil, ou de lancer la construction de grands barrages hydroélectriques.
Contrôler les appareils d'États officiellement indépendants
Les dirigeants français à la fin des années 50 savaient bien précisément qu'ils voulaient conserver en Afrique, indépendance ou pas indépendance, les possibilités de leur exploitation, présente et future.
Leur objectif était clair.
Mais sa réalisation n'était pas aussi simple.
L'indépendance des colonies modifiait plusieurs données de la situation, en effet.
Certes, la présence de l'impérialisme français dans ces pays n'était pas remise en cause en elle-même. Mais l'accession des colonies au rang d'États souverains ouvrait cette chasse gardée à la concurrence des autres puissances impérialistes.
Les dirigeants français se trouvaient devoir gérer une situation contradictoire : il fallait bien transférer la quincaillerie de la souveraineté : les drapeaux, les hymnes, les titres, voire l'accès à l'ONU, ce qui n'était pas grave. Mais, en même temps, il fallait rechercher les moyens de faire en sorte que ces nouveaux États se contentent de ces marques extérieures d'indépendance, et qu'ils demeurent en réalité, dans la mesure du possible, des prolongements de l'appareil d'État français.
L'impérialisme français est un impérialisme faible qui ne peut pas compter sur l'attraction de ses seuls capitaux pour maintenir sa prépondérance. Il a besoin, sinon de la canonnière en permanence, du moins des moyens directs d'un appareil d'État.
C'est déjà vrai pour les États-Unis, qui savent assurer la domination de leurs capitaux en Amérique latine, quand il le faut, par la mainmise sur les appareils d'État. A plus forte raison, pour la France qui est confrontée aux menées de rivaux plus puissants.
Contrôle militaire...
Entre juin et août 1960, deux ans après l'arrivée de De Gaulle au pouvoir, onze Républiques africaines virent le jour, suivies de la Mauritanie en novembre. Deux ans pendant lesquels De Gaulle avait retardé l'échéance au travers de replâtrages du cadre colonial.
Somme toute, le bilan fut globalement positif pour la bourgeoisie française. Au Cameroun, pourtant, l'armée française s'en mêla : de 1960 à 1963, vu sa compétence en matière de répression, on l'utilisa pour écraser le soulèvement des paysans bamilékés et asseoir la dictature d'Ahidjo.
Il faut cependant rappeler que les Comores ne devinrent, partiellement, indépendantes, qu'en 1975, et Djibouti en 1977 (pour s'en tenir à l'Afrique).
De toute façon, en 1960, la France n'avait pas vraiment le choix. En Algérie, où on avait tant combattu ce type d'échéance, de Gaulle en était à entamer des pourparlers avec le FLN. En Afrique noire, l'indépendance du Nigeria et du Togo étaient prévues pour 1960.
Et puis, il y avait le mauvais exemple de Sékou Touré en Guinée qui, en proclamant « préférer la pauvreté dans la liberté à la richesse dans l'esclavage » , enflammait la jeunesse et de nombreux syndicalistes des pays voisins, y compris en Côte d'Ivoire où la position du fidèle Houphouët devenait intenable.
L'affaire de la Guinée fut un couac exceptionnel. Houphouët, lui, fit plutôt de l'excès de zèle dans l'autre sens : il ne fit que se résigner à une indépendance qu'il ne réclamait pas.
L'octroi de l'indépendance était lié à la signature d'accords militaires bien précis, qui assuraient le maintien de bases et de garnisons françaises de Dakar à Diego Suarez. Quant aux armées des différents nouveaux États, elles furent bel et bien constituées en prolongement de l'armée française, formées de ses troupes « anciennement coloniales », qui avaient servi au maintien de l'ordre français, et encadrées par des officiers français.
D'autre part, les accords dits de coopération économique et technique engageaient les jeunes États à préserver les intérêts économiques français chez eux.
Dépendance financière...
Sur le plan financier, où se jouent comme on sait les intérêts vitaux, les États n'eurent même pas droit à une marque extérieure d'indépendance. Ils demeuraient en matière d'émission de monnaie dans le prolongement du Trésor français et de la Banque de France. On n'a même pas pris la peine de masquer la « zone franc » en modifiant le sigle de la monnaie africaine. Le franc en usage avant l'indépendance, le CFA, est resté le CFA. Mais on a subtilement changé les mots qui se cachaient derrière ces initiales : en 1945, CFA signifiait « Colonies françaises d'Afrique » ; en 1958, cela signifia pendant un temps Franc « de la Côte Française d'Afrique ». En 1960, on eut le franc de la « communauté financière africaine », ou « de la coopération financière en Afrique centrale ».
En tout cas, la zone franc est bien avantageuse pour les exportateurs français, ils sont protégés contre les risques de change, et ils peuvent transférer intérêts et capitaux sans aucune contrainte. Cela ressemble fort aux anciennes protections des marchés coloniaux ! Soit dit en passant, la France partageait par la même occasion sa propre inflation avec les pays de la zone franc. En outre, à une époque où les cours des matières premières étaient élevés, certains des États producteurs avaient des excédents, déposés - CFA oblige - à la Banque de France. C'est l'argent des États d'Afrique qui a permis au franc français de traverser quelques passages difficiles et de limiter certaines dévaluations.
Aussi faible que soit l'impérialisme français, il a tout de même des moyens...
...Une administration économique sous tutelle
La menace des concurrents impérialistes était concrète : des convoitises s'étaient déjà fait jour concernant les ressources minières de plusieurs pays ou le pétrole qui commençait àjaillir au Gabon. Avec la Communauté économique européenne naissante, qui entraînait les anciennes colonies dans le wagon de leur métropole, voilà que des sociétés allemandes ou italiennes commençaient à faire leur apparition au Togo et en Côte d'Ivoire.
Les appareils d'État locaux furent organisés en tant que sous-traitants, en quelque sorte, pour le compte de la maison-mère française.
Le rôle de l'État dans l'économie est, en effet, capital dans ces pays où les bourgeoisies locales sont partout faibles, parasitaires et peu susceptibles d'investir dans la production locale.
Lorsqu'ils ne sont pas placés dans les banques d'Europe mais investis sur place, les capitaux privés locaux le sont dans l'immobilier, dans la spéculation ou, au mieux, dans le commerce où ils sont tout naturellement subordonnés aux grands capitaux d'Occident. Mais les grandes firmes d'import-export françaises, pour maintenir leur contrôle sur le commerce de gros et de demi-gros, ont à affronter la concurrence de firmes américaines, japonaises ou chinoises de Taïwan...
Mais, le principal collecteur d'argent demeure partout l'État. Ce sont les États qui sont susceptibles de centraliser et de mettre à la disposition des grandes sociétés, afin de les transformer en capitaux, les multiples petites sommes extorquées aux paysans pauvres, aux petits marchands, aux travailleurs par le biais de l'impôt ou du racket pur et simple. Aussi, pour les grands capitaux français, le contrôle de ces États est indispensable.
Bouygues ne s'amuse pas - ou pas encore - à proposer des maisons Bouygues sur les bords du golfe de Guinée, du Niger ou du Chari, pour une bourgeoisie petite et moyenne sans surface suffisante : il préfère les contrats portant sur la construction de routes ou de grands aménagements, voire de cathédrales, passés avec les États.
Pour imposer leur loi, les capitaux français avaient besoin que l'administration économique étatique soit dans le prolongement de leurs intérêts ; que ses détenteurs ne soient pas tentés, par exemple, d'offrir leurs services à plus offrant - même si on ne pouvait décemment pas les empêcher de songer à leur propre enrichissement au passage.
On ne pouvait pas se contenter pour cela de la fidélité des leaders en vue : d'ailleurs, celle-ci n'était pas garantie d'avance dans tous les cas ; et puis il pouvait survenir des rivalités internes, voire des cas de mort subite... C'est toute l'armature non seulement des organes de répression, mais de l'administration qui fut truffée de directeurs, de conseillers, d'éminences grises, de soi-disant coopérants techniques, représentants directs des intérêts français même quand - comme ce fut le cas assez souvent - des Antillais furent appelés à ces fonctions.
Les jeunes États africains ont été placés direct-ement sous haute surveillance par De Gaulle. L'oeil de Paris s'est nommé Jacques Foccard pendant quatorze ans. Avec le titre de secrétaire général à la présidence de la République pour les affaires africaines et malgaches, il avait pour rôle, pour employer le vocabulaire de l'époque, de consolider le pouvoir des dirigeants « loyaux », et de « faire sentir le mors » aux autres, tout en contrant les visées des puissances étrangères. Cela nécessita la mise sur pied d'une service de renseignements spécial, peuplé de mystérieux « coopérants techniques ».
La Société Commerciale pour l'Ouest Africain, la SCOA, put, dans ses conseils d'administration de la période 1960-61 décerner un satisfecit à De Gaulle. Dirigeants et actionnaires se réjouis-saient de ce « qu'en dépit d'appréhensions suscitées par la venue de l'indépendance des États d'Afrique, celle-ci se soit en fait accomplie dans un climat de grande sérénité » , les États africains ayant été portés à la « maturité politique » .
Trente ans d'une même politique d'adaptation
Aujourd'hui, on peut dire que, sur le fond, la nature du problème n'a pas changé pour les gouv-ernements français successifs. Ils ont en quelque sorte hérité d'un patrimoine à gérer au mieux des intérêts de leur classe, mais on sait bien qu'un patrimoine, cela peut être menacé. Il convient d'en prendre soin.
Toute leur politique a pour but de conserver, d'assurer la maintenance des intérêts capitalistes français en Afrique en veillant à ce que les appareils d'État locaux ne leur échappent pas.
Et, depuis trente ans, il leur a fallu batailler pour cela, en permanence, et parfois batailler dur. Car n'oublions pas qu'il s'agit de conserver sous la coupe de la France, pour pressurer leurs peuples, une série d'États à travers tout un continent, de Nouakchott à Bangui, et même Tananarive, dans leur immensité et leur diversité.
Une longue série d'interventions militaires au secours des dictatures
Les gouvernements français sont intervenus directement, par la force militaire. La liste de ce type d'interventions est longue. Elles ont eu dans la plupart des cas pour but de protéger les pouvoirs en place, et même directement les dictateurs en place, de leur inspirer confiance dans la rapidité d'intervention de la France en cas de besoin. De Gaulle disait déjà que ses amis africains devaient, dans l'adversité, pouvoir compter sur le soutien de la France. Et Pompidou rajoutait que ce que la France ne ferait pas, d'autres le feraient à sa place, au risque qu'elle soit éliminée.
Quand Giscard déclamait sur le thème « L'Afrique aux Africains », qu'il envoyait ses paras aux quatre coins du continent, de la Mauritanie au Tchad, de Djibouti au Zaïre, le « péril rouge » n'y était pas pour grand'chose, même si la lutte d'indépendance des colonies portugaises était soutenue par Cuba, si Kadhafi était arrivé au pouvoir en Libye et si les militaires qui avaient renversé le vieil empire éthiopien regardaient à l'Est. Giscard prétendait au rôle de gendarme du continent, peut-être ; à celui de puissant protecteur des dictateurs amis en péril, certainement ; et accessoirement, il cherchait à se faire au Zaïre un ami de Mobutu, lequel saurait montrer sa reconnaissance... en achetant français.
Et Mitterrand n'a pas agi différemment sur le fond, avec ses interventions au Tchad, au Togo et au Gabon.
Des cheminements différents, mais la même dépendance au bout du compte
Ces divers pays ont connu, évidemment, des cheminements parfois différents.
Les fidèles ont prouvé leur fidélité. En Côte d'Ivoire, Houphouët est toujours là, du moins jusqu'à nouvel ordre... Il a toujours les mêmes bons amis français, qui sont là depuis le début eux aussi : notamment son directeur de cabinet et le secrétaire général de la présidence ivoirienne.
Au Sénégal, Senghor a passé le relais, mais la continuité s'est incarnée en la personne du Français Jean Collin, ancien administrateur colonial devenu ministre d'État dans le gouvernement sénégalais, secrétaire général de la présidence, considéré comme une sorte de vice-roi tout puissant, secrétaire aussi du Parti Socialiste au pouvoir.
Jean Collin a quitté ses fonctions au mois de mars dernier. Il a tout de même laissé son fils dans la place, directeur de cabinet du ministre du Tourisme.
Les responsables pour les grands travaux, qui sont parmi les hommes les plus puissants de ces pays, se trouvent souvent être des Français.
D'autres pays ont semblé, en revanche, faire bande à part : le Bénin, Madagascar, le Burkina, ont déclaré choisir « la voie du marxisme-léninisme », du « socialisme scientifique ». Le Congo-Brazzaville, lui, s'est même carrément engagé « dans la grande révolution prolétarienne mondiale » et s'intitule République Populaire.
Mais cela n'a pas affecté, en tout cas pas de manière durable, l'adaptation de la politique française en ces lieux, même si les coopérants français ont parfois été amenés à côtoyer quelques messieurs moins élégamment vêtus, venus de l'Est apporter eux aussi leur coopération désintéressée.
Aujourd'hui, tous ces dissidents sont rentrés au bercail. Sankara, au Burkina, a été assassiné, et son successeur « rectifie » sa révolution. Le Bénin, « République Populaire » depuis 1975, vient de se transformer le 1er mars dernier en République du Bénin tout court. Pour qu'on ne s'y trompe pas, il a du même coup porté un administrateur de banque au poste de Premier ministre, tout comme le Gabon d'ailleurs à peu près au même moment.
Et Mitterrand vient d'aller faire sa tournée de représentant de commerce à Madagascar.
Le Tchad, bien sûr, de son côté a eu, lui, une histoire très agitée et n'a toujours pas de pouvoir stable. Mais, de Tombalbaye à Malloum, de Hissène Habré à Goukouni, ou de Goukouni à Hissène Habré, tous ont défilé à l'Elysée. L'Elysée veille à ne pas placer tous ses oeufs dans le même panier de façon à entretenir des amitiés fructueuses, y compris dans un pays aussi pauvre que le Tchad.
La crise des années 70 : les banques se jettent sur les États africains
Au début des années 70 éclate la crise monétaire internationale, rapidement transformée en récession économique.
A l'échelle du monde, les grands trusts ont trop d'argent mais ne savent pas où investir car le marché, lui, montre partout des signes d'essoufflement. On se souvient comment les grandes entreprises, aidées par leurs États, ont répondu à ce problème.
Les banques et les sociétés financières se sont mises à prêter de l'argent en veux-tu en voilà. Comme dit, avec une feinte naïveté, l'article déjà cité du ministre de la Coopération : « Si les pays du Nord s'inquiètent aujourd'hui du volume de la dette des pays pauvres, n'oublions pas qu'il y a quelques années, il était impératif de recycler les pétro-dollars » .
N'oublions pas, en effet, que ces prêts ont été pour ainsi dire imposés aux États des pays pauvres ou, plus exactement, à leurs dirigeants qui acceptèrent d'autant plus volontiers cette contrainte qu'ils touchaient des retombées. A ceci près que ce que le ministre appelle « pétro-dollars » était tout simplement le surplus de capitaux que les grands trusts ne pouvaient pas et ne voulaient pas investir dans la production.
Cette stratégie du grand capital occidental ne concernait pas seulement ni même principalement l'Afrique, ce continent dont la solvabilité, même à l'époque, était déjà bien faible.
Mais, enfin, là encore la France étant un impérialisme de seconde zone, cette Afrique qui n'avait qu'une importance mineure par rapport au Brésil, au Mexique, voire aux pays de l'Est, encore prétendument socialistes, cette Afrique présentait par contre un intérêt certain pour les banques et les établissements financiers français.
L'art et la manière de conserver le client
Giscard se mit à parler d'un « Nouvel ordre économique international », au sein duquel on allait substituer des relations égalitaires aux anciens liens de domination entre nations indust-rielles et Tiers Monde.
C'est alors, soit dit en passant, qu'on fonda officiellement la « grande famille ». Le premier sommet des chefs d'État africains avec la France eut lieu en 1973, Giscard les a ensuite rendus réguliers. On y affecte une certaine familiarité et une personnalisation des relations. Bokassa appelait De Gaulle papa, Bongo vit un temps un frère en Giscard, lequel donnait du « cher cousin » à Bokassa. Mitterrand, lui - c'est son style - personne n'est son cousin, mais cela ne change rien. A défaut d'avoir de grands moyens, la France a de grands sentiments.
Concrètement, cela signifiait que le Crédit Lyonnais, la BNP et la Société Générale n'allaient pas être en reste pour chercher à placer leurs offres de crédits, et que l'État français devait les y aider au maximum. Elles ont monté à partir de 1973, avec la garantie de l'État, des milliards de crédits dits d'aide à l'exportation, c'est-à-dire d'aide aux grands exportateurs français. La moitié de ces crédits était destinée à l'Afrique subsaharienne.
Les affaires de travaux publics en ont semble-t-il tout particulièrement profité. Un mémoire établi par le Crédit Lyonnais, plus tard, en 1982, pour le compte d'un ministère, exposait qu'à partir de 1973, « vu le ralentissement de l'activité en France » , les affaires de travaux publics en particulier s'étaient tournées vers l'extérieur : Bouygues, Jean-Lefebvre, Spie Batignolles, Dumez. Dans la période qui s'était écoulée, 42 % de leurs exportations étaient allés vers l'Afrique, et elles y avaient fait la majeure partie de leurs bénéfices.
C'est là qu'il se montrait intéressant d'avoir de bons amis à la direction des grands travaux, du côté de Yamoussoukro, Libreville ou Douala !
La France n'avait plus de vraies colonies, mais des États-clients, et c'était tout de même bien profitable pour une série de grandes sociétés. Pas seulement les travaux publics d'ailleurs : de la Guinée, redevenue amie, au Zaïre de Mobutu, que de matériels Thomson ou Alsthom, d'armements Matra ou Dassault, furent casés ! On n'en était plus au temps des cotonnades et des bougies, et on ne se limitait plus au « pré carré » des anciennes colonies.
Les petits services font les gros profits
Evidemment, cette situation, dans la période des années 70, a, en contrepartie, accru la marge de manoeuvre des dirigeants africains vis-à-vis de la métropole. Ils ont pu davantage jouer leur jeu, dans le registre : « Je suis le dernier rempart contre la subversion communiste », ou « Je vais voir du côté de Kadhafi », ou dans le style Bongo : « Il n'y a pas qu'Elf comme compagnie pétrolière dans le monde ! ».
Car, pour nos gouvernants, le souci était, pour résumer, de conserver le client, de l'empêcher de faire faux bond ou de passer à la concurrence... Il fallait s'assurer qu'il achète français, qu'il commande français, qu'il se fasse piller, ou plutôt qu'il laisse piller son pays, mais français ! Quitte à lui rendre les petits services qui font les gros profits, comme d'expulser un opposant ou d'interdire la publication d'un livre dénonçant la dictature, afin de rester en bons termes avec les bourreaux de Conakry ou d'ailleurs.
Les dictateurs d'Afrique ont grassement profité de l'aubaine, dans les années 70. Le gouvernement français s'est montré, non un simple protecteur, mais un vrai parrain... Les cadeaux sont d'ailleurs le vrai ciment des familles, comme chacun sait.
Ce que les journalistes appellent la « zone d'ombre » de la coopération franco-africaine ne tient pas aux tares supposées de telle ou telle personnalité. Elle se caractérise trop par sa continuité ! Aujourd'hui, c'est un fils Mitterrand, Jean-Christophe, baptisé, paraît-il, « Papa-m'a-dit » dans les capitales africaines, qui a officiellement le genre d'attributions qu'avait Foccard. Des mauvaises langues assurent qu'il a des accointances dans le manganèse gabonais ou encore le cacao ivoirien.
Quoi qu'il en soit, l'histoire des rapports entre Paris et les États africains indépendants est, depuis le début, pleine de pressions mystérieuses, de disparitions suspectes, sans parler des coups tordus de mercenaires et autres agents secrets. Les complices et néanmoins rivaux se tiennent par la barbichette, car rien n'est avouable devant les peuples.
Et la corruption est aussi inhérente au système que ses aspects occultes et la personnalisation des relations entre dirigeants.
Les sociétés françaises corrompaient, et corrompent, avec la bénédiction officielle.
Les bakchichs et autres pots de vin ne sont pas nouveaux, bien entendu. Cela fait partie du commerce depuis la nuit des temps, mais ils ont pris alors des proportions quasi-industrielles.
Pour les grosses firmes, bien sûr, pas de problème particulier : elles ont des sociétés financières qui servent, entre autres choses, à masquer ce type d'opérations.
La masse des exportateurs intègre cela au titre de « FCE », « frais commerciaux exceptionnels », ou bien de « Commissions payables à l'étranger », couverts jusqu'à un certain point par l'assurance de l'État. Il paraît que, dans les séminaires destinés aux hommes d'affaires qui envisagent de s'intéresser aux pays pauvres en général, on enseigne les mérites comparés de la corruption « verticale » ou de sa variante « horizontale ».
Certes, Houphouët, Bongo, Mobutu, leur entourage, les biens placés, les « grotos » comme on dit entre Dakar et Abidjan, sont infâmes. Ils ont fait fortune au plus vite, empoché les pots de vin et contribué à vider les caisses de leurs États à la hauteur de leurs possibilités ; ils fraudent le fisc et la douane ; ils trafiquent dans les diamants ou le cacao - sur le dos de peuples misérables.
Ils prêchent l'austérité à des fonctionnaires qui gagnent 1000 F (français) par mois, à des ouvriers qui en gagnent 600, quand leur fortune personnelle se chiffre en milliards (pas en francs CFA non plus), et qu'ils la placent dans l'immobilier, en Europe de préférence, à défaut de pouvoir le faire dans l'industrie lourde ou l'électronique, ou la font fructifier dans les banques suisses. Car, comme le dit Houphouët, « Quel est l'homme sérieux dans le monde qui ne place pas une partie de ses biens en Suisse ? C'est la banque du monde entier » .
Et il est vrai que ces gens-là se comportent comme les richissimes du monde entier.
Mais s'ils peuvent le faire, c'est que cela fait partie du mode de fonctionnement normal du système capitaliste appliqué à des pays pauvres dont les possibilités de développement ont été bloquées.
Les gouvernants européens ne s'en formalisent pas, en vérité. Déjà, en ce qui les concerne, les banques suisses n'y perdent pas. Swissair a même créé sa ligne Genève-Abidjan, dit-on, spécialement pour que les transferts de fonds non avouables depuis la Côte d'Ivoire soient directs et sûrs. Mais d'une façon plus générale, la corruption est inhérente au système, elle est structurelle. Quand on a besoin de serviteurs, de relais, d'intendants, il faut bien les payer - et même les autoriser tacitement, au moins jusqu'à un certain point, à se servir dans la caisse au passage.
La basilique de Yamoussoukro, avec ses 3000 prie-dieu à climatisation individuelle, c'est sans doute aller un peu loin, mais on y gagne à fermer les yeux. Dumez et Bouygues en tout cas y ont gagné gros.
Si le pillage des peuples se chiffre en milliards pour Houphouët, Mobutu ou Bongo, combien de zéros faudrait-il ajouter à ces milliards pour avoir une idée de ce que ce pillage rapporte aux sociétés capitalistes françaises ?
Certains dans la presse s'amusent depuis quelque temps à dénombrer les propriétés parisiennes et les villas sur la Côte d'Azur des dictateurs africains, mais personne n'est même en mesure d'estimer les richesses réelles accaparées, en bonne propriété privée, par les puissants du monde capitaliste - y compris français, aussi minables que ceux-ci soient par rapport à leurs semblables américains ou japonais.
Bien sûr, de la frénésie de constructions des années 70, il reste des routes, des ponts, des écoles ou des hôpitaux, qui sont utiles. Mais le critère des investissements n'était pas tant leur utilité que leur ampleur. L'enjeu n'était pas tant d'investir dans une production utile aux consommateurs, que de vendre n'importe quoi à des conditions financièrement rentables.
Et ce n'est pas la même chose.
Pour ne prendre qu'un seul exemple : le Zaïre a un nombre record d'investissements ratés au km2. La France s'y est spécialisée dans des réalisations grandioses en matière de télécommunications ultra-sophistiquées : elles ont certes profité à Thomson, Alcatel, accessoirement à Mobutu en commissions et pseudo-prestige, mais certainement pas aux Zaïrois.
Cela marche ou cela ne marche pas, ce n'est plus le problème de Thomson.
Et que, de toute façon, l'Afrique, dans son ensemble, compte près d'un million de téléphones de moins que la seule ville de Paris, c'est le moindre des problèmes pour ces gens-là (même si ce n'est pas le plus grave à déplorer).
Ce n'est pas le résultat, la production, même aux prétendues normes capitalistes, qui intéressaient nos investisseurs. Sous couvert de développement - puisqu'on couvre tout cela sous le nom de développement- il ne s'agit que de faire des profits de type commercial, rapides - et garantis.
Et pour cela, évidemment, rien de tel que les palais présidentiels en marbre de Carrare, les piscines olympiques et les stades, les autoroutes spéciales pour Mercédès de chefs d'État, ou encore les vieux centraux téléphoniques démodés en France et liquidés sur le marché africain, ou même les routes qui n'aboutissent nulle part...
L' « aide au développement »... des profits capitalistes
La propagande officielle affirme que la France apporterait son aide aux pays du Tiers Monde, particulièrement ceux de l'Afrique noire. Mitterrand a fait étalage de ses quelques mesures d'allégement de la dette des pays les plus pauvres.
Et certains s'imaginent, ou feignent de s'imaginer, que l'État distribue des milliards et des milliards, aux frais du contribuable français.
En réalité, la rubrique de l'« aide » au Tiers Monde entretient une confusion voulue entre les prêts de la puissance publique, d'une part ; et, d'autre part, les crédits bancaires importants et garantis par l'État, fournis pour aider les grands exportateurs français, et qui sont des crédits classiques à travers lesquels les banques recherchent leur rentabilité (comme l'a écrit un grand banquier américain : « Notre stratégie ne consiste pas à faire des prêts, elle consiste à faire de l'argent » ).
En principe, on pourrait penser que l'aide publique au développement n'a pas pour objet de soutenir les affaires des exportateurs français. Pourtant, pour l'essentiel, c'est bien à cela qu'elle sert elle aussi. Car cette « aide » est « liée », c'est-à-dire qu'elle est accordée sous condition de servir à passer commande auprès de fournisseurs ou industriels français.
L'organisme dépendant du Ministère des Finances qui gère l'essentiel des fonds de la prétendue « aide » concernant l'Afrique se nomme « Caisse centrale de coopération économique ». Il n'a même pas, en réalité, vraiment l'apparence d'un mécène. Cette Caisse centrale se veut un « catalyseur » de la fameuse « aide » et les intérêts privés y sont associés aux financements publics. Des représentants du secteur privé siègent dans ses instances dirigeantes, par exemple un membre éminent du CNPF, Jean-Pierre Prouteau.
On peut chercher longtemps une « aide » réelle dans ce système. S'il y a des sommes qui sont des dons, leur montant est proportionnellement dérisoire. Et elles servent à l'occasion à des fins politiques, pour financer des Carrefour du Développement par exemple, ou pour voler au secours de tel chef d'État en panne pour payer ses fonctionnaires en fin de mois, accessoirement à financer des équipement sanitaires, scolaires ou sociaux... ou envoyer des tentes aux Touaregs du Niger...
Banquiers, industriels et administrateurs financiers s'entendent pour faire fonctionner la machine à profits. La « coopération » est un lieu de transit. Si des capitaux publics vont bien en Afrique, ils reviennent en France, grossis de la plus-value récupérée sur le dos des travailleurs africains et recyclés sous forme de capitaux privés.
Si le contribuable français a été détroussé par quelqu'un dans l'affaire, c'est au bénéfice de patrons français, grands ou moyens.
Quant aux habitants du Burkina, du Mali, de Centrafrique, du Sénégal, leur majorité pauvre n'a jamais vu la couleur de cette « aide » qui, il est vrai, si elle était également répartie, ne représenterait de toute façon que de 132 à 552 francs par habitant et par an.
Pendant la dette, l'exploitation continue
Le bilan de toute cette époque où les banques se sont jetées sur les États africains, ce sont les super-profits privés pour les capitalistes occidentaux, français en l'occurrence. Mais pour les pays d'Afrique, c'est l'endettement, la chute dans une nouvelle forme de dépendance, la dépendance financière.
L'endettement des pays d'Afrique noire a commencé à apparaître inquiétant aux instances financières internationales à partir du moment où les États, les uns après les autres, n'ont plus pu payer, c'est-à-dire environ depuis 1985. De la même façon qu'on n'a parlé de « crise de la dette » qu'à partir de la déclaration de faillite du Mexique en 1982.
Maintenant, c'est un tollé général : l'Afrique est en crise. Mais, même si, comme l'écrivent eux-mêmes les financiers de la Banque mondiale, « Les dettes de l'Afrique, malgré leurs effets dévastateurs pour l'Afrique elle-même, sont relativement mineures en regard de la dette mondiale » , cela ne signifie pas de leur part qu'ils envisagent des facilités de paiement. Au contraire : « Le type de réduction de la dette consentie par les banques commerciales aux grands pays d'Amérique latine ne sera donc probablement pas offert aux pays africains » .
Ce n'est pas que les pays d'Amérique latine aient été gâtés par la Banque mondiale et le Fonds monétaire international. Mais leur importance pour le capitalisme américain est sans doute telle qu'elle impose une politique particulière. En tout cas, en Afrique, ce « type de réduction de la dette » serait « sans objet. Il ne faut donc pas trop attendre des apports d'argent frais pour l'allégement de la dette dans un proche avenir » .
La France, principal créancier et usurier
Exsangue, endettée, avec une production qui recule, l'Afrique noire n'a cependant pas cessé d'intéresser les capitalistes français.
La France détient plus des deux tiers des créances des pays africains dans sa « mouvance ».
Les banquiers français de la BNP et du Crédit Lyonnais profitent de la faillite de leurs banques associées en Afrique pour se restructurer et se concentrer. C'est-à-dire qu'elles y reprennent pied directement, liquidant des filiales et ne reprenant à leur compte qu'elles appellent les « créances saines ».
Il y a diverses façons pour elles de profiter de la dette. On peut se revendre la dette d'un État, on peut spéculer dessus. On peut profiter de ce que les États sont aux abois pour les contraindre à céder aux capitalistes privés à des prix dérisoires les secteurs qu'ils avaient pu prendre en charge par le passé ; ou pour les réduire à placer leurs pays entiers en zone franche, comme le fait actuellement le Togo, avec toute latitude pour les industriels occidentaux éventuellement intéressés d'y surexploiter leur main-d'oeuvre.
Et on voit apparaître une nouvelle sorte de coopérants, qui surveillent les caisses. Au Cameroun, des Européens, essentiellement des Français, sont installés aux postes de contrôle des importations, ou des recouvrements de créances...
Diminution des investissements productifs
Ce n'est plus guère comme champ d'investissements dans la production, fût-ce de matières premières, que l'Afrique noire intéresse les capitalistes.
Maintenant que les pays africains sont endettés jusqu'au cou, menacés de crises sociales graves, ils ont plutôt tendance à se retirer et à chercher leurs profits sous des cieux plus cléments.
Et, alors qu'on nous parle aujourd'hui de reprise de l'économie mondiale, l'investissement par tête en Afrique est trois fois moindre, en monnaie constante, qu'il y a 13 ans.
Même les grandes sociétés de commerce telles que la SCOA ou la CFAO se retirent pour ne se concentrer que sur quelques secteurs rentables, comme les grandes surfaces, qui là-bas s'adressent aux membres des classes populaires qui ont de l'argent, c'est-à-dire à la petite bourgeoisie aisée.
L'instance spécialisée pour l'Afrique au sein du CNPF, dressant le bilan pour l'année dernière, constate que, sur un millier de filiales de groupes français opérant au sud du Sahara, certaines ont fermé boutique, peut-être 15 ou 20 % d'entre elles ; les autres réduisent leurs activités, et en tout cas il n'est plus question d'une façon générale de nouveaux investissements.
Ce désengagement du patronat ne veut pas dire que l'ensemble des capitalistes se retire comme un seul homme : cela n'est guère concevable ! Chaque société voit midi à sa porte, et telle ou telle peut juger de son intérêt de conserver une antenne africaine. Edouard Leclerc, par exemple, semble, si on en croit sa publicité, avoir pour sa part un créneau dans le café de la Côte d'Ivoire.
Les têtes pensantes du patronat émettent d'ailleurs à l'intention de leurs pairs la recommandation de ne pas prendre le risque de tout lâcher.
Et il y a toujours le manganèse dont profite la COMILOG ou le pétrole dont profite ELF ; il y a le transport, le stockage et la vente du café, du coton, du cacao, dont profite, par exemple, la société Sucres et denrées ; la fabrication de boissons demeure, paraît-il, rentable aux yeux de la Société des Brasseries et Glacières Internationales, de même que celle des médicaments - et Rhône Poulenc Santé ne se plaint pas en ce qui la concerne.
Mais il reste que la tendance la plus générale est à la diminution des investissements productifs (et quoi qu'on puisse penser par ailleurs de l'intérêt de leur production et de la proportion des simples gaspillages).
Cela ne signifie pas que l'Afrique n'est plus exploitée, cela signifie seulement que les aspects usuriers de l'exploitation sont devenus dominants.
Régression économique : l'Afrique malade du capitalisme
La régression subie par l'Afrique noire se traduit déjà dans les chiffres bruts. Ce n'est pas une tendance, mais un fait. Leur part dans le commerce mondial a toujours été très faible mais, aujourd'hui, les pays africains de la zone franc ne comptent plus que pour environ 2 % des importations et exportations de la France.
Mais, pour les pays africains, le premier scandale est bien qu'ils doivent importer, à grands frais, une partie croissante de leur nourriture. L'Afrique noire reste encore largement rurale, même si la proportion de la population urbaine s'accroît à un rythme rapide. Pourtant, elle ne produit plus de quoi se nourrir.
Plus de cent millions de personnes dans l'Afrique au sud du Sahara, un quart de la population, vivent « en état d'insécurité alimentaire chronique » , pour reprendre l'euphémisme de la Banque mondiale. C'est-à-dire, pour les messieurs bien nourris et porteurs d'attaché-cases des capitales occidentales, qu'elles « ne mangent pas assez pour pouvoir travailler » . On peut se demander si les enfants et les anciens sont pris en compte dans cette évaluation.
L'Afrique noire ne connaît même plus le faible taux de croissance économique des années 1950-60. Au long des dix dernières années, le revenu par habitant a diminué régulièrement de 2,5 % par an. Tous les taux utilisés par les spécialistes pour mesurer ces choses-là, taux de croissance du produit national brut ou du produit intérieur brut, par habitant, taux de croissance de la production industrielle, comme de la production agricole, tous ces taux sont devenus négatifs au cours de la dernière décennie. Ce qui signifie que, non seulement il n'y a plus croissance, mais étant donné l'augmentation de la population, régression.
Pour 450 millions d'habitants, son PIB (Produit Intérieur Brut) est égal à celui de la Belgique, qui n'a que 10 millions d'habitants !
Ce ne sont pas les « Africains » en général qui se sont appauvris, on le sait. Pas Bongo, pas Houphouët, pas Eyadéma ni Mobutu, ni leurs cliques et clientèles. Mais la masse de la population, elle, oui, est plus pauvre aujourd'hui qu'il y a trente ans, sans avoir besoin des indices des économistes pour s'en rendre compte.
Les infrastructures elles-mêmes reculent ; ce sont des tronçons de voies ferrées qui doivent être fermés faute d'entretien, des routes qui se délabrent, sans même parler des ascenseurs qui ne fonctionnent plus dans les immeubles des privilégiés des capitales. Les domaines de l'enseignement et de la santé, qui sont toujours restés sommaires pour la plus grande partie de la population, sont les premiers touchés par les restrictions des dépenses publiques.
Quant aux salariés des villes, qui ne sont sans doute pas dans la condition la pire, leurs salaires réels ont reculé d'un quart environ depuis 1980/1981, et les licenciements ont été massifs. Dans le même temps, au palmarès des villes les plus chères du monde, où Paris se trouve en seizième position, six villes africaines figurent parmi les dix premières : Brazzaville, Libreville, Abidjan, Douala, Dakar et Lomé.
A titre d'exemple : à Abidjan, un ouvrier qui gagne environ 24 francs par jour doit dépenser sur cette somme quelque 10 francs par jour pour son transport.
Une réalité sociale intolérable contre laquelle les pauvres se révoltent
Imposer aux pays d'Afrique le paiement d'intérêts usuriers alors même que leur économie recule et que le prix des matières premières qu'ils exportent s'effondre, cela signifie nécessairement une diminution brutale du niveau de vie des masses populaires, niveau de vie déjà à la limite de l'insupportable.
A l'origine de la récente vague de révoltes, il y a un peu partout, directement ou indirectement, les plans d'austérité imposés par les banquiers internationaux aux pays d'Afrique et que les dictateurs locaux ont tenté de répercuter sur leurs populations, à commencer par les employés de l'État.
Il n'est pas étonnant dans ces conditions que ce soit précisément les employés de l'État, voire, dans le cas de la Côte d'Ivoire, des policiers, des douaniers, des militaires, qui aient été parmi les premiers à manifester leur colère. Mais, au Gabon comme en Côte d'Ivoire, des enseignants, des employés de banque ou d'assurances, des travailleurs d'entreprises privées se sont lancés dans la lutte gréviste.
Et, derrière eux tous, il y a, menaçante, autre chose. Il y a cette masse de prolétaires, de semi-prolétaires agglutinés dans les quartiers pauvres de Dakar, d'Abidjan, de Libreville, de Port-Gentil et de Douala. Il y a ces centaines de milliers de chômeurs qui survivent, mal, de travaux occasionnels, de vente de tout et de rien, et tous les jeunes qui se savent condamnés.
Eh bien, dans les événements des dernières semaines, ces masses ont commencé à montrer de la révolte. Elles l'ont montré de façon sauvage, violente.
Les plus pauvres se sont manifestés en Côte d'Ivoire où, parallèlement aux grèves, parallèlement aux manifestations des fonctionnaires ou des serviteurs de l'État, se sont constituées des bandes de jeunes collégiens, de 10-12 ans, sortis des quartiers pauvres, qui ont submergé les rues commerçantes en brisant tout sur leur passage, sous les yeux horrifiés des propriétaires de magasins. Même les policiers et les militaires se garaient au passage de ces milliers d'enfants de pauvres !
Les plus pauvres se sont montrés aussi au Gabon à côté de ces manifestants qui se sont contentés de s'attaquer au symbole du pouvoir, la résidence de Bongo, en réclamant seulement le départ du dictateur.La presse a parlé de bandes d'adolescents venus des quartiers pauvres qui se servaient dans les magasins et dans certaines villas. Et la presse de s'indigner devant le pillage, et les dirigeants prétendument démocratiques de l'opposition à Bongo de se démarquer de ces scènes.
Les hypocrites !
Dans ce pays où des bandes de margoulins, gabonais comme français, autour de Bongo, et au-dessus d'eux, ces grandes sociétés respectables que sont Elf, Shell, Nestlé ou Unilever, pillent le pays, s'enrichissent de façon éhontée, oser parler de pillards à propos de pauvres, appauvris précisément par ces pillages, c'est bien un langage de classe, le langage de ceux qui pillent toute la planète et qui, en plus, considèrent avec la tranquille assurance des possédants que piller, c'est leur monopole légal !
Ce qui est seulement dommage, c'est que les jeunes adolescents de Port-Gentil ne s'en soient pris qu'aux richesses qu'ils côtoient, qui leur semblent à leur portée : celles des boutiquiers, des commerçants qui, s'ils peuvent être de francs salauds dans ce pays pauvre, n'en sont pas moins de tout petits voleurs à côté de ces grands rapaces que sont Elf et compagnie.
A Abidjan, à Douala, à Port-Gentil ou à Libreville, les masses pauvres n'ont fait pour l'instant que remuer. Assez pour faire trembler sur leur fondement des dictatures d'apparence aussi solide que celle d'Houphouët-Boigny ou de Bongo, mais pas assez pour que, au-delà de la personne de ces crapules, le système lui-même, c'est-à-dire la domination des riches sur les pauvres, soit menacé.
En outre, dans cette période de recul du prolétariat à l'échelle internationale, il y a bien des forces qui agissent pour détourner les masses pauvres de leurs véritables ennemis. Dans certains de ces pays, il y a, comme en Afrique du Nord, la menace d'une montée de l'intégrisme religieux et des sectes de diverses obédiences. Dans d'autres, il y a le renforcement d'un nationalisme violent et la résurgence de l'ethnisme.
On a vu, l'année dernière, de quelle façon tragique les gouvernements sénégalais et mauritanien ont utilisé, excité, canalisé les préjugés nationalistes pour dresser les populations de ces pays les unes contre les autres.
En ce moment même, tout contribue à ce que la lutte pour les terres dans la vallée du fleuve Sénégal prenne l'allure d'une guerre raciale entre les Bédayin maures et les cultivateurs saracolés ou les éleveurs peuls.
Résurgence d'un passé barbare ? Oui, sans aucun doute, et aussi barbare que la résurgence du chauvinisme et du micro-nationalisme en Europe de l'Est et dans les Balkans, ou la montée en surface de l'ordure réactionnaire dont Le Pen fait son capital politique, en France.
Et il y a évidemment le risque que ces conflits ethniques s'enracinant dans un passé rural soient utilisés dans les villes par les couches dirigeantes ou leurs serviteurs politiques.
A Abidjan, il y a déjà une montée du nationalisme contre les travailleurs immigrés burkinabés.
Oui, il y a certainement pour les classes pauvres d'Afrique bien des préjugés à surmonter. Comme il y a bien des préjugés à surmonter pour les travailleurs en France pour retrouver conscience, unité, cohésion et combativité.
Mais l'avenir est du côté du prolétariat d'Afrique, de ces prolétariats de la Côte d'Ivoire, du Gabon, du Sénégal et du Cameroun qui sont peut-être en train de s'éveiller à la vie politique.
Le multipartisme, un leurre pour tromper les masses populaires
Les émeutes récentes au Gabon comme en Côte d'Ivoire ont ceci en commun que les deux dictateurs ont dû reculer. Leurs conseillers français ont bien compris le problème et les pressions se multiplient sur eux pour leur faire accepter le multipartisme.
Houphouët-Boigny vient de découvrir subitement que le multipartisme est déjà inscrit dans la Constitution mais que jusqu'ici il ne l'avait pas bien vu ! Bongo, de son côté, a déclaré candidement : « « On » m'a conseillé de faire le multipartisme, alors je le fais ! « .
Oui, « on » le lui a conseillé. Pas parce que les dirigeants de l'État français ont été subitement touchés par l'esprit démocratique, eux qui n'ont jamais été gênés de soutenir les dictatures les plus sordides. Ils savent qu'il n'est possible de tenir les peuples d'Afrique sous contrôle que par des régimes autoritaires et répressifs, même s'il n'y a que Chirac pour le dire franchement par les temps qui courent.
Mais les dirigeants de l'État français savent qu'aux masses qui revendiquent la démocratie, il vaut mieux lâcher le multipartisme qui peut très bien n'en être que la caricature.
Alors, le multipartisme est dans le vent aujourd'hui, et même Mobutu, qui vient de faire massacrer des étudiants contestataires, se plaît à se poser en démocrate ! La reconversion des dictateurs se fait avec la bénédiction du Fonds monétaire international, des grandes banques et du gouvernement français et avec la complicité de tous ceux qui se veulent les chefs de l'opposition dans ces pays, de Laurent Gbagbo en Côte d'Ivoire à N'Guéma au Gabon.
Il n'est pas difficile de deviner que ces multipartismes, même s'ils se réalisent, ne seront que les caricatures des démocraties parlementaires bourgeoises des pays d'Occident. Au mieux, on verra des élections, ce qui permettra peut-être de se débarrasser légalement et sans explosions populaires des dictateurs devenus trop gênants. Ceux-ci pourront alors tranquillement s'installer dans leurs villas de Nice ou de Normandie et vivre grâce aux intérêts des comptes déposés en Suisse !
Cela suffira peut-être à satisfaire les aspirations des membres les plus démocrates des couches privilégiées et de l'intelligentsia. Mais, pour la masse des paysans pauvres, pour les ouvriers, pour les chômeurs, les éventuels régimes parlementaires d'Afrique ne seront certainement pas plus tendres que ceux de la Colombie, du Vénézuéla ou de l'Inde.
Tout au plus peut-on espérer que ces multipartismes donnent quelques facilités à ceux qui, au sein du prolétariat de ces pays, souhaitent s'organiser.
L'avenir, c'est la révolution sociale des prolétaires
Le prolétariat des anciennes colonies françaises d'Afrique, et surtout des pays les plus touchés par une relative industrialisation comme la Côte d'Ivoire, le Cameroun, le Gabon ou le Sénégal, est jeune.
Il a un passé de luttes, mais pas vraiment de traditions d'organisation et encore moins de traditions communistes révolutionnaires.
La faute en est aux régimes dictatoriaux sans doute, mais aussi à ce mouvement ouvrier français et, en particulier, au Parti Communiste qui, s'il a su influencer et former un certain nombre de militants, l'a fait sur la base d'idées gangrenées par le stalinisme.
Le mouvement ouvrier de France n'est toujours pas sorti de l'état de prostration. La classe ouvrière française a cependant des devoirs vis-à-vis de la classe ouvrière des anciennes colonies de son impérialisme car, si les conséquences de la crise sont un peu plus tolérables pour les travailleurs en France, c'est parce que, dans les anciennes colonies, elles sont intolérables ! Notre bourgeoisie, la même qui exploite les travailleurs d'Afrique, est plus sensible à la paix sociale ici en France qu'elle ne l'est là-bas.
Alors, le devoir de ceux qui, dans le mouvement ouvrier en France, sont porteurs des idées communistes, des idées révolutionnaires, est de transmettre cet héritage à leurs camarades d'Afrique. Le transmettre aux travailleurs aussi bien qu'aux intellectuels qui veulent choisir le camp de la classe ouvrière.
Les circuits capitalistes de l'exploitation ont créé en France une émigration africaine importante. Cette émigration peut constituer un pont. Dans quelle mesure et jusqu'à quel point ? Cela dépend aussi du courant révolutionnaire communiste en France.
Rappelons-le, la première grande vague de révolutions prolétariennes de ce siècle est partie d'une autre région sous-développée du globe avec également un prolétariat jeune.
Malgré le cours réactionnaire des choses à l'échelle du monde, malgré le recul momentané des idées communistes révolutionnaires, la lutte de classes continue, et l'histoire fait son oeuvre.
Et il se pourrait que ce soit dans cette Afrique, pillée, exploitée, à laquelle le capitalisme bouche toute voie de développement et dont les prolétaires et les masses pauvres sont condamnés à la misère, que jaillisse la nouvelle étincelle qui mettra, de nouveau, le monde bourgeois en flammes.
ANNEXE
Les hommes de l'impérialisme français : deux itinéraires
Pierre Moussa est cet ex-président de Paribas qui, devant la nationalisation de 1981, se débrouilla pour y soustraire sa filiale suisse - ce qui lui valut d'être poursuivi en justice pour complicité d'exportation de fonds et finalement acquitté, bien entendu.
Ce Pierre Moussa se présente comme « un des hommes-clé de l'amitié franco-africaine », ce qui est peut-être vrai, sauf qu'on ne voit pas ce que l'amitié vient faire là-dedans.
En 1956, il était haut directeur ministériel et son ministre était Gaston Defferre, l'homme de la « Loi-cadre ». Le dynamique directeur Moussa, qui était en liaison constante avec chaque gouverneur de territoire en Afrique noire, entendait souligner les « chances économiques de la communauté franco-africaine », revue et rénovée. Il ne s'encombrait d'aucun discours sur la prétendue aide au « développement » et il expliquait dans ses cours à l'ENA (l'Ecole nationale d'Administration) que la production d'outre-mer, c'est-à-dire d'Afrique à l'époque, par ses exportations de produits de base, représentait pour la France un apport net de plusieurs centaines de millions de dollars. Si on l'en croit, le café africain présentait alors à lui seul des chances d'expansion sur le marché des États-Unis égales à celles de toute l'industrie française.
Non, expliquait-il en s'adressant à de futurs gestionnaires des intérêts capitalistes, même avec l'autonomie interne des territoires d'Afrique, tout ne serait pas perdu, loin de là. Bien sûr, il comprenait que « le drame commence lorsque les pays d'outre-mer veulent s'industrialiser » , et il s'associait à « l'appétit de stabilité » des industriels français. Mais il suffisait de leur garantir sur place un cadre juridique et douanier stable, d'une part ; et d'autre part, à la source, il fallait que les pouvoirs publics français sachent se montrer généreux en capitaux, et en garanties financières vis-à-vis des entreprises et financiers français, notamment contre les risques politiques (un bon prétexte) et même, pourquoi pas, leur garantissent des dividendes minimum pendant un certain nombre d'années, comme cela se faisait, disait-il, dans le secteur des recherches pétrolières.
Dans ces conditions, que pouvaient avoir les patrons et les financiers à craindre de l'évolution politique en cours ?
Le fait est qu'à la fin de 1956, les tout premiers décrets pris en application de la « Loi-cadre » furent d'ordre économique, fournissant des « garanties de stabilité des conditions générales » à « certaines sociétés investissant outre-mer » .
Pierre Moussa passa plus tard du gouvernement français à la Banque Mondiale, comme directeur pour l'Afrique ; puis, dans le secteur privé, il s'intéressa, en tant que financier à Paribas, aux grandes sociétés industrielles exploitant l'Afrique, la Miferma, Alucam et bien d'autres. Il n'est plus à Paribas, mais la société qu'il a montée depuis ses relatifs malheurs fait aujourd'hui des affaires au Cameroun et en Côte d'Ivoire.
Cet itinéraire de Pierre Moussa n'a pas qu'un intérêt anecdotique. Il symbolise une continuité : continuité d'intérêts capitalistes, quelques-uns stables et anciens, d'autres fluctuants en fonction de la conjoncture ; et continuité d'un encadrement administratif ou para-étatique ; celui-ci en tout cas étroitement imbriqué avec ceux-là, à travers les grands commis des services de la haute administration qui sont liés, y compris personnellement, aux intérêts financiers et patronaux dominants en métropole, comme souvent à leurs relais africains ou en tout cas à leurs intérêts africains.
Cette continuité peut même être illustrée dans un cas qui aurait pu justement au contraire apparaître comme une exception : celui de la Guinée.
Sékou Touré, en 1958, se rebella contre de Gaulle et exigea l'indépendance tout de suite, au grand courroux du général qui décréta spectaculairement la Guinée hors-la-loi : il fit plier bagages illico aux fonctionnaires français, qui emportèrent du jour au lendemain jusqu'aux registres d'état civil, et prétendit la réduire en coupant les ponts. Péchiney commençait à y exploiter la bauxite, sur le site de Fria, en compagnie de capitaux américains. Les grands travaux de chemin de fer, d'installations du port de Conakry, etc, étaient alors en cours, largement financés par le fameux FIDES, c'est-à-dire par des fonds d'État français. Ce financement-là ne fut pas interrompu, et ni Péchiney, ni la Société de travaux publics Jean Lefèbvre ne rompirent, elles, avec Sékou Touré. Péchiney poursuivit son exploit-ation à travers la crise officielle entre la Guinée et la France. Et qui retrouva-t-on, comme administrateur de Fria (devenue depuis Friguia), en 1965 ? Pierre Moussa soi-même !
Monsieur Robert est moins connu. Et pour cause : c'est en quelque sorte son pendant, dans la fameuse « zone d'ombre » des relations entre dirigeants français et africains.
Maurice Robert était un officier du SDECE, responsable pour l'Afrique, de 1954 à 1973. A ce titre, il participa à la mise en place des formules d'assistance technique dans le domaine du renseignement à la veille des indépendances, c'est-à-dire qu'il contribua à mettre en place des réseaux du SDECE en Afrique.
Il se trouva qu'il se fit un ami au Gabon, en 1962 : un jeune postier SFIO... Quand le président en place, Léon M'Ba, tomba gravement malade et qu'il fallut songer à le remplacer, il se fit que ce jeune postier avait eu de la promotion entre-temps, au point qu'il était à pied d'oeuvre pour prendre la succession en 1967. Albert Bongo commençait sa carrière, et M. Robert multipliait ses voyages à Libreville.
En 1974, Foccard, remercié par Giscard, devint homme d'affaires et conseiller de Bongo. Maurice Robert, devenu colonel pour sa part, entra dans la société Elf, où il fut chargé de la sécurité des implantations pétrolières. Elf avait son propre service secret, plus ou moins rival des services officiels.
Autant dire que lorsque l'ambassade de France au Gabon devint vacante en 1979, Bongo réclama la nomination de M. Robert, qui est ainsi devenu M. l'ambassadeur. Bongo avait besoin d'être « sécurisé ».
Les hommes des services secrets français ont rendu bien des services à Bongo, dont le règne a été jalonné depuis 1967 par une série d'assassinats d'opposants et de rivaux personnels.
Le maintien de la « présence française » en ces lieux passe par des liens de toute nature...