La grande bourgeoisie en France
Au sommaire de cet exposé
Sommaire
- La naissance d'une classe exploiteuse
- La bourgeoisie au pouvoir
- Le temps des financiers
- La première industrialisation
- Expansion du capitalisme et exploitation
- Les débuts de la dictature du capital financier
- Le capitalisme sénile, l'impérialisme
- La guerre : au bonheur des riches et des grands bourgeois
- Le repli sur l'empire colonial
- De la crise à la Seconde Guerre mondiale, les grands bourgeois savent s'adapter
- L'interventionnisme étatique
- Financiarisation de l'économie, complexification du système... mais toujours les mêmes profiteurs
En décembre 2007, Le Monde titrait : « Ils sont 94 970 sur la planète et ils ont faim. Faim d'objets pharaoniques, uniques, extravagants. À la hauteur de leurs fortunes, supérieures à trente millions de dollars. »
Depuis des années, on l'entend sous toutes les formes, la bourgeoisie s'enrichit. Ces chiffres sont des insultes vis-à-vis des populations souffrant de la misère. Mais le pire c'est l'aberration du système qui engendre ces fortunes colossales pour une minorité en faisant grandir la pauvreté. Et le système capitaliste est dirigé par une classe sociale : la bourgeoisie.
L'irrésistible ascension de la bourgeoisie depuis plusieurs siècles n'est pas le conte de fées qu'on essaye de nous faire avaler. Cette histoire n'a rien à voir avec le mythe des jeunes hommes partis de rien, qui par leur inventivité, leur goût du risque, leur persévérance, seraient devenus de grands patrons et auraient ainsi acquis une fortune bien méritée. Non seulement cela est faux, mais cela recouvre une réalité bien plus sauvage. L'histoire de la bourgeoisie est une succession de pillages, de massacres. Puis elle s'est nourrie de l'esclavage, avant d'organiser l'exploitation du travail humain à l'échelle internationale.
Au cours des siècles, la bourgeoisie a toujours su utiliser l'État - et ce malgré tous les discours sur le libéralisme, sur l'initiative privée. L'État a servi le développement du système capitaliste, a aidé cette nouvelle classe dominante à étrangler toute la société, à concentrer toutes les richesses produites.
C'est assez dire que les liens entre les hommes politiques et la bourgeoisie ne sont pas nouveaux. Sarkozy n'est - comme les autres - qu'un valet de la grande bourgeoisie. Il est payé pour appliquer la politique de cette dernière et, surtout, pour la faire accepter par la population.
Mais le véritable pouvoir reste entre les mains d'une poignée d'individus ou de familles qui possèdent et monopolisent tous les moyens de production. Ce sont eux qui forment la grande bourgeoisie.
La bourgeoisie dans son ensemble est une classe sociale plus vaste. Elle regroupe tous ceux qui vivent de l'exploitation, même s'ils ne sont pas pour autant richissimes. Les espèces de bourgeois sont variées : certains vivent de leurs rentes, d'autres du commerce, certains sont à la tête de leur entreprise, d'autres se contentent de coups dans la finance. Mais au-delà de leur diversité, ils ont tous le même cri de ralliement : la défense de la propriété privée, car c'est elle qui leur assure la possibilité de vivre de l'exploitation. Cela fait de tous ces bourgeois petits ou grands des soutiens économiques, politiques et moraux de la grande bourgeoisie.
Mais quel que soit leur poids social et même moral sur toute la société, ce ne sont pas les petits ou moyens possédants qui dirigent la société et donnent leurs ordres au personnel politique. Depuis les débuts du capitalisme, ce sont des grandes familles bourgeoises, des dynasties, qui dominent l'économie - ici, en France, les de Wendel, les Schneider, les Peugeot, la famille Schlumberger, les Rothschild, les Lazard, pour les plus anciens. Bien sûr, dans l'histoire, certaines branches s'éteignent souvent faute de descendants. D'autres parviennent à se hisser aux sommets de la bourgeoisie comme les Bolloré ou les Arnault.
Avec le développement économique, la période impérialiste et aujourd'hui la montée en puissance de la finance, le système s'est complexifié ; la domination de l'économie passe par des réseaux financiers de plus en plus sophistiqués. Mais, malgré tout, la grande bourgeoisie maintient son pouvoir économique avec une remarquable continuité.
La naissance d'une classe exploiteuse
En France, la bourgeoisie fit ses premiers pas modestes en plein Moyen Âge. Peu avant l'an mil, la fin des invasions et des troubles permit aux paysans d'améliorer leurs productions agricoles, en particulier avec les grands défrichements. Dans un monde plus calme, où l'on mangeait mieux, l'augmentation de la population et la reprise des échanges entraînèrent l'essor des villes et avec elles, les habitants des bourgs, les bourgeois : commerçants ou artisans.
La croissance des villes et de la bourgeoisie fut favorisée par la lutte qui opposait les rois de France aux seigneurs féodaux les plus puissants. En effet, il arrivait que la monarchie appuie la volonté d'émancipation des villes pour obtenir le soutien des bourgeois lorsque cela affaiblissait les seigneurs. Les villes surent utiliser ces libertés relatives pour accroître leur autonomie au sein de la société féodale. Leur prospérité était surtout celle des marchands qui reposait sur le commerce et sur l'exploitation du travail des artisans. Bien avant que la lutte des classes entre la bourgeoisie montante et la noblesse féodale soit arrivée à maturité, les villes elles-mêmes étaient déchirées par la lutte entre les bourgeois - les marchands - et le petit peuple des villes. Ainsi à l'intérieur des villes, certains bourgeois devenaient plus bourgeois que d'autres.
Le développement économique allait finir par entraîner la chute de la société féodale. Car avec l'essor des échanges et la montée de la bourgeoisie, la noblesse, la classe dominante, devenait de plus en plus inutile, parasitaire. Engels écrivait : « Dès le XVe siècle, les bourgeois des villes étaient devenus plus indispensables à la société que la noblesse féodale. Sans doute l'agriculture était-elle l'occupation de la grande masse de la population, et par suite, la branche principale de la production. Mais (...), dans l'agriculture, l'essentiel n'était pas la fainéantise et les exactions du noble, mais le travail du paysan. D'autre part, les besoins de la noblesse elle-même avaient grandi et s'étaient transformés au point que, même pour elle, les villes étaient devenues indispensables ; ne tirait-elle pas des villes le seul instrument de sa production, sa cuirasse et ses armes ? Les tissus, les meubles et les bijoux indigènes, les soieries d'Italie, les dentelles du Brabant, les fourrures du Nord, les parfums d'Arabie, les fruits du Levant, les épices des Indes, elle achetait tout aux citadins - tout, sauf le savon. »
La bourgeoisie continuait à prospérer à l'ombre de la monarchie absolue. Elle lui servait de comptable, de banquier, finançait ses armées ou encore faisait fonctionner son administration. Pour ceux qui entraient au service de l'État royal, l'anoblissement n'était pas loin. On parlait alors de noblesse de robe, de noblesse bourgeoise en quelque sorte. Les anoblis, en achetant des terres, réalisaient leur rêve d'intégration aux sommets de la société. Car pendant des siècles, la bourgeoisie montante, issue du monde féodal, chercha à se fondre dans la noblesse et pas à lui contester le pouvoir.
À partir du XVIIe siècle, l'histoire de la bourgeoisie prit une autre tournure. Le développement du commerce international bouleversa l'économie.
Après la conquête de l'Amérique par les conquistadors, après l'extermination des Indiens dans les mines d'or et d'argent du sous-continent, les marchands européens inventèrent une nouvelle source de richesses : les plantations de canne à sucre dans les Antilles produisant pour le marché européen. Ces plantations avaient besoin de main-d'oeuvre. Le commerce d'esclaves répondit donc à cette demande. Les bourgeois européens se lancèrent avec frénésie dans ce qu'on a appelé le commerce triangulaire. Il s'agissait d'aller arracher des hommes et des femmes d'Afrique pour les revendre comme esclaves en Amérique et revenir avec des cargaisons de sucre, de coton et de café.
L'espérance de vie au travail sur les plantations n'excédait pas cinq ans. On estime que la traite négrière, dans son ensemble fit entre douze et treize millions de déportés. Comme l'écrivait Marx : « Le capital (...) vient au monde suant le sang et la boue par tous les pores de sa peau. »
Mais là encore, la prospérité des marchands fut aidée par la monarchie absolue. Colbert, ministre de Louis XIV, a encouragé la création des compagnies commerciales, favorisant la traite négrière en particulier.
Juste avant la révolution française, six cents navires étaient en permanence occupés à ramener à Rouen, Nantes, La Rochelle, Bordeaux, Marseille, les produits des colonies, assurant la fortune des bourgeoisies de ces villes portuaires. Mais les bénéfices dus à l'économie de plantation et au commerce triangulaire grossirent les richesses de toute la bourgeoisie. L'essor du commerce stimulait la croissance de toute la production. Il fallait des bateaux, mais aussi des vêtements, et une multitude d'objets, pour les Antilles qui devaient importer de la métropole le moindre clou. Ainsi, les directeurs des manufactures royales de tapisseries de Beauvais, les familles Motte et Danse s'enrichirent entre autres en vendant leurs marchandises dans les plantations.
L'esclavage joua aussi un rôle dans la fortune de la famille Perier. Famille qui, bien que n'ayant rien à voir avec la boisson du même nom, fut une des principales dynasties bourgeoises françaises jusqu'à la fin du XIXe siècle. Au XVIIIe siècle, Jacques Perier entama son ascension dans le commerce de toiles. Son fils, Claude Perier, ami du romancier Stendhal, acheta une terre qui lui fournit l'anoblissement et un château dans lequel il développa son industrie de toiles. En 1784, il ajouta à son affaire le commerce du sucre.
Même si les bourgeois de l'époque ambitionnaient surtout de s'intégrer au système, le développement de leur classe sociale, son activité économique portaient en germe la ruine de la société féodale.
Le passage du capitalisme commercial au capitalisme industriel allait engendrer des bouleversements économiques et sociaux pour toute l'humanité.
Les tout premiers pas de l'industrie, avant l'invention des premières machines, se sont faits dans les manufactures, là aussi sous la protection de l'État. Colbert, encore lui, octroyait des privilèges importants à ces bourgeois manufacturiers dont certains furent appelés à un bel avenir.
À commencer par la famille de Dietrich - aujourd'hui l'entreprise est surtout connue pour fabriquer des chaudières et des cuisinières, mais elle était encore en 1995 n°1 mondial du matériel ferroviaire. Pour cette famille, la fortune commença dès le XVIIe siècle, dans le négoce et la banque. Très vite, les de Dietrich occupèrent aussi des charges municipales à Strasbourg. En 1685, ils achetèrent un premier haut fourneau. En même temps, ils prêtaient de l'argent au trésor royal, avec des intérêts de 15 % tout de même, et finirent par être chargés du paiement des armées pendant les guerres. À partir du milieu du XVIIIe siècle, devenus fournisseurs officiels des armées royales, ils furent anoblis. Toute cette activité ne les empêcha aucunement de regarder du côté de la traite des esclaves.
Dans la sidérurgie, la dynastie la plus connue est celle des de Wendel. C'est en 1704 que la famille acquit les forges d'Hayange. Le fondateur de la dynastie chercha à se faire anoblir, ce qu'il obtint en 1730. Leurs nouvelles terres, proches de Longwy et de leurs forêts, assuraient le ravitaillement en charbon de bois pour les forges. Les de Wendel, comme les de Dietrich, travaillaient presque exclusivement pour les arsenaux et les armées de la monarchie.
À la veille de la révolution française, la bourgeoisie faisait tourner toute l'économie. Elle était porteuse des progrès dans les sciences, d'idées nouvelles, de techniques nouvelles comme la machine à vapeur. Mais les archaïsmes de la société d'ancien régime paralysaient son propre essor. La plus grande part des richesses produites et prélevées sur la population continuait à être gaspillée dans le luxe de la cour, les guerres de successions ou les dépenses des nobles. Le marché national, indispensable au développement de la production capitaliste, était encore morcelé par des douanes intérieures, des droits et des coutumes locaux. Des ministres de Louis XVI tentèrent des réformes contre ces blocages économiques. Mais ils se heurtèrent aux nobles accrochés à leurs privilèges. Il fallut donc le souffle d'une révolution pour débarraser la société des restes féodaux. Pourtant cette révolution française n'a été ni spécialement voulue, ni particulièrement appréciée par la grande bourgeoisie.
La révolution française, une révolution pour la bourgeoisie
Dès le début de la révolution, la bourgeoisie chercha à tenir à l'écart du pouvoir le petit peuple et les paysans qui n'obtinrent même pas le droit de vote. Mais la lutte révolutionnaire s'étendit et ce ne furent pas les beaux discours des parlementaires bourgeois qui sauvèrent la révolution mais l'intervention du peuple, sa lutte dans les campagnes contre la domination de la noblesse, puis son énergie révolutionnaire face aux armées de toute l'Europe monarchique. Bien des bourgeois furent effrayés par l'intrusion du petit peuple, des sans-culottes, dans la vie politique. Certains durent émigrer comme les de Wendel dont la forge d'Hayange fut vendue. La plupart des bourgeois ne supportèrent jamais la présence populaire dans les assemblées, les sans-culottes armés, le poids social du petit peuple en révolution. Pourtant c'est la victoire de cette révolution populaire qui leur apporta le pouvoir politique et social.
La bourgeoisie profita plus directement encore de la période révolutionnaire. Les terres des nobles émigrés et de l'Église furent vendues comme biens nationaux. Elles revinrent surtout aux bourgeois qui purent les racheter. Les paysans n'en eurent que moins d'un tiers.
La révolution française marqua le début de la fortune pour une certaine famille Peugeot, installée prés de Montbéliard depuis le XVIe siècle. Cette famille acheta des biens nationaux et put transmettre à ses fils une teinturerie, une huilerie, un moulin, un battoir à grains et des propriétés agrandies.
La famille Perier sut profiter aussi des événements politiques. Huit de ses membres furent députés du Tiers-état dans l'Assemblée constituante. Grâce à la révolution française, les Perier se mirent à fabriquer des armes et purent racheter des parts des mines d'Anzin.
Des spéculateurs en tout genre fleurirent aussi dans ces temps révolutionnaires. Nombre de bourgeois trouvèrent des moyens pour s'enrichir, en particulier en fournissant les armées.
À partir de 1794, quand après Thermidor la révolution commençait à refluer, les sans-culottes furent pourchassés ; les riches, les financiers et les bourgeois triomphèrent dans les rues et les salons parisiens. C'était le retour à l'ordre et aux affaires, c'était le début de l'âge d'or de la bourgeoisie.
La bourgeoisie au pouvoir
Le temps des financiers
Pour en finir définitivement avec les désordres de la période révolutionnaire, les banquiers et les financiers aidèrent Napoléon Bonaparte à faire un coup d'État et à devenir empereur. En 1800, Bonaparte créa la Banque de France, financée par des actionnaires privés. Seuls les deux cents plus gros actionnaires participaient aux assemblées générales et pendant plus d'un siècle les dirigeants de cette banque, les régents, furent choisis en leur sein. D'où l'expression des « deux cents familles. » Parmi eux, on peut citer les Rothschild, les Perier, les Mallet, le banquier Jacques Laffitte. Et ne trouve-t-on pas aussi parmi les grands actionnaires de la banque de France, les Seillière, ancêtres du baron Ernest-Antoine Seillière, l'ancien dirigeant du Medef !
Ces Seillière avaient profité de la révolution française pour devenir banquiers. Mais ils étaient déjà commerçants et fournisseurs de drap militaire sous l'ancien régime.
En fait, la période révolutionnaire avait irrémédiablement balayé la société féodale, avait fait disparaître toutes les entraves féodales. L'abolition des douanes intérieures et l'unification des poids, des mesures et des monnaies permirent de faciliter le commerce. La fin des corporations associée à l'interdiction de toute organisation ouvrière mettait à la merci de la bourgeoisie industrielle des milliers de paysans chassés des terres, des milliers d'artisans ruinés, obligés d'aller travailler dans les usines. Une nouvelle classe exploiteuse remplaçait définitivement l'ancienne. Le droit et la propriété privée furent remodelés dans le sens des intérêts bourgeois. L'État issu de la révolution fut désormais au service de la bourgeoisie, il devint son point d'appui pour préserver son ordre social, pour défendre ses intérêts économiques aussi bien contre ses concurrents étrangers que contre la classe ouvrière. La période napoléonienne consolida ce nouvel ordre social et aucun retour en arrière ne fut plus possible.
Pourtant, dans un premier temps, avec le retour d'un roi et des grandes familles d'aristocrates, la bourgeoisie fut écartée du gouvernement. En 1830, les banquiers et les financiers orchestrèrent une révolution qui porta au pouvoir un nouveau roi certes, mais un roi entièrement à leur solde, Louis-Philippe, le roi bourgeois. Parmi ces banquiers « révolutionnaires », on trouve Casimir Perier. Depuis la révolution, les Perier avaient prospéré. L'un des fils avait repris les usines de toiles, un autre était devenu industriel et député à Montargis, un autre encore dirigeait les mines d'Anzin. Le dernier, Casimir, devenu régent de la Banque de France et fondateur de sa propre banque, occupa une place en politique en tant que député puis président du conseil sous Louis-Philippe.
Jusqu'en 1848, le pouvoir politique fut monopolisé par la bourgeoisie financière. Elle continuait à s'enrichir par la spéculation immobilière, la fourniture aux armées, la dette publique, sans encore prendre trop de risques dans l'industrie. Elle ne mettra la main sur l'industrie que pour croquer les fruits cultivés par d'autres.
La première industrialisation
L'économie connaissait des changements radicaux avec les débuts de la révolution industrielle, démarrée en Angleterre. Dès 1847, Marx écrivait, dans le Manifeste communiste : « La bourgeoisie, au cours de sa domination de classe à peine séculaire, a créé des forces productives plus nombreuses et plus colossales que l'avaient fait toutes les générations passées prises ensemble. La domestication des forces de la nature, les machines, l'application de la chimie à l'industrie et à l'agriculture, la navigation à vapeur, les chemins de fer, les télégraphes électriques, le défrichement de continents entiers, des populations entières jaillies du sol - quel siècle antérieur aurait soupçonné que de pareilles forces productives dorment au sein du travail social ? »
En France, le textile fut le premier secteur mécanisé. Des entrepreneurs enrichis par le commerce se lancèrent dans l'aventure. Amédée Prouvost, fils d'un fabricant d'avant 1789, bâtit ses premières usines à Roubaix. Mais c'est en Alsace que se concentraient les plus grands noms du textile : Dollfuss, Koechlin ou encore Schlumberger. Un fils Schlumberger épousa la fille d'un des principaux ministres de l'époque, Guizot. Celui-là même qui avait lancé aux bourgeois la formule « enrichissez-vous ! », conseil que les Schlumberger allaient suivre consciencieusement durant deux siècles.
Les Peugeot se joignirent à cette première industrialisation avec les biens achetés pendant la révolution. À leur première filature, ils avaient ajouté un moulin qui permettait de fabriquer de l'acier laminé à l'usage des ressorts d'horlogerie et ils s'unirent à la famille Japy. Depuis la révolution, ils se transmettaient des places de notables dans les municipalités de la région comme ils se transmettaient leur héritage industriel. Un des fils Peugeot participa même aux barricades de 1830, ce qui restera indéniablement comme la dernière prestation révolutionnaire des Peugeot !
En Bretagne, en 1822, Jean-René Bolloré fondait son entreprise de papier et inventait le papier à cigarettes en 1837.
À côté de ce capitalisme familial, les chemins de fer furent le premier secteur industriel où la haute finance intervint, en particulier les frères Pereire et les Rothschild.
Mais il ne s'agissait pas pour eux de prendre trop de risques. L'État vint très vite les soutenir. En 1842, Louis-Philippe promulguait une loi qui partageait les tâches entre l'État et les compagnies privées (c'est-à-dire des associations de financiers). À l'État, l'achat des terrains, la construction des infrastructures, les ponts, les gares. Aux compagnies privées de poser les rails, d'acheter le matériel roulant et d'exploiter le tout. En clair, l'État finançait le chemin de fer et les compagnies en tiraient les bénéfices !
Le développement des chemins de fer entraîna dans son sillage la poussée d'autres secteurs industriels : la sidérurgie et la métallurgie. Il fallait des locomotives, des wagons ; il fallait du fer et de la fonte pour les rails, les gares, les ponts. Le nombre de hauts fourneaux doubla entre 1830 et 1848. La production de minerai de fer ou de houille aussi.
Les de Wendel que l'on a abandonnés fuyant la révolution, étaient revenus sous l'Empire et avaient fait racheter leurs hauts fourneaux par un homme de paille. Par la suite, ils achetèrent de nouvelles forges, avec l'aide financière des Seillière d'ailleurs. Ils devinrent les maîtres des forges de l'Est, en concurrence avec les Schneider, maîtres des forges du centre et du midi.
C'est au milieu du XIXe siècle que commença vraiment la saga des Schneider. Leur famille avait profité de la révolution française en achetant des biens nationaux. Mais elle se retrouva assez vite ruinée. Dans les années 1830, les deux fils Schneider entrèrent alors dans les affaires des Seillière. Adolphe Schneider fit ses premiers bénéfices avec l'approvisionnement des armées envoyées occuper l'Algérie. L'autre fils, Eugène, marié avec la fille d'un baron d'empire, devint directeur d'une usine possédée par les Seillière. Enfin, les deux frères achetèrent ensemble les forges du Creusot, toujours avec l'aide des Seillière et firent construire leur première locomotive en 1838.
Adolphe devint aussi maire puis député du Creusot, ce qui lui permit de faire pression sur le gouvernement pour empêcher la concurrence des produits anglais. L'acquisition de participations dans des compagnies de chemin de fer lui facilita l'obtention de commandes pour ses propres usines du Creusot.
Un véritable tissu d'entreprises industrielles, une multitude d'usines, de forges, de mines ont été à la base de l'enrichissement de bourgeois grands et petits qui marquèrent la société de leur domination, de leur appât du gain, de leurs valeurs.
L'industrie se développa aussi sous la protection de l'État. Celui-ci facilita la création d'entreprises, mais surtout il protégea la bourgeoisie française de ses concurrents les plus avancés : les Anglais, en élevant des barrières douanières importantes. Alors que la révolution française avait mis au goût du jour le libéralisme politique et économique, les premiers industriels ne furent pas gênés de réclamer un protectionnisme solide. Les tissus venant d'Inde - colonie anglaise - et les produits métallurgiques anglais disparurent quasiment du territoire.
Toute organisation collective était interdite, mais cela n'empêcha pas un Schlumberger de fonder la première association patronale. En 1840, c'est François Peugeot qui patronna l'ancêtre de la fédération des industries mécaniques. Les liens entre Peugeot et ce qui allait devenir l'UIMM ne datent pas d'aujourd'hui.
Expansion du capitalisme et exploitation
Toute la richesse et la puissance bourgeoises se sont développées sur la base de l'effroyable misère ouvrière du XIXe siècle, époque où l'espérance de vie dans les quartiers ouvriers n'excédait pas 25 ans. Le travail des enfants dès cinq ou six ans ne posait aucun problème moral à cette bourgeoisie. Comment donc ! Ne pratiquait-elle pas la charité ? Thiers, futur massacreur de la Commune, expliquait ainsi : « Le riche est bienfaisant quelquefois, et il quitte ses palais pour visiter la chaumière du pauvre, bravant la saleté hideuse, la maladie contagieuse (...) Supposez toutes les fortunes égales, supposez la suppression de toute richesse et de toute misère ; personne n'aurait les moyens de donner (...) vous auriez supprimé la plus douce, la plus charmante, la plus gracieuse action de l'humanité. Triste réformateur, vous auriez gâté l'oeuvre de Dieu en voulant la retoucher. »
En 1848 pourtant, la classe ouvrière osa toucher à l'oeuvre de Dieu. Lors des insurrections de février et de juin, les bourgeois terrorisés, découvrirent leur nouvel ennemi : la classe ouvrière en armes, capable de leur contester le pouvoir politique.
Après avoir brisé la révolte ouvrière de juin 1848, par peur de cette révolution, la bourgeoisie française trouva alors refuge dans les bras d'un nouvel homme fort. La dictature politique de Napoléon III, le Second empire, fut mise au service du développement économique de la bourgeoisie.
Le Second empire favorisa les grandes compagnies de chemin de fer, en les aidant à avaler les plus petites. Les concessions pour les compagnies furent octroyées pour 99 ans. Le réseau passa de 4 000 km de lignes en 1851 à 17 000 en 1869. Dans le sillage du chemin de fer, la sidérurgie et la métallurgie devinrent le coeur de l'industrie et donc les bastions de la grande bourgeoisie. Le Creusot, la ville-usine des Schneider qui employait 3 000 ouvriers en 1850, en employait 12 500 en 1870. Il en sortait 130 000 tonnes de fonte et une centaine de locomotives par an.
Les débuts de la dictature du capital financier
Dans ce contexte, l'industrie atteignit un nouveau stade de développement. Le fonctionnement des grandes entreprises industrielles modernes nécessitait des capitaux de plus en plus importants, dépassant les possibilités du capitalisme familial du début du siècle. La naissance des banques de dépôts apporta une réponse à ce problème. En 1863, Henri Germain, un industriel de la soie à Lyon fonda le Crédit Lyonnais. La Société Générale fut créée en 1864 avec la participation de Schneider.
Ces banques servirent à drainer l'épargne de la population - du moins de ceux qui avaient de quoi épargner. Elles concentraient alors des capitaux, qu'elles pouvaient prêter à l'industrie... avec intérêt. En remboursant les prêts et les intérêts, les capitalistes versaient aux banques une partie de la plus-value produite par les ouvriers dans leurs usines.
Ainsi les banques et l'industrie mêlaient leurs intérêts comme elles commençaient à mêler leurs ramifications, donnant naissance à ce qu'on appelle le capital financier. Les entreprises cessaient d'être des propriétés individuelles ou familiales et passaient de plus en plus sous la coupe de grands actionnaires. Par ce phénomène, une poignée de capitalistes les plus fortunés mettaient la main sur toute l'économie, sur tous les moyens de production et les moyens financiers.
Et l'on retrouve les noms de la haute finance et de la grande industrie dans ce petit monde très fermé. En 1869, un journaliste recensait 183 financiers qui se partageaient le pouvoir économique, dont une élite toute-puissante d'une trentaine de personnes. Ces grands capitalistes avaient bien sûr, en plus, des liens étroits avec le monde politique.
Eugène Schneider, par exemple, fut sous le Second empire président du Comité des Forges, l'organisation du patronat. Mais aussi ministre du Commerce et de l'Agriculture, vice-président puis président du Corps législatif (la Chambre des députés de l'époque).
Un historien, Jean-Louis Beaucarnot, évoque la collusion entre ces grands bourgeois et le pouvoir en racontant une scène qui se déroule au Palais-Bourbon dans les années 1860. À ce moment, la sidérurgie française étant devenue compétitive sur les marchés internationaux, les commandes affluaient de toute l'Europe, sauf de l'Angleterre. On est donc en séance, présidée par Eugène Schneider, un député discourt mais Schneider l'interrompt pour lire une dépêche qu'on vient de lui remettre :
« Schneider prend alors la parole. Sa voix, légèrement étranglée, trahit une émotion évidente. Aussitôt le silence se fait. "Messieurs je viens d'éprouver la plus grande joie de ma vie. Permettez-moi de vous en faire part..." Il se tait quelques secondes.... "Le Creusot vient de vendre quinze locomotives à l'Angleterre. Vous entendez, Messieurs, à l'Angleterre !" L'assistance unanime applaudit. »
Ce genre de scènes allait se reproduire de nombreuses fois par la suite, jusqu'à nos jours. Pas seulement à propos des locomotives, mais aussi des avions, des trains, des centrales nucléaires. Et pas seulement vis-à-vis de l'Angleterre, mais aussi des États-Unis, de la Chine. Le seul changement, c'est que les grands bourgeois n'éprouvent plus autant qu'avant le besoin d'occuper eux-mêmes des places de ministres ou de députés. Ils laissent faire leurs commis politiques, à qui il suffit juste de payer une croisière en yacht, de temps en temps.
La puissance de la grande bourgeoisie, en cette fin du XIXe siècle, se répercute sur son mode de vie. On s'achète un hôtel particulier à Paris, un château en province, les deux si possible. À Paris, des quartiers bourgeois sont bâtis loin des quartiers populaires. Les fortunes s'étalent à travers les tenues des femmes, les soirées mondaines à l'Opéra, les oeuvres d'art que l'on collectionne. La maison Hermès, fondée en 1837, se chargeait d'inventer les équipages les plus luxueux possibles pour les calèches des bourgeois. Son succès fut tel, que le fondateur de la maison alla même jusqu'en Russie pour équiper les calèches du Tsar.
Le mode de vie des bourgeois imposait un nombre important de domestiques que l'on traitait avec le dernier mépris. Ainsi les milieux bourgeois catholiques qui ont toujours défendu l'interdiction de travailler le dimanche... n'ont jamais imaginé pouvoir se passer de leurs propres domestiques le dimanche.
La bourgeoisie singeait toujours les moeurs des nobles. Dans les grandes familles on mariait encore les filles, on les vendait devrait-on dire, à des nobles pour redorer le nom de famille. Quelques années plus tard, il fallut encore sept tomes à Marcel Proust pour décrire dans son roman À la recherche du temps perdu à quel point la bourgeoisie, malgré ses richesses, rêvait encore de s'intégrer à la noblesse.
Mais si l'on grattait un peu le vernis de raffinement et de culture de cette bourgeoisie qui se pavanait dans les salons des aristocrates parisiens, on trouvait la brutale réalité des usines, la réalité d'une classe qui bâtissait sa fortune au prix de milliers de vies : celles des ouvriers usés et souvent tués au travail dans les nouvelles usines. La bourgeoisie menait la lutte de classe avec acharnement. Les moindres concessions, comme l'interdiction du travail des enfants à l'usine ou la possibilité de créer une caisse d'entraide pour les vieux ou les chômeurs, durent être arrachées par la classe ouvrière au prix d'affrontements souvent meurtriers avec l'armée.
À la fin du Second empire, en 1871, éclata la Commune de Paris. Pendant cent jours, Paris connut un véritable pouvoir ouvrier. Ce fut le premier exemple - et le seul en France - d'un État choisissant systématiquement le camp des travailleurs contre celui des bourgeois. La classe ouvrière qui, en s'armant, s'était donné les moyens d'exercer le pouvoir a été capable, en quelques semaines, de mesures aussi emblématiques que la réduction du temps de travail, le droit de vote aux étrangers ou encore l'éducation pour les filles.
La peur de la bourgeoisie devant cette révolution, ce nouveau monde en gestation, se mesura à l'ampleur de la répression. La bourgeoisie montra toute sa haine de classe et chargea Thiers d'écraser la Commune. Des montagnes d'insultes, de calomnies d'abord. Puis le bombardement de Paris et ensuite 30 000, 40 000 morts. Les survivants déportés vers l'Algérie ou vers la Nouvelle Calédonie.
Le capitalisme sénile, l'impérialisme
L'expansion du capitalisme se poursuivit et même s'intensifia par la suite, sous la IIIe République. Les années 1880-1914 furent celles du capitalisme triomphant. Les progrès techniques et industriels furent fulgurants. Qu'on s'imagine qu'une seule génération a vu l'invention de l'électricité, de l'automobile, du tramway, du métro, l'éclairage des villes, les ascenseurs, le téléphone et même l'avion. Toute la société finit par être bouleversée par l'industrie et ses mutations. Dans tous les domaines, des entreprises apparaissaient, se développaient, partaient à la conquête des marchés, quand elles n'en créaient pas carrément.
Certaines des entreprises créées à cette époque allaient connaître un bel avenir, par exemple celle de la famille Ricqlès. Avant de se spécialiser dans les boissons et bonbons à la menthe, les Ricqlès avaient commencé dans le textile en Alsace au début du XIXe siècle. Mais ils quittèrent l'Alsace en 1871, quand celle-ci devint allemande, pour aller s'installer à Elbeuf, à quelque 700 km. « Les ouvriers suivirent à pied », raconte simplement la petite fille de la famille. L'usine installée à Elbeuf faisait travailler 1 200 ouvrières. Cette famille bourgeoise, comme tant d'autres, avait le sens de la charité. La grand mère apportait donc généreusement des bonbons - made in Elbeuf - à toute nouvelle accouchée.
Quant à l'entreprise Bolloré, elle était déjà au début du XXe siècle fournisseur de tous les géants américains du tabac, et une cigarette sur dix dans le monde était roulée dans du papier Bolloré. Il n'y avait jamais de grève chez les Bolloré, véritables dictateurs locaux ; et un ouvrier fut un jour renvoyé pour avoir refusé que ses enfants aillent à la messe.
L'invention du pneumatique en caoutchouc fit surgir un certain nombre de firmes. La maison Michelin, datant du milieu du XIXe siècle, prit son essor à la fin du siècle. En 1891, l'invention du pneu démontable de bicyclette donna la victoire à un coureur cycliste équipé par Michelin lors d'une course Paris-Brest. On raconte quand même que les frères Michelin avaient pris le soin de faire mettre des clous sur le parcours pour crever les pneus de tous les concurrents et forcer la victoire de leur poulain qui avait des pneus démontables...
Toute cette période de développement économique fut aussi marquée par une série de crises et de dépressions. En effet, même en pleine expansion du capitalisme, les crises se reproduisent régulièrement, car elles font partie du fonctionnement normal du système, elles lui servent de régulateur. Elles permettent aux entreprises industrielles ou bancaires les plus performantes de racheter les plus petites ou de les couler définitivement. Après chaque crise, les entreprises se retrouvent moins nombreuses, plus concentrées, plus grandes. Certaines sociétés ont ainsi profité des crises du XIXe siècle pour former de véritables empires, en englobant toutes les activités de leur secteur.
Évidemment dans la sidérurgie les de Wendel et les Schneider ont fondé de tels empires avec des mines, des hauts fourneaux, des usines mécaniques ou mêmes des chantiers navals.
Le phénomène de concentration et de monopole fut encore plus rapide et marquant dans les industries nouvelles ou innovantes comme la chimie. Au départ, de nombreuses entreprises étaient l'oeuvre d'un homme ou d'une famille comme la famille Poulenc, la famille Roussel ou encore un certain Alfred Rangot, qui prit le nom de son beau-père : Péchiney. En 1910, Péchiney, spécialisé dans l'aluminium, participait avec deux autres producteurs seulement à une association monopolisant la vente d'aluminium. En 1912, l'entente des producteurs d'aluminium devint internationale pour s'implanter aux États-Unis et en Norvège.
Saint-Gobain, ancienne manufacture royale des verreries, se tourna vers la chimie. Dès 1886, des accords furent passés et l'essentiel de la production se retrouva dans les mains de cinq entreprises, dominées en fait par Saint-Gobain. Il y aura 24 usines de ce groupe dans le monde en 1914, employant 20 000 ouvriers.
Le mythique capitalisme de libre concurrence avait fait long feu. Les ententes, les cartels, les entreprises imposant leurs lois, leurs prix, leur volonté étaient devenus monnaie courante. Avec une stabilité étonnante, car les groupes dominant l'économie en France à la fin du XIXe siècle, sont quasiment les mêmes que ceux qui dominent l'économie, en ce début de XXIe siècle.
Tous ces groupes ayant acquis des positions de force sur les marchés, faisant obéir les gouvernements, se lancèrent à la conquête des marchés étrangers. Ce fut le temps de l'impérialisme.
Les capitaux en trop grand nombre sur le marché national, furent exportés sous la forme de prêts aux États - comme les fameux emprunts russes. États qui finirent par devenir dépendants du capital européen, à cause de leurs dettes.
L'exportation de capitaux fut parfois plus directe encore. En 1913, Schneider prit des participations dans l'entreprise tchèque Skoda. À la même époque, il partageait avec Krupp (son concurrent allemand) la direction des usines Poutilov en Russie. Usines qui, concentrant des milliers d'ouvriers, furent un des foyers de la révolution russe de 1917.
La conquête de marchés étrangers, de champs d'investissements nouveaux et de matières premières poussa à la colonisation. À la fin du XIXe siècle, les politiciens français, Jules Ferry en tête, se firent donc les chantres de cette colonisation. Nombre de bourgeois trouvèrent les moyens de faire des profits à travers la colonisation. En commençant par le pillage des richesses et l'exploitation de toutes les populations avec le travail forcé, le portage y compris pour les femmes et les enfants. Pour bien des peuples colonisés, le capitalisme triomphant, c'était le triomphe de la barbarie.
Dans cette période, la bourgeoisie française trouva aussi son système politique adéquat. Jusque là, seuls les bourgeois les plus puissants fréquentaient les allées du pouvoir et pesaient sur ses décisions. La République et son système parlementaire donnaient une plus large place à la bourgeoisie moyenne, celle qui dominait la « bonne société » des villes de province, ses députés, son préfet, son évêque et ses notables. De quoi peser pour obtenir le détour d'une ligne de chemin de fer ou d'une route pour desservir l'usine locale. Ce système et son verni démocratique avaient aussi l'avantage de souder autour de la grande bourgeoisie une bonne partie de la population : les petits-bourgeois, les paysans, voire l'aristocratie ouvrière.
Mais la République restait une dictature contre la classe ouvrière. Les lois sociales ont dû être arrachées une à une au patronat arc-bouté sur ses privilèges et ses profits. De nombreuses luttes se soldèrent par des affrontements violents. Le premier mai 1891 l'armée tirait sur les manifestants à Fourmies faisant neuf morts. En 1907 de nouveau des affrontements dans le Sud-Ouest avec les viticulteurs. Des morts encore dans la banlieue parisienne en 1907 lors de grèves.
Les organisations patronales se mobilisèrent contre le mouvement ouvrier. En 1901, le Comité des forges créait l'UIMM, spécialisée - déjà ! - dans le « traitement des problèmes sociaux ! ». C'est dire que la caisse noire de l'UIMM pour briser les grèves ne date pas de cet été. Certes, dernièrement, Gautier Sauvagnac affirmait : « Il n'y a jamais eu de corruption, de financement politique, d'achat de parlementaires, ou de signatures lors d'un accord syndical, jamais. » Mais quinze jours après, on apprenait que l'UIMM avait versé 550 000 euros pour soutenir le trust PSA confronté aux cinq cents grévistes de son usine d'Aulnay.
Au début du XXe siècle, la période était révolue où la bourgeoisie était une classe porteuse de progrès économique. S'annonçaient alors les catastrophes que l'impérialisme allait coûter à l'humanité.
La guerre : au bonheur des riches et des grands bourgeois
En 1914, les impérialismes européens, pour se repartager le monde et le dépecer à leur avantage, déclenchèrent la première guerre mondiale. Dans toute l'Europe, soixante-dix millions d'hommes partirent comme soldats. Dix millions ne revinrent jamais. Le monde sembla s'embourber dans l'horreur des tranchées. Les hommes qui ne perdirent pas la vie, perdirent la tête devant tant de massacres, tant de morts. Anatole France clamait : « On croit mourir pour sa patrie, on meurt pour les banquiers » ! Ce ne sont pas seulement les banquiers mais toute la grande bourgeoisie qui bénéficia de cette guerre.
D'abord les marchands de canons évidemment. Les de Dietrich par exemple. Depuis la fin du XIXe siècle, ils avaient un pied de chaque côté de la frontière profitant ainsi, aussi bien du marché allemand que du marché français. La première guerre mondiale fit exploser leurs profits. Pendant les quatre années de guerre, ils firent plus de bénéfices que lors des seize années précédentes. Et pour faire bonne mesure, on trouvait un de Dietrich député au Reichstag pendant que d'autres de ses enfants étaient dans l'armée française.
L'autre industrie qui gagna énormément dans la guerre, ce fut l'automobile, mais pas toujours en fabriquant des voitures. Toutes les grandes firmes automobiles surent obtenir des marchés juteux de l'État.
En 1915, André Citroën décrochait un contrat pour un million d'obus. Pour les fabriquer, il obtint aussi de l'État, une aide pour la construction d'une usine géante, quai de Javel à Paris. Les obus furent livrés avec plusieurs mois de retard. Un rapport établit que Citroën avait vendu ces obus deux fois plus cher que le prix du marché. Il ne fut jamais publié. En revanche les aides de l'État lui permirent de moderniser et d'introduire le travail à la chaîne dans cette usine tournant principalement avec une main-d'oeuvre féminine sous-payée.
Berliet s'enrichit dans les camions ; Renault avec les tracteurs, les avions, les chars, sans oublier les fameux taxis de la Marne.
Quant aux Peugeot, après avoir prospéré dans différents domaines, comme on l'a vu, ils s'étaient lancés dans l'automobile avant la guerre. L'usine de Sochaux fut fondée en 1912 et produisait déjà 4 000 voitures en 1913. Pendant la guerre, la société Peugeot reçut 26 millions de l'État pour fabriquer des moteurs d'avions de chasse, dont aucun ne sera jamais livré, mais cela lui permit d'agrandir ses installations.
D'autres entreprises profitèrent des commandes de guerre. Dans la chimie, Péchiney fut un des premiers à se consacrer à la production de guerre et à profiter des aides de l'État. Le ministère de l'armement construisit et équipa à son profit une usine à Saint-Auban.
C'est aussi grâce à la guerre que se forgea l'empire Boussac. Marcel Boussac, né en 1889 dans une famille de négociants en tissus, fut mobilisé en 1914 mais trouva immédiatement le moyen de ne pas aller au front et mit la main sur des usines dans les Vosges. Il vendit pour 75 millions de francs de fournitures à l'armée, entre 1914 et 1918 : chemises, caleçons, étuis de masques à gaz. La guerre fit sa fortune. En 1918, il pouvait donc racheter des usines défaillantes et se retrouvait à la tête de 15 000 ouvriers.
Bien souvent les patrons ont grugé l'État et se sont enrichis sur le dos des soldats. La société de moteurs d'avions Gnome et Rhône (future SNECMA) vendit ses pièces à l'armée trois fois leur prix réel. Une grande société de pêcherie, La Morue française, livra aux troupes 600 tonnes de poissons avariés. Il faut dire que le sous-secrétaire d'État au ravitaillement, Joseph Thierry, était également administrateur de cette société...
Les profits dégagés pendant la guerre furent faramineux. Globalement c'est toute la grande bourgeoisie qui en sortit renforcée et enrichie. Pendant que les rentiers, les bourgeois moyens ou petits se retrouvaient ruinés, la haute bourgeoisie elle, vit ses positions assurées, sa fortune augmentée.
Certains historiens ont mis en avant la mort au combat de nombreux fils de bourgeois, pour montrer qu'ils avaient aussi payé la guerre. Mais cela ne prouve qu'une chose : c'est qu'en plus d'avoir envoyé à la mort plus de dix millions de fils de paysans et d'ouvriers, la bourgeoisie était prête aussi à sacrifier une partie de ses propres enfants sur l'autel de ses profits.
Le repli sur l'empire colonial
L'après-guerre fut une période de concentration des entreprises. Des nouveaux secteurs apparurent comme le pétrole. Les fils Schlumberger - ceux du fondateur de la filature de coton alsacien qui avait épousé la fille du ministre Guizot - fondèrent une entreprise de prospection pétrolière et assurèrent ainsi leur pérennité jusqu'à aujourd'hui.
Une partie des capitalistes français préconisèrent la mise en valeur de l'empire colonial - c'est-à-dire l'intensification de l'exploitation.
En 1920, la banque de Paris et des Pays Bas fut à la base du tristement célèbre Office du Niger. Cet office se chargea de la construction de la ligne de chemin de fer Congo-Océan qui se solda par une véritable hécatombe pour la main-d'oeuvre réquisitionnée de force. 17 000 personnes seraient mortes lors de ce chantier. Le massacre fut tel que le train fut baptisé : « mangeur d'hommes ». Un mort pour chaque travée, voilà ce qui se racontait !
Dans les années vingt, Marcel Boussac se tourna vers les colonies pour trouver le coton dont il avait besoin. En 1928, l'État français lui rendit un fier service en imposant aux paysans tchadiens la culture obligatoire du coton. Des fonctionnaires coloniaux se chargeaient de l'encadrement et du transport des marchandises. Il ne restait plus à Boussac qu'à récupérer le coton à bas prix pour ses usines et à engranger les profits. D'un autre côté, les colonies lui offraient aussi un marché protégé pour vendre ses tissus.
Lesieur fit fortune de la même façon en profitant de la culture d'arachide au Sénégal. À partir de 1925, Michelin investit dans les plantations d'hévéas d'Indochine pour obtenir du caoutchouc naturel.
De Dietrich, reconverti dans les chaudières et les autorails, reçut des commandes de l'État pour l'empire colonial, pour les chemins de fer en Tunisie et en Algérie, et finit par construire une usine en Algérie.
Car le pire dans la colonisation, ce ne fut pas seulement le pillage, les morts du travail forcé ; mais aussi la destruction systématique de l'économie dans les pays colonisés. Toute la production fut orientée vers les exportations pour l'Europe, vers les profits des bourgeois européens. On imposa aux paysans d'abandonner les cultures vivrières pour les cultures d'exportation... et de mourir de faim par la suite. Aujourd'hui encore bien des économies des pays africains ont gardé cet héritage maudit de la colonisation : la monoculture qui mène à la famine des populations entières pour qu'il y ait des bananes et du café dans les supermarchés d'Occident ou simplement pour permettre aux requins des places financières de spéculer.
Globalement, la période comprise entre 1921 et 1929 fut favorable à la bourgeoisie française, les bénéfices distribués aux sociétés passant de 3,7 milliards à 11,8 milliards. Mais la crise de 1929 vint arrêter brutalement ce mouvement ascendant des profits. En France, cette crise économique fut atténuée par la possibilité pour la bourgeoisie de se replier justement sur son empire colonial.
De la crise à la Seconde Guerre mondiale, les grands bourgeois savent s'adapter
En revanche, la bourgeoisie n'échappa pas à la remontée des luttes ouvrières. Nous ne referons pas ici l'histoire des grèves du printemps 1936. Ces grèves ont été les plus importantes, les plus profondes, les plus déterminées qui aient jamais eu lieu en France, à peine vingt ans après la Révolution russe. Le patronat ne s'y trompa pas. Et ce sont les grands patrons, particulièrement inquiets par l'occupation de leurs usines, qui ont supplié Léon Blum, chef du gouvernement de Front Populaire, de convoquer au plus vite une réunion et de négocier. Et si les grands patrons, en public, ont longtemps pleurniché sur la ruine qui les guettait en octroyant les 40 heures et deux semaines de congés payés, le Comité des Forges publia une mise au point interne expliquant que « Les patrons doivent être prêts à faire des sacrifices afin d'éviter une crise révolutionnaire ».
Reste que la grande peur de 1936 ne pouvait que renforcer une partie de la bourgeoisie dans l'idée qu'il fallait en finir avec le mouvement ouvrier. C'est ce qui explique que la majorité des grands bourgeois français ont regardé avec beaucoup d'intérêt la politique d'Hitler, et n'ont pas été avares de subventions aux organisations d'extrême droite en France. Citons Pierre Taittinger, l'un des rois du champagne - et patron du chocolat Suchard, qui fonda une organisation d'extrême droite, ou de Wendel et Rothschild qui ont subventionné le Parti social français du colonel de La Roque. Quant à La Cagoule, organisation clandestine fascisante, elle reçut des fonds des patrons des entreprises Michelin, Pont-à-Mousson, L'Oréal, des huiles Lesieur, des spiritueux Cointreau, des verreries Saint-Gobain, des peintures Ripolin, et des chantiers navals de Saint-Nazaire...
Rien d'étonnant, dans ce contexte, à ce que l'écrasante majorité des grands bourgeois ait eu plus que de la sympathie pour le régime de Vichy. Dès 1940, toutes les grandes entreprises françaises tournèrent à plein pour alimenter la machine de guerre nazie. Renault, Peugeot et Citroën fournirent, pendant la guerre, 80 % de leur production à l'Allemagne nazie. Certaines entreprises françaises de chimie ont aussi accepté des commandes qui servirent à l'extermination des juifs et des tsiganes dans les chambres à gaz.
Et pourtant, la plupart des grands bourgeois ont tranquillement continué à prospérer après-guerre. Certains furent inquiétés, comme le producteur de camions Berliet, dont le fils Paul rencontrait la Gestapo tous les quinze jours pour organiser la production. Il écopa en 1945, de deux ans de prison et ses deux fils de cinq ; leurs biens personnels furent saisis, mais pas la société, dont la famille Berliet resta propriétaire. De toute façon, toutes les sanctions furent finalement annulées.
De même Eugène Schueller, créateur de L'Oréal, des savonneries Monsavon et des peintures Valentine, militant d'extrême droite avant la guerre et pendant la guerre, fut relaxé en 1947. Pierre Taittinger, déjà évoqué, incarcéré en 1945, fut libéré « faute de preuves suffisantes », et reprit la direction de ses sociétés. Idem pour le magnat du textile du Nord, Jean Prouvost : il était devenu pendant l'Occupation secrétaire général à l'Information du gouvernement de Vichy. En juin 1947, la justice prononçait un non-lieu sur son cas, et Prouvost put continuer sa carrière, lançant Paris-Match, puis rachetant Le Figaro en 1950.
N'allez pas croire que la grande bourgeoisie souffrit beaucoup de la Seconde Guerre mondiale. Encore une fois elle sut protéger ses fortunes des aléas du temps. D'après le bottin mondain, aucune grande famille ne perdit ses châteaux, ses propriétés. Au contraire, la concentration des fortunes continua à s'accentuer.
L'interventionnisme étatique
Les trente glorieuses... surtout pour les capitalistes
À la sortie de la guerre, en 1945, l'économie française était au plus bas. Les destructions avaient mis à mal toutes les infrastructures. Les lignes de chemins de fer, les mines, les usines sidérurgiques, tout était à reconstruire, à faire redémarrer. Et il ne fallait pas compter sur les capitalistes pour investir, organiser le redémarrage.
Le régime de De Gaulle dans les années 1944-1946, avec le soutien du Parti communiste, prit donc les leviers de commande de l'économie. Les nationalisations d'après-guerre servirent donc fondamentalement les intérêts du grand patronat. Saint-Gobain, Thomson, Dassault, Matra, les Houillères, la sidérurgie, les transports, 39 grandes banques, dont la Banque de France, furent nationalisés. La plupart des entreprises nationalisées étaient déficitaires. Mais 975 000 actionnaires reçurent une compensation.
Pour permettre aux capitalistes de redémarrer leurs usines et en tirer profit, il fallait leur fournir du charbon, du gaz, de l'électricité et des transports pour déplacer leurs marchandises. Les entreprises nationalisées allaient s'en charger. La grande bourgeoisie mise sous perfusion retrouva vite santé et prospérité.
Cette reconstruction se fit une fois encore sur le dos des travailleurs. La pauvreté dura bien après la guerre pour les classes populaires. De plus les entreprises nationalisées firent d'immenses gains de productivité sur le dos des salariés. Entre 1947 et 1957, le nombre d'emplois diminua de 125 000 à la SNCF, de 24 000 à EDF-GDF et de 113 000 aux Charbonnages de France.
Dans les années 1950-1970, la bourgeoisie française devait affronter deux nouveaux problèmes, liés entre eux : les débuts de la mondialisation et la décolonisation. Pour faire face à la concurrence des États-Unis et du Japon, les entreprises françaises avaient besoin d'une base plus large que le seul marché national. La création d'un marché commun à l'échelle de l'Europe occidentale répondait à cette nécessité. Mais ce marché commun attisait alors la concurrence entre tous les grands fauves européens. Les bourgeoisies allemande, belge, anglaise, italienne et française avaient le même but, tout en refusant de sacrifier les avantages et privilèges offerts par la protection d'un État national. C'est pour cela que la construction européenne fut enclenchée, mais aussi si longue à aboutir.
En même temps, avec la décolonisation, la bourgeoisie française perdait le contrôle exclusif de ses chasses gardées. Il était donc impératif pour la bourgeoisie de moderniser les entreprises. Toute la politique de De Gaulle y contribua.
L'État favorisa l'émergence de grandes entreprises, de grands groupes prêts à affronter la concurrence internationale. Par fusion, le groupe Péchiney-Ugine-Kuhlmann vit le jour dans la chimie et la métallurgie. À côté, Rhône-Poulenc se renforça en rachetant la partie pharmaceutique de Péchiney et de Saint-Gobain. Pendant ce temps Saint-Gobain rachetait Pont-à-Mousson.
Enfin, toutes ces entreprises se tournèrent de plus en plus vers le marché international. Dès les années 1960, Peugeot installait des usines de montage en Asie du Sud-est et au Nigeria.
La concentration fut soutenue activement par des prêts étatiques ou par l'intermédiaire des banques contrôlées par l'État. En 1974, Peugeot absorbait Citroën avec un prêt public. En 1970, l'entreprise des De Wendel, Marine Wendel, concentrait 72 % de la production d'acier en France.
Il y a donc eu une véritable mutation des entreprises françaises qui sont devenues plus grandes et plus internationales dans ces années, mutation que la bourgeoisie aurait été bien incapable d'accomplir sans l'aide de l'État. Certains y ont vu l'effacement de la grande bourgeoisie au profit de l'État.
Certes, la grande bourgeoisie a tendance à constituer des sociétés financières qui gèrent ses actifs, sans participer à la direction de ses entreprises. Mais ce n'est pas un phénomène nouveau.
Marx et Lénine, en leur temps, avaient déjà analysé le parasitisme du capital financier. Celui-ci n'a fait que croître au XXe siècle, donnant naissance à ce que Lénine appelait «... la couche de rentiers, c'est-à-dire de gens tout à fait isolés de la participation à une entreprise quelconque, de gens dont l'oisiveté est la profession ».
Ce phénomène va connaître une amplification sans précédent avec la crise économique des années 70.
L'État au secours de la bourgeoisie face à la crise économique
Après trois décennies de crise économique, où en est la grande bourgeoisie ?
Depuis la fin du XIXe siècle, les possédants sont de plus en plus séparés de la production, inutiles à cette production, et même largement nuisibles. Le parasitisme de cette classe sociale n'a fait que s'amplifier. La grande bourgeoisie continue à dominer toute l'économie, à posséder les grands moyens de production et à s'enrichir ainsi, mais elle le fait par des moyens plus complexes. Les systèmes financiers ont rendu de plus en plus opaque pour tout le monde le réseau d'actionnaires, de propriétaires des entreprises. Parmi les actionnaires d'une entreprise, on trouve d'autres entreprises, qui elles-mêmes ont comme actionnaires des entreprises financières qui ont parmi leurs clients les grands bourgeois de toujours. À un bout de la chaîne, du côté des actionnaires, on finit toujours par tomber sur des individus en chair et en os qui profitent grassement des bénéfices ; à l'autre bout, on tombe toujours sur des travailleurs de plus en plus exploités pour créer l'ensemble des richesses.
Cette complexification des relations de propriété, de l'actionnariat, est un des phénomènes les plus marquants depuis le début de la crise économique dans les années 1970.
Cette crise économique venait d'un rétrécissement du marché solvable après des années d'expansion. Non pas que tous les besoins des populations de la planète fussent satisfaits. Mais de toute façon le capitalisme ne connaît que le marché solvable. Comme la demande n'augmentait plus ou même stagnait, la production commença aussi à stagner et surtout les profits cessèrent de croître. Or le grand capital ne s'intéresse qu'aux profits en hausse. Le recul du taux de profit eut à son tour pour effet un brutal coup de frein sur les investissements productifs.
Puisque les marchés ne connaissaient plus d'expansion, c'est sur le dos de la classe ouvrière que les patrons cherchèrent à rétablir leurs taux de profits.
À partir des années 1980, on assista à une offensive générale contre les travailleurs, dans tous les pays capitalistes développés. Les mesures ne furent pas partout identiques, mais la volonté fut la même, de Reagan à Thatcher, en passant par Mitterrand. Il s'agissait d'augmenter la plus-value pour les patrons en réduisant la part qui revenait aux travailleurs.
L'aide de l'État à la bourgeoisie ne passa pas seulement par des mesures anti-ouvrières. La bourgeoisie se refusait à faire les investissements indispensables pour rendre ses propres entreprises rentables et modernes. Ce fut l'État qui se chargea de ces dépenses. Avec l'argent public, il prit le relais du grand patronat et intervint directement dans l'économie. Pour opérer cette sorte de grand dépannage du grand patronat, l'État décida de nationaliser les entreprises en difficultés. Les nationalisations débutèrent avant 1981, avant l'arrivée au pouvoir des socialistes et de François Mitterrand. Les premières eurent lieu dans la sidérurgie, sous la présidence de Giscard, homme de droite, avec Raymond Barre aux commandes. Elles concernèrent Usinor et Sacilor, les deux maisons descendantes des De Wendel et des Schneider. Grâce aux nationalisations, c'est l'État qui prit la responsabilité des licenciements massifs qui ruinèrent la Lorraine.
La famille De Wendel, elle, ne fut pas ruinée, ne s'est pas retrouvée à la rue comme des centaines de milliers d'ouvriers de la sidérurgie. Les 750 héritiers (dont Françoise de Panafieu, arrière-petite-fille des De Wendel et ex-candidate de la droite à la mairie de Paris) voient leur fortune gérée par deux sociétés : la CGIP et Marine-Wendel à la tête desquelles on trouve le baron Ernest-Antoine Seillière. Grâce aux milliards distribués par l'État lors de la nationalisation de la sidérurgie, ces deux sociétés ont pu investir dans des secteurs plus rentables : l'informatique avec Cap Gemini, l'équipementier automobile Valeo, la pharmacie.
Les nationalisations décidées par le gouvernement Mitterrand, en 1981, n'eurent pas plus un caractère socialiste que celles décidées par Giscard. Loin de nuire à la bourgeoisie, elles venaient au secours de ses entreprises. C'est l'État, donc après les avoir rachetées et avoir versé vingt milliards de francs aux actionnaires, qui se chargea de remettre en selle ces grands groupes.
Les actionnaires grassement indemnisés, placèrent leur argent ailleurs et on les a retrouvés quelques années plus tard, en pleine forme, en pleine fortune devrait-on dire !
Dans le même temps, les patrons passèrent à l'attaque : licenciements en cascades, régions entières ruinées par les fermetures d'usines, baisses des salaires, précarité, augmentation des cadences.
Les différents gouvernements ont tous aidé la bourgeoisie dans sa guerre contre les revenus de la classe ouvrière. Ils ont tous cherché à réduire les dépenses publiques. Les attaques contre les retraites, la Sécu, les services publics eurent comme conséquence, moins de soins, moins d'éducation, moins de transports et un temps de travail rallongé ; mais aussi plus de cadeaux aux patrons et aux riches. Ces années de crise se traduisirent par une montée de la pauvreté, d'abord parmi les chômeurs, les sans-logis ; puis parmi ceux qui avaient encore un travail. On a vu réapparaître les soupes populaires, rebaptisés les restaurants du coeur, les morts de froid dans les rues des grandes villes l'hiver.
Les profits se gonflèrent directement des difficultés, des restrictions imposées à la classe ouvrière.
Une fois les entreprises nationalisées rendues rentables par des dizaines de milliers de licenciements et modernisées aux frais du contribuable, elles ont été rendues au grand capital à prix cadeau par les privatisations commencées dès 1986. Ce mouvement de privatisations ne fut pas arrêté par le retour d'un gouvernement de gauche entre 1988 et 1993. Et encore moins avec le gouvernement Jospin qui restera comme le gouvernement ayant le plus privatisé dans la période. Le rachat des entreprises par des capitalistes privés, y compris ceux qui possédaient ces entreprises avant 1981 s'avéra être une opération on ne peut plus profitable.
Financiarisation de l'économie, complexification du système... mais toujours les mêmes profiteurs
La plupart des groupes issus de ces privatisations sont désormais des firmes internationales rentables, offrant des dividendes plantureux à leurs actionnaires.
Saint-Gobain est un de ces fleurons des nationalisations/privatisations. Privatisé en 1986, le groupe a procédé dans les années 1990 à quelque six cents acquisitions-fusions. Son chiffre d'affaires était estimé à dix milliards de francs en 1970. Il est passé à 41 milliards d'euros aujourd'hui, soit 27 fois plus. Dans ses actionnaires principaux, on trouve AXA, des banques... mais surtout, notre plus vieille connaissance, la famille Wendel, qui possède aujourd'hui près de 20 % de Saint-Gobain.
L'actionnariat de ces grands groupes est un immense labyrinthe dans lequel il est impossible de se retrouver.
Cette imbrication se traduit aussi par le fait qu'on retrouve toujours les mêmes noms dans les conseils d'administration des grands groupes. Le Monde affirmait en 2002 que trente patrons se partageaient 160 fauteuils.
Le baron Ernest-Antoine Seillière était présent dans le conseil d'administration de UNICE, Cap Gemini, CGIP, Hermès international, Mérieux, Alliance, Peugeot, Société Générale et Valeo. Michel Pébereau, PDG de BNP-Paribas, siégeait au conseil d'AXA, d'EADS, des Galeries Lafayette, de Lafarge, de Saint-Gobain et de Total. Enfin, Georges Chodron de Courcel, cousin de Bernadette Chirac, siégeait en 2006 à la BNP, Bouygues, Lagardère, Peugeot, Scor, Alstom, Somer-Allibert, Nexans, Safran et Paribas.
Au passage, on peut remarquer qu'entre bourgeois, il n'est pas question de secret commercial ou financier, pas de secret des affaires non plus. Ils connaissent bien les affaires des uns et des autres puisqu'ils y participent. Non, le secret, c'est pour les travailleurs, pour qu'ils ne viennent pas mettre leur nez dans les affaires, qu'ils ne sachent pas où va l'argent, à qui il profite.
Tous les capitalistes sont intimement mêlés les uns aux autres. Il n'y a pas, non plus, contrairement à ce qu'on entend parfois, d'un côté des industriels dévoués à leur entreprise et dont le rôle serait utile et de l'autre des financiers qui étrangleraient la production et ne penseraient - eux - qu'au profit. Il n'y a que des capitalistes-financiers, prêts à tout pour augmenter leurs profits. À tel point que les groupes sont aussi bien des entreprises de production que des groupes financiers. Alcatel est aujourd'hui le n°1 mondial des télécommunications, n°2 mondial dans la production et la distribution d'énergie, n°1 mondial des câbles. Mais c'est aussi le troisième groupe financier français, depuis son alliance avec la Société Générale.
Et à l'inverse, la BNP - qui contrôle une partie de Péchiney, d'Air France, de Saint-Gobain, d'Alcatel et de Total, en l'on en passe - est-elle encore une banque ? ou plutôt une sorte de formidable pieuvre étendant ses tentacules aussi bien dans l'industrie que dans la finance ?
Et que dire d'AXA, à l'origine petite société d'assurances proche de Paribas, et aujourd'hui, par le jeu des fusions-acquisitions et des participations croisées, devenue géant mondial, ayant des parts dans des centaines d'entreprises industrielles - parmi lesquelles on peut citer, en vrac, Air Liquide et Boeing, AT&T et Microsoft, Hewlett-Packard et Saint-Gobain, Schneider et McDonald's, les banques Lazard, et Morgan Chase
Ce qui marque la situation depuis des années, c'est ce qu'on appelle la financiarisation de l'économie. Quand, dans les années 1990, les taux de profits ont recommencé à croître dans la production, cela ne s'est traduit ni par un redémarrage massif des investissements, ni par la création de nouveaux emplois. Le pourrissement du capitalisme a atteint un tel degré qu'une part sans cesse croissante des sommes folles gagnées sur le dos des travailleurs est placée dans des opérations financières et alimente la spéculation. Les milliards générés par l'exploitation sont placés un jour dans la monnaie, le mois d'après dans l'épargne, puis dans la nouvelle économie internet, avant de revenir vers l'immobilier ou les matières premières. Dès qu'un secteur devient moins rentable, les capitaux fuient, entraînant le monde de crise en krach boursier.
Cette explosion de la finance a été amplifiée par la création de fonds d'investissement - terme frauduleux puisque, loin d'investir, ces fonds sont des sociétés dont la raison d'être est de placer des capitaux dans des opérations financières qui apparaissent à un moment donné les plus à même de rapporter de l'argent dans le temps le plus court.
Ces fonds concentrent des sommes faramineuses, car ils sont alimentés par des capitaux venus des grandes fortunes. Certains imposent des droits d'entrée exorbitants, plusieurs millions de dollars pour entrer dans le fond Carlyle. Mais le système s'est généralisé à tel point qu'aujourd'hui nombre de ces fonds drainent les économies de petites gens, notamment de ceux qui sont obligés de placer ainsi leur argent dans des fonds de pension, dans des pays où il n'y pas de système de retraites. Ces épargnants sont alors aussi peu responsables des agissements de ces fonds que n'importe qui d'entre nous ne l'est de l'utilisation de son compte personnel par sa banque.
Fonds de pensions, fonds spéculatifs, banques, conseils d'administration, on peut creuser, creuser, on finit toujours au même endroit : dans les coffres-forts de la grande bourgeoisie. Elle ne gère plus elle-même ses entreprises ? Cela fait belle lurette que c'est le cas. Désormais, elle abandonne la gestion de ses fortunes à des spécialistes financiers. Ces fonds sont donc des sortes de portefeuilles collectifs qui gèrent les fortunes colossales des grands bourgeois. L'écran devient de plus en plus opaque entre les propriétaires et les entreprises. Mais derrière cela, les réalités sociales n'ont pas été bouleversées. C'est toujours la même classe sociale qui possède, qui dirige, qui impose son intérêt particulier. C'est toujours la même classe sociale qui parasite le fruit, les richesses produites par le travail de toute la société.
Malgré cette « socialisation du grand capital », en quelque sorte, la présence des grandes familles à la tête des entreprises reste importante en France. En 1999, les grandes familles dirigeaient 23 % des cinquante premières entreprises non financières.
Le mythe des « néo-capitalistes »
Et dans cette grande bourgeoisie d'aujourd'hui, on trouve encore et toujours ceux d'hier. Bien sûr, à travers les siècles, certains ont disparu sans laisser de traces, d'autres sont parfois arrivés à émerger. Depuis les années Mitterrand, on nous parle beaucoup des pseudos « néo-capitalistes » : les Vincent Bolloré, Bernard Arnault et autres François Pinault.
Le plus bel exemple de cette réussite qui doit tout au système, et pas grand-chose au courage de l'individu concerné, est celui de Vincent Bolloré, aujourd'hui 12e fortune du pays avec 4,3 milliards d'euros, grand ami du président Sarkozy à qui, on le sait, il prête de temps en temps son yacht. Pour Bolloré, la fréquentation des hommes politiques a commencé très tôt : à cinq ans, il était garçon d'honneur au mariage d'un président du Conseil de la IVe République ; et à 12, c'est le futur président Pompidou qui lui apprend à jouer au poker ! Le petit Bolloré est le dernier rejeton de la lignée de papetiers bretons déjà cités, spécialisés dans le papier bible et le papier à cigarettes. Mais l'usage de l'un comme l'autre de ces deux poisons ayant fortement diminué après-guerre, la famille Bolloré a décliné. Restait tout de même l'usine en Bretagne et un carnet d'adresses extrêmement bien rempli, sur lequel figurait entre autres le nom de Rothschild.
Certes, Bolloré a certainement un véritable flair dans les affaires. Mais son flair ne lui aurait pas servi à grand-chose sans l'argent prêté par la banque Rothschild pour racheter peu à peu des sociétés qui existaient bien avant lui, et les contrôler grâce à un système de sociétés en cascades. Seul point commun entre ses diverses acquisitions : la plupart sont des purs produits de l'économie coloniale. Un des fleurons du groupe Bolloré est par exemple l'ex-groupe Rivaud, qui possède des dizaines de milliers d'hectares d'hévéas, de caféiers, de palmiers, etc.
En fait, Vincent Bolloré a rapidement compris qu'il y avait encore beaucoup d'argent à faire dans les ex-colonies africaines. Dans les années 1990, il s'attaqua à l'un des numéros un du transport maritime vers l'Afrique, l'armateur Delmas-Vieljeux - une société existant depuis le Second empire. Une bataille boursière et juridique féroce s'engagea en 1991 entre le jeune Bolloré et le vieux Tristan Vieljeux, durant laquelle ce dernier envoya ses sbires, tous les matins à l'aube, fouiller dans les poubelles des bureaux de Bolloré, espérant dénicher un document compromettant ! Qu'il est joli, le monde de la grande bourgeoisie...
Au final, Bolloré gagna la bataille et racheta la totalité du groupe maritime.
Aujourd'hui, comme l'écrivent les auteurs de Vincent Bolloré, un capitaliste au-dessus de tout soupçon, Vincent Bolloré a réussi « à constituer un superbe réseau qui lui permet de contrôler toute la chaîne des transports en Afrique de l'Ouest : les produits [qui sortent des plantations Bolloré] sont acheminés par des camions Bolloré, transportés dans des wagons Bolloré. Arrivés au port, des grues Bolloré les entreposent sur des navires Bolloré ».
Comme on le voit, le « néo-capitaliste » Bolloré a fait fortune comme n'importe quel autre capitaliste, en usant des mêmes techniques peu ragoûtantes, et en utilisant ce que le capitalisme a créé de pire, c'est-à-dire le pillage de l'Afrique.
On pourrait faire le même constat en ce qui concerne Bernard Arnault, première fortune de France, avec la somme proprement hallucinante de 23 milliards d'euros. Il est le patron de LVMH, le n°1 mondial du luxe avec 53 000 salariés. Le système de sociétés en cascade est également très prisé par Bernard Arnault. Voilà la description donnée par un journaliste économique : « Vous pensiez ainsi que Bernard Arnault était l'actionnaire de contrôle de LVMH ? Il serait plus juste de dire que la famille Arnault détient 60 % d'Arnault et associés, qui détient 36 % de la financière Agache, qui détient 50,4 % d'Au-Bon-Marché, qui détient 27,2 % de Christian Dior, qui détient 55 % de Jacques Rober qui, lui, détient 44 % de LVMH ».
Bernard Arnault n'est pas tout à fait parti de rien non plus : il est l'héritier d'une entreprise de bâtiment roubaisienne, Ferret-Savinel, fondée en 1926, et devenue après-guerre la plus importante dans le Nord. Devenu patron de l'entreprise après un passage à Polytechnique, le petit Bernard en revend une partie et crée une entreprise immobilière, Ferinel, qui vendait des cages à lapins dans les stations de montagne et les stations balnéaires. Parti de France en 1981 pour fuir l'arrivée des socialo-communistes au pouvoir, Bernard Arnault est très vite rassuré, puisque le socialo-communiste Fabius lui permet de racheter à bas prix la dernière perle de l'empire Boussac, Dior, grâce aux profits de laquelle il constituera un immense groupe spécialisé dans le luxe.
On n'en finirait pas d'énumérer les coups tordus réalisés par ces patrons avec l'aide de l'État. Mais on le voit, on est bien loin des self-made men que nous chante la presse économique (qui appartient d'ailleurs, il faut bien le dire, aux mêmes.) Pour reprendre la formule d'une journaliste du journal patronal Les Échos, « ce qu'il y a de commun entre le monde de François, Bernard et Vincent [Pinault, Arnault, Bolloré] et celui de Karl Marx, c'est qu'il y a toujours les capitalistes et les autres... ceux qui n'ont à vendre que leur force de travail ».
Malgré la crise, la bourgeoisie toujours plus riche
Dans ces vingt dernières années, les fortunes des capitalistes ont explosé. En 2006, la France comptait 201 fortunes supérieures à 150 millions d'euros. Trois fois plus qu'en 1996 ! Dans ces palmarès, on trouve les noms des vieilles familles bourgeoises.
Liliane Bettencourt, fille d'Eugène Schueller, le fondateur de L'Oréal, a longtemps été n°1 des palmarès, en multipliant sa fortune par onze en vingt ans. Ses revenus annuels sont treize fois plus importants que ceux d'un Thierry Henry qui, lui, fait partie des stars du sport les mieux payées.
Mulliez, la famille qui possède Auchan, se trouve aussi en tête des classements.
On a déjà évoqué la famille De Wendel aujourd'hui. Mais qu'est devenue la famille Schneider ? Difficile à dire. On trouve des descendants des Schneider chez les Hachette et surtout chez les Giscard. Anémone Giscard d'Estaing, la femme de l'ancien président, est descendante d'une famille noble, voire royale d'un côté, et des Schneider de l'autre. Tous les enfants de Giscard sont dans les affaires. Antoine, neveu de Valéry, fut notamment directeur financier de la Lyonnaise des eaux, avant d'entrer chez Schneider Electric, la société issue de la reconversion de l'entreprise quand elle a abandonné la sidérurgie. Elle est spécialisée dans le matériel électrique et son chiffre d'affaires en 2007 s'élevait à 17 milliards d'euros.
Dans le luxe, les Guerlain ont dirigé leur affaire entre 1828 et 1994. Après le rachat de Guerlain par Arnault, la famille a alors investi ... chez Dior.
Les familles Hennessy, Moët et Vuitton (les H, M et V de LVMH), possèdent encore des actions dans l'empire qu'elles ont contribué à fonder. Si elles ne dirigent plus seules, leurs affaires continuent à occuper des bonnes places dans les palmarès des fortunes.
En bonne place dans ces palmarès, on trouve aussi les descendants de Hermès, avec 3,6 milliards d'euros, qui possèdent toujours 75 % de la maison Hermès.
Que reste-t-il des familles de la haute finance ?
Les Rothschild vont bien ! La famille possède, entre autres, un hôtel particulier rue de l'Élysée à Paris, dont le sous-sol renferme un lac tropical, avec palmiers et cascade de trois mètres !
Michel David-Weil, descendant de la dynastie de banquiers Lazard, a été le dirigeant de cette banque pendant trente ans, jusqu'en 2003. La banque Lazard s'étant spécialisée dans les fusions-acquisitions en France, ses dirigeants ont pris l'habitude de résider dans plusieurs lieux pour servir d'intercesseurs entre les puissants de part et d'autre de l'Atlantique. Michel a vécu ainsi entre son appartement sur Park Avenue, sa maison dans le Connecticut, son appartement de Londres, son hôtel particulier du faubourg Saint-Germain, le château de Gambais et la villa du Cap d'Antibes.
Les descendants de deux familles de financiers du XVIIIe siècle, les Mallet et les Neuflize ont fondé avec la famille Schlumberger une banque d'affaires florissante. Une autre partie des descendants des Schlumberger, les Seydoux, ont racheté Pathé, Gaumont et de nombreux titres de la presse.
Ensuite viennent les grands noms de l'industrie : Dassault, Michelin, Peugeot. La famille Peugeot a multiplié sa fortune par plus de quatre, passant (après conversion en euros) de 1 milliard d'euros en 1990 à 4,5 aujourd'hui. Ces industriels sont restés maîtres de leur affaire. La famille Peugeot a constitué une entreprise, FFP, actionnaire de PSA entre autres. Seuls les membres de la famille peuvent être actionnaires de FFP. Avec 3,4 milliards d'euros ils se classent au neuvième rang des fortunes professionnelles. Ces familles industrielles ne sont pas les toutes premières fortunes en France, certes. Mais la puissance de la bourgeoisie n'est pas qu'une question de richesses. Les Peugeot et autres Michelin ont des positions dominantes dans l'économie parce qu'ils sont à la tête de secteurs industriels fondamentaux. Ce sont ces secteurs industriels, l'automobile, la métallurgie dans son ensemble, la chimie et l'aéronautique, qui forment la base économique de la bourgeoisie en France. L'importance des patrons de l'automobile dans l'UIMM n'est qu'une petite mesure de ce pouvoir. Mais elle rappelle quand même qu'au-delà de la finance, la puissance de la bourgeoisie réside dans sa possession des moyens de production, en particulier industriels.
On a fait couler beaucoup d'encre sur la question de la « désindustrialisation » et de la fin de la classe ouvrière. On a même entendu le patron d'Alcatel parler d'entreprise sans usine. Cette formule exprimait la volonté patronale de réduire les coûts de production en utilisant la sous-traitance, en externalisant comme ils disent. Et c'est vrai qu'une grande partie de la production se fait aujourd'hui dans des entreprises sous-traitantes. Si on prend l'exemple d'une voiture, la C4, on constate qu'il y a 2 500 pièces différentes dans cette voiture venant de 25 fournisseurs, lesquels font appel à une dizaine de sous-traitants.
Les patrons cherchent à baisser les salaires, aggraver la précarité par la sous-traitance. Mais la base des fortunes colossales, la base des profits faramineux des entreprises et des dividendes versés aux actionnaires, c'est toujours la plus-value produite par les ouvriers dans l'industrie.
Comment vivent les riches ?
Dans les richesses colossales que la bourgeoisie brasse, la partie gardée pour sa propre consommation est infime et pourtant cela représente déjà des sommes dont on ne peut se faire une idée lorsque l'on n'a que son salaire pour vivre. Cela permet à cette classe de vivre dans un luxe inouï - complètement coupée, on s'en doute, non seulement des modes de vie mais même des préoccupations du reste de l'humanité. On sourit souvent de la phrase, attribuée à la reine Marie-Antoinette à la veille de la révolution française, qui aurait dit : « Le peuple n'a plus de pain ? Qu'il mange de la brioche. » Mais est-ce vraiment différent quand de nos jours, la mère de Guy de Rothschild, ignorant sans doute que quarante jardiniers travaillent à entretenir son parc, s'émerveille de voir des feuilles mortes dans le jardin d'un ami et s'exclame : « Vous les faites venir d'Europe centrale ? »
Le monde de la bourgeoisie a ceci de particulier qu'on n'y compte pas - jamais, sauf quand il s'agit du salaire des ouvriers. Le très prisé Hôtel du Président Wilson à Genève coûte - pour les chambres avec vue sur le lac, tout de même - 23 000 euros la nuit. Une agence immobilière spécialisée dans les résidences « de grand standing » présente comme une affaire « à saisir » un hôtel particulier de mille mètres carrés habitables en plein Paris, au prix de... 43 millions d'euros.
Oui, la grande bourgeoisie vit dans un monde totalement à part. Les banques ont inventé pour les plus riches la carte de crédit American Express « Centurion ». C'est comme une carte Visa, mais en mieux : car cela permet des retraits de liquide illimités - 10 000, 20 000, 40 000 euros par semaine- et inclut un service de conciergerie, c'est-à-dire un valet de pied qui se charge de résoudre vos problèmes. Car les bourgeois ont des problèmes, auxquels il faut bien répondre. Par exemple, précisent les promoteurs de la carte Centurion, « faire ouvrir les boutiques les plus prestigieuses de la 5e avenue à New-York en pleine nuit ».
La bourgeoisie vit en vase clos, dans des villes, des quartiers ou des résidences isolées - dans lesquelles il n'y a pas de commerce, par exemple, car cela n'a aucun intérêt quand on paye des domestiques pour faire les courses.
Un des principes de la bourgeoisie est d'essayer de vivre le plus loin possible des classes populaires. Il existe même, au sein des grandes villes, de véritables quartiers fermés. C'est le cas, par exemple, de la discrète Villa Montmorency, dans le 16e arrondissement de Paris - où le mètre carré est réputé le plus cher d'Île-de-France. Il s'agit en fait d'un quartier entièrement clôturé par de hauts murs, avec barrière et gardien à l'entrée pour contrôler les identités. À l'intérieur de cette ville dans la ville, des rues, des jardins, des fontaines, et quelques dizaines de villas, châteaux, hôtels particuliers et propriétés. L'accès y est interdit aux éboueurs, et les gardiens transportent eux-mêmes les poubelles dans des chariots, électriques bien sûr, pour ne pas déranger. La « Villa » compte notamment parmi ses heureux habitants Bouygues, Bolloré et Lagardère, qui vient d'y faire construire une deuxième maison - parce qu'il se dispute trop souvent avec son épouse, paraît-il.
Tout, dans le mode de vie de la bourgeoisie, renvoie à la volonté d'être séparée du reste de la société. Car elle a une conscience de classe aiguë. Elle a conscience des oppositions d'intérêts qui la séparent du reste de la population. C'est cette conscience qui pousse les bourgeois à vivre à part, habiter à part, voyager à part, manger à part, se marier, faire la fête, s'amuser, faire du sport, à part.
À Paris, le haut lieu de la bourgeoisie, c'est Neuilly, bien sûr. Les sociologues Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot qui ont longuement étudié les moeurs de la grande bourgeoisie, ont parlé à juste titre de « ghetto du Gotha ».
Cela dit, les bourgeois ne vivent pas qu'à un seul endroit. Depuis des siècles, ils appartiennent à une classe sociale qui intègre le cosmopolitisme dans son mode de vie. Il est dans les habitudes des grands bourgeois d'avoir un appartement à New York, un chalet en Suisse, une suite réservée sur la côte d'Azur, un château en France ou en Angleterre, plus un pied-à-terre à Paris ou à Londres.
L'éducation des enfants se fait d'ailleurs dans ce même esprit cosmopolite. La plupart vont faire un stage à l'étranger, dans un collège anglais ou suisse. Cela permet de perfectionner l'usage de langues étrangères, et surtout de se faire des relations.
Certains établissements scolaires sont depuis longtemps réservés aux enfants de la bourgeoisie, comme l'école des Roches à Verneuil-sur-Avre ou le Manoir à Lausanne : un énorme chalet, avec jardins et courts de tennis, ainsi qu'un accès direct au bord du lac Leman, plage privée. L'hiver, l'école se transporte tout simplement à la montagne.
Certains bourgeois envoient quand même leurs enfants à l'école publique. Mais ils renoncent rapidement, ne pouvant faire face à certains problèmes. C'est ce qu'explique un certain baron Foville - toujours cité par les mêmes sociologues -, qui fut contraint de placer sa fille dans un lycée privé, car au lycée Saint-James de Neuilly, les relations de sa fille étaient « de milieux très variés. Les amis de ma fille sont charmants, leurs parents sont gentils aussi, mais enfin, nécessairement ce n'est pas la même chose que vous. À Neuilly, dans ce quartier, vous avez, non pas que je sois antisémite, particulièrement, mais vous avez beaucoup de gens d'origine juive qui sont effectivement des gens qui ont réussi, surtout des commerçants. » Il faut dire que ce même baron avait déjà eu à souffrir de l'école publique dès le primaire. Il raconte aussi : « Une fois, ma fille aînée a ramené un livre de lecture, Pépé dans les HLM, ou un truc comme ça. Quand j'ai vu le contenu du vocabulaire... ». Évidemment le baron n'a pas apprécié. Il est alors intervenu dans une réunion pédagogique pour dénoncer le manuel. Et le manuel fut changé. Ça ne doit pas être facile tous les jours d'être instituteur à Neuilly, dont certaines écoles regroupent jusqu'à 72 % d'enfants de chefs d'entreprises.
L'apprentissage des limites sociales se poursuit bien après l'école. Tout un système de rallyes, cercles, etc. entretient des liens sociaux solides et évite les dérapages. Les rallyes existent depuis l'après-guerre pour compenser justement les changements dans le mode de vie de la bourgeoisie. Il s'agit de soirées entre jeunes organisées en général par les mères de ces jeunes - dans le but avoué d'arranger des rencontres et de futurs mariages intéressants. Cela peut coûter jusqu'à 30 000 euros pour une soirée dansante d'une centaine de jeunes. Dans ces rallyes, on y apprend des choses aussi utiles que le bridge, la vie de salon, l'art de la conversation, les usages vestimentaires. Toutes les marques extérieures de l'appartenance à un certain milieu social.
Quant aux cercles, ils existent depuis le XIXe siècle. Ils permettent aux hommes de la bourgeoisie d'établir et de maintenir des relations sociales et d'affaires. S'y côtoient, outre les patrons, journalistes et hommes et femmes politiques. Pour être certain de pouvoir y être entre soi, on n'y rentre que par cooptation, c'est-à-dire qu'il faut être parrainé. Sinon, n'importe quel voyou enrichi pourrait venir s'y mêler aux vrais bourgeois ! Quand bien même la seule différence entre les deux réside dans le nombre de générations qui sépare le bourgeois installé du voyou qui avait fait la fortune de la famille.
Citons, par exemple, le cercle Le Siècle, dont les cinq cents membres illustres - PDG, patrons, journalistes, mais aussi Strauss-Kahn, Jospin, Aubry ou Nicole Notat - se réunissent une fois par mois pour un dîner. Ou l'Union interalliée, fondée pendant la Première Guerre mondiale et présidée, aujourd'hui, par l'héritier du groupe Taittinger.
D'autres clubs sont à la fois plus élitistes encore, et plus ridicules. En 1981 par exemple, le patron de l'entreprise de spiritueux Marie Brizard décida de créer une association internationale regroupant les entreprises appartenant à la même famille depuis plus de deux cents ans. Sans doute bon catholique, bien qu'il eût fait fortune dans un alcool qui n'a pas grand-chose à voir avec le vin de messe, ce bourgeois donna à son association le nom d'Henokiens - du nom d'un personnage biblique. Ce club très fermé compte aujourd'hui une quarantaine de membres, souvent peu connus - ce qui ne signifie pas qu'ils ne comptent pas dans le monde capitaliste.
Quand on lui demande ce qui a permis à ces patrons de se maintenir, l'un des porte-parole de cette sympathique confrérie répondit un jour à un journaliste : « Mon entreprise a toujours été dirigée par un mâle ».
Dans les cercles, comme dans l'ensemble des soirées mondaines, le monde de la bourgeoisie et celui de la politique se côtoient. On devrait plutôt dire que la bourgeoisie fréquente des hommes politiques dans la mesure où ce ne sont pas des domestiques que l'on peut faire manger à la cuisine. Ceux-là, il faut un peu les choyer, les flatter, les récompenser. La collusion entre la bourgeoisie et la politique ne date pas d'hier, comme on l'a vu. Depuis des décennies, les politiciens passent des ministères aux directions d'entreprises, des banques au conseil d'État, etc. : de toute façon pour diriger un gouvernement ou une entreprise, on leur demande la même formation, la même idéologie, le même dévouement à un système inique, irrationnel et criminel à l'échelle de l'humanité.
Un ordre social qui ne peut être l'avenir de l'humanité
Au-delà des anecdotes, le parasitisme de la bourgeoisie est de plus en plus criant. Même s'ils ne sont pas directs, il y a des liens entre les morts de la guerre civile en Côte-d'Ivoire et le yacht de Bolloré ; entre les enfants travaillant dans les chantiers interdits de Birmanie et les milliards des palmarès des fortunes. Il y a un lien aussi entre les milliers de morts de l'amiante et les familles Peugeot ou Michelin.
Comme il y avait un lien entre les morts de l'esclavage, les odeurs de gaz s'échappant des tranchées en 1917, les morts du travail forcé dans les colonies et les milliards passés de la bourgeoisie.
La bourgeoisie continue à vivre du sang et de la misère humaine. Son argent est extirpé jour après jour de millions de travailleurs dans les usines, les mines, les chantiers du monde entier ; cet argent est fabriqué avec la sueur, les nerfs, les muscles des ouvriers.
L'exploitation a toujours été le fondement de l'organisation capitaliste de la société et celle-ci a toujours été accompagnée d'oppression et de violence. Malgré cela, cependant, il fut un temps où cet ordre social et la classe qui en était porteuse représentaient un progrès pour l'humanité. Cela n'est plus le cas depuis longtemps, au bas mot depuis un siècle ou un siècle et demi.
Ce ne sont pas les hommes et les femmes de la bourgeoisie qui posent problème pour l'humanité - ils sont comme les autres -, c'est le système qui leur permet de dominer la société.
L'ordre social capitaliste n'est pas seulement injuste car, par son fonctionnement même, il accumule des richesses inconcevables à un pôle de la société pour maintenir dans la pauvreté et, par périodes, pour pousser vers la misère ou vers la faim une part importante de l'humanité. Mais, de plus, c'est une organisation économique irrationnelle qui ligote l'humanité, qui freine ses possibilités de progrès. C'est un système économique qui engendre périodiquement des catastrophes sociales majeures, les grandes crises économiques, les guerres, des catastrophes sociales à côté desquelles les catastrophes naturelles paraissent presque bénignes.
Alors oui, en tant que communistes, nous avons la conviction que cet ordre social ne peut pas être l'avenir de l'humanité. Contrairement à ce que racontent ceux pour qui le capitalisme est l'horizon indépassable, contrairement à ce que prêchent tous les courants réformistes du mouvement ouvrier, les injustices et l'irrationalité de cette organisation sociale ne diminuent pas avec le temps. Les progrès scientifiques et techniques eux-mêmes sont retournés contre l'humanité. La maîtrise croissante de l'énergie nucléaire conduit à des armes de plus en plus sophistiquées ; la maîtrise croissante de l'espace, à la « guerre des étoiles » ; les progrès de la génétique, à la mainmise du trust Monsanto sur la production alimentaire ; les progrès de l'informatique et d'Internet conduisent à la possibilité de spéculer 24 heures sur 24 et permettent aux crises financières de se répandre à la vitesse des flux électriques. Et des armadas de juristes travaillent sur la possibilité de transformer le génome humain en propriété privée sur lequel des trusts pharmaceutiques peuvent gagner des millions.
Oui, nous avons la conviction que cette organisation capitaliste disparaîtra tôt ou tard. Elle a atteint un degré de développement où il est possible pour l'humanité de maîtriser son économie et sa vie sociale, de produire pour satisfaire les besoins de tous, et pas seulement pour le profit de quelques-uns. Une société où l'idée même qu'un homme, ou qu'un groupe d'hommes, puisse considérer comme sa propriété personnelle les biens produits par des dizaines, par des centaines de milliers de personnes apparaîtra barbare ou, pire, incompréhensible, inconcevable. Comme apparaîtra inconcevable qu'un homme, ou qu'un groupe d'hommes, puisse posséder en propriété privée des richesses plus grandes que celles de pays entiers !
Comme le disait Marx dans le Manifeste, « la bourgeoisie n'a pas seulement forgé les armes qui la mettront à mort ; elle a produit aussi les hommes qui manieront ces armes, les ouvriers modernes, les prolétaires. »
La révolution sociale, la révolution communiste, en arrachant à la bourgeoisie l'industrie, la banque, la libre jouissance des mines, des terres et de toutes les richesses de la nature, sortira le monde de l'étroit carcan où le capitalisme la maintient, et permettra à l'homme de diriger enfin l'économie de façon consciente. La fin de la domination de la bourgeoise sur le monde marquera, tout simplement, le vrai début de l'humanité.