La Yougoslavie déchirée par les nationalismes08/11/19911991Cercle Léon Trotsky/static/common/img/clt-min.jpg

La Yougoslavie déchirée par les nationalismes

En France, bien des travailleurs sont décontenancés par ce qui se passe en Yougoslavie. Dans les ateliers de Renault Flins ou de Peugeot, ils ont des camarades de travail émigrés de Yougoslavie qui étaient jusqu'ici des Yougoslaves et pas spécialement des Monténégrins, des Kosovars, des Macédoniens, des Serbes ou des Croates. Et si un certain nombre de travailleurs français ou même yougoslaves sont allés en vacances à Dubrovnik, ce n'était pas pour eux en Croatie, mais tout simplement en Yougoslavie.

La Yougoslavie apparaissait comme un État européen parmi d'autres, ni totalement de l'Ouest ni totalement de l'Est, mais plus proche sous bien des rapports que d'autres pays de l'Europe centrale.

Pourtant, à l'heure où les puissances de l'Europe occidentale parlent de plus en plus de Communauté, d'une certaine unification, la Yougoslavie, elle, au contraire, se déchire.

Bien sûr, les découpages internes de la Yougoslavie ne sont pas de simples découpages administratifs comme entre les départements français. La Yougoslavie est une Fédération, et elle est formée d'un assemblage de plusieurs peuples différents, différents par leur langue quelquefois, ou par la religion dominante quand celle-ci a conservé une importance, mais plus généralement par le passé historique que les uns ou les autres ont vécu. De là à ce qu'une guerre oppose ses deux régions les plus importantes, la Serbie et la Croatie, il paraissait cependant y avoir un grand pas !

Rien n'est jamais réglé de manière vraiment durable, on le voit bien, tant que durent dans le monde l'exploitation et les inégalités. On assiste à une marche en arrière de la civilisation, à une régression, qui semble ramener cette partie de l'Europe à l'époque d'avant la Première Guerre mondiale.

Alors ? Serait-ce un attachement atavique des peuples des Balkans à la violence guerrière qui refait surface ? Ou encore des préjugés religieux de peuples attardés ? Ou même, peut-on dire, comme le journaliste de L'Express, Jean-Marc Gonin, que « le choc des nationalismes serbe et croate nous vient directement du siècle dernier » ?

Bien des choses, sans doute, sont inscrites dans le passé des peuples, qui pèsent sur leur situation actuelle. Mais si la violence et la haine entre peuples voisins étaient aussi inéluctables et irrémédiables, comment comprendre alors que la Yougoslavie moderne, fondée en 1944-45, ait tenu quarante ans ? C'est plutôt cela qu'il faudrait expliquer !

Bien sûr, c'était un régime de dictature, et on peut dire que la dictature n'a fait que masquer les problèmes et les contradictions, sans les avoir résolus.

C'est vrai, mais en même temps ce n'est qu'une part de la vérité. La dictature n'explique pas tout.

Par elle-même, elle n'aurait pas suffi à faire tenir ensemble cet assemblage yougoslave tel qu'il était issu du passé. Si l'unité n'avait reposé que sur la peur de la répression, si elle n'avait été maintenue que par la poigne d'en haut, elle aurait été bien fragile et elle n'aurait pas résisté aux extraordinaires pressions qui se sont exercées sur la Yougoslavie pendant de longues années et aux tensions internes qu'elles ont provoquées après, par exemple, que Tito eut rompu avec Staline. De Staline aux dirigeants impérialistes, personne ne se serait privé de mettre de l'huile sur le feu.

Il faut donc bien croire que quelque chose de nouveau s'était forgé pendant et à l'issue de la guerre, qui a permis aux peuples de là-bas de surmonter leurs « vieux démons », comme disent les journalistes - un sentiment d'unité nationale yougoslave, qui a, jusqu'à un certain point, pris le pas sur les micro-nationalismes et les particularismes locaux.

C'est cela que nous voudrions montrer tout d'abord : comment le sentiment national yougoslave a pu « prendre » parmi les peuples des Balkans et résister pendant les quelque quarante années du régime de Tito - et puis comment, en vertu de quels intérêts, de quelle sorte de pressions sociales, ce ciment s'est gravement fissuré, pour en arriver à l'éclatement auquel nous assistons aujourd'hui.

Les slaves du sud : des siècles d'évolutions historiques différentes

Lorsque Tito et son armée conquirent le pouvoir vers la fin de la Deuxième Guerre mondiale, en 1944-45, et qu'ils instaurèrent ce qu'on a appelé la deuxième Yougoslavie, la République populaire fédérative de Yougoslavie, celle-ci naissait dans des conditions plus favorables, sur le plan de l'unification nationale, que celle qui avait sombré en 1941.

Sur ce point, il faut rappeler quelques faits, qui illustrent les difficultés dont héritait le régime de Tito.

La première Yougoslavie ne datait, sous le nom de « royaume des Serbes, des Croates et des Slovènes », que de 1918, et même de 1929 puisque c'est à ce moment seulement que son roi serbe Alexandre Karageorgevitch la baptisa du nom de Yougoslavie.

Elle regroupait donc, en principe, des Yougo-Slaves, c'est-à-dire des Slaves du Sud.

En réalité, tous les Slaves du Sud n'en faisaient pas partie, à commencer par les Bulgares qui avaient eu droit à un État à eux, à la fin de la Première Guerre mondiale. Et, d'un autre côté, s'y trouvaient incluses bien d'autres populations, ni yougoslaves, ni même slaves du tout, mais qui néanmoins habitaient de longue date ces lieux : des Hongrois au Nord-Est, des Tziganes un peu partout, des Albanais dans la région du Kosovo, etc. De tels mélanges de populations avec des langues et des traditions diverses, toute l'Europe en a connus, même si c'était à un degré moindre que dans les Balkans.

Les Slaves du Sud, Serbes de Serbie ou du Monténégro, Croates, Slovènes, sont un même peuple, qui parle la même langue, ou sinon des langues très proches. Seulement, ils ont connu une évolution historique différente. Croates et Serbes tout particulièrement, ce qui les a séparés, c'est leur histoire différente, une histoire de mille ans.

Les Slaves du Sud n'ont pas eu de chance avec l'histoire : les Balkans étaient une zone où l'Occident et l'Asie étaient entrés en conflit ; en plus, la ligne qui sépara à partir du XIe siècle la Chrétienté en deux Eglises - le « grand schisme » - consacra la division religieuse des tribus locales, division qui s'était faite suivant les hasards de leur installation géographique et de l'évangélisation. Les uns, les Croates, les Slovènes, étaient catholiques romains, et les autres, les Serbes, chrétiens orthodoxes.

Au Moyen-Age, cela avait une importance...

Les Croates eurent un État pendant quelque temps. Il fut défait par les Hongrois, auxquels les féodaux croates lièrent leur sort à partir du XIe siècle. Quant à l'État médiéval serbe, il dura plus longtemps : il était le plus puissant des Balkans au XIVe siècle.

Mais la péninsule balkanique était devenue un champ de bataille. Elle fut envahie par les troupes de l'empire turc de Constantinople en pleine expansion, qui s'y heurtèrent dans les régions le plus au nord aux troupes de l'empire rival autrichien-catholique des Habsbourg.

Le sud-est et le sud des Balkans demeurèrent pendant cinq siècles sous la domination de l'empire turc, militairement puissant mais économiquement et socialement de plus en plus retardataire.

L'État serbe était passé sous sa coupe après sa défaite, en 1389, dans le Kosovo. Ce fut une défaite retentissante, que les nationalistes serbes commémorent cependant avec orgueil. C'est pour cela qu'ils considèrent le Kosovo comme un haut lieu historique de leur nation et de leur religion, qu'ils appellent « la Vieille Serbie », qui leur appartiendrait, selon eux, même si, depuis le temps, il s'est majoritairement peuplé des descendants des Albanais voisins.

Les régions situées le plus au nord, territoires slovènes et croates et qui étaient peuplés y compris de Serbes ayant fui la domination turque, se retrouvèrent, elles, sous la domination de l'empire des Habsbourg. Ces régions-là connurent, en tout cas vers la fin du XIXe siècle, un certain développement économique. Mais, comme toute une série d'autres peuples sous le joug des Habsbourg, Slovènes et Croates étaient opprimés et humiliés dans leurs sentiments nationaux. Et ils aspiraient à s'en libérer.

L'empire autrichien tint bon jusqu'en 1918. L'empire turc, lui, étant entré en désagrégation depuis déjà longtemps, un État serbe avait pu revoir le jour au XIXe siècle. Le congrès de Berlin (1878) confirma la formation d'un royaume de Serbie indépendant (de même, d'ailleurs, que d'un État du Monténégro).

Les nationalistes serbes se font gloire aussi de cet État indépendant, même si cette indépendance restait fort limitée, et si cet État était celui d'une classe dirigeante misérable, arriérée, réglant ses problèmes internes par des meurtres, toujours guerrière et avide de nouveaux territoires.

Il existait certes un courant partisan d'une union des Slaves du Sud, parmi les intellectuels éclairés de l'époque, notamment slovènes et croates. Il existait y compris des sociaux-démocrates serbes suffisamment internationalistes - et ils étaient rarissimes dans le reste de l'Europe - pour voter contre les crédits de guerre en 1914.

Mais lorsque les impérialistes vainqueurs de la guerre patronnèrent la fondation du « royaume des Serbes, des Croates et des Slovènes », en 1918, ce n'était pas d'une union sur des bases égalitaires et fraternelles qu'il s'agissait.

1918 : la « première Yougoslavie » créée par les impérialismes victorieux

En 1918, pour les puissances impérialistes, il y avait le feu dans la maison. La révolution prolétarienne triomphait en Russie ; elle secouait l'Allemagne où l'empereur était renversé ; elle secouait la Hongrie qui voyait se former ses premiers conseils ouvriers.

...Face à la vague révolutionnaire

Pour contenir le feu, les dirigeants impérialistes étaient dans la nécessité urgente de lui opposer une barrière d'États indépendants. Or, l'État impérial austro-hongrois s'écroulait en créant le risque d'un vide étatique dans cette immense partie de l'Europe centrale qui avait été sa possession. De son côté, au sud, l'empire turc était moribond et impuissant. Si bien que, dans les Balkans, il n'y avait plus comme candidat possible au rôle de contre--feu à la flambée révolutionnaire que la monarchie serbe avec son armée relativement forte.

Celle-ci avait combattu les Turcs et certains de ses voisins victorieusement dans les guerres dites balkaniques qui avaient précédé de peu la Première Guerre mondiale, et elle s'était distinguée au cours de cette dernière par ses faits d'armes. C'est-à-dire, concrètement, qu'elle avait envoyé sa paysannerie et sa jeunesse étudiante se faire massacrer : un million de morts pour la seule petite Serbie.

L'Angleterre et la France s'appuyèrent sur cet État serbe et sa dynastie Karageorgevitch, au militarisme renfloué par la victoire. Ils la renforcèrent et l'agrandirent, en lui permettant, dans le cadre des Traités de Versailles, de se subordonner les territoires voisins : la Croatie et la Slovénie, hier territoires austro-hongrois. Et, d'autre part, d'avaler le petit Monténégro ainsi qu'un grand bout de la Macédoine, baptisée froidement Serbie du Sud. Enfin, les grandes puissances ayant créé une Albanie indépendante sous leur protection, en contrepartie elles firent cadeau à la Serbie du territoire voisin, appelé le Kosovo, bien que celui-ci fût largement peuplé d'Albanais.

Les contre-coups de la vague révolutionnaire se firent sentir dans les Balkans comme dans toute l'Europe centrale. Les soldats des armées austro-hongroises revenaient du front russe touchés par la propagande des bolcheviks. Dans le « royaume des Serbes, des Croates et des Slovènes », la vie politique fut marquée, dans les premières années qui suivirent la fin de la guerre, par d'importants mouvements sociaux. Il y eut des grèves ouvrières, une grève générale des cheminots. Il y eut aussi de grandes jacqueries paysannes.

Le jeune Parti Communiste, en plein essor, conquit plusieurs municipalités, notamment celle de Belgrade. Il eut 59 députés au Parlement. Militant sur le terrain de la lutte de classe et pour la révolution prolétarienne internationale, comme section de la nouvelle Internationale Communiste, le Parti Communiste Yougoslave n'ignorait pas les problèmes nationaux. Il prônait une politique d'unité de tous les travailleurs, une politique de fraternité entre tous les peuples du royaume, et au-delà. C'est lui qui incarnait l'avenir, le progrès, sur tous les plans, aussi bien social que national. Et sa politique trouvait un écho dans toutes les régions du pays, y compris dans les montagnes du Monténégro.

Mais, devant la montée de la révolte sociale et l'audience grandissante du Parti Communiste, l'appareil d'État du tout nouveau pays engagea une lutte féroce pour endiguer la première et anéantir le second. La répression vint provisoirement à bout du jeune PC encore fragile et inexpérimenté, qui fut mis hors-la-loi et traqué.

Dès lors, ce furent les forces politiques de la bourgeoisie qui dominèrent la scène politique.

De l'exacerbation des nationalismes à la faillite

Les classes dirigeantes surent se montrer bonnes élèves de leurs maîtres impérialistes, en particulier dans l'art d'utiliser les vieilles recettes qui consistent à jouer sur la corde du nationalisme. Leurs anciens maîtres turcs et austro-hongrois les avaient déjà formées de ce point de vue, si besoin était.

Du côté de la Serbie, il était facile pour le pouvoir d'exploiter le nationalisme des vainqueurs. Les royalistes serbes, leurs officiers et leurs popes trouvaient matière à exaltation dans leurs faits d'armes militaires, et ils se posaient volontiers en libérateurs de leurs « frères slaves » croates et slovènes fraîchement émancipés du joug des Austro-Hongrois. Ils se prévalaient d'avoir réalisé une Serbie largement agrandie. Ils pavoisaient d'avoir récupéré le territoire du Kosovo perdu depuis 500 ans.

Là, après avoir envoyé leurs troupes contre la population albanaise insoumise, ils menèrent une politique de peuplement serbe, qui n'était pas destinée seulement à consolider la frontière avec l'Albanie voisine, mais aussi à désamorcer la révolte sociale en offrant aux pauvres des terres à coloniser.

Dans les autres parties du royaume, les couches dominantes n'avaient rien à redire à ce rôle de contre--feu joué par la monarchie serbe face à la menace sociale. Sur ce terrain, l'ensemble des classes privilégiées était complice.

Cependant, l'instabilité générale du royaume ne disparut pas. Au contraire, au cours des années 1920 et 1930, pour les nationalités non-serbes, l'opposition à la Yougoslavie centralisée sous la férule de la monarchie de Belgrade se transféra entièrement sur le terrain nationaliste.

Slovènes et Croates n'avaient pas été consultés en 1918. Leurs dirigeants, forts de leur richesse industrielle naissante, étaient aussi imbus d'un sentiment de supériorité culturelle vis-à-vis des Serbes, en qui ils voyaient plutôt des « arriérés balkaniques » que des libérateurs. Ces dirigeants croates et slovènes trouvèrent dans « leur » nationalisme un dérivatif à la révolte sociale et une base pour s'opposer au gouvernement de Belgrade.

Cela mena notamment à la montée d'une extrême-droite de type fasciste en Croatie : l'Oustacha (qui signifie le rebelle). Sous la direction d'un avocat de Zagreb nommé Ante Pavelitch, ce mouvement se donnait pour objectif la formation d'un État croate indépendant.

La Yougoslavie vécut alors dans une atmosphère d'arbitraire, de corruption, de scandales, et d'attentats. C'étaient les nationalistes macédoniens qui faisaient le plus parler la bombe et la mitraillette. Leur organisation aux pratiques terroristes, l'ORIM et ses « comitadjis », avait sa base dans la partie de la Macédoine que les Traités de Versailles avaient attribuée à la Bulgarie. L'Italie fasciste n'était pas loin derrière.

Car, bien sûr, sur cette situation, au cours de ces années, se sont greffés sans arrêt le jeu et les rivalités des grandes puissances : Grande-Bretagne, France, Allemagne nazie et Italie de Mussolini.

Et c'est bien tout un symbole de ce puzzle que le roi serbe Alexandre ait fini, en 1934, assassiné par un Macédonien, mercenaire de l'organisation croate Oustacha, elle-même financée par l'Italie fasciste.

La deuxième guerre mondiale, creuset d'une Yougoslavie nouvelle

La Yougoslavie des rois Karageorgevitch était mûre pour le démembrement quand la Deuxième Guerre mondiale éclata.

Le fils du roi assassiné était encore jeune. Un Régent fut nommé qui fit alliance avec les puissances fascistes en mars 1941. Il fut renversé, le 27 mars, par un groupe d'officiers partisans, eux, des Alliés et soutenus par des manifestations populaires. Hitler en tira une vengeance immédiate, en faisant bombarder Belgrade, le 6 avril. Les armées allemandes, italiennes, hongroises et bulgares, s'abattirent sur le pays. L'armée yougoslave capitula le 18 avril et le pays fut disloqué en l'espace de quelques jours.

La Slovénie fut divisée entre l'Italie et l'Allemagne.

La Croatie reçut son « indépendance » de l'Allemagne nazie. Ante Pavelitch et ses Oustachis, financés par l'Italie de Mussolini, organisèrent la dictature et la terreur sans attendre.

Le petit Monténégro fut, lui, déclaré formellement indépendant, mais placé sous les ordres d'un gouverneur italien.

Une bonne partie de la région nord-est (la Voïvodine) passa à la Hongrie alliée d'Hitler ; la Macédoine à la Bulgarie ; et le Kosovo à l'Albanie, qui était sous domination italienne.

Quant à la Serbie proprement dite, réduite à ses frontières de 1913, elle passa sous administration militaire allemande.

Le gouvernement royal se réfugia en exil à Londres. Ce n'était pas du sein des nationalités opprimées et de la paysannerie misérable et surexploitée qu'il avait une chance de voir sortir des forces pour le défendre. Deux décennies de domination par les privilégiés serbes n'avaient abouti qu'à susciter partout une haine farouche contre le régime.

Il n'y eut qu'une poignée de militaires serbes autour du colonel Mihaïlovitch pour organiser un mouvement de résistance, s'appuyant essentiellement sur les bandes para-militaires des Tchetniks (nom traditionnel des anciens combattants serbes contre les Turcs), monarchistes, orthodoxes fervents, ennemis des Croates et violemment anti-communistes. La résistance de Mihaïlovitch, purement serbe, était liée au gouvernement royal de Londres et reconnue par les Alliés.

Ce Mihaïlovitch devait pourtant finir fusillé, en 1946, sur ordre d'un ancien ouvrier nommé Josip Broz, devenu le maréchal Tito, leader du Parti Communiste Yougoslave.

Tito était originaire d'une famille paysanne mi-slovène, mi-croate, il avait été ouvrier dans différentes entreprises à travers l'Europe en son jeune temps, sous-officier dans l'armée austro-hongroise, prisonnier sur le front russe où il fit connaissance avec les idées bolcheviques. Il avait adhéré au PC en 1920.

Tito, après avoir connu cinq années d'emprisonnement, fut finalement formé en tant que responsable par le Komintern stalinisé, à Moscou même, au temps des grandes purges. Une bonne centaine de dirigeants du PC yougoslave disparurent alors, à Moscou, le Comité central fut dissous, mais Tito, lui, se retrouva chargé de réorganiser un Parti plus « sain » aux yeux de Staline...

Il était rompu aux méthodes manoeuvrières, prudent, et ambitieux. Il sélectionna en Yougoslavie un état-major, où Serbes, Slovènes, Croates, Monténégrins, étaient représentés, tous formés au moule stalinien. En octobre 1940, le nouveau Comité central comprenait une trentaine de membres, dont près des deux tiers de non-Serbes, qui avaient entre 25 et 35 ans.

Cela dit, au printemps 1941, dans un pays démembré, écrasé par plusieurs armées d'occupation, le Parti Communiste clandestin apparaissait bien faible. Dans les circonstances du moment, nul sans doute n'aurait parié un dinar sur son avenir.

Or, cinq ans plus tard, Tito s'installait au pouvoir, en chef d'une Armée de Libération Nationale, en héros libérateur.

Ce miracle, et même si des circonstances extérieures, c'est-à-dire l'avance de l'Armée soviétique dans toute l'Europe de l'Est, l'ont aidé dans les toutes dernières années de la guerre, Tito le devait avant tout à la politique qu'il avait menée pendant la guerre. Au cours de ces années, il avait gagné une base dans les masses du pays.

Non que le PC yougoslave ait mené une politique révolutionnaire s'attaquant aux structures sociales, qu'il ait été porté au pouvoir par une révolution sociale. Non, Tito à ses débuts obéissait à la politique dictée par Staline. Il n'a lutté, comme les autres PC, qu'au nom de la résistance nationale anti-allemande et anti-italienne, dans le cadre international de l'alliance entre l'URSS et les impérialismes anglo-saxons (après une brève période de flottement, au printemps 1941, pendant les quelques mois qui précédèrent l'invasion de l'URSS où Staline était encore l'allié d'Hitler).

Si Tito parlait éventuellement de révolution, c'était au sens d'une révolution patriotique et démocratique, affirmant son respect pour la propriété privée et la bourgeoisie patriote. A l'intérieur du Parti, si on en croit les témoignages, il disait : le socialisme, nous en parlerons après la victoire et la prise du pouvoir. Il jouait sur l'ambiguïté.

Sur cette base, le PC yougoslave a cependant rencontré le succès. Il a triomphé, non seulement des occupants, et par la même occasion de leur satellite en Croatie, mais aussi de la résistance concurrente, officielle, du colonel Mihaïlovitch. A travers l'éclatement de l'appareil d'État, l'occupation étrangère et le déchaînement des luttes entre appareils nationalistes qui s'en suivirent, le PCY et Tito saisirent leur chance historique. Nationalisme pour nationalisme, celui du Parti stalinien s'avéra autrement porteur que le « serbisme » du colonel et des Tchetniks.

Les premières étapes du combat des Partisans titistes

Au début, en 1941 et 1942, les groupes de guérilla créés par le PCY dans les différentes régions connurent des déboires sévères.

En Serbie, ils ne purent tenir face aux attaques menées de manière convergente par l'armée allemande et par les Tchetniks. Ils durent se replier jusque dans les montagnes du Monténégro et de la Bosnie.

Tito disposait alors d'une brigade d'élite très disciplinée, composée en majorité d'ouvriers de Belgrade et de mineurs de Serbie, qu'il baptisa « première Brigade prolétarienne ». La caractéristique de ces « Brigades prolétariennes » - car il en fut créé quelques autres par la suite - c'était qu'elles n'étaient pas liées à leur région d'origine. Toutes les nationalités devaient y être représentées. Elles portaient en insignes la faucille et le marteau communistes en plus de l'étoile rouge des autres Partisans titistes.

Replié dans les montagnes, Tito fut sérieusement renfloué par une troupe de choc de 4 000 combattants monténégrins, emmenés par Arso Jovanovitch et son commissaire politique Milovan Djilas. C'étaient les rescapés endurcis du soulèvement paysan que le Monténégro avait connu, de son côté, durant l'été 1941, contre le rattachement de la région à l'Italie, et dans lequel les communistes avaient joué un rôle dirigeant.

Si bien que c'est à partir des régions de la Bosnie, particulièrement mêlées du point de vue des nationalités, qui faisaient alors partie de l'État de Pavelitch, que les troupes des Partisans prirent vraiment leur essor en 1942.

L'occupation étrangère, allemande, hongroise, bulgare, italienne, était d'une brutalité féroce. Elle suscita la révolte de nombreux paysans. Ils ne manquèrent pas, ceux et celles qui ne possédaient plus rien que le désir de venger leurs familles décimées par les innombrables Oradour commis par les fascistes et leurs complices.

De leur côté, les partisans de Mihaïlovitch prêchaient la passivité, voire collaboraient avec les officiers nazis ou fascistes italiens. Bien des jeunes bourgeois serbes, en voyant cela, préférèrent rejoindre les Partisans, même avec leur étoile rouge.

Le déchaînement des luttes entre appareils nationalistes

Tito et ses compagnons plaçaient leur lutte et leur programme politique sous le signe d'un patriotisme yougoslave, sans faire de distinction de nationalité ou de religion. Or, la Yougoslavie connaissait alors un déchaînement d'affrontements entre nationalités d'une ampleur et d'une férocité sans précédent - déchaînement dû en premier lieu à l'État oustachi de Pavelitch en Croatie, dès sa création en avril 1941 - ces Oustachis dont se réclame une partie des milices sur lesquelles s'appuie le gouvernement séparatiste croate actuel.

État soi-disant indépendant, la Croatie était un royaume avec à sa tête, soit dit en passant, un prince italien qui n'y mit jamais les pieds. Ce fut une dictature soutenue par le clergé catholique, dont les bandes de tueurs, porteurs de la croix et du poignard, menaient une croisade pour un État croate exclusivement peuplé de Croates.

Pour faire d'un Serbe un Croate, il suffisait de le rebaptiser dans la religion catholique... Ceux qui se refusaient à ces conversions forcées devaient être exterminés, par tous les moyens, égorgés, pendus, brûlés dans leurs Eglises. Comme il y avait à l'époque plus de deux millions de Serbes habitant le territoire attribué à Ante Pavelitch, et qu'il convenait d'exterminer les Juifs et les Tziganes par la même occasion, sans parler des communistes, on imagine l'ampleur des massacres commis par les agents de ce pouvoir protégé des nazis et des fascistes italiens, dont les tueurs oustachis faisaient bénir leurs armes avant de partir au massacre. Plusieurs centaines de milliers de non-Croates, sans oublier les Croates anti-fascistes, périrent ainsi : 750 000 selon le représentant de Hitler dans les Balkans, dont l'estimation est toutefois jugée exagérée par certains. Toujours est-il que la Croatie eut ses camps d'extermination, tel celui de Jasenovac, dont l'un des commandants fut un moine franciscain et oustachi.

Les Oustachis imitaient leurs modèles nazis - avec des méthodes médiévales.

Pour exciter les paysans misérables, des curés comme le curé Mogus, de la localité d'Udbina, prêchaient en ces termes : « Jusqu'à présent, nous avons travaillé, mes frères, pour notre sainte religion, avec la croix et le livre de messe. Le moment est venu pour nous de travailler maintenant avec le revolver et le fusil. Et si vous vous y prenez de cette façon, vous aurez pour vous les champs fertiles de Mutilitch que possèdent actuellement les Serbes ». Un tel texte fut publié dans un journal de Zagreb de juillet 1941.

Du côté serbe, les Tchetniks et les groupes serbes pro-fascistes savaient être aussi féroces. Ils ont massacré des milliers de Croates et de musulmans en Bosnie. Mais ils n'avaient pas les moyens des Oustachis ni surtout les mêmes protections.

Dans de telles conditions, non seulement les Serbes habitant en Croatie, mais aussi les populations coincées entre des terreurs rivales, menacées d'extermination les unes par les Tchetniks les autres par les Oustachis, ont massivement cherché refuge du côté des Partisans titistes.

Ceux-ci n'étaient certes pas des tendres eux non plus dans leurs méthodes, et ils sont responsables de leur lot de victimes, suspectées à tort ou à raison de collaborer qui avec les Oustachis qui avec les Tchetniks, qui avec tel ou tel des occupants. Mais, c'était sans commune mesure, et surtout leur programme apportait une vision nouvelle des relations possibles entre les divers peuples. Leur slogan était « Fraternité et Unité ».

Selon les compagnons de Tito, à la fin de 1941, leurs 92 détachements regroupaient 80 000 guérilleros. Au milieu de 1942, ils étaient environ 150 000. Tito les baptisa alors « Armée de Libération Nationale ».

1943-44 : vers la victoire de Tito sur la base d'un patriotisme yougoslave

Depuis le début de la résistance, les autorités de Moscou se montraient réservées face aux initiatives de Tito. Dans le cadre de la politique de Staline de constitution de « Fronts nationaux antifascistes », elles demandaient qu'il subordonne ses Partisans au colonel Mihaïlovitch, le protégé des Alliés et mandataire du gouvernement royal. Staline éleva d'ailleurs la représentation royale yougoslave à Moscou au rang d'ambassade. Il resta sourd aux appels de Tito pour une aide matérielle, mais lui faisait demander par exemple : « Pourquoi donc avez-vous eu besoin de former une Brigade prolétarienne ? » ...

L'année 1943 apporta cependant des éléments nouveaux : sinon une aide militaire de l'URSS, en tout cas, en février, la capitulation des armées allemandes encerclées à Stalingrad. La victoire des Russes à Stalingrad eut un impact considérable en faveur du développement de la résistance titiste.

Déjà, deux ans avant, l'entrée de l'URSS dans la guerre avait réveillé la vieille tradition de fraternité envers le grand peuple slave de l'Est toujours vivante parmi les paysans. Les montagnards communistes du Monténégro se préparaient, paraît-il, dès 1941, à accueillir des parachutistes de l'Armée rouge...

Et le fait que les chefs des Partisans, Tito en tête, apparussent comme les hommes des Russes ne les desservaient, pas, au contraire. Surtout après Stalingrad !

Il n'y avait cependant pas, dans ce phénomène, que la fraternité slave qui jouait. Des militants disaient, selon le témoignage d'un des compagnons de Tito, que « la moitié des gens étaient pour les Russes, l'autre moitié pour les communistes ». C'était sans doute exagéré, mais le fait de se dire Parti Communiste comportait une résonance pas seulement pro-russe, mais aussi une résonance sociale en faveur des pauvres. Les paysans étaient confrontés à toutes sortes de chefs de bande, mais c'est pour les Partisans de Tito qu'ils avaient, en général, le plus de sympathie.

Tito ne cherchait pas pour autant à donner aux aspirations sociales des classes exploitées des objectifs révolutionnaires socialistes. Dans les régions libérées en 1942-43, il renouvela en partie les pouvoirs dans les villages et districts, non en faisant appel à des initiatives venant de la base, mais d'en haut, sous l'égide des cadres des unités de Partisans. Des responsables locaux furent « épurés », et des nouveaux sélectionnés sur la base de la résistance à l'envahisseur et à ses collaborateurs. Mais pour la première fois, les femmes purent voter et exercer des responsabilités, ce qui fit sensation et libéra des énergies nouvelles.

Mais si Tito ne cherchait pas à placer la lutte dans la perspective de transformations sociales profondes, il la plaça dès le début dans la perspective de la consolidation d'un État fédéral yougoslave, prenant le contre-pied à la fois du nationalisme croate de Pavelitch et du nationalisme serbe de Mihaïlovitch.

Le Conseil antifasciste de libération nationale réuni dans la ville de Jajce, en Bosnie, en novembre 1943, désigna un gouvernement provisoire - ce que Staline considéra comme « un coup de poignard dans le dos de l'Union soviétique » . Son programme était l'établissement d'une république démocratique sur une base fédérale, où les peuples seraient à égalité de droits.

A la fin de 1943, les Partisans titistes étaient évalués à 300 ou 350 000. Outre évidemment les opportunistes qui commençaient à changer de camp au fur et à mesure que le vent de la guerre tournait, ils connaissaient un afflux massif de nouvelles recrues venant des populations menacées de représailles par l'évolution de la situation, ceux par exemple que la malchance géographique avaient mis sur les territoires des perdants. Bon nombre de musulmans de Bosnie qui avaient été enrôlés comme auxiliaires par les Oustachis passèrent aux Partisans, et non aux Tchetniks qui, avec leur nationalisme serbe, n'étaient porteurs que d'une guerre civile sans fin.

Sur le plan militaire, l'armée titiste fut aidée par la capitulation générale de l'armée italienne à la fin de 1943 à la suite de l'offensive alliée en Italie. Cela leur permit de récupérer une bonne partie des armements et matériels d'une dizaine de divisions italiennes qui se retirèrent de Yougoslavie. Mais, par eux-mêmes, ils s'étaient déjà montrés capables de mener de véritables contre-offensives dans les montagnes yougoslaves. Au point que les Allemands durent, un moment, concentrer contre eux 200 000 hommes, sans oublier 30 000 Hongrois, les Oustachis et les miliciens croates.

1944 fut l'année de la victoire finale. Churchill ayant transféré son soutien de Mihaïlovitch aux Partisans, l'aide militaire anglo-saxonne joua alors son rôle. De même que, à l'Est, l'avance de l'Armée rouge, en particulier pour la libération de Belgrade en octobre 1944.

Mais la victoire en Yougoslavie n'en demeurait pas moins celle de Tito et de son armée yougoslave, toutes nationalités confondues.

La guerre avait été le creuset d'une Yougoslavie nouvelle.

L'État Yougoslave fondé par Tito : une assise dans les masses populaires

Ainsi, voilà un Parti Communiste qui avait conquis la direction d'un État européen. Il fut le seul dans l'immédiat après-guerre. Ceux qui s'installèrent à Bucarest, Budapest, Varsovie, etc, y furent installés, eux, par les armées d'occupation soviétiques.

Certes, il avait fallu l'aide de cette Armée rouge pour libérer Belgrade. Mais Tito (qui avait, peu avant, rencontré Staline à Moscou) l'avait « autorisée » à traverser le territoire yougoslave pour les besoins des opérations militaires. Et les troupes soviétiques avaient évacué Belgrade dès mars 1945, avant la capitulation allemande intervenue en mai.

Pour que les choses fussent bien claires, Tito tint à obtenir la « libération » de Zagreb par une victoire militaire de ses troupes, alors que les troupes allemandes se retiraient. Ce supplément de guerre dura pendant l'hiver 1944-1945 et coûta 36 000 morts de plus (chiffre officiel).

En mai 1945, Tito souligna son indépendance dans un discours fait à Ljubljana, capitale de la Slovénie, où il déclara : « Nous ne voulons plus être dépendants de personne, quoi qu'on écrive et qu'on dise... Nous ne voulons pas être une monnaie d'appoint, nous ne voulons pas qu'on nous mêle à je ne sais quelle politique de sphères d'intérêts » .

L'allusion visait les négociations entre Churchill et Staline au cours desquelles ils s'étaient partagés moitié-moitié leurs zones d'influence respectives en Yougoslavie.

Mais Tito disposait d'une marge d'autonomie. Il représentait la seule force étatique cohérente à l'échelle de la Yougoslavie, et il se débarrassa de la collaboration avec les représentants du roi Pierre (impatient désormais de revenir de Londres) que Churchill et Staline cherchaient à lui imposer. Il organisa des élections qu'il remporta triomphalement, à la suite desquelles, passant outre aux protestations des Alliés, il proclama la République populaire fédérale de Yougoslavie.

Ainsi, dans ces Balkans qui étaient traditionnellement le jouet des grandes puissances, un champ de bataille pour elles depuis la nuit des temps, un sentiment nouveau de fierté nationale yougoslave s'incarna dans sa personne.

Parallèlement, le fait d'avoir été porté au pouvoir avec une base populaire réelle marqua son régime différemment de ceux des autres pays de l'Europe centrale et balkanique sous la dépendance du Kremlin. Le type de relations du régime titiste avec les masses fut, d'emblée, différent du type de relations existant en Pologne, en Hongrie, ou en Roumanie, où les régimes étaient entièrement imposés du dehors et soumis à la tutelle étroite de Moscou.

Ce crédit auprès des masses n'a pas empêché Tito de mettre en place un régime dictatorial lui aussi.

Pour mettre la population aux travaux forcés dans le but d'industrialiser la Yougoslavie dans les plus brefs délais, il ne pouvait pas être question d'un fonctionnement démocratique. Dès 1946-1947, l'industrie fut entièrement nationalisée (d'autant qu'elle l'avait été auparavant en partie par l'Allemagne), et Tito lança un plan quinquennal qui se proposait de faire parcourir à la Yougoslavie en cinq ans le chemin que l'URSS avait parcouru en douze ans, de 1928 à 1940, et on sait à quel prix pour les masses populaires. Prétendre transformer une nation encore aux trois quarts paysanne coûte que coûte en nation industrielle dans ces conditions, exigeait surtout une poigne de fer ! Et Tito avait appris de son maître Staline : il instaura un régime de parti unique, une police toute-puissante, d'ailleurs déjà rôdée à la faveur de la guerre, des méthodes staliniennes de pression et une propagande étouffante.

Tito montra, par ailleurs, qu'il avait le souci de la continuité de l'appareil d'État : les chefs des Partisans s'installèrent dans les meubles et immeubles des anciens maîtres, Tito transforma son bataillon d'escorte en garde personnelle modelée sur celle des rois, pour respecter « la tradition » , dit-il, lui dont les cercles dirigeants de Londres et Washington avaient pensé pendant une partie de la guerre que les lettres de son nom n'étaient que les initiales - T.I.T.O. - d'une « Organisation terroriste de la IIIº Internationale » !

L'armée, forte de 800 000 hommes en 1945, ne comprenait pas que des cadres sortis du rang, forgés dans le feu de la guerre. Bon nombre y compris de cadres de l'ex-armée royale y avaient trouvé à reprendre du service. D'ailleurs, dès le début, un certain nombre de transfuges de cette armée royale, ou d'élèves-officiers, avaient occupé des positions éminentes auprès de Tito. C'est ce que souligne notamment un des agents envoyés par Churchill dans les Balkans en 1943, qui en fut, comme on s'en doute, favorablement impressionné.

Et le Conseil antifasciste de libération nationale était présidé par le Dr Ivan Ribar, ancien président de l'Assemblée constituante de 1920.

Bien sûr, toute une partie du personnel de l'appareil d'État, notamment tous ceux qui furent récupérés de l'ancien appareil d'État royal et se recyclèrent à la hâte, ne perdirent pas leurs réflexes de classe. Automatiquement, des pesanteurs en faveur des Serbes ont joué. La lutte militaire des Partisans n'avait pas fait table rase de l'ancien régime. Mais en même temps il y eut renouvellement sur les nouvelles bases.

Contre les forces centrifuges, une fédération de Républiques souveraines

Car Tito s'est servi de son poids politique personnel, de sa popularité, et, à l'occasion, des moyens de la dictature, pour tourner le dos à la conception de la Yougoslavie d'avant-guerre dominée par les Serbes, en faveur de la conception d'un État placé au-dessus des micro-nationalités.

Cela se traduisit dans la nouvelle Constitution (1946). Elle visait à réaliser, contre les forces centrifuges, un équilibre entre les nationalités. Il en résultait des dosages compliqués, et l'établissement de contrepoids, pour balancer les ambitions hégémoniques des Serbes sur l'ensemble de l'État et des Croates sur leurs minorités serbes. Ce qui était d'autant moins aisé que les deux sont approximativement dans un équilibre numérique du point de vue de leur population.

La Yougoslavie fut dès lors composée de six Républiques souveraines.

La Croatie récupéra la région dalmate qu'elle avait dû céder à son protecteur italien ; la Slovénie retrouva son unité.

De son côté, la Serbie dut lâcher les territoires macédoniens et une République de Macédoine fut instaurée. A l'intérieur de la République de Serbie, deux régions, la Voïvodine et le Kosovo, reçurent un statut d'autonomie. La suprématie passée de la Serbie en prit un coup, au point que les nationalistes serbes considèrent que Tito avait une « stratégie de destruction de la Serbie » ...

Il ne s'agissait évidemment pas de cela, et d'ailleurs les nationalistes croates au contraire le jugeaient « grand-serbe »...

De toute façon, à la fin de la guerre, il fallait reconstruire le pays largement détruit, rebâtir une économie. Et, sur la base de la reconnaissance et de l'égalité des droits nationaux, au moins le régime représentait pour les masses un gage de paix civile, la fin des massacres, de la peur du voisin. Le capital politique personnel de Tito n'était pas seulement dû à des satisfactions de fierté nationaliste yougoslave, mais, dans les masses en tout cas, sa politique répondait à des aspirations tout simplement vitales, après tout ce qu'elles avaient traversé.

Les conséquences de la rupture avec Staline

La Yougoslavie de Tito se trouva bientôt confrontée à une nouvelle épreuve. Cette fois, le coup vint de Staline.

L'indépendance politique dont Tito avait fait preuve vis-à-vis de Staline, non seulement dans la période où il conquit le pouvoir mais aussi depuis qu'il l'exerçait, n'avait pas tardé à gêner ce dernier.

Staline avait pu s'accommoder des choix de Tito sur le plan politique ou international tant que le vent était aux rapports amicaux entre Washington, Londres, Paris et Moscou et qu'une apparente entente prévalait dans les rapports entre les dirigeants du monde impérialiste et ceux de la bureaucratie soviétique. Mais les débuts de la guerre froide et les efforts politiques comme économiques des États-Unis pour garder une influence dans les pays de l'Est occupés par les troupes soviétiques, donnèrent le signal d'une lutte de l'appareil de la bureaucratie soviétique pour conserver le contrôle de son glacis et contenir les tendances centrifuges émanant des couches privilégiées de ces pays et des appareils d'État eux-mêmes.

Pendant que les puissances impérialistes tentaient avec le plan Marshall d'attirer vers l'Occident les États qui se trouvaient dans la zone d'influence de l'URSS, Staline réagit en renforçant sa mainmise directe sur les différents appareils d'État. En Hongrie, en Tchécoslovaquie, en Pologne, là où les États avaient été artificiellement mis en place par les dirigeants soviétiques sous l'égide de l'Armée rouge, Staline utilisa tour à tour manoeuvres et coups de force pour procéder à l'élimination des partis pro-occidentaux et confier le monopole du pouvoir politique aux partis staliniens.

Parallèlement, pour répondre à la pression des puissances impérialistes et de leur plan Marshall, la bureaucratie soviétique poussa dans le sens d'un parachèvement des nationalisations et de la centralisation étatique de l'économie.

Ce n'était pas à cela que Tito voyait quelque chose de gênant. La faible industrie yougoslave était déjà nationalisée à 100 %. Quant à l'éviction des politiciens pro-occidentaux et au monopole du pouvoir politique, il n'avait pas attendu.

Mais voilà, grâce à la base nationale qu'il avait acquise dans la guerre, Tito disposait d'une marge de manoeuvre qui n'avait d'équivalent dans aucun des autres États du glacis qui allaient devenir les « Démocraties populaires ». Staline aurait bien voulu tenir en main Tito, mais il eut beau faire, il ne réussit pas à faire craquer le régime titiste. L'armée soviétique, sa police politique, le GPU, etc., n'étaient pas présents en Yougoslavie même.

Staline a certes trouvé dans l'appareil d'État des agents capables de faire passer les intérêts de l'URSS, et les leurs, avant ceux de la Yougoslavie. Ce ne fut pas suffisant et ils furent éliminés.

En mars 1948, Staline commença par rappeler les experts soviétiques présents en Yougoslavie. Le 28 juin 1948, la Yougoslavie fut exclue de l'alliance des pays du bloc soviétique pour « déviationnisme. »

Cela fut accompagné d'une énorme campagne de calomnies contre la personne de Tito, traité d'espion anglais, d'agent de la Gestapo, et même d'agent trotskyste !

Sur le plan économique, le coup fut plus dur.

Les pays d'Europe centrale rompirent tous les accords conclus précédemment avec la Yougoslavie, notamment les accords avec la Tchécoslovaquie et l'URSS qui étaient à la base des projets industriels du plan quinquennal.

Et pourtant, l'affaire eut pour résultat de renforcer le régime en cimentant derrière Tito la Yougoslavie dans la résistance aux diktats de Staline.

Le chef de la police, Rankovitch, organisa l'élimination de milliers de personnes trop fidèles à l'URSS et à Staline (ou accusées de l'être), y compris dans les cadres de l'armée, et parmi les anciens de la guerre d'Espagne. Tout comme dans les « Démocraties populaires » on emprisonnait et on assassinait pour prétendue « déviation titiste », en Yougoslavie on emprisonna et on déporta pour pro-soviétisme - notamment dans des îles arides de l'Adriatique, Goli Otok, de sinistre mémoire. La police secrète de Rankovitch était omniprésente.

Mais la répression n'aurait pas suffi si Tito n'avait pas eu un consensus populaire suffisant. C'est cela qui permit au régime de survivre en défiant Staline.

Cinq ans plus tard, Staline était mort. Et les nouveaux dirigeants de l'URSS effectuèrent un tournant spectaculaire dans leur attitude envers la Yougoslavie. Krouchtchev en personne se déplaça à Belgrade, en 1955. A l'aéroport même, il lut au micro, face à Tito, une déclaration proclamant que le Parti Communiste Yougoslave au pouvoir était resté un parti marxiste-léniniste... Et ce fut en triomphateur que Tito se rendit l'année suivante à Moscou.

Grand était alors son prestige : il avait fait de la petite Yougoslavie de 16 millions d'habitants un pays capable de défier les deux grands, et de jouer un rôle sur la scène internationale, car il fut à la tête du mouvement des pays dits non-alignés, pays du Tiers Monde qui prétendaient refuser de s'incliner devant l'un ou l'autre des deux blocs. La première Conférence des « non-alignés » se tint à Belgrade en 1961.

A la recherche du soutien populaire, Tito fut aussi le promoteur de la fable de l'« autogestion », basée sur des « conseils ouvriers » qui furent présentés pendant des années par la gauche social-démocrate et surtout l'extrême-gauche comme l'originalité majeure de l'expérience yougoslave.

La mise en place, par en haut, de ces « conseils ouvriers » répondait à plusieurs problèmes, si l'on en croit les dirigeants yougoslaves de l'époque. Plusieurs d'entre eux les ont en effet évoqués depuis, fort clairement.

Il s'agissait de trouver après la rupture avec Staline un moyen de s'appuyer sur la classe ouvrière, en un moment où il fallait continuer - et plus que jamais - à obtenir d'elle des efforts et des sacrifices du fait de la rupture des liens économiques. Il s'agissait aussi d'apparaître différents de l'URSS par rapport aux travailleurs.

Au congrès de 1952, où le PC yougoslave se transforma en Ligue des Communistes de Yougoslavie, les ouvriers furent déclarés « gestionnaires des entreprises » (sans que les intéressés aient eu voix au chapitre, évidemment). Le projet, dûment décoré de citations de Marx et de Lénine, fut intitulé « donner les usines aux ouvriers. »

Mais on était loin de cela, loin de tout « soviet ». Les conseils ouvriers yougoslaves ressemblaient infiniment plus aux comités d'entreprise mis en place en France par de Gaulle (et plus particulièrement aux comités d'entreprise mis en place dans les entreprises nationalisées), qu'à des organismes visant à défendre les intérêts de la classe ouvrière yougoslave.

Tels quels, ces organismes ont pourtant suscité de la méfiance parmi les dirigeants, puisque, si l'on en croit Milovan Djilas, ils vécurent « pendant quinze ans sous le contrôle de la police secrète ».

Si, depuis leur création, les conseils ouvriers ont évolué, cela n'a pas été dans un sens favorable à la classe ouvrière. Cette évolution les a amenés surtout à servir de points d'appui à une marche vers l'autonomie économique des entreprises dont les bureaucrates, soucieux de défendre avant tout leurs intérêts particuliers, se sont de plus en plus faits les artisans.

La pression des forces centrifuges

Pendant une vingtaine d'années, les décennies 1950 et 1960, la Yougoslavie connut un rythme de croissance économique sensible. L'industrie progressa.

Le niveau de vie de la population s'améliora, y compris dans les Républiques et les régions sous-développées, Monténégro, Macédoine, Kosovo. En 1964, les bilans affirmaient que ces régions avaient atteint le niveau de développement que les autres régions avaient atteint en 1945.

Mais cette période d'amélioration a profité avant tout aux couches privilégiées gravitant autour de l'appareil de l'État, qui se servirent de la couverture de « l'autogestion » pour accroître l'indépendance des directions des entreprises, pour pouvoir par exemple commercer librement et directement avec l'étranger. Et ce processus, vers 1970, aboutit à la formation de cliques, et même de micro-cliques, de plus en plus cristallisées sur des bases territoriales au sein de l'appareil d'État.

Si bien que cet appareil d'État yougoslave n'était déjà plus centralisé ni homogène du vivant encore de Tito. A sa mort en 1980, l'unité de la Yougoslavie n'était déjà plus qu'une façade gravement lézardée sur le plan économique et administratif. Mais cela ne prenait pas la tournure hyper-nationaliste que nous connaissons aujourd'hui.

Deux décennies d'un travail souterrain

Dès le début des années 50, les Républiques fédérées jouissaient d'une bonne marge d'autonomie, y compris en matière de gestion économique. Plus tard, 577 « communes de base » furent dotées de compétences, non seulement pour s'administrer, mais aussi sur le plan économique. Elles eurent une Chambre des producteurs, où les secteurs de la production nationale étaient représentés d'après leur proportion.

Les conseils ouvriers n'étaient qu'un paravent dans un système à structure de type corporatiste.

Bureaucratie aidant, la décentralisation a abouti à des réglementations grotesques : les enseignants payés suivant le nombre de cours et d'élèves, les médecins pour chaque phase du traitement de leurs patients, depuis la prise du pouls, les juges en fonction du nombre de causes entendues, etc... Le journal Borba fit ce commentaire : « Si seulement la police était tenue de calculer son « chiffre d'affaires », le socialisme serait complet » .

Les entreprises eurent, étape par étape, davantage de libertés pour opérer sur le marché, organiser leur production, commercialiser, acheter des matières premières, passer des accords avec des firmes étrangères, embaucher, etc...

Les bureaucrates et tous les privilégiés profitant de l'appareil de la gestion étatique se sont facilement fait une raison du manque de démocratie du régime et du parti unique. D'autant que la plupart sinon toute cette couche de privilégiés étaient des membres, des cadres, de ce parti unique. Du moment qu'ils pouvaient gérer leurs petites ou grosses affaires tranquillement dans leurs zones respectives... c'était déjà une large démocratie pour eux.

Le processus s'est accéléré avec les réformes de 1961-1965, qui consacrèrent l'aboutissement de la décentralisation. Les organismes de financement fédéraux furent démantelés.

Parallèlement, une libération des prix, l'accroissement des importations, l'ouverture aux capitaux étrangers furent décidés.

A cette époque commencèrent à apparaître le chômage et l'émigration massive (1 350 000 émigrés en 1973 ; le chômage, qui touchait 6,5 % de la population active en 1965, en touchait près de 9 % en 1969).

Et la décentralisation aboutit aussi à un autre résultat : une aggravation de la situation pour les régions les plus pauvres, livrées à leur sous-développement, à la dictature des prix du marché mondial pour leurs matières premières par exemple. C'est-à-dire à l'échange inégal.

La politique du gouvernement titiste avait visé à un meilleur équilibre entre les niveaux de développement du nord et du sud et à tenter de rattraper le retard de ce dernier. Même s'il y avait une part de démagogie dans l'affaire, un Fonds d'aide centralisé avait été créé en faveur des Républiques et régions les plus pauvres. En reprenant le slogan du temps de guerre, « Fraternité et Unité », il était basé sur la contribution de tous et des Républiques les plus favorisées en particulier.

Celles-ci, Slovénie, Croatie, du moins leurs dirigeants, se plaignaient déjà de ce qu'elles étaient « pillées » à travers ce Fonds d'aide aux Républiques pauvres, de ce que leur contribution ne servait qu'à alimenter les gaspillages dûs à l'incompétence des cadres de ces Républiques, voire à la « fainéantise » de leurs populations « sous-développées ».

La contribution de la Slovénie était la plus élevée : ses dirigeants la jugeaient excessive et disproportionnée. Mais ce qu'ils ne disent pas, c'est que la Slovénie de son côté a bien profité du marché yougoslave. L'enrichissement de sa classe dirigeante vient non seulement de l'exploitation de « sa » classe ouvrière slovène, mais aussi des travailleurs du Kosovo ou de Macédoine, par exemple, immigrés de l'intérieur, exploités dans les mines de Slovénie. Et puis l'industrie slovène a profité d'avoir pu écouler ses produits sur le marché yougoslave, de même que d'avoir bénéficié des matières premières à bas prix des Républiques du sud, car si celles-ci sont pauvres, elles sont pourtant pourvues en richesses naturelles, comme nombre de pays sous-développés (une seule illustration du sens dans lequel fonctionnait une réelle injustice : deux tiers de l'électricité produite par les centrales du Kosovo ont servi à alimenter les autres Républiques, alors que la consommation d'électricité par habitant était bien moindre au Kosovo qu'ailleurs).

Au fur et à mesure que les membres de la bureaucratie para-étatique se sont enrichis, ils ont formé un seul et même milieu : directions des entreprises et des banques, gestionnaires administratifs, responsables du Parti, n'étaient plus seulement en collusion pour maintenir l'ordre, mais liés par une communauté d'intérêts matériels, les mêmes secrets d'affaires, les échanges de combines, les complicités d'escroqueries, de détournements de fonds sociaux. Et cela se passait sur la base et dans le cadre de Républiques de plus en plus autonomes.

Les chefs des Républiques finirent par disposer de davantage de pouvoirs et de prestige que les dirigeants fédéraux qui formaient l'entourage de Tito, car eux disposaient d'une base locale.

Les années 70 : l'unité de la Yougoslavie, une façade gravement lézardée

Au tournant des années 70, l'augmentation du poids et des revendications des Républiques « riches » s'est manifestée à travers une série de crises, qui restèrent encore limitées.

D'un côté, la protestation devant l'aggravation des différenciations sociales et des inégalités inspira en partie la contestation des étudiants de Belgrade de juin 1968 - tel ce jeune lycéen qui écrivit à un journal de Zagreb : « Je considère Bob Dylan comme un révolutionnaire, plus révolutionnaire que nos pères, qui sont très heureux de leur confort bourgeois, de leurs Mercédès avec ou sans chauffeur... Où sont aujourd'hui les révolutionnaires ?... la Ligue des Communistes semble à beaucoup de personnes que je connais un repoussant lieu de réunion de carriéristes » .

D'un autre côté, des manifestations secouèrent le Kosovo. Province à l'intérieur de la République de Serbie, sa population albanaise largement majoritaire avait durement souffert de la politique répressive et discriminatoire menée par Rankovitch, le chef de la police en Serbie, depuis vingt ans. Le fait que les dirigeants de l'Albanie voisine avaient soutenu Staline contre Tito à l'époque du « schisme » n'avait rien arrangé de ce point de vue.

Les manifestations de 1969 furent réprimées, mais par la suite le gouvernement améliora la situation sur le plan des droits nationaux. Des échanges culturels et économiques directs avec l'État albanais devinrent possibles, par exemple des professeurs et des livres scolaires albanais furent autorisés au Kosovo. Des gens d'ascendance albanaise purent « monter » dans l'encadrement politique et économique de la Province, dont une importante révision de la Constitution intervenue en 1974 modifia le statut - de même, d'ailleurs, que celui de la deuxième Province autonome, la Voïvodine, où vit une importante minorité culturellement hongroise : de larges droits de représentation leur furent reconnus, y compris au sein de la Présidence fédérale, bien qu'elles ne fussent pas des Républiques souveraines.

De leur côté, la Slovénie et la Croatie connurent aussi une crise en 1970-1971, mais marquée par les aspirations de milieux dirigeants relativement prospères.

Les dirigeants de la Croatie voulaient notamment une réforme du système bancaire dans le but de conserver davantage de devises sous leur contrôle (devises provenant notamment du tourisme sur la côte Adriatique). Les dirigeants du Comité central de la Ligue de Croatie s'en firent les porte-parole.

Bref, une nette coloration séparatiste à base économique se révélait dans ces petites crises qui agitèrent alors les deux Républiques favorisées.

Toute une série de réformes intervenues au cours de ces années 1970 consacra la dislocation de fait de l'ensemble yougoslave sur le plan économique.

Le système bancaire était régionalisé, toutes les décisions y compris techniques purent se différencier, se territorialiser.

Voici un exemple d'aberration où cela a pu mener, cité dans une étude de 1988 sur « l'expérience yougoslave » : « le système ferroviaire géré par... 365 O.B.T.A (unités de base, n.d.l.r.) ayant leurs règlements propres et des choix techniques différents, des trains apportant du charbon de la Bosnie jusqu'à Belgrade pourront mettre quatre ou cinq jours pour franchir 250 km en changeant de locomotive à chaque passage de frontières... » .

Chaque République se dota de ce qu'elle jugeait constituer les attributs de la souveraineté, par exemple SA raffinerie, SON usine de voitures. La multiplication des cloisonnements, avec parallèlement le ralentissement des taux de croissance, aboutit à ce que les Républiques fonctionnèrent désormais quasiment en autarcie les unes vis-à-vis des autres, tout en étant ouvertes sur le marché mondial (dans des situations évidemment inégales).

Les cliques dirigeantes gérèrent chacune sa République avec des critères de chefs de clans, de détenteurs de fiefs.

Ainsi, dans les dernières années de la vie de Tito, la « féodalisation » de la Yougoslavie était déjà bien avancée. Derrière une apparence d'unité, la réalité était celle de la diversité d'appareils républicains. Et Tito avait lui-même consacré, officialisé, cette situation au moyen d'une transformation des institutions au sommet : la nouvelle Constitution de 1974 instaurait un système de présidence collégial, selon des critères assez originaux : il y aurait, après sa mort toutefois, rotation au sommet du pouvoir, une présidence tournante. Chaque République assumerait la présidence de la Fédération à tour de rôle, pour une durée d'un an.

Le système devait en principe éviter la prépondérance d'une République sur une autre, tout en évitant l'éclatement officiel.

Les années 80 : la Yougoslavie en crise

Tito est mort, en mai 1980, après 112 jours d'acharnement thérapeutique pour le maintenir en vie. Plus que l'excellence des médecins yougoslaves, cela indique l'âpreté des marchandages entre les héritiers.

Pendant les premières années qui ont suivi, les affrontements n'ont pas pris aussitôt un tour ouvertement aigu. Mais cette situation fragilisée a coïncidé avec une dégradation brutale de la situation économique. Dans ces années 1980, la Yougoslavie s'est retrouvée avec un endettement de quelque 20 milliards de dollars, rançon de sa position de pays peu développé sur le marché impérialiste, de ses importations massives des années précédentes liées à la soif d'enrichissement de ses classes privilégiées, à quoi il faut ajouter la concurrence bureaucratique ruineuse à laquelle elles se livraient entre elles.

Ses créanciers impérialistes lui ont mis le couteau sur la gorge, le FMI l'a placée sous la coupe de ses « plans d'ajustement ». En clair, la question qui se posait était : qui va payer ?

Pour les dirigeants yougoslaves comme pour le FMI, il était tout aussi clair qu'il fallait s'attaquer aux classes populaires, à la classe ouvrière en premier lieu. Ce qui signifiait une augmentation massive du chômage et une chute libre du niveau de vie de la population, qui a ramené celle-ci vingt ans en arrière.

Les cliques dirigeantes des différentes Républiques constituant la Yougoslavie se sont alors retrouvées chacune devant la menace d'une explosion sociale.

Elles ont alors volontairement spéculé sur les rivalités nationales qu'elles ont fait resurgir pour s'appuyer sur elles dans le but de garder ou accroître leur pouvoir.

Ce à quoi on a assisté de la part de ces dirigeants politiques au cours de cette décennie 1980, c'est à une fuite en avant devant la menace d'explosion sur le plan social, une fuite en avant délibérée sur le terrain des nationalismes.

Les dirigeants politiques face à la montée des tensions sociales

C'est dans la poudrière du Kosovo que le mécontentement explosa spectaculairement en mars-avril 1981, sous la forme d'émeutes d'étudiants et de chômeurs.

Même si la majorité d'origine albanaise avait certainement à souffrir des préjugés, voire du racisme, de la minorité serbe, du point de vue de la législation et des droits nationaux, sa situation avait connu une grosse amélioration depuis la fin des années 60. De fait, en 1981, les racines sociales des émeutes étaient manifestes.

Le Kosovo était resté la province la plus pauvre, et fut la plus durement frappée par la crise. L'incurie de la gestion par les bureaucrates du PC du Kosovo, y compris albanais, les dépenses de prestige notamment, étaient particulièrement choquantes pour une population où le sous-emploi était massif, touchant surtout les jeunes (51 % de la population avaient moins de 21 ans, le Kosovo ayant une importante croissance démographique), parmi lesquels la scolarité est très développée - l'université de la capitale, Pristina, était devenue la troisième du pays par le nombre d'étudiants.

C'est d'ailleurs à propos de leurs conditions de logement et de bourses que les étudiants commencèrent à manifester leur mécontentement.

A leurs revendications vint s'ajouter une revendication d'inspiration autonomiste, demandant pour le Kosovo le statut de République souveraine et à égalité avec les autres Républiques. Toutefois, selon la presse de l'époque, cela ne s'accompagnait pas spécialement de slogans anti-serbes - ni d'ailleurs de slogans en faveur d'un rattachement à l'Albanie voisine.

Les dirigeants du PC local, issus de la population albanaise, admirent que les conditions de vie des étudiants n'étaient pas brillantes, mais le thème que les bureaucrates montèrent en épingle fut que les « étudiants fourvoyés » et les « ouvriers dévoyés » étaient le jouet de « forces hostiles », nationalistes et irrédentistes albanaises.

La répression des émeutes du printemps 1981 à Pristina fut brutale et elle eut l'aval des dirigeants de toutes les Républiques de la Fédération. L'état d'urgence fut proclamé, il y eut 11 morts reconnus, et par la suite une série de condamnations et de mesures policières.

Parmi la minorité serbe, où la mentalité de privilégiés et de propriétaires du Kosovo était répandue, la situation devint plus difficile, dans la mesure où elle eut à subir des actes de vengeance de la part de nationalistes albanais. Environ 31 000 Serbes et Monténégrins quittèrent la région dans les années suivantes.

Cependant, les difficultés économiques gagnaient partout en Yougoslavie, au point que l'officielle organisation des syndicats enregistra, en 1982, que « la baisse continue du niveau de vie crée non seulement le mécontentement des travailleurs mais aussi des situations conflictuelles dans les entreprises » .

La résistance ouvrière n'était évidemment pas chose nouvelle. Mais les cibles des travailleurs restaient locales, visant les directeurs, secrétaires du parti, chefs du personnel, présidents du conseil ouvrier.

Les grèves ont commencé à se multiplier sérieusement en 1986.

Au printemps 1987, le Parlement, se conformant d'ailleurs aux exigences du FMI, adopta une loi bloquant les salaires, imposant même une diminution de 20 à 50 % des salaires pour plusieurs mois. Cela alors que des scandales de détournements de fonds par des « bureaucrates millionnaires » étaient étalés sur la place publique.

Une vague de grèves partit de Croatie et de Slovénie. Pour la première fois, leur cause directe était une politique décidée par le gouvernement.

La grève menée par les 1 500 mineurs de Labin, dans la République de Croatie, pendant 33 jours, en ce printemps 1987, fut largement évoquée dans la presse de Zagreb. Les mineurs réclamaient en priorité une augmentation de 100 %. Gagnant environ 1 200 F. par mois, ils estimaient qu'il en fallait le double pour faire vivre une famille.

D'autres griefs sont sortis à cette occasion : les mineurs de Labin réclamaient la démission des directeurs de la mine, comme ce directeur technique qui était venu les voir le premier jour de la grève dans sa Volvo neuve... ; la démission des responsables syndicaux, bons seulement à prêter de l'argent pour acheter de la nourriture ou des vêtements mais introuvables pendant la grève ; le remboursement des jours de grève ; et des crédits pour avoir des logements en Bosnie, République d'où la plupart étaient originaires, puisqu'on ne leur offrait pas la possibilité, les terrains, pour loger correctement leur famille sur place, à Labin.

Les mineurs interviewés par la journaliste de Zagreb exprimaient une profonde amertume envers tous les responsables, ces gens aisés, ingénieurs, professeurs, tournant d'un poste à l'autre : le directeur de la mine devenant président de la commune, le camarade du comité du Parti se retrouvant directeur de la mine, etc...

Fuite en avant sur le terrain des démagogies nationalistes antagoniques

Ces luttes ouvrières touchèrent, à des degrés divers, tous les secteurs et toutes les Républiques. Un mouvement politique se développa alors en Slovénie pour une démocratisation du fonctionnement du régime.

Avec 8 % de la population de la Yougoslavie, la Slovénie assure 23 % de son Produit national brut. C'est l'indication d'une relative prospérité.

Des intellectuels et étudiants réclamaient davantage de libertés, et l'organisation d'élections avec la participation de plusieurs partis. Le mouvement émanait aussi des gestionnaires d'entreprises, qui comparaient leur position et leurs revenus avec ceux de leurs homologues autrichiens de l'autre côté de la frontière, et pour qui la liberté c'était aussi celle de se soustraire aux interventions directes de l'appareil de l'État et du Parti, d'avoir plus de pouvoir - sans oublier les petits entrepreneurs privés cherchant à avoir pignon sur rue.

Cet ensemble d'aspirations fut relayé par le mouvement de jeunesse du Parti, et les dirigeants de la République de Slovénie endossèrent la demande d'élections pluralistes. Le mouvement, à la fois pour des élections pluralistes et l'établissement d'une économie de marché, gagna ensuite la Croatie, mobilisant les couches sociales analogues.

Ces aspirations à échapper à une Yougoslavie entrée en crise chronique, à se désolidariser d'un cadre étatique qui ne leur convenait plus, que le mouvement reflétait, dominèrent dès lors la scène politique en Croatie comme en Slovénie.

La Serbie ne dispose pas des mêmes atouts sur le plan économique. Le dirigeant qui montait, Slobodan Milosevic, joua alors un autre jeu, plus à sa portée, face à la menace sociale.

Les nationalistes serbes avaient l'habitude de critiquer la politique menée par Tito, considérant qu'il avait attaqué, sinon même cherché à anéantir, la Serbie dont la Constitution de 1946 avait diminué le territoire ; et Tito avait, en 1974, porté atteinte à la souveraineté serbe en donnant aux Provinces de Voïvodine et du Kosovo une large autonomie. Les nationalistes serbes pouvaient souligner que la République de Croatie, elle, n'avait pas de Provinces autonomes à l'intérieur de son territoire bien qu'une importante minorité serbe y vécût.

Milosevic inaugura ce que l'on a appelé le « réveil serbe » à l'automne 1987, alors qu'il s'imposait à la tête du Comité central de la Ligue des Communistes de Serbie. Il n'avait pas plus de réponses à la crise économique et se borna à parler de la nécessité d'une « révolution anti-bureaucratique » contre les privilèges et les abus (c'était presque une routine). Mais il avait autre chose à proposer, qui tenait en un seul point : « Le Kosovo nous appartient » .

Sous prétexte de solidarité avec les Serbes du Kosovo, il orchestra une campagne de manifestations anti-albanaises sur ce thème, se proposant de revenir sur le statut accordé sous Tito en 1974.

Le passé de Milosevic n'est pas sans intérêt : c'est un ex-apparatchik du Parti Communiste (il l'était encore à ce moment-là), ayant fait carrière dans l'industrie et la banque ; un homme d'ordre, employé chaque fois que le besoin s'en faisait sentir pour faire passer auprès des travailleurs la ligne des dirigeants, mais aussi ferme adversaire des réformateurs dans le Parti. Au début des années 80, il concentrait encore son tir contre les nationalistes, demandant au ministre de l'Intérieur de graves sanctions à leur encontre. On le retrouve néanmoins en 1987 se créant un fonds de commerce politique en tant que porte-parole des... nationalistes, en héros national d'une Serbie « humiliée » par Tito.

Mais, dénoncer les abus et la bureaucratie en général, attiser l'hystérie nationale autour de la question du Kosovo, cela ne suffit pourtant pas à enrayer le mouvement gréviste, qui atteignit une ampleur nouvelle l'année suivante, en 1988.

Il devint fréquent que les grévistes se rendent en cortège de leur entreprise au siège du Parlement de leur République, drapeaux rouges et portraits de Tito en tête, toutes nationalités mêlées, pour prendre les députés à témoin de leur dénuement et exiger « une autre politique économique », et aussi pour leur dire « mettez-vous d'accord et adressez-vous aux ouvriers » en leur reprochant leurs querelles.

Des mineurs en grève se rendirent depuis la Bosnie jusqu'au Parlement fédéral à Belgrade en mai 1988. Tandis qu'ils attendaient sur les marches du bâtiment, l'un de leurs porte-parole déclara du haut de la tribune officielle : « Si ce pays est en perdition, nous voulons bien peiner un mois, deux mois ou même six pour le sortir de ce mauvais pas ; à condition que tout le monde en fasse autant ».

Ces événements ont été occultés, relégués aux oubliettes, par ce qui s'est passé depuis. Députés et bureaucrates étaient intéressés à ce qu'il en soit ainsi, de toute façon. Des bureaucrates de l'appareil syndical exprimaient leur crainte de voir émerger un syndicat parallèle, du type du Solidarité polonais... Mais il est bien clair que la crise qui a ébranlé la Yougoslavie a D'ABORD soulevé des antagonismes sociaux.

A l'automne 1988, se produisit une étape d'une signification politique grave : la jonction entre des grèves revendicatives pour les salaires et contre la politique économique fédérale, et des manifestations politiques nationalistes, jonction opérée sur l'initiative et sous la direction de dirigeants serbes.

Les meetings lancés par Milosevic se multipliaient, réclamant le changement de la Constitution serbe pour que la Serbie revienne sur les droits reconnus du temps de Tito aux deux Provinces autonomes. Et s'y mêlèrent les thèmes de la campagne « anti-bureaucratique » de Milosevic - ce démagogue tout azimut - contre les « incapables » ou « corrompus » des instances étatiques, d'où était censé venir tout le mal pour les travailleurs. Milosevic apparaissait comme le tribun des humbles, l'ennemi de la « nomenklatura ».

Et il agrandissait sa base : au Monténégro, République souveraine, mais de population serbe et traditionnellement proche de la Serbie, il avait su manipuler les grèves et manifestations ouvrières pour obtenir le remplacement de toute l'équipe dirigeante en place par une équipe dans sa mouvance.

Sa popularité croissante fut démontrée par l'impressionnant meeting qui, à Belgrade, le 19 novembre 1988, rassembla peut-être un million de personnes. Ce meeting fut placé sous le signe officiel de la Yougoslavie et de l'unité des nationalités. En l'occurrence, cela signifiait unité de la Serbie, restaurant son autorité sur tous les territoires à l'intérieur de la République serbe. Mais le principe d'une Fédération yougoslave demeurait.

Milosevic devenait un nouvel « homme fort », c'est-à-dire un dangereux rival aux yeux des dirigeants de la Croatie et de la Slovénie : par sa montée en puissance sur la base du « serbisme » ; et par sa démagogie en direction des travailleurs, dans le climat social régnant.

Quant aux travailleurs, l'aggravation du chômage (17 % en 1989) et d'une hyper-inflation digne de l'Amérique latine (2500 % sur la même année 1989) firent redémarrer de nombreuses grèves : près de 300 000 travailleurs y prirent part rien qu'entre janvier et août, et cela d'après des statistiques officielles.

Et cela aussi sans compter la grève générale politique, qui secoua le Kosovo à l'initiative des mineurs de la mine de Trepca, au début de 1989, dirigée contre la remise en cause du statut de la Province. Malgré la présence des tanks, le quadrillage militaire et l'état d'urgence instauré le 1er mars, les villes du Kosovo entrèrent en état de soulèvement contre le pouvoir serbe. Il y eut plusieurs dizaines de morts.

Les bureaucrates de Belgrade parvinrent à leurs fins. Ils instaurèrent dans la Province un régime militaro-policier : purges massives, arrestations et tortures, dissolution des institutions locales, chasse à la langue albanaise, mesures de ségrégation dans la vie sociale, dans les écoles en particulier, et même les garderies d'enfants, en fonction de l'ascendance, serbe ou albanaise...

Il faut souligner que cela fut accepté par les dirigeants des autres Républiques. Les dirigeants slovènes émirent quelques protestations, mais elles ne portaient que sur les méthodes employées. Tous étaient bien d'accord pour que l'ordre règne au Kosovo.

C'est dans une atmosphère de triomphe du nationalisme serbe que fut commémoré, le 28 juin 1989, le 600e anniversaire de la bataille du Kosovo, cette fameuse défaite où un sultan turc perdit la vie et la Serbie son État.

Cette fête était préparée depuis plus d'un an par les universités, les Académies, les écoles, la télévision, les écrivains. Des Serbes affluèrent de tout le pays et aussi d'Amérique et même d'Australie. Ce fut une grand--messe car l'Eglise orthodoxe, qui fit alors son grand retour en scène, y exalta son sentiment de revanche sur l'islam.

Milosevic fit, en cette même année 1989, célébrer pour la première fois l'anniversaire de la fondation du premier État yougoslave en 1918, reniant le souvenir de Tito et de ses Partisans, puisqu'il revendiquait ainsi officiellement la filiation avec la monarchie des Karageorgevitch.

La plupart des membres de l'intelligentsia ont suivi sur ce terrain de l'exaltation nationaliste. Ils ont assumé la responsabilité d'orienter les mécontentements vers les exutoires des ressentiments ethniques, de jeter de l'huile sur le feu.

Du côté albanais y compris.

Historiens, linguistes, hommes de science, écrivains (parmi lesquels s'illustrent l'écrivain albanais Kadaré, d'un côté, tout comme le serbe Draskovic de l'autre) s'évertuent à établir qui, des Serbes ou des Albanais, est « le plus ancien peuple des Balkans ».

Du côté croate, leurs collègues comme les dirigeants politiques n'étaient pas en reste. Le fait que Milosevic était un dirigeant de l'appareil de la Ligue des Communistes leur permettait d'amalgamer nationalisme serbe et stalinisme. Le nationalisme croate est avant toute chose anti-serbe, il exalte le « croatisme », sa prétendue supériorité culturelle, la supériorité de la langue croato-serbe sur la langue serbo-croate... et se nourrit lui aussi de poussières médiévales qu'une intelligentsia soi-disant moderne exhume des vieux grimoires.

1990 : « démocratisation »... ou dislocation

A la fin de 1989, la bureaucratie soviétique mettait fin à sa domination sur ses ex- « Démocraties populaires ». La Yougoslavie, qui avait été la première en somme à échapper à cette domination, conservait encore son système de parti unique.

Début 1990, les délégués slovènes au Congrès de la Ligue des Communistes de Yougoslavie, se servant du prétexte de la répression au Kosovo pour accuser la Serbie, quittèrent le Congrès, suivis par les délégués croates. La Ligue des Communistes renonça officiellement à son monopole et promit des élections libres.

En 1990, la Yougoslavie est donc censée être entrée dans un « processus de démocratisation ». Des élections avec participation de plusieurs partis ont eu lieu dans toutes les Républiques. Pour en résumer les résultats, disons qu'il en est sorti trois tendances :

En Slovénie et Croatie, sur la base de campagnes électorales résolument nationalistes, sur le thème par exemple de la « renaissance de la Croatie », ce sont des gouvernements de droite classiques qui l'ont emporté. Les ex-communistes même « rénovés » par de nouveaux labels n'arrivèrent que loin derrière. Ce qui n'a pas empêché un haut responsable dans l'appareil du PC jusque là, Milan Kucan, d'être porté par ses collègues à la tête de la présidence slovène.

En Croatie, le nouveau dirigeant consacré par ces élections se nomme Franjo Tudjman.

C'est un ancien général de Tito pendant la guerre, membre ensuite du ministère fédéral de la défense et de l'état-major de l'armée nationale yougoslave. Evidemment, aujourd'hui, il peut se servir du fait qu'il fut exclu du PC à la fin des années 60 et emprisonné pendant quelques années pour avoir critiqué sa « vision erronée de l'histoire de la Croatie et de son peuple » .

Tudjman a gagné sa campagne électorale en faisant trois promesses : un salaire moyen de 2000 marks allemands, la privatisation des entreprises, et l'indépendance de la Croatie.

Comme il n'est pas question d'augmenter les salaires et que, pour privatiser, il faut pouvoir..., une fois élu, il ne lui resta plus que le thème du l'indépendance et la démagogie nationaliste croate à offrir à la population.

Et c'est dans cette course à l'indépendance de la Croatie qu'il l'a entraînée dès lors délibérément. La Constitution qu'il prépara était une provocation : elle décidait que « La Croatie est l'État des Croates », et non pas de ceux qui vivent sur son territoire, ce qui ouvre la porte à tous les arbitraires contre les habitants non-croates. Dans l'entourage de Tudjman, on objecta paraît-il que cela risquait de déclencher une réaction violente de leur part. « Un général ne recule jamais ! », aurait-il répondu.

Ne reculant en effet devant rien, Tudjman s'est, d'après la presse, déclaré heureux que sa femme ne soit « ni juive, ni serbe » ...

En Serbie, les résultats des élections furent différents : Milosevic les remporta avec 65 % des suffrages. La Ligue des Communistes de Serbie a été rebaptisée Parti socialiste de Serbie. Au Monténégro allié, le PC fut largement vainqueur sans même changer de nom.

Entre les deux blocs rivaux, la Bosnie-Herzégovine et la Macédoine ont formé des gouvernements avec des coalitions hautement instables.

Quelques mois après avoir semblé triompher, le pouvoir de Milosevic allait être ébranlé. En mars-avril 1991, la situation économique était désastreuse en Serbie. Le chômage frappait près de la moitié de la population. La production était en chute libre. Quelque 700 000 travailleurs de la métallurgie, du textile et du caoutchouc, en Serbie, avec y compris le soutien de leurs camarades de Voïvodine et du Kosovo, firent une journée de grève générale pour obtenir que leur soient payés deux mois de salaires en retard.

Plus spectaculaires, des manifestations étudiantes éclatèrent à Belgrade, pour réclamer la démocratisation des médias. A cette occasion émergea un personnage ultra-nationaliste, l'écrivain Vuk Draskovic, dont le Mouvement pour le Renouveau serbe se propose la réunification de tous les territoires où se trouvent « des cimetières serbes »...

A chaque fois que Milosevic s'était vu en perte de vitesse politique, il avait attisé la frénésie nationaliste autour de la question du Kosovo. Cette fois, c'est au niveau de la présidence fédérale collégiale qu'il porta le fer. Son fonctionnement n'avait plus guère que quelque chose de formel à ce moment-là, mais enfin, formellement, elle fonctionnait toujours. La coalition pro-serbe derrière Milosevic refusa à un dirigeant croate d'en prendre la tête à son tour. La présidence fédérale se trouvait bloquée.

La marche à la guerre civile

Les autorités fraîchement élues de la Croatie et de la Slovénie avaient précédemment organisé des referendums en faveur de l'indépendance pure et simple, qu'elles avaient gagnés très largement. Sur cette base, elles avaient annoncé leur intention de faire sécession au plus tard le 30 juin 1991, si les dirigeants serbes n'acceptaient pas la dissolution de la Fédération yougoslave. Les dirigeants croates et slovènes prônaient un vague projet de confédération entre les Républiques s'apparentant au Marché commun de la CEE.

Milosevic annonça que, pour lui, c'était là remettre en cause y compris les frontières intérieures de la Yougoslavie, car l'indépendance en particulier d'un État croate soulevait la question du sort de la population serbe vivant sur son territoire et dont la Constitution de Tudjman ne garantissait pas les droits : soit 600 000 personnes, sur un total de quatre millions et demi d'habitants de la République, plus ou moins concentrées dans les régions de la Krajina et de la Slavonie.

Des formations politiques locales et des groupes para-militaires, s'appuyant sur une partie de ces Serbes de Croatie, proclamèrent leur refus de demeurer sous l'autorité d'une Croatie indépendante. Ils réclamaient un statut d'autonomie dans ce cadre, ou, à défaut, leur rattachement pur et simple à la République de Serbie.

Les dirigeants serbes exigent de la Croatie ce qu'ils refusent pour leur part aux habitants du Kosovo.

Les dirigeants croates exigent de la Serbie au Kosovo ce qu'ils refusent aux Serbes chez eux.

Cela fait marcher les haines dans les deux sens...

Les Parlements slovène et croate ont finalement proclamé leur indépendance le 25 juin 1991. Le mécanisme de la guerre civile était enclenché, d'autant qu'ils entourèrent cette proclamation d'un déploiement de symboles nationalistes spectaculaires, les Slovènes installant des postes-frontières, les Croates faisant défiler leur embryon de future armée dans de nouveaux uniformes « couleur locale », changeant les noms des rues et des places (ainsi, à Zagreb, la Place dédiée aux victimes de la résistance antifasciste fut rebaptisée du nom d'un nationaliste croate du XIXe siècle). La Croatie a repris un drapeau qui rappelle celui de l'État oustachi de Pavelitch...

Milosevic comme Tudjman se sont livrés à une mise en condition guerrière systématique de leurs populations. De part et d'autre, ils ont mis leur télévision au service d'une propagande remuant les souvenirs des massacres commis par les Oustachis et les Tchetniks au cours de la Deuxième Guerre mondiale. Leur presse et leur télévision appellent sans arrêt à se méfier de la « 5º colonne » ennemie et s'emploient à envenimer tout ce qui peut susciter des haines.

Pourtant, les populations sont restées jusqu'à présent, semble-t-il, davantage spectatrices et victimes, qu'actrices dans les combats.

Selon le ministre serbe de la défense lui-même, le 2 octobre dernier, environ 50 % des appelés seulement avaient rejoint leur unité, et à Belgrade 15 ou 17 % seulement. Plusieurs centaines de cas de désertions ont été reconnus par les officiers, les hommes rentrant chez eux à pied ou en auto-stop, tandis que dans les familles aisées de Belgrade un bon nombre de jeunes gens sont partis à l'étranger.

Maintenant, bien sûr, la vraie guerre, les bombardements, les massacres sont en train de passer par là, et les choses peuvent évoluer vite. Notamment en raison de l'attitude de l'armée.

Elle est demeurée formellement une institution yougoslave, composée de nombreux Serbes au niveau des officiers supérieurs et de l'état-major, mais de conscrits de toutes les nationalités. Y compris parmi les officiers, une attitude « yougoslave » a longtemps prévalu et elle existe encore, semble-t-il, dans une partie de l'encadrement. Mais, au vu de la nature et de l'ampleur de ses initiatives contre les villes de Croatie, elle est maintenant apparue de plus en plus nettement comme une armée au service de la seule Serbie et de son dirigeant Milosevic.

Ses actions ne peuvent qu'être ressenties de plus en plus par la population des autres nationalités comme une expression de la volonté d'oppression serbe. Et de la volonté des dirigeants serbes d'agrandir leur territoire au détriment des autres.

Aussi, le fossé de haine qui ne peut manquer, dans ces conditions, de se creuser davantage risque d'avoir des conséquences profondes et durables.

L'éclatement de la Yougoslavie dans la guerre, oeuvre des classes dirigeantes

Voilà donc où les rivalités et les démagogies nationalistes de ses dirigeants politiques ont mené la Yougoslavie.

La classe ouvrière, on l'a vu, a été très présente de par ses luttes économiques dans la première phase de l'actuelle crise, mais elle n'y a joué, et n'y joue aujourd'hui, aucun rôle politique autonome.

La classe ouvrière de la Yougoslavie, comme, plus généralement, la classe ouvrière de l'ensemble de l'Europe de l'Est et balkanique, s'est trouvée profondément désorientée, du fait que la responsabilité des régimes dictatoriaux, puis la responsabilité de la dégradation de la situation économique, ont été assumées par des partis usurpant le nom de communiste et qui prétendaient parler au nom du prolétariat. Les forces politiques de la bourgeoisie ont donc eu les mains entièrement libres.

Il se peut que les Milosevic, les Tudjman, etc, n'aient pas voulu l'escalade des conflits ethniques et l'enfoncement progressif dans une guerre civile qui ne débouche sur rien ; une guerre civile sordide, opposant villages contre villages, rues contre rues, quand ce ne sont pas les membres d'une même famille entre eux.

Il est probable qu'ils ne voulaient, à titre personnel, que conforter leur position au pouvoir, en jouant la démagogie nationaliste. Dans la mesure où ils représentaient les intérêts des camarillas dirigeantes de leurs Républiques respectives, ils voulaient, aussi, le renforcement de la part respective de chacun des pouvoirs locaux, les uns par rapport aux autres, et de tous au détriment des classes laborieuses.

A voir aujourd'hui les résultats de leur politique, il est évident que les classes dirigeantes elles-mêmes n'ont aucune raison de se réjouir d'une situation où la production et le commerce s'effondrent du fait de la guerre. Les barbelés qui séparent les villages, ou encore ces routes qui zigzaguent en dépit du bon sens et de la géométrie pour éviter les villages habités par la nationalité adverse, ne facilitent évidemment pas le fonctionnement économique.

Et, plus généralement, la bourgeoisie internationale non plus ne trouve pas son compte dans cette guerre. En partie pour les mêmes raisons que les classes privilégiées locales (quel capitaliste allemand ou italien a envie aujourd'hui d'investir à Zagreb, au lieu de se contenter de vendre au comptant mitrailleuses ou engins de guerre ?). Les puissances impérialistes n'ont pas intérêt à ce que la Yougoslavie s'embrase.

Eh non, les forces politiques réactionnaires n'ont sans doute pas voulu tout cela. Mais elles ont mis en marche un mécanisme qui les dépasse. Tudjman ou Milosevic ne contrôlent plus les bandes armées qui se revendiquent les unes de la cause croate, les autres de la cause serbe. Au jeu de la démagogie nationaliste, on trouve toujours plus extrémiste que soi.

Ces guerres sont comme les vendettas : elles s'alimentent d'elles-mêmes. Les horreurs commises par les uns, grossies par la force des choses, serviront de prétexte aux horreurs des autres.

Un recul catastrophique...

C'est évidemment une évolution catastrophique pour la population yougoslave. Même pour ceux qui se laissent gagner par la griserie nationaliste ambiante. Et, à plus forte raison, pour tous ceux - et tout laisse penser qu'ils étaient des millions - qui ont grandi dans cette entité yougoslave et qui ont souvent fondé, par-delà les divisions ethniques, des familles dont les enfants ne se sentaient ni serbes, ni croates, ni bosniaques, mais yougoslaves.

Ce qui se passe en Yougoslavie est grave d'abord, tout simplement, sur le plan humain. Nous ne parlons pas au nom d'un pacifisme abstrait, nous savons que le prolétariat et les opprimés sont amenés, pour s'émanciper, à consentir des sacrifices. Mais ce n'est pas de cela qu'il s'agit en Yougoslavie. Cette guerre civile est stérile. Elle ne peut déboucher sur rien ni du point de vue des intérêts des classes opprimées, ni même de leur sentiment de dignité nationale.

L'éclatement de la Yougoslavie et son morcellement seront un recul, dans une région du monde déjà trop morcelée (et ce n'est pas peu dire, à une époque où même les frontières des nations dites grandes sont anachroniques et devraient disparaître).

Ce sera un recul économique car cette dislocation consacrera la rupture, déjà bien entamée auparavant, des liens entre les différentes régions de la Yougoslavie et ne laissera aux différents bouts que l'alternative d'un repliement sur des territoires économiquement non viables, ou la vassalisation complète par les petites puissances impérialistes de la région. Il n'y a pas qu'une coïncidence dans le fait que le seul moment où a existé une Croatie dite indépendante, cela a été sous la protection intéressée de l'Italie fasciste.

Ce sera aussi un recul politique. Parce que ces petits États seront inévitablement des dictatures qui chercheront un certain consensus populaire sur le seul terrain où elles pourront penser avoir une chance de le trouver, celui du chauvinisme virulent et de la haine officielle, une haine d'État en quelque sorte, contre le peuple d'à côté.

Ce sera un recul culturel également car autant dire que, dans ces Balkans morcelés, divisés, la seule « culture » qui pourra fleurir sera la glorification imbécile de passés nationaux arrangés ou inventés de toutes pièces.

Et puis, surtout, ce sera un recul du point de vue des futurs combats du prolétariat car les frontières et les barbelés et, à plus forte raison, les haines nationales sont des obstacles devant le déploiement du combat de la classe ouvrière. Obstacles surmontables sans doute, mais obstacles tout de même.

...Et porteur de menaces d'extension

Il y a une dynamique dans la situation actuelle et dans ces affrontements qui dépasse les frontières de la seule Yougoslavie. Car il faut rappeler que l'interpénétration des peuples de la Yougoslavie ne s'arrête pas à ses frontières.

Il est des peuples minoritaires dans la Yougoslavie actuelle qui ont un État dans le voisinage, et d'autres États considèrent telle ou telle composante de la Yougoslavie actuelle comme faisant partie de leur propre peuple. C'est ainsi, par exemple, que l'Albanie est évidemment susceptible d'être impliquée dans le conflit qui oppose les Serbes aux Albanais du Kosovo. La Hongrie peut se sentir impliquée par la situation de la minorité hongroise de Voïvodine, sans même parler des réfugiés croates qui affluent de plus en plus nombreux sur son sol.

C'est ainsi encore que les Macédoniens, traités entre les deux guerres par le gouvernement de Belgrade comme étant une variante des Serbes et auxquels le régime titiste a reconnu la qualité de nation autonome, ont été souvent considérés par la Bulgarie comme une composante du peuple bulgare.

Alors, autant dire que le conflit yougoslave est porteur d'une menace d'extension. D'autant plus que le danger existe que des rivalités impérialistes s'y greffent et l'aggravent. Bien sûr, aujourd'hui, les États-Unis comme les impérialismes de seconde zone d'Europe ont tous intérêt, pour des raisons tant économiques que politiques, à la stabilisation de la situation. Mais, dans les nuances d'attitudes, on commence à se rendre compte qu'il y a des divergences dans la façon de concevoir cette stabilisation. Et, si l'Italie et l'Allemagne ont montré plus de rapidité à envisager d'apporter leur soutien à l'indépendance de la Slovénie ou de la Croatie, il serait bien naïf de croire qu'elles l'ont fait uniquement parce qu'elles auraient davantage le souci du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes ou de la protection des veuves et des orphelins ! En réalité, ces deux puissances ont un pied dans ces Républiques.

Dans le contexte actuel des rivalités inter-impérialistes, il serait évidemment ridicule de se référer à la Première Guerre mondiale pour pronostiquer que les conflits nationaux en Yougoslavie peuvent déboucher sur une guerre généralisée.

Mais pendant les quelques décennies qui ont précédé la Première Guerre mondiale, il y a eu plusieurs guerres dites balkaniques qui ont fait des centaines de milliers de morts et mis à feu et à sang non pas un pays mais tous les pays de la région. Des guerres dont le lieu et les victimes étaient balkaniques, mais dont les inspirateurs étaient français, allemands, anglais et russes.

Aujourd'hui, on n'est pas à l'abri de cela, même si, évidemment, les affrontements peuvent très bien rester circonscrits à la seule Yougoslavie, transformant ce pays en un champ de bataille permanent, à l'instar de ce qu'a été et de ce qu'est toujours depuis bien des années, le Liban.

Pour le droit des peuples a disposer d'eux-mêmes : ne pas compter sur les dirigeants nationalistes

Mais alors, le droit des nations dans tout cela ? Il faut d'abord être conscient que les protagonistes de cette guerre n'ont rien à faire du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes et que, même du point de vue national, les peuples ne seront pas plus libres à l'issue de ce conflit, si toutefois issue il y a.

Car, étant donné le mélange des populations, la création d'États mono-ethniques, qui inspire la politique aussi bien des dirigeants serbes que des dirigeants croates sur leurs territoires respectifs, impliquera nécessairement une oppression plus grande pour les minorités sur leurs territoires. Et ce n'est pas seulement vrai pour la minorité serbe en territoire croate et qui aujourd'hui peut compenser son statut de minorité par le fait de pouvoir faire appel à la protection de la Serbie.

Mais il est d'ores et déjà évident que le sort de la minorité albanaise ou de la minorité hongroise incluses dans la République serbe, déjà opprimées à des degrés divers au temps de la Fédération, sera aggravé encore en cas de consolidation d'un État serbe.

Alors, si les dirigeants croates prétendent combattre pour le droit du peuple croate à disposer d'un État indépendant ou si les dirigeants serbes prétendent combattre au nom de la défense de la minorité serbe sur le sol croate, ce ne sont là que des mensonges.

Ce n'est pas que le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes soit contradictoire avec l'existence d'entités territoriales vastes, bien plus vastes que l'actuelle Yougoslavie, elle-même trop petite. Nous, les communistes, nous militons dans la perspective de vastes fédérations et, pour ce qui concerne l'Europe centrale et balkanique, pour la création d'une Fédération socialiste des peuples d'Europe centrale et balkanique, débarrassée des barrières, des barbelés et constituant une entité économique, mais qui reconnaisse en même temps à chaque peuple le droit à disposer de lui-même. Chaque peuple, voire chaque communauté minoritaire incluse à l'intérieur d'ensembles nationaux plus vastes, devrait pouvoir diriger pleinement et entièrement ses affaires politiques sans aucune subordination, sans aucune oppression, tout en s'entendant avec les peuples voisins pour produire en commun tout ce qu'on ne peut produire qu'en commun.

Seulement, cela nécessite un système démocratique, bâti de bas en haut, où il n'y ait pas de privilégiés de classe. Car, là où il y a des privilégiés de classe, là où il y a oppression de classe, celle-ci épouse trop facilement les formes de l'oppression nationale.

L'orientation d'une politique révolutionnaire prolétarienne

Nous ne savons pas comment et quand la classe ouvrière de Yougoslavie reprendra confiance en elle-même, ni comment et quand pourra naître en Yougoslavie une organisation révolutionnaire prolétarienne.

A plus forte raison n'avons-nous pas la prétention d'avoir les moyens d'en définir la politique.

Mais ce que nous pouvons dire, c'est qu'une organisation révolutionnaire prolétarienne devrait mettre en avant les intérêts de classe du prolétariat par delà les divisions nationales. Elle ne devrait pas accepter le chantage des nationalistes, qui mettent une barrière entre les différentes composantes de la classe ouvrière pour mieux enchaîner chacune de ces composantes derrière sa classe privilégiée.

Ce que nous pouvons dire, c'est qu'une organisation prolétarienne, et même un seul communiste révolutionnaire militant en Yougoslavie, devrait bien sûr revendiquer le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes et ne pas, au nom du progrès représenté par une Fédération, accepter que cette réunion se fasse par la force et la violence. Mais elle devrait aussi dénoncer inlassablement les partis nationalistes bourgeois, ne rien faire ou dire qui puisse placer le prolétariat à leur remorque et combattre sans compromis leur influence sur les exploités.

Ce que nous pouvons dire, c'est que nous défendrions l'idée que tous les prolétaires de Yougoslavie constituent une seule et unique classe ouvrière et qu'ils devraient se donner une organisation unique à l'échelle de l'ensemble du pays, dans le cadre plus général de la création d'une Internationale, c'est-à-dire d'un parti unique de la révolution mondiale.

Ce que nous pouvons dire, c'est qu'un parti révolutionnaire, ou même un seul militant révolutionnaire, devrait dénoncer toutes les formes d'oppression nationale. Celle évidemment qu'exerce l'État serbe contre ses minorités albanaise, tzigane ou hongroise ou encore celle qu'il voudrait exercer lorsqu'il tente d'imposer à la population croate une solution politique qu'elle ne veut pas accepter. Mais celle aussi qu'exercent l'État croate ou les bandes armées croates contre la minorité serbe de leur région.

Ce que nous pouvons dire, c'est qu'une organisation révolutionnaire, et même un militant isolé, devrait se prononcer pour le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes jusqu'à et y compris l'indépendance politique, mais sans jamais séparer cette revendication de la dénonciation des partis nationalistes bourgeois. Sinon, le militant révolutionnaire ou l'organisation révolutionnaire en question ne jouerait qu'un rôle d'appoint pour les Tudjman ou les Milosevic, voire le rôle d'allié des adorateurs modernes des Oustachis.

Ce que nous pouvons dire enfin, c'est que tant que l'initiative politique dans la région appartient aux forces politiques bourgeoises, aux partis nationalistes bourgeois de tous bords, il ne peut en résulter, pour les peuples de la région en général et pour les exploités en particulier, que sang, misère et barbarie.

Pour reprendre ce que Trotsky écrivait, en octobre 1914 : « La question des Balkans... peut être considérée comme un problème « d'hier » qui ne peut être résolu que par la solution des problèmes créés par la lutte d'aujourd'hui et celle de demain » - c'est-à-dire par les moyens de la révolution prolétarienne.

Partager