La Chine et l'économie de marché : un grand bond en avant ou un grand pas en arrière ?11/12/19981998Cercle Léon Trotsky/medias/cltnumero/images/1998/12/81.jpg.484x700_q85_box-6%2C0%2C589%2C842_crop_detail.jpg

La Chine et l'économie de marché : un grand bond en avant ou un grand pas en arrière ?

Il y a juste 20 ans, en décembre 1978, le comité central du Parti Communiste chinois lançait un programme de réformes économiques prétendant faire de la Chine une grande puissance industrielle moderne. Au même moment, les gouvernements chinois et américain annonçaient leur décision de renouer des relations diplomatiques entre les deux pays à partir du 1er janvier 1979. La Chine sortait ainsi officiellement de son isolement et renouait avec le marché sur le plan intérieur et le marché mondial à l'extérieur.

Nombreux sont ceux qui prétendent que c'est la seule voie possible du développement industriel. Depuis 20 ans, les mêmes s'extasient sur ce qu'ils considèrent comme des performances économiques de la part de la Chine, d'autant que dans le même temps les économies des grandes puissances industrielles ont connu le marasme de la crise.

Ils sont d'autant plus hypnotisés par ces taux de croissance approchant les 10 % par an en moyenne sur 20 ans avec des pointes à 12 ou 14 %, que la Chine a la taille d'un continent entier, 10 millions de km² (18 fois la France), que sa population de 1,25 milliard d'individus (20 fois la France et 4 fois les États-Unis) augmente de 15 millions chaque année.

Certains, et parmi eux la Banque mondiale, ont même affirmé que la Chine allait devenir la première puissance économique du monde, devant les États-Unis et le Japon, au début du vingt et unième siècle.

Mais les louanges sur le « décollage économique » de la Chine ne sont qu'un prétexte pour tenter de démontrer la supériorité de l'économie de marché sur l'étatisme. On cherche surtout à accréditer l'idée qu'il suffit de s'ouvrir au marché impérialiste mondial pour trouver enfin les moyens du développement.

Ces chantres du capitalisme accusent le régime maoïste d'être responsable du sous-développement de la Chine. C'est par dogmatisme, selon eux, que Mao Zedong aurait choisi de pratiquer l'autarcie et l'étatisme, isolant la Chine du reste du monde. Trente ans de régime « communiste », de 1949, date de la prise du pouvoir par Mao Zedong, à 1979, début des « réformes », auraient empêché la Chine de progresser.

C'est oublier délibérément qu'au 19e siècle et dans la première moitié du 20e, la Chine a été la victime de l'avidité des grandes puissances coloniales qui l'ont pillée pendant près d'un siècle et ont stérilisé tout développement.

Pourtant pour les dirigeants maoïstes qui, sous leur étiquette communiste, étaient des nationalistes libéraux voulant soustraire la Chine au pillage humiliant des grandes puissances, la modernisation et le développement du pays étaient un but qu'ils n'avaient nullement la volonté d'opposer, lorsqu'ils prirent le pouvoir, aux intérêts de la bourgeoisie. Au contraire, ils tentèrent de leur mieux de convaincre la faible bourgeoisie nationale que le nouvel État exprimait ses intérêts et ne demandait pas mieux que de collaborer avec l'impérialisme, tout en essayant de se soustraire à son emprise pour, justement, permettre à la bourgeoisie nationale de se développer.

La doctrine officielle était d'ailleurs le « bloc des quatre classes : paysans, ouvriers, intellectuels et bourgeois patriotes ».

Mais Mao Zedong se trouva aux prises avec l'hostilité des États-Unis qui imposèrent un blocus économique à la Chine. Mao Zedong ne bénéficia que de l'aide de l'URSS, qui n'était pas, même si elle l'avait voulu, capable de pourvoir à tous les besoins de la Chine. Cette dernière dut vivre pratiquement en autarcie ; elle y parvint, non sans difficultés, mais son développement fut limité.

Depuis 1949, la politique des dirigeants chinois a en fait toujours été très empirique, mais la seule voie que leur a laissée l'impérialisme pendant trente ans était une voie étroite, qui livrait la Chine sous-développée à ses seules ressources et ne laissait comme latitude aux dirigeants du pays que de pressurer plus ou moins telle ou telle catégorie de la population et d'abord la paysannerie. Le cordon sanitaire placé par les États-Unis autour de la Chine pour obliger Mao Zedong à passer sous leurs fourches caudines ne laissait pas d'autres possibilités aux dirigeants chinois.

C'est le revirement des États-Unis au cours des années soixante-dix, la levée de l'embargo américain, qui a donné à la Chine la possibilité de commercer à nouveau avec les pays industrialisés pour se procurer les produits industriels qui lui faisaient cruellement défaut et, pour les payer, faire appel aux crédits étrangers. C'est ce qui a amené les successeurs de Mao Zedong (mort en septembre 1976) à faire appel à l'aide des capitaux étrangers pour tenter un développement économique en s'appuyant sur une bourgeoisie nationale qui, cette fois, pourrait se révéler entreprenante et dynamique.

Ce qu'on a appelé « les réformes », officiellement initiées en décembre 1978, tracèrent un début de cadre juridique à cette nouvelle orientation, cadre qui fut modifié et corrigé maintes et maintes fois les années suivantes de façon pragmatique au fur et à mesure que se révélèrent des problèmes, tous plus difficiles les uns que les autres, auxquels ces tentatives se heurtèrent.

Pendant trente ans la Chine a tenté de survivre malgré l'isolement qui lui fut imposé ; depuis vingt ans, elle tente de le faire en liaison avec le marché mondial. Mais il est loin d'être acquis que cette dernière tentative se révèle plus bénéfique que la situation précédente.

De 1949 À 1979 : L'étatisme aux commandes

Un pays pillé par les puissances impérialistes

En 1949, lorsque Mao Zedong arriva au pouvoir, l'économie et la société chinoises étaient dans un état catastrophique.

C'était un pays immense de quelque 500 millions d'habitants. Il avait été saigné à blanc pendant un siècle par les différentes grandes puissances, européennes d'abord, puis japonaise et américaine. Ce n'est qu'en 1943 que les traités inégaux imposés par la force et la guerre à la Chine avaient été abolis, ces traités par lesquels la Chine avait dû concéder, peu à peu, à partir du milieu du 19e siècle, le droit pour les puissances impérialistes de commercer à des conditions particulièrement avantageuses dans certains ports qui finirent par être près d'une centaine, le long de la côte et le long du Yangtse loin à l'intérieur des terres. Cela s'accompagnait du droit, pour les résidents étrangers, d'y vivre dans des quartiers spéciaux soustraits à l'administration et à la justice chinoise, des concessions dont l'entrée était interdite « aux chiens et aux Chinois ». Chaque puissance impérialiste avait sa zone d'influence où elle exploitait des mines ou des lignes de chemin de fer avec ses propres cantonnements militaires pour protéger ses intérêts.

Pendant un siècle, la Chine a été ruinée par les dédommagements que les grandes puissances, dont l'Angleterre, la France, l'Allemagne, la Russie, le Japon, lui imposaient pour leur rembourser le coût des opérations militaires qu'elles lui avaient fait subir. La Chine était saignée à tel point que la perception des impôts et des recettes douanières passa directement sous contrôle des grandes puissances.

Le régime (à l'époque, c'était un Empire), incapable et discrédité, finit par s'écrouler en 1911. Les rivalités et affrontements armés qui s'en suivirent pour le contrôle du pouvoir furent attisés par les rivalités entre les grandes puissances elle-mêmes, soutenant chacune tel ou tel seigneur gouverneur d'une armée.

Chiang Kai-shek, un nationaliste libéral qui avait pris part à la révolution de 1911 et suivi Sun Yat Sen lorsqu'il organisa le Kuomintang en 1924, un parti dans lequel se fondit le Parti Communiste Chinois, prit la direction du Kuomintang en 1926. A la tête d'une armée, Chiang Kai-shek conquit le pouvoir en 1927, rompit avec le Parti Communiste qu'il écrasa ainsi que le mouvement ouvrier alors puissant. C'est alors que les restes du Parti Communiste se réfugièrent dans les campagnes en créant une armée paysanne. Mais en 1932, le Japon occupa la Mandchourie et d'autres provinces du nord de la Chine et il intégra l'économie des régions occupées à sa propre économie.

La population eut à souffrir de façon épouvantable d' une exploitation forcenée et d'exactions sans fin, de viols, de pillages, de tortures et d'assassinats.

Pendant la Deuxième Guerre mondiale, les États-Unis aidèrent massivement Chiang Kai-shek parce qu'il combattait les Japonais, ce qu'il ne fit guère efficacement, contrairement à l'Armée Rouge de Mao Zedong.

Après la défaite du Japon, Chiang Kai-shek reprit la lutte contre l'armée de Mao. Il fut soutenu financièrement et militairement par les États-Unis, qui lui donnèrent ainsi les moyens de poursuivre ses exactions pendant encore trois longues années.

C'est dire que la vague révolutionnaire qui souleva les campagnes en 1947-48 avait des raisons profondes : les paysans n'avaient jamais été aussi pauvres, aussi exploités et rançonnés, aussi humiliés, sans compter les massacres auxquels se livraient les bandes armées des propriétaires, de Chiang Kai-shek ou des bandits de grands chemins. Des famines ravageaient périodiquement des provinces entières.

Un pays sous-développé

En 1949, la Chine était un pays pauvre, ou plutôt appauvri, et sous-développé. 80 % de sa population vivaient de l'agriculture, entassés sur très peu de terres cultivables, et les inégalités étaient considérables. Avant la réforme agraire, 60 % des paysans n'avaient pas de terres du tout et 20 % n'en n'avaient pas assez pour vivre car une petite minorité accaparait 80 % des terres cultivables. Les paysans pauvres, les journaliers ou les fermiers vivaient dans le dénuement, sous la dépendance des grandes familles qui les exploitaient férocement et prenaient l'essentiel des récoltes !

C'est l'artisanat qui fournissait, dans les villes comme dans les campagnes, les trois quarts des objets de consommation, tant l'industrie était peu développée. En dehors de l'extraction du charbon, la principale industrie était le tissage du coton. Il n'y avait guère que 3 millions d'ouvriers au lendemain de la guerre, en majorité des femmes et des enfants, soumis à une exploitation très dure, aux brutalités des contremaîtres, victimes d'un manque complet d'hygiène et de sécurité, astreints à des journées de travail très longues pour des salaires d'autant plus faibles que l'inflation galopante des dernières années du régime de Chiang Kai-shek avait détruit leur pouvoir d'achat.

Seule la moitié de la faible industrie était aux mains de la bourgeoise chinoise. Le reste appartenait aux capitaux étrangers, essentiellement anglais et américains, depuis que les entreprises japonaises avaient été nationalisées par Chiang Kai-shek en 1945, en particulier le peu d'industrie lourde existant en Chine et qui avait été édifiée pour les besoins militaires des Japonais.

De même les capitaux étrangers étaient bien représentés dans le commerce, dans la finance, dans la propriété immobilière. Ils prospéraient dans la spéculation et toutes sortes d'activités aussi utiles à la population pauvre que le jeu, la prostitution, la drogue...

La bourgeoisie chinoise était faible, dépendante du capital étranger avec lequel elle était liée, ayant depuis longtemps joué auprès des capitalistes étrangers le rôle d'intermédiaire pour leurs profits. Elle plaçait elle-même ses capitaux dans la propriété foncière, dans l'usure et dans toutes sortes de trafics. C'était une classe parasitaire qui n'était porteuse d'aucun développement utile. Au moment où le régime de Chiang Kai-shek s'effondra, une partie d'entre elle le suivit à Formose, aujourd'hui Taïwan, ou s'enfuit dans d'autres pays d'Asie. Une partie se rallia à Mao Zedong, excédée par la corruption d'un régime qui en était venu à la rançonner elle-même.

Le nouveau régime et la bourgeoisie nationale

Mao Zedong parvint au pouvoir à la tête d'une armée qui avait été forgée au cours de plus de 20 ans de lutte, lutte contre le régime de Chiang Kai-shek, ou guerre contre les armées japonaises. Cette armée avait toujours eu envers la population des campagnes une attitude bien différente des armées de Chiang Kai-shek ou de celles des autres seigneurs de guerre qui ravageaient campagnes et villages au cours de leurs affrontements, qui pillaient, violaient, assassinaient. Les soldats de Mao Zedong qui vécurent de longues années auprès des habitants ne se comportaient pas comme en terrain conquis, aidaient aux travaux agricoles, se gagnant ainsi la sympathie des campagnes. L'armée de Mao fut aussi la seule à se battre réellement contre les exactions des occupants japonais, protégeant comme elle le pouvait la population. Entre 1946 et 1949, elle n'hésita pas à s'appuyer sur une vaste révolte de la paysannerie chinoise qui ébranla la Chine tout entière, révolte que le PC chinois n'avait pas déclenchée, mais qu'il accompagna, et qui lui permit d'anéantir ce qui restait de l'armée de Chiang Kai-shek malgré l'aide massive des États-Unis dont celui-ci avait bénéficié, et de s'emparer ainsi du pouvoir.

Mao Zedong se donnait comme objectif de moderniser le pays et de développer l'économie chinoise selon les voies bourgeoises.

Il ne s'en cachait pas. En 1945, par exemple, il s'expliquait ainsi : « Etant donné que la révolution ne vise pas la bourgeoisie en général mais l'oppression impérialiste et féodale, le programme de la révolution n'est pas d'abolir la propriété privée mais de protéger la propriété privée en général ; cette révolution ouvrira la voie au développement du capitalisme » .

Socialement bourgeois par les buts qu'il s'était donnés, l'État ne voulait pas s'en prendre à la bourgeoisie. Tout au contraire, la bourgeoisie nationale était l'une des quatre classes, avec la paysannerie, la classe ouvrière et les classes moyennes, qui devaient être représentées dans le nouveau gouvernement et assurer la remise en route de l'économie et contribuer au développement du pays. Le gouvernement offrit aux bourgeois des aides de toute sorte : exonérations fiscales, prêts à taux réduits, commandes d'État. Et le Parti Communiste utilisa tout son poids pour faire accepter aux ouvriers des villes la continuation de leur exploitation. Dès que les ouvriers commencèrent à s'agiter, espérant quelques améliorations de leur sort, le gouvernement édicta des règlements régissant les relations à l'intérieur des entreprises : la journée de travail, dite « normale », de 12 heures fut maintenue avec deux jours de congés par mois pour les seuls membres du syndicat. Les hausses de salaires n'étaient pas de mise et le droit des patrons de licencier « tous ceux qui ne sont pas indispensables à la production » n'était pas remis en cause. Le système d'apprentissage qui obligeait l'apprenti à travailler cinq ans sans salaire était maintenu.

Malgré tous ces efforts, les appels que les dirigeants de Pékin lancèrent aux bourgeois qui avaient fui le pays lors de la guerre civile pour qu'ils reviennent reçurent fort peu de réponses.

En janvier 1950, la revue britannique publiée à Hong Kong, Far Eastern Economic Review, peu suspecte de sympathies communistes, félicitait pourtant Mao Zedong en ces termes : « Le nouveau régime a jusqu'ici offert les conditions d'une vie prospère à tous sans exception ; les banquiers et les négociants n'ont aucune raison de se plaindre ; le commerce privé se porte bien et les profits sont élevés. »

Si les profits étaient si élevés, c'est que les bourgeois qui étaient restés en Chine ne se gênaient pas pour prendre tout ce que le régime leur offrait, et bien au-delà, sans pour autant accepter de collaborer avec lui. C'est ainsi que l'activité essentielle de la bourgeoisie consistait à tricher, à voler, à spéculer, à s'enrichir au détriment de la société et en particulier des plus pauvres. Elle trichait sur la qualité des produits qu'elle fabriquait pour l'État, elle volait le fisc, elle spéculait sur les denrées de première nécessité, elle n'hésitait pas à déclencher des pénuries artificielles pour faire monter les prix. C'était irrémédiablement une classe parasitaire qui sabotait ouvertement l'économie.

Les raisons de l'étatisme

Suite à l'instauration par les États-Unis d'un blocus économique total contre la Chine dès le début de la guerre de Corée, fin 1950, le gouvernement nationalisa toutes les compagnies étrangères qui n'avaient pas été nationalisées par Kai-shek, essentiellement des entreprises américaines et britanniques. Mais le gouvernement tenta encore de convaincre la bourgeoisie nationale de collaborer au sein d'entreprises mixtes, où l'État prenait les risques pour deux. L'État apportait de l'argent frais aux entreprises - ce qui pouvait en sauver quelques-unes de la faillite - , il s'engageait à ce que 25 % des bénéfices soient consacrés au paiement des dividendes et aux salaires élevés des dirigeants. Mais il demandait une production et une gestion conformes aux intérêts généraux du pays. La bourgeoisie chinoise refusa à Mao Zedong ce que la bourgeoisie française avait accordé, de bonne grâce, à de Gaulle, au sortir de la guerre.

L'État finit alors, au milieu des années 50, par nationaliser toutes les entreprises privées, en s'engageant à verser à leurs propriétaires une indemnité annuelle de 5 % de la valeur estimée de leur bien pendant 10 ans. Et bien souvent, l'ancien propriétaire s'est retrouvé, avec une bonne paye, directeur ou technicien.

C'est ainsi que pour obliger les bourgeois chinois à jouer le jeu, à produire « honnêtement », il a fallu que l'État se montre de plus en plus autoritaire, utilise contre eux contrainte et répression et finalement se substitue de plus en plus à eux. Voilà l'origine de l'étatisme de Zedong.

L'étatisme dans le domaine économique, surgi de la nécessité de faire face au redémarrage de la vie économique au sortir de la guerre et de la guerre civile, a été ensuite prolongé par la nécessité de faire face au blocus et aux pressions de l'impérialisme qui allaient durer encore une vingtaine d'années, jusqu'en 1971. L'aide de l'URSS, elle, s'arrêta brutalement en 1960.

L'appareil d'État mis en place par le régime de Zedong bénéficiait d'un large consensus populaire et était capable d'impulser l'activité économique, y compris contre l'intérêt à court terme des bourgeois individuels et leur puissance corruptrice. Il aurait pu donner à la Chine les moyens d'un certain progrès économique, à la condition que le régime ait au moins un peu de capitaux au départ, c'est-à-dire les moyens d'un minimum d'accumulation. Pour cela, il lui aurait fallu, au lieu d'essayer de composer, exproprier les bourgeois de même que les nobles et autres parasites de toute leur fortune, de toutes leurs richesses accumulées par des dizaines d'années d'exploitation. Exproprier immédiatement les entreprises au lieu de les laisser saboter l'économie pendant des années, et saisir tous les biens sans exception. Faute d'avoir fait cela, c'est sur le travail de la grande masse de la population qu'il essaya de construire des entreprises industrielles et les infrastructures nécessaires à leur mise en service : production d'énergie, moyens de transport, etc.

Les progrès réalisés grâce à l'étatisme

Ce n'est pas l'étatisme qui est à blâmer pour le sous-développement du pays, tout au contraire les progrès réalisés l'ont été grâce à lui. Mais ces progrès ne pouvaient qu'être paralysés, d'une part par le blocus et d'autre part à cause des choix économiques et sociaux du nouveau régime. De plus, face à la menace de guerre, la Chine s'est lancée dans des dépenses militaires importantes et dans un programme nucléaire coûteux.

Malgré tout, l'industrie, certes partie de très bas, a connu une croissance de plus de 9 % par an et sa part dans le est passée de 10 % au début du régime à 35 % en 1978. Parallèlement, la production agricole a tout de même augmenté, doublant au cours de la période ; grâce à une certaine modernisation (emploi d'engrais, mécanisation, développement de l'irrigation, utilisation de semences sélectionnées), les rendements se sont accrus.

Les ressources consacrées à la consommation furent affectées prioritairement aux besoins essentiels : nourriture, éducation, santé, logement, habillement et surtout plein emploi ; le manque de fantaisie des vêtements, par exemple, résultait tout simplement, dans le contexte d'un pays pauvre, de la nécessité de rationaliser et standardiser la production de vêtements pour réussir à vêtir l'ensemble de la population au moindre coût. La Chine aurait décidé d'imiter l'Occident et d'habiller tout le monde en jeans que personne n'aurait sans doute trouvé à ironiser.

Alors qu'en 1949, 20 % seulement de la population savait lire et écrire, ils était plus de 75 % en 1978. Grâce aux progrès de l'hygiène et de la santé, la mortalité infantile a baissé et l'espérance de vie s'est allongée, passant de 38 ans après guerre à 64 ans en 1978, et atteint des chiffres plus proches de ceux des pays développés que de ceux du tiers monde.

Le bilan de l'ère maoïste

C'est dire que le bilan de l'ère maoïste est loin d'être négatif, comme certains le présentent. Malgré l'isolement, l'hostilité des États-Unis, puis, à partir de 1960, de l'URSS, le poids des dépenses militaires, malgré aussi les problèmes politiques et sociaux engendrés par les efforts considérables exigés de la population, la Chine s'est développée pendant cette période de trente ans plus qu'elle ne l'aurait fait sous un autre régime.

Mais il est bien évident que la Chine n'a pas rattrapé la Grande-Bretagne, ni en quinze ans (objectif fixé par les dirigeants chinois à la fin des années 50), ni même en trente ans, et qu'elle n'est pas sortie du sous-développement, loin de là ! Elle est restée un pays pauvre dont la part dans le produit intérieur brut mondial à la fin des années 70 n'était que de 5 %, alors que sa population représentait le cinquième de la population mondiale, qui avait réussi à satisfaire des besoins très élémentaires mais ne pouvait permettre un développement de la consommation. La productivité du travail était très faible (50 fois inférieure à celle des États-Unis dans l'agriculture), car l'industrie n'était pas assez développée, ni pour fournir à l'agriculture les produits industriels, comme les tracteurs ou les machines, ou les produits chimiques comme les engrais, nécessaires pour sa modernisation, ni pour absorber le surplus de main-d'oeuvre des campagnes. L'État eut d'ailleurs recours à partir de 1972 à des mesures coercitives pour limiter la croissance de la population.

Tous les efforts pour tenter de sortir du sous-développement avaient été orchestrés par l'État et la répression fut rude pour les récalcitrants. Mais, en 1978, à la veille de ce qu'on a appelé les « réformes », le bilan économique du régime chinois était bien meilleur que celui de l'Inde, par exemple, pays d'Asie à peu près de la taille de la Chine, qui obtint son indépendance au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale et qui n'a pas connu le blocus économique qui fut imposé à la Chine. L'Inde a pu recourir aux emprunts sur le marché financier international ; son agriculture, l'essentiel de son industrie et son commerce extérieur sont toujours restés dans des mains privées. Dans les années 50, l'Inde était présentée comme un modèle qui allait sortir avec succès du sous-développement en suivant les conseils éclairés des économistes occidentaux ! Mais même en Inde, c'est grâce à l'étatisme que quelques secteurs ont pu se doter d'une industrie.

L'Inde est restée un pays sous-développé, plus que la Chine, puisque son revenu national par habitant est inférieur de plus d'un tiers à celui de la Chine ou que plus de la moitié des habitants sont analphabètes. Les besoins, même les plus élémentaires, n'y ont pas été satisfaits. Des millions de personnes n'ont pas de toit. A Calcutta, la plus grande ville du pays, seuls 20 % de la population ont un appartement ou une maison. Les autres vivent dans des bidonvilles ou carrément sur le trottoir. A Bombay, la cité la plus riche du pays, c'est la moitié de la population qui est dans ce cas. En Chine, jusqu'en 1978, les logements étaient peut-être petits et inconfortables mais le dénuement à cette échelle n'existait pas.

Le ministre des Finances indien avouait d'ailleurs, il y a quelques années, que son pays se battait contre « la perspective d'entrer dans le vingt et unième siècle comme le pays le plus pauvre d'Asie ».

Ce seul fait éclaire tous les discours mensongers sur l'avenir merveilleux qui attendrait la Chine sur la base d'une intégration croissante au marché capitaliste mondial. En Inde - pays comparable à bien des égards - le capitalisme a eu tout son temps pour donner sa mesure. Il l'a donnée, justement. Si l'Inde est plus pauvre encore que la Chine, c'est qu'elle a « bénéficié » plus et plus longtemps de l'intégration dans le monde capitaliste.

L'avenir de la Chine, en s'intégrant complètement au système capitaliste mondial, n'est certes pas de « rattraper les États-Unis », il est, malheureusement, plus tristement, d'essayer de ne pas tomber au niveau de l'Inde.

Le retour a l'économie de marché

Le tournant de la politique américaine

Le retour de la Chine au marché mondial n'est pas dû à un tournant dans la politique chinoise suite à la mort de Zedong en 1976 contrairement à la façon dont cela est souvent présenté. Il s'agit bien plutôt d'un tournant dans la politique des États-Unis qui s'est d'ailleurs effectué du vivant de Mao Zedong. En effet, ce dernier n'ayant pas cédé devant le blocus américain et les États-Unis ayant vu leur politique de « containment » mise à mal en Asie, en particulier au Vietnam où ils n'ont pu remporter la victoire militaire sur le Vietcong, le gouvernement américain a finalement décidé de changer de politique vis-à-vis de la Chine, de renouer avec elle.

Dès 1969, les États-Unis décidèrent d'assouplir un peu les relations bilatérales avec la Chine. Et en juillet 1971, Nixon annonça que son envoyé Kissinger avait effectué en secret un voyage en Chine et que lui, Nixon, était invité à se rendre à Pékin. En 1971, les diplomates de la République Populaire de Chine remplacèrent ceux de Chiang Kai-shek pour représenter la Chine aux Nations-Unies. En février 1972, le président américain Richard Nixon se rendit à Pékin, Shangaï et Hangzhou. Ce fut le signal, fort bien entendu par les alliés des États-Unis, que ces derniers ne s'opposaient plus à ce que des tiers aient des relations officielles, y compris sur le plan économique, avec la Chine. Les hommes d'affaires japonais s'y précipitèrent, en entraînant bien d'autres dans leur sillage.

En 1979, les États-Unis et la Chine officialisèrent leurs relations diplomatiques et l'échange d'ambassadeurs consacra la reconnaissance par les États-Unis de Pékin et non plus Taipeh, la capitale de Chiang Kai-shek à -Taiwan, comme le siège du gouvernement chinois. La visite du vice premier ministre Deng Xiaoping à Washington en janvier 1979 lança la coopération économique officielle entre les deux pays : des centaines de projets de recherche en commun furent mis sur pied et, dans le courant de l'année 1979, un accord commercial bilatéral fut signé.

Le fait que l'impérialisme américain et ses alliés acceptent de desserrer le carcan qui étranglait la Chine a permis à celle-ci de donner une bouffée d'oxygène à l'économie, au moment où les efforts demandés étaient de moins en moins payants et où la situation sociale était explosive.

La politique des stimulants individuels

Mais la bouffée d'oxygène que les successeurs de Mao Zedong ont voulu donner aux campagnes a été insufflée sous forme d'un encouragement à une différenciation sociale. Le régime a fait le choix de permettre à une couche de paysans riches d'émerger et de s'enrichir.

Une série de mesures furent prises en 1978-79 afin de mettre en oeuvre cette politique de stimulants individuels.

La surface des petits lopins privés que chaque paysan cultivait à son gré fut triplée, allant jusqu'à 15 % des terres agricoles contre 5 % auparavant.

Les terres, cultivées jusqu'alors collectivement par les unités villageoises, furent peu à peu attribuées par contrat aux paysans qui s'engageaient à livrer à l'État une certaine quantité de produits précis à un tarif convenu, le reste (après impôt) pouvant être vendu à l'État à un prix supérieur ou vendu au marché libre. La redistribution commencée en 1978 à titre expérimental fut achevée en 1984. Bien que ne donnant pas la propriété de la terre aux paysans - les contrats étaient renouvelés et attribués au plus offrant - c'était néanmoins le retour à l'exploitation familiale, chaque famille gardant pour elle le produit de la vente.

Parallèlement, les prix agricoles furent très fortement relevés, à la fois les prix auxquels les paysans devaient livrer une partie de leur production à l'État (toujours inférieurs cependant aux prix du marché), les prix plus élevés auxquels l'État pouvait acheter des surplus et les prix du marché libre. On estime qu'entre 1978 et 1984 les prix agricoles augmentèrent en moyenne de 50 %. Evidemment, l'augmentation des prix agricoles favorisa surtout les régions les plus riches, celles dont la production est davantage commercialisée.

Quelques années plus tard, fut accordé le droit explicite de sous-louer les terres, d'embaucher de la main-d'oeuvre, de posséder individuellement du gros matériel agricole, de former de « nouvelles alliances économiques » permettant à plusieurs familles et à des collectivités locales de mettre leurs ressources en commun pour construire des équipements, entrepôts, routes, petites stations électriques, etc. Enfin, depuis quelques années, l'allongement de la durée des baux et leur vente aux enchères contribuent à accélérer la concentration des terres aux mains des plus riches.

L'État subventionna les prix des produits alimentaires pour qu'ils n'augmentent pas trop dans les villes. Peu à peu, l'État a renoncé à réglementer le commerce de nombreuses denrées et a même tenté de privatiser le commerce des céréales en 1994. Il a dû revenir provisoirement en arrière mais aujourd'hui 80 % des prix sont libres.

Dès le début des années 80, on a assisté à une amélioration de la productivité du travail agricole et à une augmentation de la production : en cinq ans, la production de céréales s'est accrue de près de 30 %, celle du coton a plus que doublé, la production de viande s'est accélérée. Alors que la surface des terres cultivables n'augmentait pas, la production agricole a augmenté de 53 % en 5 ans.

Pour la première fois, l'augmentation du revenu des paysans fut supérieure à celle du revenu des citadins. Pour la première fois aussi, les ponctions sur les campagnes étaient réduites pratiquement à néant : on ne pressurait plus les campagnes pour financer l'industrialisation.

A partir du milieu des années 80, les hausses des prix industriels rattrapèrent la hausse des prix agricoles et l'État n'a pas été en mesure de continuer l'effort fourni pendant cinq ans en faveur des campagnes. D'ailleurs, le taux de croissance de la production agricole s'est ralenti. Mais une bourgeoisie rurale avait cependant mis le pied à l'étrier et continua à se développer en diversifiant ses activités.

On a assisté à une diversification des activités agricoles. Les cultures commerciales et l'élevage, beaucoup plus lucratifs, se sont développés. Et surtout la possibilité qui a été donnée aux paysans de s'adonner à d'autres activités, industrielles ou de services, a abouti à un essor sans précédent de toutes sortes de petites entreprises dans les campagnes, entreprises privées ou entreprises dites collectives car appartenant à une municipalité, à une école, à une usine d'État, etc. A partir de 1984, les entreprises des anciennes communes populaires furent reprises par les municipalités des villes et des villages concernés. Le développement de ces entreprises collectives ou privées en zone rurale a permis d'absorber une partie de la main-d'oeuvre en surnombre dans les activités agricoles.

Pour mesurer l'essor de ces activités, disons qu'en 1978 ces petites entreprises en zone rurale, petites entreprises industrielles, entreprises de construction, de commerce, de transports, de réparations et autres services, employaient près de 30 millions de salariés. Depuis, elles ont absorbé plus de 100 millions de travailleurs supplémentaires dans des myriades de toutes petites entreprises. La population rurale active est évaluée à 450 millions de personnes, dont 320 millions dans l'agriculture.

L'appel aux capitaux étrangers

Le gouvernement chinois ne compte pas seulement sur les stimulants individuels pour impulser le développement économique. Il compte aussi sur l'arrivée de capitaux étrangers, à la fois sous forme de prêts et sous forme d'investissements directs. Dès 1979, rien n'a été épargné pour les attirer.

Cette année-là, quatre Zones économiques spéciales (les ZES) furent instituées sur la côte sud-est : trois dans la province de Guangdong dont la capitale est Canton (Shenzhen face à Hongkong, Zhuhai face à Macao, et Shantou) et une, Xiamen, située en face de Taïiwan dans la province de Fujian. Shantou et Xiamen faisaient d'ailleurs partie au 19e siècle de ces « ports de traité » dont la Grande-Bretagne et la France avaient imposé l'ouverture à la Chine.

L'État chinois offrait dans ces zones franches des avantages considérables aux capitaux étrangers : il s'engageait bien sûr à construire des infrastructures nécessaires, à mettre en place des réseaux de transports, à bâtir les usines selon les directives des étrangers, à fournir une main-d'oeuvre compétente à des prix compétitifs ; il offrait aussi des taux d'imposition préférentiels, des exemptions en matière de douanes et d'autres incitations financières.

Les provinces côtières qui ont bénéficié de ces zones franches virent effectivement un afflux de capitaux étrangers, le développement d'une industrie et l'essor de leurs échanges avec l'extérieur. Shenzhen, un port de pêcheurs de 30 000 habitants en 1978, est devenue une ville de 3 millions d'habitants s'étendant sur 15 kilomètres avec ses gratte-ciel, ses hôtels de luxe, son golf et son parc d'attractions. Des milliers d'entreprises se sont installées dans la zone spéciale.

On multiplia donc les zones spéciales. En 1984, il fut décidé d'en créer dans 14 autres villes côtières et à l'île de Hainan. Trois triangles de développement devaient également être favorisés en matière de commerce et d'investissements : les deltas de trois fleuves, la Rivière des Perles près de Canton, le Yangtsé près de Shangaï, et le troisième en face de Taiwan.

Les capitaux étrangers purent s'associer aux capitaux chinois dans des entreprises mixtes, les joint ventures, ou même installer des entreprises entièrement à eux. L'État renonça en 1979 à son monopole sur le commerce extérieur et des centaines de sociétés d'import-export ont surgi comme des champignons.

Enfin l'accord signé en 1984 avec l'Angleterre sur la rétrocession à la Chine en 1997 de Hong Kong, ce fleuron du capitalisme financier en Asie du Sud-Est, marquait l'acceptation par la Chine en son sein de territoires entièrement dominés par le jeu du profit et sur lesquels l'État renonçait à avoir prise.

Des entreprises chinoises furent cotées à la bourse de Hong Kong. Et, pour couronner ce retour au marché des capitaux, Shangaï puis Shenzhen ouvrirent chacune une bourse des valeurs.

Le prétendu miracle économique

En incitant les Chinois à s'enrichir, en réhabilitant le profit, et en laissant celui-ci régir une part croissante de l'économie du pays, les dirigeants chinois ont réalisé semble-t-il une prouesse, puisque la croissance économique a fait l'admiration du monde entier, dépassant dans les années 90 les 10 % par an, et atteignant encore l'an dernier, alors que l'Asie était plongée dans une crise profonde, 8,8 % sur l'année. Depuis le début des réformes, la part de la Chine dans le PIB mondial aurait doublé, passant de 5 à 10 %. Le revenu par habitant aurait presque triplé, confortant par là tous les tenants de l'économie de marché.

Il faut tout de même souligner que les statistiques économiques, bien difficiles à utiliser d'une façon générale, sont particulièrement peu fiables en ce qui concerne la Chine, comme bien d'autres pays sous-développés. Les « statistiques » ne sont parfois que des sondages, généralisés ensuite à l'ensemble du pays, alors même que l'on sait la diversité des différentes régions. Quant à comparer d'un pays à l'autre, c'est encore pire. C'est ainsi par exemple qu'en 1996 le Fonds monétaire international, le FMI, en utilisant un nouveau mode de calcul fondé sur la parité des pouvoirs d'achat, a annoncé que le produit national brut, le PNB, de la Chine était, non pas de 440 milliards de dollars, mais de 1 700 milliards de dollars ! La Banque mondiale contesta le calcul et annonça 2 878 milliards de dollars, chiffre qui fut contesté à son tour par le gouvernement chinois. La production de la Chine variait donc dans une fourchette de 1 à 7, suivant les sources statistiques !

C'est dire à quel point il est difficile de mesurer le prétendu miracle chinois. L'évolution des chiffres peut tout juste nous indiquer, et encore, certaines tendances du développement. A condition aussi de tenter de voir les réalités économiques et sociales par delà les chiffres qui additionnent souvent des choses qui n'ont rien à voir et même qui sont contradictoires. La croissance, mesurée par les indices économiques, et le bien-être ne sont pas automatiquement liés. Par exemple, la spéculation immobilière peut faire progresser fortement le PNB sans assurer aucun bien-être à la population, bien au contraire. De même, si le prix des produits de première nécessité double ou triple, le PNB augmente, mais les gens meurent de faim. La multiplication des intermédiaires dans les circuits commerciaux qui élargissent le fossé entre les prix payés aux producteurs et ceux que payent les consommateurs fait, elle aussi, croître le PNB, mais où est l'intérêt et des producteurs et des consommateurs ? Les indices économiques servent à la bourgeoisie à mesurer le développement de ses affaires et de ses profits. On voudrait nous faire croire qu'il faut que les bourgeois fassent de plus en plus d'affaires et de plus en plus de profits pour que l'humanité se porte mieux. C'est évidemment un mensonge, un mensonge intéressé.

La course à la richesse

S'il est donc bien difficile de mesurer l'impact économique réel des fameuses réformes, en revanche leurs conséquences sociales sont bien visibles. Toute une bourgeoisie agraire mais aussi urbaine s'est reconstituée dès que le gouvernement s'est mis à encourager l'enrichissement individuel.

La bourgeoisie chinoise réapparaît au grand jour

Le phénomène a été d'autant plus rapide que nombre de Chinois émigrés après 1949 avec une partie de leur fortune ont fait prospérer celle-ci dans les pays voisins, tout en gardant des liens avec les membres de leur famille ou leurs amis restés sur place en Chine dans leur région ou leur ville d'origine. Ceux-ci, même s'ils ont été tenus à l'écart par le régime pendant certaines périodes, ont constitué en Chine même un milieu bourgeois qui n'a jamais disparu. Eux ou leurs rejetons ont pu d'autant mieux se lancer dans les affaires, dès que le gouvernement leur en a donné le signal, qu'ils se sont vus confier des capitaux à faire fructifier : ceux des parents ou des relations émigrés à l'étranger.

La liberté que le gouvernement donnait de s'enrichir et la différenciation sociale rapide qui s'en suivit entraînèrent quasi automatiquement la réapparition de problèmes que la Chine n'avait plus connus depuis des décennies.

Dans les campagnes, par exemple, les riches eurent vite fait de dominer les attributions de terres, la commercialisation de la production, de spéculer sur les céréales, refusant pour faire monter les prix de livrer les grains, pratiquant l'usure et chassant des terres les plus pauvres. Les autorités locales, elles aussi encouragées par le gouvernement à se montrer entreprenantes, à développer la richesse de leur région, à se lancer dans les affaires, s'entendirent avec les riches pour rançonner les plus pauvres et pour voler l'État et les biens publics.

La politique pragmatique du pouvoir

Pour limiter la spéculation, ralentir la corruption, juguler l'inflation, le gouvernement central est intervenu à plusieurs reprises depuis vingt ans, revenant en arrière sur certaines réformes, resserrant à nouveau son contrôle sur les prix, sur la production agricole, sur le commerce des grains, sur le crédit, sur le droit des provinces d'emprunter directement à l'étranger, sur la multiplication des zones franches sauvages, etc.

Le gouvernement cherche à encourager la diffusion des mécanismes du marché basés sur la recherche du profit individuel au détriment d'une organisation étatique de l'économie mais il s'efforce en même temps de garder le contrôle de cette évolution en intervenant pour réguler ce passage à l'économie de marché. Cela se fait empiriquement au fur et à mesure que les problèmes se posent, les périodes de contrôle accru succédant aux périodes de relance « des réformes ».

Par exemple, l'État donna un grand coup de frein aux réformes à la fin des années 80. Les prix s'emballaient, les plus pauvres étaient chassés des campagnes au rythme de 8 millions de personnes par an et pouvaient d'autant moins trouver d'emplois dans les villes que les licenciements commençaient à se multiplier. Les scandales liés à la corruption défrayaient la chronique des journaux chinois. Trafics d'influence, évasion fiscale, appropriation des biens publics, trafics en tout genre, bref toutes sortes de pratiques bien connues ici se développaient tout d'un coup massivement en Chine. Non pas que la corruption n'existait pas auparavant. Mais, comme le constatait un quotidien de Shangaï : « Naguère, les détournements de pouvoir servaient à contourner les réglementations concernant l'emploi, le logement, les études, la promotion, etc., avec pour but essentiel la résolution des difficultés matérielles des individus. Aujourd'hui, (...) ils ne servent pas à résoudre des difficultés matérielles, mais à accumuler des richesses ». Avidité et arrogance des nouveaux riches, creusement des inégalités : la situation devenait explosive.

De 1989 à 1991, pendant ces trois années d'austérité, l'État obligea à nouveau les paysans à livrer les produits de base, reprit le contrôle de certains prix , annula quelques grands projets trop coûteux. Les pouvoirs locaux furent priés d'être moins dispendieux et des dizaines de milliers de condamnations pour corruption furent prononcées.

Le gouvernement relança ensuite de plus belle les réformes. Le coup d'envoi en fut donné lors du voyage effectué par Deng Xiaoping dans les provinces côtières en 1992. Pour accélérer ce qu'il appelait la modernisation du pays, il incita les cadres du parti et de l'État à se livrer à des activités lucratives en plus de leur fonction.

Les mêmes causes engendrant les mêmes effets, la machine s'emballa à nouveau en 1994,1995, avec une inflation à plus de 25 %, un refus des campagnes de livrer les céréales indispensables aux villes, une spéculation immobilière effrénée qui fit de Shangaï une des villes les plus chères du monde en matière de loyer et d'achat immobilier.

A nouveau le gouvernement dut freiner la machine, reprenant le contrôle du commerce des grains, restreignant le crédit, diminuant les investissements prévus, réduisant ses subventions aux entreprises d'État, en incitant celles-ci à licencier, à fermer ou à se vendre aux capitaux privés.

Mais en 1997, le gouvernement marqua sa volonté de poursuivre de façon accélérée les réformes, démontrant aux capitalistes étrangers que la mort de Deng Xiaoping, en février 1997, ne remettait aucunement en cause la politique qu'il avait initiée. Le chef de l'État, Jiang Zeming plaça la réforme des entreprises d'État en tête des priorités. Il nomma en mars 1998 un nouveau Premier ministre Zhu Rongji qui n'était autre que le premier vice-Premier ministre chargé de l'économie depuis 1993.

Le développement de la corruption

Jusqu'à présent donc, l'État chinois semble avoir réussi à garder la maîtrise du processus, du moins si on évoque par comparaison ce qui se passe en Russie. Mais au fur et à mesure que la loi du profit s'empare de tous les secteurs de l'économie, que les intérêts privés dominent toute la vie sociale, la corruption se développe et ronge peu à peu l'appareil d'État. Cela n'est évidemment pas un phénomène particulier à la Chine. Les politiciens et hommes d'affaires, ici en France, en savent quelque chose.

Mais la corruption prend des formes bien pires dans les pays pauvres où l'appareil d'État lui-même reflète de façon plus crue toutes les contradictions de la société et où, par exemple, la paye des policiers et des militaires ne se conçoit que complétée par le racket de la population.

En Chine, la corruption de l'appareil d'État se développe à nouveau au même rythme que le parasitisme de la bourgeoisie.

L'appareil d'État est saisi à tous les niveaux par l'affairisme, le désir d'enrichissement, le manque de scrupule quant aux moyens pour y parvenir.

L'exemple vient d'ailleurs d'en haut, de ceux qu'on appelle de façon assez significative « les princes », c'est-à-dire les fils et les filles des hauts dignitaires du régime qui se trouvent à la tête de ce monde des affaires en développement.

La famille de Deng Xiaoping était d'ailleurs, tout naturellement si l'on peut dire, la mieux placée. L'un des fils de Deng, par exemple, dirige un gros holding chinois qui fait partie de l'empire de l'homme le plus riche de Hong Kong. Des nombreuses sociétés de Hong Kong ont ainsi offert des postes de responsabilité très bien rémunérés aux rejetons des hauts fonctionnaires chinois. « Princes » et hauts responsables ne se gênent pas pour placer leur fortune à l'étranger : environ 120 milliards de dollars (600 milliards de francs) ont ainsi quitté le pays depuis quelques années. Il faut reconnaître qu'une partie de ces capitaux revient ensuite en Chine s'investir dans les zones franches en tant que « capital étranger » pour bénéficier des avantages fiscaux.

A tous les niveaux, les fonctionnaires et les cadres du parti utilisent leur fonction pour aider ceux qui s'enrichissent et pour s'enrichir eux-mêmes, selon les consignes ! Lors de l'ouverture de la Bourse de Shenzhen, des manifestations de protestation eurent lieu parce que les hauts dirigeants s'étaient réservés, avant même l'ouverture, plus de la moitié des actions qui allaient être mises sur le marché ! Un ancien correspondant de l'AFP à Pékin cite le cas d'un homme d'affaires de Shangaï qui « avait réussi le tour de force d'être à la fois patron d'une entreprise prospère, actionnaire de différentes sociétés aux quatre coins du pays, représentant d'une célèbre firme occidentale, proxénète et délégué de la Ligue de la jeunesse communiste d'un des arrondissements de la grande métropole de l'est » qu'est Shangaï.

Dans toutes les provinces - les plus riches, les provinces côtières qui se développent trois fois plus vite que les autres, mais aussi dans les provinces de l'intérieur, où les autorités veulent rattraper leur manque à gagner - les autorités locales se sont lancées dans les affaires.

Rivalités locales et affairisme

Par exemple, elles veulent toutes avoir leur propre « zone économique spéciale », souvent pour y construire un simple hôtel ou un golf, tant et si bien qu'à la fin de 1992 le ministre de l'Agriculture recensait 8 000 zones, dont 6 000 restaient en friche, représentant un énorme gâchis de terres arables, de construction, de crédits. Le gouvernement en ferma d'autorité un certain nombre ! En 1994, devant l'accroissement de la dette extérieure, l'État a dû interdire aux provinces d'emprunter directement à l'étranger. Cette année, le gouvernement a commencé à s'attaquer à la prolifération des bourses de valeurs que chaque ville de taille moyenne a ouvertes illégalement dans les années 90.

Des provinces, des municipalités ou des cantons se hérissent de barrières douanières, pour empêcher certains produits précieux de sortir ou d'autres d'entrer, renchérissant ainsi les prix. Ils se dotent aussi de barrières non -tari-faires, c'est-à-dire de règlements arbitraires empêchant l'entrée de biens qui ne sont pas produits sur place et donnant prétexte à confisquer ceux qui pénètrent quand même. Tous gaspillent l'argent pour mettre sur pied ou développer des entreprises même si elles font double emploi. Chacune défend avec agressivité ses intérêts, ses sources de financement, ses accès aux matières premières, ses entreprises, ses parts de marchés, ses contrats avec l'étranger, ses zones spéciales, etc. On a vu la province du Xinjiang interdire l'importation de 48 denrées sous prétexte de protéger ses productions locales ; le Jilin refusait la bière produite dans la province voisine du Liaoning ; le Liaoning, de son côté, refusa en 1992 l'exportation d'engrais car il n'arrivait pas à en produire assez ; la même année, Pékin limita l'importation de bois du Hebei. Le Hunan mit un embargo sur les sorties de céréales ; une guerre du riz eut lieu entre la province de Hunan qui refusait de livrer son riz à la province de Guangdong, si celle-ci n'acceptait pas de payer un prix supérieur au prix du marché puisqu'elle était bien plus riche. Les autorités de Guangdong ont voulu court-circuiter les autorités du Hunan en traitant directement avec les paysans mais leurs camions furent empêchés de circuler dans la province. L'armée finit par être impliquée elle aussi dans le conflit.

De telles guerres eurent lieu pour le thé, la laine, le tabac...

Un marché, des marchés...

Les grandes entreprises étrangères qui essaient de pénétrer ce qu'elles croyaient être le marché chinois découvrent qu'il y a une juxtaposition de nombreux marchés et que l'accès à l'un ne donne pas automatiquement accès aux autres, bien au contraire devrait-on ajouter.

Ce fut le cas par exemple de Coca Cola qui pensait partir à l'assaut des 400 millions de consommateurs potentiels de Chine du Sud en s'implantant dans l'île de Hainan. Cela ne lui donna accès qu'aux 4 millions d'habitants d'une partie de l'île et il ne lui fallut pas moins de 19 autres implantations pour se développer en Chine du Sud !

Evidemment, ces guerres commerciales et cette multiplication d'entreprises constituent un gâchis dans tous les domaines, gaspillage d'investissements, économies d'échelles qui ne peuvent être réalisées, facteur d'inflation.

On parle aujourd'hui de la reféodalisation de l'économie chinoise. Un universitaire, spécialiste de la Chine, Jean-Louis Rocca, écrit : « Le renforcement des bureaucraties locales, consécutif à la politique de déconcentration, a conduit à l'apparition d'une multitude d'îlots semi-indépendants qui possèdent leur propre stratégie économique, leurs propres réseaux d'amitiés politiques, éventuellement leurs propres sources de financement extérieur (diaspora) ».

En fait il s'agit tout simplement de la concurrence capitaliste, de l'avidité à faire des profits au détriment de l'intérêt général. Ces rivalités de clochers, nous les connaissons ici même, quand il s'agit d'attirer des entreprises dans telle ou telle zone industrielle et autre technopole. Mais dans un pays pauvre, qui manque de capitaux pour se développer, où les communications sont difficiles, où l'accès aux matières premières n'est pas facile pour tous, où l'énergie produite ne suffit pas aux besoins, les méfaits de la concurrence, les gaspillages qu'elle engendre sont encore plus choquants que dans les pays riches.

Affaiblissement du pouvoir de l'État central

Mais le simple fait que l'État central laisse jouer la concurrence ne peut que renforcer les pouvoirs locaux à son détriment. Au point d'ailleurs que ceux-ci le dépouillent d'une partie croissante de ses recettes. Les provinces, chargées jusqu'en 1994 de collecter l'impôt, ne reversaient tout simplement plus sa part à l'État. De plus, des autorités provinciales jusqu'au simple fonctionnaire, chacun instaure des taxes supplémentaires sur la population, selon son bon vouloir, si l'on peut dire.

Alors que les impôts locaux ne devraient pas excéder 5 % des revenus de la population, dans certains endroits, ce sont 40 % qui sont prélevés par les autorités locales. L'encaissement des impôts ou les contrôles fiscaux donnent lieu à des tensions extrêmes et d'innombrables violences.

Lors de la réforme fiscale de 1994, les impôts centraux ont été augmentés : le gouvernement a instauré un impôt sur le revenu qui n'existait pas et il a étendu et augmenté la TVA, à laquelle seules les exportations échappent, et dont le taux est de 17 % (13 % pour les produits de première nécessité). Enfin il a renégocié avec chaque province ce que celle-ci s'engageait à lui verser.

Mais la part que l'État prélève continue à diminuer malgré la réforme. Et on est arrivé à cette situation paradoxale et bien connue dans les régimes capitalistes : l'État ne prélève aujourd'hui plus que 11 % du revenu national contre 36 % il y a vingt ans, mais une bonne partie de la population la plus pauvre a vu au contraire le fardeau de l'impôt s'alourdir.

Le pillage des biens publics

Enfin, fonctionnaires et nouveaux riches s'entendent pour piller carrément les biens publics. Bien des entreprises dites collectives sont en fait des entreprises appartenant à un propriétaire qui s'est tout simplement approprié les biens collectifs, ou qui a fait inscrire son entreprise individuelle comme collective pour bénéficier de prêts à tarif réduit et autres avantages fiscaux. Les entreprises d'État elles-mêmes subissent un véritable dépeçage avec la complicité des plus hautes autorités. L'État, qui veut se désengager au maximum, demande à ce que la plupart des entreprises soient vendues, transformées en SARL ou en sociétés par actions ou ferment leurs portes, avec comme objectif de ne garder qu'un millier des plus grandes (sur quelque 100 000 entreprises industrielles d'État). Les autorités locales ne se privent pas pour vendre au privé tout ce qui peut avoir une valeur, laissant les dettes aux banques et à la collectivité. Les acheteurs de ces avoirs sont bien souvent les fonctionnaires chargés de gérer les biens en question.

Les mieux placés ont réussi à monter des filiales privées des grandes entreprises d'État et émettre des actions cotées à Hong Kong. Pour que les actions trouvent preneurs, la société ainsi créée doit avoir l'air rentable. Pour ce faire, elle achète tout simplement régulièrement à bas prix des actifs de l'entreprise mère, ce qui gonfle avantageusement son bilan. Les actions s'arrachent. Même les fonds de pensions anglo-saxons ont acheté de ces actions. Les nouveaux riches chinois ont assimilé très vite les techniques financières des « raiders » occidentaux.

On estime que 12 % des actifs de l'État ont déjà ainsi été volés. En 1997, le gouvernement a même mis sur pied une commission « pour stopper l'hémorragie des actifs de l'État » présidée par celui qui allait devenir premier ministre, Zhu Rongji.

L'armée, la police : bien placées pour s'enrichir

La police et l'armée se sont également lancées dans les affaires. La police est spécialisée, comme toujours, dans les maisons de jeux et la prostitution, ainsi que dans le trafic des devises et la vente des permis de conduire.

Il est hautement symbolique que le ministre de la Sécurité publique se soit permis de faire l'éloge répété des triades, ces mafias descendant de ces vieilles sociétés secrètes du crime que Chiang Kai-shek avait tant utilisées à son service contre le Parti Communiste et la classe ouvrière et qui prospèrent depuis 1949 à Hongkong. Le ministre s'était félicité en 1992 qu'elles souhaitent « établir des entreprises commerciales en Chine » et il reçut même à Pékin des représentants de la plus importante des triades de Hong Kong. Ces fameuses triades ne sont pas les dernières à faire maintenant des affaires avec la Chine : c'est ainsi qu'elles blanchissent une bonne partie de l'argent de la drogue.

Quant à l'armée, elle constitue l'un des plus grand opérateurs privés du pays et c'est elle qui a la haute main sur les activités de contrebande. Elle est à la tête d'énormes holdings qui exportent dans le monde entier et dont les affaires font parfois scandale quand tel ou tel journaliste américain fait tout à coup mine de découvrir que les États-Unis sont en affaires avec l'armée chinoise, ou que c'est elle qui constitue l'un des plus gros donateurs de la campagne électorale de Clinton !

Il faut dire que l'État, dans un contexte où la Chine n'est plus en butte à l'hostilité des États-Unis et de l'URSS, a réduit d'un quart les effectifs de son armée et d'un tiers son budget militaire. Il a bien fallu mettre un peu de baume au coeur des militaires, d'autant que le gouvernement a fait appel à eux contre les manifestants de la place Tiananmen en 1989.

Les militaires ont donc été autorisés à reconvertir, pour le compte de l'armée et le leur propre, les industries militaires en productions civiles. C'est ainsi que la part de la production civile du complexe militaro-industriel représentait 8 % de ses activités en 1979 , 65 % en 1990 et qu'elles est estimée aujourd'hui proche des 80 %. Plus de 20 000 entreprises appartiennent à l'armée ou à des militaires et leurs activités s'étendent à tous les domaines : électroménager, cosmétiques, souvenirs, ateliers de confection, hôtels, bars, l'industrie touristique et la finance jusques et y compris la revente d'armes de l'armée chinoise et les fabriques d'armes clandestines. Chaque région militaire a une base dans la zone franche de Shenzhen. Quant au commandement de la province de Guangdong, il a carrément installé sa propre « zone économique » près de Shantou. En 1994, l'armée était engagée dans plus de 200 -joint ventures avec des capitaux étrangers. Elle est experte dans la contrefaçon industrielle. Elle est impliquée dans le trafic de drogue. Enfin elle a la haute main sur la contrebande. Celle-ci est pratiquée à grande échelle puisque ce sont des cargaisons entières de téléviseurs, magnétoscopes, appareils de climatisation et même automobiles qui pénètrent illégalement dans le pays. Bien des Mercedes des nouveaux riches sont des voitures de contrebande.

Une bonne partie des revenus engendrés par ces activités sont placés dans des paradis fiscaux et l'armée ne répugne pas à spéculer à l'occasion contre la monnaie chinoise : elle a acheté cette année des masses de dollars en pariant sur une dévaluation du yuan qui n'a pas eu lieu, du moins pas encore. En juillet dernier, le chef de l'État a prié l'armée de mettre un terme à certaines pratiques. Reste à savoir, là aussi, s'il sera obéi.

Certains commentateurs évoquent à nouveau les seigneurs de guerre de l'ancien régime, qui rivalisent aujourd'hui dans la course à l'enrichissement rapide, mais dont on imagine qu'ils pourraient contribuer à l'éclatement du pays en d'autres circonstances.

Le développement des inégalités

L'idée défendue par Deng Xiaoping que l'enrichissement de quelques provinces et de quelques catégories sociales allait bénéficier à tous et entraîner dans le développement les secteurs retardataires est mise à mal par la réalité d'un fossé qui s'élargit rapidement entre les plus riches et les plus pauvres. Tout le monde en Chine ne bénéficie pas de la croissance économique, loin de là !

Là encore il est bien difficile de se fier aux chiffres. Pendant des années, on nous a répété que les réformes avaient bénéficié aux campagnes au point d'y avoir réduit la pauvreté des deux tiers, de 270 millions de pauvres à quelque 80 millions, voire moins. Et puis brusquement, l'année dernière, la Banque mondiale a dénombré 350 millions de pauvres. Ainsi les pauvres apparaissent ou disparaissent par centaines de millions des statistiques ! Malheureusement pour eux, ils n'existent pas seulement dans les statistiques fantaisistes mais bel et bien dans la réalité et ils sont de plus en plus nombreux : paysans sans terres, retraités sans retraites, salariés sans salaire, travailleurs sans travail, etc...

Les inégalités progressent. 900 millions de ruraux auraient un revenu quatre fois moindre que les urbains. Et il s'agit de moyennes car les écarts se creusent entre les provinces côtières qui reçoivent l'essentiel des capitaux étrangers et les provinces de l'intérieur ; ils se creusent entre les campagnes et les villes et au sein même des campagnes comme au sein des villes. Si certains vivent mieux, c'est que d'autres sombrent dans la misère, errant à la recherche de quoi survivre.

La misère dans les campagnes

Il y aurait 130 millions de personnes sans travail dans les campagnes.

Le sort des pauvres est de plus en plus dur. Ils ont à supporter en plus l'égoïsme et l'arrogance des nouveaux riches et des notables. Les bureaux de grains, organisme d'État chargés d'acheter les céréales, détournent l'argent destiné aux paysans, et lorsqu'il n'y en a plus, ces derniers sont payés avec des « billets verts » qui ne sont pas des dollars mais de simples reconnaissances de dettes. La poste, qui spécule avec les mandats qu'on lui confie, s'est mise à faire de même et donne aux paysans des bouts de papier en lieu et place des mandats qu'ils sont censés recevoir. L'usure a fait sa réapparition en force, puisque les banques d'État elles-mêmes ont créé des filiales financières qui la pratiquent à grande échelle !

Quant aux corvées, elles furent réintroduites à la fin des années 80 pour l'entretien des ouvrages collectifs. Les riches les rachètent et les pauvres doivent y consacrer un temps, très variable selon les endroits, qui peut aller jusqu'à six semaines non payées.

Les expropriations de terres donnent lieu à d'innombrables révoltes. C'est que, pour construire des zones franches, pour attirer les capitaux étrangers, pour satisfaire aussi l'avidité des spéculateurs immobiliers, pour construire toutes ces petites entreprises rurales qui se font si farouchement concurrence, on prend sur les terres agricoles pourtant chichement comptées. Celles-ci se réduisent au rythme de plus de 2 000 km² par an (1 % des terres cultivables en quatre ans). Les paysans ainsi expropriés sont bien loin d'être indemnisés, l'argent qui leur est destiné étant en bonne partie détourné par les intermédiaires de l'administration. Dans la province du Guangdong, l'une des plus touchées par la spéculation immobilière, quelque 500 manifestations contre des expulsions auraient eu lieu rien qu'en 1992.

A l'échelle du pays, c'est par milliers qu'il faudrait compter les jacqueries, les émeutes contre les autorités locales, contre les exactions et les taxes abusives et contre les expropriations. L'agitation dans les campagnes est devenue endémique au cours des années 90.

Un exode rural massif

Il est d'ailleurs significatif que le régime ne parvienne plus à empêcher l'exode rural, qui est massif : ce sont des dizaines de millions de paysans qui, poussés par la misère, partent pour tenter de se faire embaucher dans les entreprises des zones côtières ou dans les grandes villes. Ils sont ainsi plus de 100 millions de travailleurs migrants, en augmentation chaque année.

Si un certain nombre ont en poche un contrat de travail pour une durée déterminée, beaucoup se retrouvent sans travail et sans logement.

Dans les grandes villes, ils se regroupent par région d'origine et sont la proie des « patrons de travail », sorte d'intermédiaires qui gagnent leur vie sur leur dos. Le Monde diplomatique de mars 1995 décrit ces regroupements à Canton : la plus importante association, qui regroupe les migrants du Sichuan, s'appelle « le groupe aux coutelas » et « l'organisation assure la protection de ses membres en échange d'une somme mensuelle, souvent extorquée d'ailleurs » . Des bidonvilles surgissent autour des villes, toute une organisation plus ou moins mafieuse se met en place.

L'industrie est bien incapable d'absorber toute cette main-d'oeuvre. Certains s'improvisent coiffeurs, d'autres ouvrent de petits restaurants mais la concurrence est rude. Certains se reconvertissent comme chauffeurs de taxis ou plus souvent encore vendeurs ambulants. Les femmes deviennent servantes, femmes de ménage, bonnes à tout faire chez les riches. Tous cherchent des petits boulots, quelques bricoles à vendre.

Evidemment aussi, cette population sans moyens d'existence, sans logements, sans protection sociale, est un terrain de recrutement pour les bandes de criminels, pour la prostitution, toutes sortes de trafics et de coups de main.

Le ministère du Travail prévoit que la Chine se retrouvera en l'an 2000 avec plus de deux cent soixante millions de chômeurs !

Une classe ouvrière surexploitée

C'est dire que la classe ouvrière, elle non plus, ne profite pas du fameux « décollage économique » car ces dizaines de millions de paysans qui ont quitté les campagnes constituent une réserve inépuisable de main-d'oeuvre très bon marché dans laquelle puisent toutes les nouvelles entreprises, privées ou pas, avec capitaux étrangers ou pas.

Dans les zones franches, par exemple, dans ces territoires qui devaient offrir un modèle de développement grâce à l'afflux de capitaux étrangers, les conditions d'exploitation sont dignes du dix-neuvième siècle avec des horaires pouvant aller jusqu'à des 15 à 20 heures par jour. Les salariés couchent souvent sur place dans des dortoirs et parfois même enfermés dans l'usine par le patron. C'est dans ces conditions que huit cents travailleurs de la zone de Shenzhen seraient morts, il y a quelque temps, enfermés dans un atelier qui avait pris feu. Les conditions de sécurité sont évidemment proches de zéro.

Alors, les zones franches se couvrent peut-être d'immeubles et de gratte-ciel modernes là où il n'y avait que de pauvres maisons ou pas de maisons du tout, mais ce sont d'abord des enclaves où les capitaux étrangers ont à leur disposition des hordes d'esclaves, régulièrement renouvelées, que l'État lui-même met à leur disposition pour des salaires de 200 à 300 F par mois, encore inférieurs à ceux de Hong Kong qui attira pourtant elle aussi en son temps des capitaux cherchant à exploiter une main-d'oeuvre bon marché.

Oui, la Chine peut attirer des capitaux étrangers, y compris des grandes multinationales. Mais ils ne viennent pas en Chine pour développer le pays : ils utilisent les zones franches comme des concessions extra-territoriales dans lesquelles ils importent les produits semi-finis qu'ils font assembler et terminer sur place pour profiter du bas prix de la main-d'oeuvre, puis réexportent aussitôt à destination des marchés étrangers. La Chine ne tire aucun bénéfice pour son propre développement de ces productions délocalisées dans les zones franches, pas même les fameux transferts de technologie que les dirigeants chinois disaient espérer.

Le démantèlement des entreprises d'État

Evidemment, les entreprises d'État ne sont pas concurrentielles comparées à ces « sweat-shops »... et dans ces entreprises-là aussi, parce que l'État veut les mettre aux normes du marché, les conditions de vie des travailleurs ne cessent de se dégrader. Ce secteur emploie près de 120 millions de personnes, c'est-à-dire la majorité des travailleurs urbains, et comprend en particulier les grandes entreprises, dans l'industrie lourde, les mines, les transports, mises sur pied grâce aux efforts de la période précédente, qui ne fonctionnaient pas en fonction des lois du marché mais en fonction des objectifs de la planification. Le rôle de ces grandes entreprises ne se limitait pas à fournir la production demandée par le plan mais il consistait aussi à garantir l'existence des travailleurs qui y étaient affectés, en leur assurant un travail, un logement, l'éducation des enfants, la santé, la retraite. Leur productivité était d'autant plus faible qu'elles partageaient le travail entre tous les bras que la faiblesse du développement industriel ne permettait pas d'occuper.

Pour tenter d'intégrer ces entreprises aux lois du marché, le gouvernement les a d'abord encouragées à diversifier leurs activités pour pouvoir occuper de façon rentable leur main-d'oeuvre excédentaire. Les entreprises d'État se sont lancées dans l'hôtellerie, la restauration, etc. Malgré tout, livrées à elles-mêmes, elles devinrent de plus en plus déficitaires : la moitié d'entre elles le sont aujourd'hui. L'État, qui s'était efforcé dans un premier temps de compenser les pertes par des subventions pour permettre à ces entreprises de faire face à leurs charges sociales, s'est peu à peu désengagé depuis fin 1993. Les subventions provenant du budget de l'État ont diminué de moitié depuis cette date. Les banques d'État qui avaient pris en partie le relais se retrouvent avec quantité de mauvaises créances et, si on ajoute les ravages des malversations, la situation des entreprises publiques se dégrade très rapidement depuis 5 ans.

Dès 1984, le gouvernement avait incité à la mise en place au niveau local, provincial, et maintenant il essaie de le faire au niveau national, de systèmes d'assurances sociales qui puissent prendre en charge la maladie, la retraite, le chômage, à la place des entreprises. Mais avant même que le nouveau système soit en place - si tant est qu'il le sera un jour - les entreprises n'eurent plus l'obligation de procurer des emplois permanents. Dès 1986, on les autorisa à embaucher les nouveaux travailleurs sous contrats à durée déterminée, d'une durée de 6 mois à 10 ans, et même à proposer aux travailleurs permanents de tels contrats, dans leur intérêt bien sûr, pour les rendre « libres » de trouver mieux ailleurs. De fait, en une dizaine d'années, la quasi-totalité des travailleurs des entreprises d'État sont passés sous contrat, en général des contrats à long terme. C'en est fini des emplois permanents et des protections sociales qui allaient avec. La santé n'est plus gratuite, le logement non plus.

De plus en plus nombreux sont les travailleurs licenciés de leur entreprise, et encore plus nombreux ceux qu'on ne licencie pas officiellement mais qu'on met en disponibilité ou en congé avec seulement une petite partie de leur salaire.

Nombreux sont ceux qui finissent par partir chercher du travail ailleurs, dans une autre ville, plus importante, ou dans les provinces côtières ou dans la capitale, rejoignant les dizaines de millions de migrants livrés à eux-mêmes sans aucune protection d'aucune sorte.

Les licenciements se sont multipliés depuis l'accélération de la réforme dans ce secteur à partir de 1993. Les protestations des travailleurs - grèves, manifestations - aussi. Contre les licenciements, contre le non paiement des salaires et des retraites, contre les détournements de fonds pratiqués par les responsables. Fin 1997, les entreprises d'État avaient licencié quelque douze millions de travailleurs. Le premier ministre s'est donné encore deux ou trois ans pour achever la réforme du secteur d'État et se débarrasser d'au minimum 20 millions de personnes estimées en surnombre selon ses propres chiffres.

La transformation des entreprises d'État n'est pas encore terminée. Et les travailleurs offrent de plus en plus de résistance au sort qu'on leur réserve. En mars 1997, les 20 000 salariés d'une grande entreprise de soieries dans le Sichuan séquestrèrent leur directeur et occupèrent la mairie de la ville pendant une trentaine d'heures pour obtenir de toucher leur paye. Cette année-là, quelque 160 000 conflits du travail ont été officiellement recensés.

Vers un véritable développement industriel ?

Malgré les discours, l'industrialisation de la Chine apparaît comme une image surfaite. Les initiatives privées, le marché n'ont pas pris le relais de l'État pour industrialiser la Chine car les capitaux privés se portent évidemment vers les entreprises et les activités susceptibles de dégager un profit immédiat.

L'essor des entreprises rurales ne doit pas faire oublier qu'il s'agit le plus souvent de minuscules entreprises, de petites industries agro-alimentaires ou textiles, d'entreprises de construction, de transport, de services, qui ne pourront pas assurer un développement industriel du pays.

Dans les villes, les entreprises privées ou semi-privées qui absorbent tous les capitaux en quête de placement lucratif n'assureront pas non plus le développement industriel du pays car elles se situent en grande partie dans les services, l'immobilier, l'hôtellerie, la grande distribution, la restauration, les night-clubs et autres karaoké qui font, paraît-il, fureur à Shanghaï.

Le rôle des investissements étrangers

Les investissements étrangers se sont beaucoup développés depuis cinq à six ans. Leur total se montait, fin 1997, à 217 milliards de dollars. L'État chinois qui disait avoir besoin d'ici l'an 2 000 de 233 milliards de dollars pour moderniser les secteurs de l'énergie, des transports et des télécommunications aurait donc pu voir ses objectifs réalisés. Mais ce n'est pas du tout dans ces secteurs-là - qui constituent pourtant depuis longtemps déjà de véritables goulets d'étranglement - que les capitaux étrangers se sont investis.

La provenance des capitaux étrangers est d'ailleurs bien significative puisque 75 % des investissements étrangers proviennent de Hong Kong, de Taiwan ou de la diaspora chinoise. Il s'agit essentiellement de ces Chinois qui sont partis avec leurs capitaux dans les années 50 et qui reviennent faire de l'argent au pays. Une bonne partie (estimée à 20 %) sont même des capitaux qui proviennent de Chine et que leurs propriétaires font transiter par Hong Kong pour bénéficier des avantages consentis aux capitaux étrangers ! Il est significatif que ce soient les provinces côtières du sud du pays qui reçoivent 90 % des capitaux, car ce sont ces provinces qui ont toujours eu le plus de liens avec l'extérieur et ce sont elles qui ont fourni les gros contingents d'émigrés. Les capitaux de cette bourgeoisie chinoise en exil ou au pays se sont « investis », si l'on peut dire, dans la spéculation immobilière, sans aucun avantage pour l'industrialisation du pays, bien au contraire, ou encore dans la délocalisation de productions de Hong Kong ou Taiwan destinées non à la Chine mais à l'exportation : vêtements, jouets ou électronique grand public utilisant beaucoup de main-d'oeuvre et peu de techniques lourdes. Quant aux investissements des grandes entreprises occidentales, censées apporter une véritable aide technologique à la Chine, ils sont extrêmement faibles, destinés avant tout à permettre aux grands trusts multinationaux d'avoir un pied dans la place au cas où le marché chinois développerait les potentialités que les économistes leur ont fait miroiter. Car on a beaucoup parlé de l'immense marché chinois en formation. Mais il s'agit tout de même encore d'une hypothèse plus que d'une réalité. Aujourd'hui, les riches, ce sont les millionnaires en yuans, la monnaie chinoise, ce qui représente 620 000 francs français. Ils sont un à deux millions, ce qui peut représenter une source de profit intéressante pour quelques entreprises, mais ne constitue encore qu'un bien petit marché.

Certains gros trusts ont tenté le pari, en ne prenant d'ailleurs que des risques limités ; parmi eux, certains ont d'ailleurs déjà plié bagage devant le peu de rentabilité de leurs investissements. Si Danone a d'ores et déjà réalisé une percée avec ses yaourts, ou Coca Cola avec ses sodas, les automobiles par exemple ne se vendent pas aussi facilement que les yaourts. Car il n'y a encore que quelques dizaines de milliers d'acheteurs individuels potentiels. Les principaux clients des constructeurs sont les entreprises et les administrations.

Un développement économique bien limité

Bien que la part de la Chine dans le commerce international ait presque triplé depuis vingt ans, la moitié du commerce chinois consiste en importations et réexportations liées à l'activité des entreprises délocalisées de Hong Kong, Taiwan ou d'Asie du Sud-Est. Si l'on ne tient pas compte de l'activité de ces entreprises, situées dans quelques zones franches, activité qui n'est pas du tout insérée dans l'économie du pays, on s'aperçoit que la part de la Chine dans le commerce mondial a peu progressé depuis 20 ans et ne représente qu'un peu plus de 1 % du total mondial. Mais, de surcroît, les exportations de la Chine ne signifient pas que les besoins de la population soient satisfaits par une industrie nationale assez puissante pour y subvenir. Cela signifie seulement que la pauvreté générale fait que la demande intérieure solvable est très limitée et qu'il est plus intéressant, pour les entreprises privées, de produire pour le marché mondial qui, lui-même, ne se développera que si la crise ne l'en empêche pas.

La Chine a négocié en vain pendant des années sa réadmission au sein du GATT, puis de l'OMC, l'organisme qui est censé organiser le commerce mondial. Mais les puissances impérialistes, États-Unis en tête, exigent d'elle qu'elle abaisse ses droits de douanes, supprime toutes les barrières non tarifaires, qu'elle cesse les subventions aux prix et aux entreprises, bref qu'elle déréglemente complètement son économie. Elle ne pourrait évidemment dans ces conditions résister à la concurrence étrangère et sa faible industrie aurait tôt fait d'être ruinée.

L'intégration de la Chine au marché capitaliste, sa soumission à la loi du profit, loin d'aider la Chine à se débarrasser des tares du sous-développement, sont au contraire en train de préparer leur retour en force. Loin de l'aider à développer les industries nécessaires à la satisfaction des besoins élémentaires de la population, elles entraînent au contraire le démantèlement des secteurs industriels existants, mis sur pied au prix de tant de sacrifices.

L'intégration dans le marché mondial implique la soumission à la loi du profit qui n'incite pas à produire ce qui est nécessaire - à une population trop pauvre pour pouvoir payer - mais à produire ce qui est rentable, c'est-à-dire ce qui peut se vendre avec profit à ceux qui peuvent payer.

Les garde-fous étatiques

Les puissances impérialistes font pression pour que l'État chinois lève tous les obstacles limitant la pénétration des marchandises et des capitaux étrangers, pour que l'État ne vienne pas contrarier les lois du marché, c'est-à-dire en fait la loi du plus fort. Mais d'un autre côté, elles se félicitent que l'État chinois régule en quelque sorte son intégration dans le marché mondial, de façon à maintenir un certain ordre. D'ailleurs, nombreux sont ceux qui affirment ouvertement que la Chine doit conserver un pouvoir fort pour réussir les réformes économiques et que les réformes politiques pourront alors peut-être venir, dans un second temps. Bref, bien contents que la Chine n'ait pas éclaté comme l'ex-URSS, les gouvernements occidentaux ont bien vite passé l'éponge sur les persécutions subies par les opposants au régime et limitent leurs protestations à des gestes purement symboliques.

De même, ces derniers mois, le gouvernement chinois a été l'objet de toutes les louanges pour ne pas avoir dévalué le yuan et avoir résisté à la crise qui a frappé toutes les économies du Sud-Est asiatique. Mais si la Chine a pu résister cette fois à la crise qui a frappé ses voisins, c'est justement parce que l'État chinois a encore la volonté et la capacité de mettre des barrières à la spéculation financière.

L'État chinois a veillé à limiter son endettement vis-à-vis des banques étrangères et il est capable de faire face à ses échéances, sans avoir à compter sur de nouveaux prêts pour payer les intérêts des premiers, comme c'est le cas de nombreux pays sous-développés. Il cherche d'ailleurs à limiter les emprunts illicites de capitaux étrangers pratiqués par les autorités provinciales. En octobre dernier, le gouvernement a frappé un grand coup en décidant la fermeture de l'institution financière qui, depuis 1980, préside aux investissements étrangers dans la province du Guangdong, celle qui a justement profité le plus de ces investissements. Les dettes contractées légalement seront remboursées mais pas les accords illicites, au grand dam apparemment des investisseurs étrangers ...

Là encore, le gouvernement a eu la volonté et la capacité de mettre un coup d'arrêt à des dérives financières fort lucratives pour quelques-uns mais dangereuses.

Mais l'évolution qui va dans le sens d'une plus grande pénétration du capitalisme diminue du même coup les capacités de l'État à faire prévaloir un minimum d'intérêts généraux. Pour plusieurs raisons. D'abord parce que la réintroduction des mécanismes du marché, qui amènent l'État central à laisser s'opérer une décentralisation économique, renforce les pouvoirs régionaux qui peuvent alors servir de points d'appui aux grands groupes capitalistes pour contourner la volonté de l'État central. Et puis, la pénétration du capital est un facteur de corruption de l'appareil d'État lui-même et la corruption est capable d'ouvrir des brèches là où la volonté politique avait bâti un mur.

Quelles perspectives pour la Chine ?

Manifestement, l'évolution de la Chine n'est pas terminée. Et il est bien difficile de prédire à quel rythme elle s'opérera et jusqu'où elle ira.

Ce qui est sûr, c'est que plus l'État chinois laissera le capital étranger pénétrer l'économie du pays, moins il interviendra pour limiter la croissance des inégalités, inégalités entre provinces de l'intérieur et provinces côtières, entre agriculteurs et travailleurs urbains, entre riches et laissés pour compte, moins il se donnera les moyens de maintenir un minimum de services sociaux et plus la Chine s'enfoncera dans le sous-développement : l'État et la société seront rongés par la corruption, l'économie du pays répondra de moins en moins aux besoins de la majorité de la population, et la Chine deviendra vulnérable et dépendante des caprices du capital financier international.

Et on vient de voir, justement en Asie du Sud-Est, que si ce dernier a été capable de développer de tout petits territoires, voire un petit pays comme la Corée, il s'agit d'un développement extrêmement fragile qui peut s'effondrer du jour au lendemain au gré de la spéculation financière. Mais, même ce type de développement, la Chine est trop immense pour le connaître. Le capital financier peut peut-être opérer les mêmes transformations qu'en Corée dans une ou deux provinces chinoises, de la même taille que la Corée justement, creusant alors du même coup le fossé les séparant du reste du pays qu'il serait bien incapable de transformer de la même façon. L'exemple de l'Indonésie est édifiant : trop vaste pour que les capitaux étrangers investis aient pu vraiment transformer l'économie du pays, l'Indonésie n'a pourtant que 200 millions d'habitants, 6 fois moins que la Chine !

Alors oui, on peut voir des petites parties du pays, les plus intégrées au marché mondial, se développer artificiellement au milieu d'un océan de misère. On voit déjà les bidonvilles pousser aux pieds des gratte-ciel des villes de la côte. Mais ce qui est sûr, c'est qu'on ne verra pas la Chine se développer harmonieusement.

Une voie sans issue

Pendant 30 ans, suite à la révolution de 1949, l'État avait pris en main le développement industriel, ce qui correspondait aux intérêts généraux de la bourgeoisie y compris contre les comportements à courte vue des bourgeois individuels. Certes, l'État chinois n'a pas fait ce que la révolution prolétarienne avait réalisé en Russie. L'État ne reposait pas sur la même base sociale qu'en Russie, où la classe ouvrière, appuyée par la paysannerie, avait radicalement exproprié les classes riches. En Chine, les bourgeois ont pu sauver l'essentiel de leur fortune, en particulier en plaçant leurs capitaux en dehors du pays. C'est ainsi que la petite accumulation bourgeoise a servi au développement économique de Hong Kong, Singapour ou Taiwan mais pas à la Chine. Malgré cela, l'intervention de l'État a donné au régime de Mao Zedong les moyens de jeter les bases d'un début d'industrie, de voies de communications, de production d'énergie, de services vitaux indispensables, et l'environnement hostile lui a imposé la nécessité de rester lié à une base populaire, donc de satisfaire certains des besoins élémentaires de l'ensemble de la population.

Avec l'arrivée de l'impérialisme, ce sont les tares du passé qui resurgissent, pas l'espoir d'un avenir meilleur pour la Chine.

D'ailleurs comment pourrait-il en être autrement ? Pourquoi, par exemple, la Chine deviendrait-elle, à l'ombre protectrice de l'impérialisme, ce que l'Inde n'a pas pu devenir ? Comment le capitalisme pourrait-il être une chance pour l'une et une calamité pour l'autre ?

Si l'intégration dans le monde impérialiste n'est pas une solution pour sortir du sous-développement, l'autarcie n'en est pas une non plus, même pour un immense pays, on l'a vu. D'ailleurs les grandes puissances industrielles ne se sont pas développées en comptant sur leurs seules ressources. Elles se sont lancées dans le développement industriel après avoir accumulé des richesses extraordinaires sur le dos de tous les peuples de la terre. Et la Chine, exploitée, dépecée par les puissances coloniales au 19e et au 20 e siècle a acquis, comme bien d'autres, un droit sur les richesses accumulées dans les pays riches.

Dans les années 50 et 60, la Chine a été présentée dans certains milieux de gauche et d'extrême-gauche comme un modèle de développement sur une base populiste. Aujourd'hui, dans les milieux de droite cette fois, on nous présente le retour de la Chine dans l'économie capitaliste mondiale comme seul espoir de développement.

Mais, non seulement l'impérialisme ne permettra pas une industrialisation du pays mais il pousse inéluctablement vers une régression sociale de grande ampleur. En effet, ce qui dans les pays riches fut en grande partie un sous-produit du développement économique - l'éducation, la santé, le développement culturel au sens large - n'a pu être réalisé, même à niveau minimum, que très rarement, sinon jamais, dans les pays sous-développés.

En Chine, à Cuba aussi, cela s'est fait.

Par contre, 20 ans de «réformes» ont fait augmenter l'analphabétisme en Chine, ont dégradé le système scolaire pour tous car les écoles privées se multiplient dans les grandes villes uniquement pour ceux qui peuvent payer. Quant à la santé publique, c'est pire encore, en particulier dans les campagnes, laissées à l'abandon et désertées par les médecins mal payés. Et des maladies qui avaient disparu il y a 20 ans font maintenant leur réapparition. C'est que dans le domaine de la santé aussi, on fait appel aux capitaux privés pour pallier les défaillances de l'État, mais ces capitaux ne s'investissent dans des hôpitaux que si ceux-ci sont rentables.

Le problème du développement, c'est-à-dire le problème de l'utilisation rationnelle des forces productives, du travail humain comme des ressources naturelles, se pose effectivement à l'échelle mondiale. Mais, à cette échelle, il faut d'abord se poser la question simple mais brutale : qui va contrôler l'économie ? La bourgeoisie impérialiste ou le prolétariat ?

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