Le terrorisme, la guérilla et la lutte armée des organisations nationalistes28/11/19861986Cercle Léon Trotsky/static/common/img/clt-min.jpg

Le terrorisme, la guérilla et la lutte armée des organisations nationalistes

Cet automne, à Paris, le terrorisme aura été à l'ordre du jour : bombes dans les magasins et dans la rue il y a quelques semaines, assassinat du PDG de Renault, Georges Besse, il y a quelques jours.

Ce terrorisme-là passe pour fou, tant il semble sans raison et sans lien avec la société française. Et c'est vrai qu'il est le fait, soit de petits groupes, comme Action Directe, en marge, isolés et coupés de tous liens sociaux, soit d'individus dont les raisons de l'action sont à chercher ailleurs, dans la situation de ces pays, de l'autre côté de la Méditerranée, Liban ou Palestine.

Jacques Chirac l'a défini d'un mot : « c'est de la petite bière », a-t-il dit. Il est vrai qu'il parlait alors en privé, à un journaliste américain d'extrême droite et probablement membre de la CIA de surcroît.

A la télévision, il avait pris soin de montrer l'indignation et la fermeté qui sied aux politiciens dans les circonstances dramatiques. Mais dans son cabinet, il rétablissait les proportions : les vrais problèmes, c'est là où se déroulent les vraies guerres qu'ils se posent : au Liban ou en Palestine, pas à Paris.

Et c'est vrai que les attentats de Paris ne sont que la conséquence des guerres qui se déroulent là-bas. C'est évident en ce qui concerne les bombes, s'il est vrai qu'elles ont été posées par des gens qui entendaient faire pression sur le gouvernement français pour libérer quelques-uns de leurs amis emprisonnés ici.

Mais c'est aussi vrai pour les gens d'Action Directe.

Si ceux-ci ne sont pas des gens qui se laissent consciemment manipuler par on ne sait quelle police ou quel service de l'ombre, ce ne peuvent être que des esprits débiles, croyant que l'action révolutionnaire se résume au maniement du P.38 et confondant le renversement de la société bourgeoise avec le meurtre d'un bourgeois.

Mais si leur action est bien folle, c'est la folie d'esprits infantiles, pris au mythe de l'action armée, croyant suivre les traces des combattants palestiniens ou vietnamiens.

Que ces raisonnements, si l'on peut dire, soient fous dans le cas d'Action Directe, tout le monde, ou à peu près, l'admet. Mais quand le terrorisme est le fait d'organisations plus représentatives, il devient alors juste et justifié aux yeux de beaucoup.

Et c'est une croyance quasiment établie que la lutte armée est synonyme non seulement de révolution, ce qui est une définition que l'on pourrait admettre, mais pratiquement de révolution populaire, prolétarienne même.

Or, qu'une organisation politique ait recours à la lutte armée ne prouve rien sur sa nature, et en tout cas, certainement pas que cette organisation soit prolétarienne ou représente les pauvres et les opprimés.

Bien sûr, la lutte armée est probablement nécessaire, indispensable à un moment ou à un autre, pour renverser le pouvoir des oppresseurs, pour balayer l'appareil militaire ou policier sur lequel il s'appuie.

Mais ce qui compte - les vrais critères - , c'est de savoir comment, pourquoi, à quel moment et dans quelles circonstances se place et se déroule cette lutte armée. Et, surtout et avant tout, quels rapports les organisations qui y ont recours et les combattants établissent avec les masses populaires ; et de savoir si le combat de ces organisations renforce ou non ces masses populaires, leur liberté et leur pouvoir.

C'est bien loin d'être toujours le cas. Ça a même été généralement le contraire dans l'histoire. Ça a toujours été le contraire dans le cas des organisations dont le programme est seulement nationaliste.

C'est ce que nous voulons examiner ici ce soir.

Une stratégie de conquête du pouvoir des organisations nationalistes bourgeoises

En vérité, l'action terroriste érigée en panacée (les anarchistes du début du siècle, en France, appelaient cela « la propagande par l'action » ) n'est pas seulement aujourd'hui le monopole de groupes d'individus ultra-minoritaires, plus ou moins désespérés, coupés des masses et incapables de s'y lier. L'action terroriste n'est pas réservée aux enfants perdus de la révolution étudiante de 1968 ou du mouvement palestinien.

Le terrorisme, comme plus généralement l'attitude qui consiste en matière de révolution à donner le pas aux méthodes violentes, militaires, sur les méthodes politiques, fait partie de la stratégie de conquête du pouvoir des différentes organisations nationalistes bourgeoises de par le monde, quelle que soit l'étiquette qu'elles se donnent.

Dans tous les cas, il s'agit de constituer dès le départ des appareils politico-militaires, à vrai dire plus militaires que politiques, qui, même lorsqu'ils sont au départ très minoritaires, peuvent être tout à fait capables de trouver le chemin qui leur permettra d'accéder aux masses.

Non pas pour tisser des liens démocratiques avec les masses, pour connaître et tenir compte de leurs sentiments et de leurs espoirs ; non pas pour se mettre sous leur contrôle, mais pour s'appuyer sur elles, et souvent peser sur elles, afin d'accéder au pouvoir, tout en choisissant soigneusement des méthodes politiques et d'organisation, comme des méthodes de combat, qui évitent tout risque d'être débordés par ces masses.

Et la première méthode politique employée, c'est de demander aux masses en lutte de ne pas faire de politique. Qu'importe en effet le programme, puisque c'est l'action qui décide.

« Seule la lutte armée est capable de transcender les divergences idéologiques », disait le programme du Fath, l'organisation de Yasser Arafat, en 1969.

« Les mots nous divisent, l'action nous unit », disaient les Tupamaros uruguayens à la fin des années 60.

Et tous disent peu ou prou la même chose.

Et c'est pourquoi, systématiquement, ce type d'organisations, dès qu'elles le peuvent, mettent aussi sur pied des « fronts politiques », c'est-à-dire un appareil politique masquant les positions de ses différentes composantes derrière une politique nationale officielle unique.

Sous prétexte d'unité dans l'action, c'est l'instauration du régime du parti unique, dès avant l'instauration du futur État indépendant, qui est ainsi mis en place, et qui interdit aux masses de choisir entre différentes politiques possibles, puisque face aux masses, toutes les composantes du Front ont publiquement la même politique.

Et le langage tenu aux masses se résume toujours, à peu de choses près, au thème suivant : agissons d'abord, nous discuterons ensuite. La victoire d'abord, le choix de l'avenir ensuite. La lutte nationale d'abord, la lutte de classe plus tard, ou jamais.

Et pour peu que le petit appareil politico-militaire devienne assez fort pour imposer physiquement son autorité sur les masses, cela donne vite : tu veux discuter ? C'est que tu t'apprêtes à trahir. Tu n'es pas d'accord ? C'est que tu es un traître. Et tu connais le sort réservé aux traîtres...

Voilà comment cette sorte de chantage à l'action, et à l'unité nationale, devient un moyen efficace pour les organisations bourgeoises d'enrôler derrière elles les masses qui s'éveillent à la conscience politique et à la révolte, sans avoir besoin de soumettre leur programme, ou leur absence de programme à l'approbation ou la critique des masses.

Et c'est ainsi que se règlent les divergences politiques au sein du mouvement nationaliste : par « l'action », plus exactement par la violence, c'est-à-dire par la terreur, mais jamais par la libre discussion politique devant les masses elles-mêmes.

Voilà comment le terrorisme, comme moyen systématique de combat, devient plus un moyen d'intimidation sur les masses, qu'un moyen d'intimidation des masses sur la minorité des exploiteurs et des oppresseurs.

Et c'est en cela que c'est une méthode de combat au service de la bourgeoisie, voire de la réaction.

C'est une méthode qui permet de se servir des masses comme tremplin pour accéder au pouvoir, tout en empêchant les masses d'exercer le pouvoir.

Car l'apprentissage de l'exercice du pouvoir se fait en même temps que l'apprentissage de la direction de la lutte. Mais c'est cet apprentissage-là que les organisations nationalistes interdisent aux masses en prenant prétexte de la guerre qu'elles mènent aux pouvoirs établis.

Le fait est que cette stratégie politique a réussi un certain nombre de fois.

Les exemples les plus marquants de l'après-guerre, avec Mao Tsé Toung en Chine, Hô Chi Minh au Vietnam, Castro à Cuba, Ben Bella en Algérie, devinrent les modèles de stratégie nationaliste que les différents groupes candidats à la prise du pouvoir dans leur pays, s'appliquèrent à suivre dans les moindres détails, avec des succès divers, il est vrai...

Dans le même temps, ces modèles-là ont bien souvent effacé de la mémoire révolutionnaire l'expérience de la seule révolution prolétarienne authentique du XXe siècle, celle de la Russie de 1917.

Le terrorisme urbain, la guérilla, la lutte armée, la guerre civile, sont devenus le symbole même de la lutte révolutionnaire la plus radicale.

On a oublié que toute véritable révolution, c'est aussi, et c'est avant tout, une formidable explosion d'émancipation sociale.

On a oublié que c'est l'apparition sur la scène publique de millions d'hommes, avec toutes leurs facultés individuelles, leur passion, leur liberté nouvellement acquise donnant libre cours pour la première fois de leur vie à toutes leurs capacités d'initiative et de jugement, qui permet à un peuple d'être soulevé très loin au-dessus de ses propres forces nationales.

Il y a un monde entre la révolution prolétarienne de 1917, la seule révolution véritablement moderne du siècle, la seule totalement consciente d'elle-même, et les insurrections nationalistes que l'on a connues depuis, et qui ont ramené, dans leurs objectifs comme dans leurs moyens politiques, les méthodes révolutionnaires très loin en arrière.

Car ces révolutions-là ont beau utiliser tout un vocabulaire plus ou moins apparenté au bolchévisme, avoir des « commissaires politiques » dans leurs armées, mettre en place des « comités de quartier », de rue ou d'immeuble, parler même à l'occasion de « milices du peuple », et de bien d'autres titres plus ou moins ronflants qui masquent autant d'organes de contrôle administratif et militaire des masses, elles doivent plus, au meilleur des cas, à Garibaldi qu'au bolchévisme.

La seule diffférence, c'est qu'un démocrate bourgeois comme Garibaldi, quand il appelait le peuple à s'armer pour l'unité italienne, disposait moins de savoir-faire dans l'art d'encadrer les masses que les petits bourgeois nationalistes de la deuxième moitié du XXe siècle. Et qu'au bout du compte, il prenait sans doute plus de risques politiques qu'eux, car il avait sans doute moins peur des masses.

En fait, ce savoir-faire, les nationalistes bourgeois ne l'ont pas acquis seuls. Il leur a fallu un entremetteur.

La caricature des méthodes léninistes sans la politique léniniste qui, seule, la justifiait

C'est qu'entre temps, il y a eu l'écrasement des révolutions prolétariennes des années 20, et une vague de réaction sans précédent dans le monde. Le fascisme d'un côté, le stalinisme de l'autre.

L'État ouvrier bureaucratisé, sous la férule de Staline, a donné un modèle d'indépendance nationale possible, à tous les nationalistes combattant pour l'indépendance.

Le stalinisme a détourné la violence révolutionnaire pour en faire un instrument contre les masses elles-mêmes, en URSS d'abord, bien sûr. Mais il a aussi introduit les pratiques terroristes au sein même du mouvement ouvrier.

La révolution russe de 1917 avait donné naissance à l'Internationale Communiste, qui concentra un capital révolutionnaire comme jamais l'histoire n'en avait connu jusqu'alors, acquis par les bolchéviques en quinze ans de luttes clandestines sous le tsarisme, et au travers de deux révolutions, en 1905 et 1917.

Les différentes formes légales et illégales de la lutte de classe, l'agitation révolutionnaire au sein de l'armée, l'art de l'insurrection et même une guerre civile victorieuse de trois ans, et bien d'autres choses encore, voilà en quoi consistait ce capital politique.

Seulement, pour le malheur du mouvement ouvrier mondial, il ne fallut pas attendre longtemps pour que ce soit la direction stalinienne de l'Internationale Communiste qui soit chargée de la transmission de ce capital révolutionnaire. Et elle le fit à sa manière.

Tout ce savoir-faire, appuyé sur les qualités d'abnégation, de dévouement et de professionnalisme des militants communistes, fut transmis, certes, mais émoussé de son tranchant révolutionnaire, dépourvu du seul but auquel il était destiné : forger un parti lié le plus démocratiquement possible aux masses, afin d'être à leur écoute, de connaître leurs émotions, leurs sentiments, leurs espoirs, et être à même de répondre immédiatement à leurs besoins politiques et d'organisation, dans toutes les situations.

C'est ainsi que les méthodes léninistes, ou plutôt la caricature des méthodes léninistes, furent transmises, mais sans la politique léniniste qui seule les justifiait.

Et c'est ainsi que les militants venus des organisations nationalistes des pays coloniaux, rejoignirent, comme bien d'autres avec eux, l'Internationale Communiste pour y acquérir les méthodes terroristes staliniennes détournées frauduleusement des méthodes bolchéviques.

Mao Tsé Toung, Chou En Lai, Hô Chi Minh et bien d'autres avaient été formés par l'Internationale Communiste de 1926-27. Ils y apprirent à se dire communistes tout en étant déjà dressés à ne pas discuter les ordres des chefs d'une Internationale bureaucratisée.

Ils y apprirent à implanter leur organisation dans les masses, tout en livrant leur parti et les masses aux assassins du Kuomintang.

Ils furent entraînés à employer les moyens d'organisation, comme les méthodes de combat les plus radicaux, les plus aventuristes, au service de la pire des politiques opportunistes.

Cela ne leur posa guère de problème par la suite d'adapter le même genre de méthodes au service de leur propre politique nationaliste.

L'exemple du FLN algérien

Et ce qui s'est passé pour les nationalistes chinois s'est passé pour bien d'autres nationalistes de la même génération.

Le FLN algérien lui-même a hérité pour une bonne part de la même affiliation. Ben Bella et ses compagnons appartenaient bien sûr à la génération suivante. Mais ils avaient été « formés » par les cadres du parti de Messali Hadj, un parti qui lui-même était issu de l'Etoile Nord Africaine, une organisation des travailleurs immigrés algériens en France, créée sous l'égide du Parti Communiste Français en 1926.

C'est ainsi qu'aucune des méthodes de la lutte clandestine, de l'art du cloisonnement, des techniques organisationnelles, codifées par l'Internationale Communiste ne pouvait être ignorée des dirigeants nationalistes algériens, qui se fichaient par ailleurs pas mal du communisme, comme de la révolution sociale. Et ce n'est pas le professionnalisme révolutionnaire qui leur manquait non plus.

Et voilà ce que les méthodes acquises auprès des militants de l'Internationale Communiste stalinisée donnèrent trente ans plus tard, revues et corrigées, et parfaitement adaptées aux objectifs nationalistes bourgeois du FLN.

Dans son livre sur la guerre d'Algérie, le journaliste Yves Courrière, raconte la façon du FLN de s'implanter dans la population algérienne en France afin de faire rentrer les cotisations, en ces termes :

« Le développement du quadrillage en France se déroulait selon un scénario immuable. Un hôtel « arabe » était repéré. Le Front y introduisait un informateur qui, sans se découvrir, renseignait ses chefs sur la mentalité des locataires, leur position à l'égard de la guerre d'indépendance, leur salaire, leur situation de famille. Puis, une nuit, un commando venu de l'extérieur de la localité ou d'un autre quartier de Paris ou de Lyon, débarquait et tenait un « meeting volant ». Cette campagne d'information développait les thèmes de la lutte contre Messali et le MNA, de sa non participation à la révolution, et du rôle du Front tant en Algérie qu'à l'extérieur.

C'est le Front qui mène la lutte, disait l'orateur du commando, il faut se ranger sous son autorité, il faut aussi l'aider par vos cotisations. Et on désignait un homme « pris au hasard » parmi les travailleurs pour représenter le Front au sein de la petite communauté algérienne de l'hôtel ou du baraquement. Bien sûr, le hasard faisait toujours bien les choses et le délégué FLN n'était autre que l'informateur introduit depuis plusieurs semaines. Un contrôle était effectué une dizaine de jours plus tard. Et ce deuxième passage suffisait généralement à convaincre les réticents, qui étaient proprement « tabassés » ! En cas de dénonciation à la police ou au MNA, le délateur était impitoyablement abattu. »

Et voilà comment la relève des cotisations, que les responsables du FLN considéraient surtout comme un impôt du futur État qu'ils représentaient, permit au FLN de s'implanter ou de recruter, comme on veut, parmi le prolétariat algérien en France.

Voilà assez exactement ce que signifie, pour les nationalistes, s'appuyer sur les masses.

Bien sûr, ces méthodes marchaient, contrairement à ce que disaient les imbéciles colonialistes, non pas seulement à cause des méthodes terroristes, car le contre-terrorisme à bien plus grande échelle de l'armée française, de la police, lui, n'a pas donné de résultats.

Seulement, justement, les travailleurs n'avaient le choix qu'entre deux terrorismes : le terrorisme colonial, et le terrorisme des groupes qui combattaient le colonialisme.

Des moyens radicaux au service d'une politique réformiste et conservatrice

Ce que tous ces mouvements nationalistes, préconisant la violence révolutionnaire, ont en commun, c'est de mettre des moyens radicaux - le terrorisme, la lutte armée - au service d'un programme social et politique extrêmement modéré, voire totalement conservateur.

Le programme social, dans la plupart des cas, n'existe tout simplement pas.

Certaines de ces organisations nationalistes, qui affichent leur anticommunisme, disent ouvertement que la lutte de classe est une trahison du combat national.

Quant aux autres, y compris les partis communistes qui ont engagé, comme au Chili ou en Afrique du Sud, une lutte armée, ils choisissent soigneusement leurs mots, pour écarter de leurs déclarations, de leur programme, ainsi que du nom des fronts politiques ou militaires qu'ils mettent sur pied, toute référence au prolétariat, comme toute référence à la lutte de classe.

Mais ce n'est pas tout. Même dans leurs objectifs strictement politiques, ces mouvements ne visent pas toujours à conquérir réellement le pouvoir, ni même à abattre vraiment le régime qu'ils combattent.

Si des nationalistes comme Castro et quelques autres, furent d'authentiques révolutionnaires nationalistes, au sens qu'ils visaient effectivement la conquête du pouvoir, c'est loin d'être le cas pour bien d'autres.

C'est loin d'être le cas, par exemple, du Parti Communiste chilien, qui a engagé une lutte armée depuis la fin 1983 au travers du Front militaire patriotique, qu'il a créé dans le seul but de se faire reconnaître des autres partis de l'opposition bourgeoise à Pinochet.

Cette année, deux mois avant que ce Front Patriotique ne revendique l'attentat contre Pinochet de septembre dernier, le Parti Communiste déclarait, dans une conférence de presse, qu'il était prêt désormais à accepter un gouvernement militaire de transition, sans Pinochet, c'est-à-dire un gouvernement composé de la même clique militaire qui a perpétré le coup d'État militaire de 1973.

Le Parti Communiste chilien a beau désormais préconiser toutes les formes de luttes, y compris la lutte armée et le terrorisme urbain, cela ne l'empêche pas de s'aligner sur les objectifs politiques de l'opposition bourgeoise la plus timorée et la plus conservatrice.

De toute manière, la plupart de ces mouvements nationalistes qui se disent révolutionnaires, ceux-là mêmes qui ont engagé dans la dernière décennie de longues guerres de guérilla qui ont coûté des sacrifices immenses aux masses qui les ont appuyés et soutenus, ne visent pas à prendre le pouvoir pour eux-mêmes -eux, les révolutionnaires radicaux qui disent lutter au nom du peuple-, mais pour le partager avec des forces bourgeoises qui n'ont elles-mêmes jamais participé à une quelconque lutte effective contre les dictatures en place.

Ces mouvements appellent le peuple à combattre et à mourir, mais ils s'empressent de hisser sur le pavois de la victoire ceux qui n'ont jamais combattu mais profiteront de la victoire.

C'est par exemple, aujourd'hui, l'objectif clair et public des chefs de la guérilla terriblement meurtrière qui se mène depuis des années au Salvador, qui proposent le « dialogue national » au gouvernement de Napoléon Duarte, qu'ils combattent les armes à la main.

Et les chefs du Front de Libération du Salvador suivent en cela fidèlement la démarche qu'avaient adoptée avant eux les Sandinistes nicaraguayens, dont le premier geste, après la victoire, ne fut pas d'appeler les masses à former leurs comités et leurs conseils pour exercer tout le pouvoir, mais d'appeler quelques bourgeois à siéger au gouvernement à leurs côtés.

Et puis, il y a aussi tous ceux qui se satisfont de s'arrêter en chemin. Dans le cadre de la lutte pour la constitution d'un État national, la tactique de ces organisations nationalistes consiste d'abord, au moyen d'actions terroristes, de pressions violentes, d'actes de guerre, à se faire reconnaître comme les seuls interlocuteurs représentatifs de leurs peuples, auprès des régimes ou des puissances impérialistes qu'ils combattent.

Cet objectif-là demande par lui-même une sorte de guerre dans la guerre, pour supplanter par tous les moyens les autres organisations nationalistes rivales, soit en les éliminant, soit en leur imposant l'hégémonie du plus fort.

Et quand cette course à l'hégémonie est gagnée, et que la représentativité est officiellement reconnue par les puissances combattues, il arrive que le mouvement combattant se satisfasse pleinement de cette victoire-là, quitte à ce que le combat patriotique lui-même soit perdu.

L'OLP un appareil d'État... sans territoire

L'OLP, l'Organisation de Libération de la Palestine dirigée par Yasser Arafat, est sans doute l'organisation nationaliste combattante qui a poussé ce paradoxe jusqu'à l'absurde.

Cela fait plus de vingt ans que les organisations qui constituent aujourd'hui l'OLP, et en particulier le Fath d'Arafat, l'organisation prédominante en son sein, préconisent la lutte armée. Cela fait autant d'années que les différentes organisations clandestines des groupes représentés dans l'OLP pratiquent les attentats, les bombes dans les lieux publics, les détournements d'avion, les prises d'otages, les opérations de commandos en territoire israélien. Mais depuis vingt ans, le combat des Palestiniens a subi une succession de défaites. Le peuple palestinien a d'abord été écrasé en Jordanie, par l'armée de Hussein, puis au Liban, à plusieurs reprises, sous les bombardements israéliens, et aussi sous les bombardements syriens, ne l'oublions pas !

Mais au fur et à mesure que la cause palestinienne devenait plus désespérée, et que les espoirs suscités par les combattants palestiniens chez tous les pauvres des pays arabes s'évanouissaient, l'OLP et Arafat à sa tête gagnaient en représentativité auprès des tenants de l'ordre mondial, en moyens, en respectabilité.

Il faut dire que l'OLP a toujours gardé suffisamment d'indépendance par rapport à son peuple, au prix de sa dépendance à l'égard des différents États arabes, tous plus réactionnaires les uns que les autres, qui disent « protéger » la cause palestinienne, mais qui n'hésitent pas à écraser le peuple palestinien lui-même sous les bombes à chaque fois qu'il reprend un peu trop de forces.

Et c'est cette indépendance, à l'égard du peuple qui lui a tant fait confiance, qui permet à l'OLP d'échapper aux conséquences de la défaite.

C'est ainsi que l'OLP s'est progressivement constituée, depuis 1964, comme un État sans territoire, certes, mais bénéficiant d'une sorte de prospérité croissante.

Ce n'est pas nous qui l'affirmons. C'est l'OLP elle-même qui s'en félicite.

Le responsable du bureau de Yasser Arafat, son chef de cabinet en quelque sorte, tire ainsi, dans un article récent ( Revue d'Études Palestiniennes - Automne 1986 : « Les structures de l'OLP » ), décrivant les structures de l'OLP, une sorte de bilan de victoire.

Il constate, nous citons, que « en vingt-deux ans, l'OLP a su se faire reconnaître comme le représentant légitime du peuple palestinien... Aujourd'hui, elle a la structure d'un État » .

Et pendant trente-cinq pages, le représentant de Yasser Arafat donne les détails de la puissance et de la prospérité de cet État sans territoire, avec ses soixante-trois représentations diplomatiques de par le monde, plus ses représentants à l'étranger, ses bureaux d'information à l'ONU et à l'Unesco, ses 5 000 fonctionnaires, son budget annuel officiel de 300 millions de dollars provenant des subventions des États arabes qui ont passé des accords avec l'OLP, plus les impôts prélevés, soit par la grâce des mêmes États arabes, soit directement par les fonctionnaires de l'OLP, sur tous les réfugiés palestiniens, mais aussi auprès de la minorité des Palestiniens fortunés, installés aux États-Unis, en Amérique Latine ou en Europe, ainsi qu'auprès des petits bourgeois palestiniens installés dans les pays du Golfe, au Koweit, en Arabie Saoudite, où ils occupent des postes d'ingénieurs, de professeurs, d'avocats ou de banquiers...

Cette émigration prospère a ses représentants au Conseil National de l'OLP, elle professe un nationalisme radical et donne sa contribution, en vertu de l'article 25 de la « loi fondamentale », qui est le nom donné à la Constitution de l'OLP.

Car l'OLP est un État véritable, avec sa Constitution, avec ses oeuvres sociales, sa sécurité sociale, mais aussi avec sa justice et ses prisons. En 1979, un code pénal a été adopté, comportant 468 articles traitant de l'ordre public, de la sécurité, de la protection des biens publics et privés...

Un véritable État digne des démocraties impérialistes en quelque sorte, et digne de sa représentation à l'ONU.

Et dernier atout de l'État OLP, et non le moindre, l'industrie palestinienne. Car les réfugiés palestiniens, à défaut d'avoir obtenu une patrie, sont néanmoins conviés à produire palestinien.

Un des organismes essentiels du département « économique » de l'OLP est la SAMED (ce qui signifie « volonté inébranlable »...).

« La SAMED se créa en Jordanie en 1970, petit organisme regroupant quelques ateliers et centres d'apprentissage. Organisme qui devait employer des veuves de combattants, des orphelins. De son capital de 6 000 dollars au début, il atteint 50 millions de dollars aujourd'hui avec des filiales dans trente pays. A la suite de l'agression israélienne sur Beyrouth en 1985, la SAMED a perdu 14 millions de dollars » .

Il faut dire qu'elle avait, au Liban, 43 entreprises avec 3 489 salariés. Ces entreprises détruites ont été reconstruites et, à ce moment-là, avec l'accord d'un certain nombre de pays, les activités industrielles ont été développées au Sud et au Nord Yémen, mais aussi en Pologne, en Roumanie, en Égypte.

La SAMED ouvre des salons d'exposition dans divers pays pour « commercialiser la production palestinienne » et participe à des expositions internationales.

A défaut d'avoir obtenu un territoire, le peuple palestinien a donc gagné un appareil d'État.

Oui, il y a une bureaucratie de la lutte armée, comme il y a une bureaucratie de la lutte syndicale. Et comme toutes les bureaucraties étatiques, la première est encore plus puissante, plus indépendante des masses que la seconde, si c'est possible.

Finalement, voici le bilan : le peuple palestinien a été piégé par les seuls objectifs nationalistes que lui ont fixés ses dirigeants : la récupération de la Palestine.

Disséminé dans des camps aux quatre coins du monde arabe, le peuple palestinien combattant aurait pu être le ferment de la révolution sociale au Moyen Orient, et acquérir la force immense de toute la population arabe déshéritée qui regardait avec espoir vers lui, dans tous les États arabes, du Maghreb au Moyen Orient, malgré les frontières artificielles qui les divisent.

Mais faute d'avoir voulu être les chefs de la révolution sociale victorieuse du monde arabe, les chefs de POU ont préféré être les chefs d'une révolution nationaliste, quitte à ce qu'elle soit manquée. Faute d'avoir voulu la seule victoire possible pour son peuple, Arafat s'est satisfait d'être le chef professionnel d'un peuple vaincu. Il s'est satisfait d'être reconnu comme tel par les tenants de l'ordre mondial.

Et c'est ce qui lui a valu de se voir offrir la direction d'un véritable appareil d'État en miniature, pesant de tout son poids sur un peuple qui a ainsi perdu deux fois sa liberté, au profit de l'État d'Israël d'abord, au profit de l'État palestinien ensuite.

Quelques illustrations de la politique et des méthodes des organisations nationalistes préconisant la lutte armée

Pour illustrer en quoi consiste exactement cette stratégie de conquête du pouvoir des organisations nationalistes, son contenu de classe comme ses limites politiques, nous pourrions choisir de nombreux exemples pris dans les dernières décennies. Mais nous nous contenterons de parler de quatre d'entre eux, pris parmi les quinze dernières années.

Ces exemples sont fort différents, tant par la situation du pays concerné que par celle des groupes qui ont mené cette lutte armée, comme par celle des rapports qu'ils ont été capables ou non d'instituer avec les masses.

Dans le premier exemple, celui des Tupamaros en Uruguay, il s'agit d'un petit groupe agissant dans les villes, qui n'a jamais su s'implanter réellement dans les masses, mais qui en son temps a acquis néanmoins une assez grande popularité auprès d'elles, sans être capable d'utiliser son crédit pour leur proposer une autre politique que celle des grands partis réformistes, au moment où les travailleurs se mobilisèrent.

Dans le deuxième exemple, il s'agit d'une organisation elle aussi extrêmement minoritaire au départ, mais qui a su parvenir au pouvoir à la tête des masses, en prenant l'initiative de la guerre civile sur tout le territoire : les Sandinistes au Nicaragua.

Les deux autres exemples font partie de l'actualité immédiate. Il s'agit d'un côté d'une organisation qui s'appuie sur le fait que les masses urbaines sont entrées en révolte et en ébullition en Afrique du Sud : l'ANC.

De l'autre, il s'agit du Parti Communiste philippin qui tient depuis des années toute une partie du pays sous le contrôle de sa guérilla, mais qui semble bien incapable d'une véritable initiative utile aux masses, leur permettant en particulier de parer à la menace d'un coup d'État militaire, neuf mois après la chute d'une dictature dans laquelle, d'ailleurs, il n'a pas été capable de jouer le moindre rôle politique.

Malgré la variété des situations, tous ces mouvements ont en commun qu'il s'agit, d'une part de mouvements qui ont essayé peu ou prou la lutte armée, et qu'il s'agit d'autre part d'organisations nationalistes, au sens qu'elles veulent changer le régime de leur pays, et rien d'autre.

Et dans ces différents cas, à chaque fois, on voit la même chose : la préoccupation principale de ces organisations nationalistes, c'est de faire la guerre, certes, mais surtout, de ne pas permettre aux masses de l'organiser elles-mêmes, de la diriger elles-mêmes, ni de permettre l'instauration d'un véritable pouvoir armé du peuple.

Car tous, aussi différents soient-ils, ont trop peur, consciemment ou confusément, que ce peuple, ayant pris le pouvoir, ne le rende plus jamais à personne.

Les Tupamaros de l'action terroriste à la trahison réformiste

Voici une vingtaine d'années, en Uruguay, des hommes, qui se firent connaître dans le monde entier sous le nom de Tupamaros, décidèrent d'engager, sans plus attendre, la lutte armée.

Pour eux, il n'y avait rien de plus à dire, ni à écrire, Castro ayant montré, dans les faits, tout ce qu'il y avait à faire. Selon leur propre expression empruntée à Raùl Castro, ils espéraient être « le petit moteur qui met en marche le grand moteur de la révolution » , ce qui était une idée plutôt sympathique. Et de la sympathie, ils surent en gagner dans la population.

Par exemple, un soir de Noël où une vingtaine de jeunes attaquèrent un camion de dindes pour les distribuer à la population d'un bidonville.

Ou encore le jour où ils dérobèrent dans un théâtre une dizaine de fusils et une vingtaine d'uniformes prêtés par l'armée pour une représentation.

En 1968, il y eut des affrontements violents avec la police. En juillet et en août, il y eut plusieurs étudiants tués ou blessés par la police.

A la même époque, il y avait aussi de nombreuses catégories de travailleurs qui étaient en grève. Pour tenter de ramener le calme social, le pouvoir riposta durement.

Fin juin et début juillet, les employés de banque, les ouvriers de la Compagnie d'Electricité (PUTE), de la distribution d'eau, du pétrole, des ciments et des alcools, ainsi que les réservistes de la police, furent placés « sous autorité et juridiction militaires » et une cinquantaine de militants syndicaux furent internés dans une caserne.

Les Tupamaros manifestèrent alors, à leur manière, « explosive », leur solidarité avec les ouvriers. Après avoir fait « sauter » l'une des stations de radio qui devait retransmettre une allocution du président de la République, ils enlevèrent le président de PUTE, la Compagnie d'Electricité, dont les ouvriers venaient d'être « militarisés » une semaine plus tôt.

Cet enlèvement fut vivement applaudi par les ouvriers et les étudiants, d'autant que 3000 policiers sur le pied de guerre - soit la moitié des effectifs disponibles à Montevideo - ne purent ni retrouver l'industriel enlevé, ni même apercevoir l'ombre d'un Tupamaro.

Au cours des mois suivants, l'habileté des Tupamaros à se jouer de la police et des autorités continua à leur valoir un incontestable succès populaire.

Ainsi en fut-il lorsqu'ils annoncèrent qu'ils avaient réussi à soustraire six livres de comptes à la société de crédit Monty et qu'ils l'avaient également, au passage, soulagée de six millions de pesos. Comme la société n'avait pas signalé le vol, elle fut la première à être poursuivie. En rendant publics les livres de comptes qu'ils détenaient, les Tupamaros révélèrent que plusieurs hauts personnages du régime étaient « mouillés » dans des tripatouillages financiers.

A quelques jours d'intervalle, un casino fut victime du plus gros hold-up jamais réalisé dans le pays. De soi-disant « policiers » étaient entrés dans le casino et étaient repartis avec la caisse qui contenait la bagatelle de 55 millions de pesos. Quelques jours après, les auteurs du hold-up proposèrent de rendre aux employés leurs pourboires...

Trois mois plus tard, un commando occupa une station de radio pendant une demi-heure avant de repartir en laissant des pancartes indiquant que les lieux étaient minés. Ce qui suffit à mettre dans l'embarras les policiers qui, ne sachant pas trop comment procéder pour entrer, décidèrent de faire sauter un pylone, privant ainsi d'électricité une grande partie de Montevideo.

Quelques jours plus tard, le reporter qui avait été interrompu reçut une lettre d'excuses, dont il se déclara touché.

C'est dire que les actions des Tupamaros étaient plutôt bien appréciées.

Parallèlement, la combativité des travailleurs continuait à se manifester. Près de vingt mille ouvriers de la viande firent en 1969 trois mois de grève. Les ouvriers d'UTE, la Compagnie d'Electricité, se mirent en grève à leur tour.

Mais la répression par l'armée, les arrestations et les emprisonnements n'empêchèrent pas d'autres travailleurs d'entrer en lutte.

Les employés de banque ne répondant pas aux ordres de réquisition furent condamnés à une période d'instruction militaire. Les Tupamaros décidèrent alors d'enlever un membre du comité directeur de l'association des banques en posant comme condition à sa libération la réintégration des milliers d'employés de banque.

Ils ne l'obtinrent pas, mais ils obtinrent, en échange de la libération du banquier, deux mois plus tard, le versement d'une forte somme à la clinique du syndicat des ouvriers de la viande.

La caserne de la Marine où étaient stationnées les troupes qui avaient réprimé la grève des travailleurs de l'UTE fut attaquée et prise par un commando de Tupamaros grâce à un membre de la garde de la caserne qui avait décidé de les rejoindre.

Celui-ci s'adressa d'ailleurs, dans une lettre laissée sur place après le retrait du commando, à ses anciens camarades pour les appeler à suivre son exemple, à refuser de réprimer les grèves et donc à rejoindre « avec armes et bagages les patriotes ». Seulement, s'adresser à l'armée au nom de « l'uniforme déshonoré » et de « l'Uruguay libre et juste de demain » était un langage guère susceptible d'introduire un ferment de division au sein de l'armée.

Il ne vint pas aux Tupamaros l'idée d'en appeler aux sentiments de classe des opprimés sous l'uniforme qu'étaient les ouvriers et les paysans enrôlés dans l'armée, pour les inciter à refuser les ordres des officiers qui les envoyaient briser des grèves.

Les Tupamaros n'eurent pas ce réflexe de classe parce que, en réalité, ils étaient malgré leur popularité très loin des opprimés. Ils crurent, sans doute, en mettant quelques bourgeois et ambassadeurs dans des prisons baptisées « prisons du peuple », qu'ils étaient en train de mettre fin à la société bourgeoise, alors qu'ils ne faisaient que la reproduire... en modèle réduit, et avec toutes ses tares.

Ainsi, un de leurs anciens conseillers expliquait lui-même qu'ils avaient créé « une infrastructure destinée plus à soutenir un État en miniature qu'une armée révolutionnaire » .

Cela ressemblait tellement à un « micro-État », selon sa propre expression, qu'ils avaient ouvert des refuges clandestins pour loger ensemble leurs sympathisants afin, disait-il, « d'exercer un contrôle sévère sur leurs sympathisants et de les maintenir dans une discipline militaire stricte » .

Ainsi, en plus des prisons, ils avaient inventé les casernes.

Dans cette période, on l'a vu, il existait une grande combativité ouvrière en Uruguay. Et la question se posait pour les travailleurs de s'organiser afin de faire face aux coups des forces de répression ou au moins de s'en protéger. Mais à aucun moment les Tupamaros n'essayèrent d'utiliser le crédit qu'ils avaient acquis pour organiser les travailleurs dans ce sens, et encore moins pour leur apprendre à le faire eux-mêmes.

Bien sûr, les ouvriers de la Compagnie d'Electricité et les employés de banque en grève durent se réjouir lorsque les Tupamaros enlevèrent leurs patrons respectifs.

Mais ce qui aurait été nécessaire, c'est à partir des exemples de grèves brisées par l'armée et la police, de défendre publiquement au sein de la classe ouvrière l'idée qu'il fallait à l'occasion de chaque grève, constituer des piquets de grève, au besoin armés, pour assurer la surveillance et la protection de tous, afin de ne pas se retrouver impuissants face à la police et à l'armée.

Chaque grève, chaque manifestation - et on l'a vu, il y en eut beaucoup - aurait pu être alors l'occasion de mener une telle agitation concrète, susceptible d'être comprise et traduite immédiatement en actes par les travailleurs eux-mêmes.

Des militants révolutionnaires auraient dû commencer à créer, avec les travailleurs les plus déterminés, de tels organes de surveillance et de protection, à l'occasion d'une grève, puis d'une autre, afin de démontrer l'utilité et l'efficacité de tels groupes.

Et c'est ainsi que les travailleurs les plus combatifs auraient pu donner confiance aux travailleurs d'autres entreprises et qu'ils les auraient encouragés, par l'exemple, à faire de même en cas de grève.

Et des révolutionnaires auraient, autant que possible, essayé de maintenir l'existence de ces groupes au-delà de la durée d'une grève. Ils auraient agi pour relier ces groupes entre eux d'une usine à l'autre, d'une ville à l'autre.

Mais cela, personne ne le proposa aux travailleurs, ni bien sûr le Parti Communiste, ni la centrale syndicale unique, la Convention Nationale des Travailleurs, qui lui était liée, ni non plus les Tupamaros.

Pourtant, si les Tupamaros purent trouver des militants pour se lancer d'emblée dans l'action armée, il n'aurait pas été plus difficile, alors, de convaincre ces militants d'agir, au sein même de la classe ouvrière, pour y constituer des petits groupes, armés ou non, selon les circonstances.

S'il y avait eu des hommes ayant le vrai courage révolutionnaire de proposer cela à la classe ouvrière, il aurait alors été permis d'espérer battre en brèche avec succès la politique réformiste du Parti Communiste.

Mais les Tupamaros, qui s'étaient pourtant constitués en reprochant à la gauche sa tiédeur, laissèrent finalement le terrain libre aux réformistes dans la classe ouvrière.

Et s'il était incontestable, comme l'affirmaient les Tupamaros, qu' » aucun parti ne peut se dire révolutionnaire s'il ne se prépare pas à la lutte armée » , il apparut alors que la décision d'une organisation de s'engager dans la lutte armée ne suffisait pas forcément à en faire une organisation révolutionnaire prolétarienne.

Cela se vérifia au cours des années suivantes, qui furent décisives pour la classe ouvrière en Uruguay.

Durant les deux années suivantes, en 1970 et 1971, de nombreuses grèves continuèrent à éclater. Les Tupamaros, de leur côté, continuèrent leurs actions : hold-up, vols d'armes, exécution d'un policier tortionnaire, séquestrations d'industriels et aussi, ce qui eut alors un grand retentissement international, enlèvements de plusieurs personnalités, dont un membre du FBI, « conseiller » de la police de Montevideo, qu'ils exécutèrent au mois d'août 1970.

Un « escadron de la mort » fit son apparition et assassina plusieurs étudiants et un ouvrier. Les Tupamaros exécutèrent bien plusieurs membres de cet « escadron de la mort », mais cela dut surtout donner à penser aux travailleurs que les actions armées contre des groupes paramilitaires fascisants ou contre l'armée elle-même ne pouvaient être réalisées que par des petits groupes archi-clandestins, possédant des fonds énormes et des armes modernes en grande quantité, comme c'était le cas des Tupamaros.

Et lorsque ceux-ci se préoccupèrent de s'adresser aux travailleurs, ce fut pour leur dire de bien voter lors des élections de novembre 1971. Et qui plus est, de voter pour un Front dit « élargi » qui était une alliance électorale du Parti Communiste, de la Démocratie-chrétienne et des opposants des deux grands partis bourgeois, et dont le candidat à la présidence était un géneral, en retraite, mais un général tout de même.

Les Tupamaros ne trouvèrent alors rien de mieux à faire que d'apporter leur caution à une coalition électorale bourgeoise, au moment où il aurait fallu la dénoncer devant tous les travailleurs.

Ils s'étaient constitués, disaient-ils, parce qu'ils considéraient la politique des réformistes comme inefficace, mais s'ils avaient de l'audace militaire à revendre, ils manquèrent de toute audace politique, et se refusèrent à mener la seule politique susceptible de faire voler en éclats l'appareil réformiste du Parti Communiste dans une période où, justement, cette possibilité existait.

Bien sûr, les Tupamaros avaient pris les armes, mais cela n'était bon que pour eux, et surtout pas pour la classe ouvrière. Comme quoi le maniement des explosifs et des revolvers ne constitue pas un brevet de non-réformisme.

Et cette trahison des intérêts des travailleurs, car c'en était une, au même titre que celle des réformistes avoués, se révélera rapidement criminelle pour les travailleurs, et fatale d'ailleurs aux Tupamaros eux-mêmes qui allaient être démantelés et arrêtés quelques mois après les élections, par l'armée qui obtint des pouvoirs de plus en plus grands.

Lorsque les militaires, en 1973, décidèrent de dissoudre le Parlement, les travailleurs répliquèrent en occupant spontanément les usines dans tout le pays. La grève dura quinze jours, mais il était trop tard.

Cette grève fut la preuve que la combativité et l'audace n'avaient jamais fait défaut aux travailleurs. Ce qui fit défaut, ce fut le courage politique des organisations qui se réclamaient de la classe ouvrière, Tupamaros compris.

Bien sûr, en 1973, au moment du coup d'État lui-même, les Tupamaros n'étaient plus là. Et personne ne peut dire ce qu'ils auraient fait alors s'ils avaient encore disposé de leurs moyens d'action. Mais le fait que l'armée ait pu réussir à les anéantir totalement en quelques mois fut d'une certaine manière le résultat de leur politique.

Et du fait que personne n'avait cherché à préparer les travailleurs à l'avance à se défendre contre l'armée, une dictature militaire, qui fut l'une des plus féroces en Amérique Latine, put s'installer pendant onze ans.

Comment les sandinistes sont parvenus au pouvoir au Nicaragua

En 1972, les Tupamaros disparurent dans les geôles de la dictature militaire.

Au Nicaragua, en 1979, les dirigeants du Front Sandiniste de Libération Nationale, parvinrent au pouvoir. En juillet de cette année-là, ils firent une entrée triomphale à Managua, la capitale, après avoir mené la lutte armée contre la dictature de Somoza pendant plus de dix ans.

La révolution sandiniste fut incontestablement une révolution populaire.

A l'époque, on parla d'insurrections dans les villes. La marche au pouvoir des sandinistes fut qualifiée de période « d'insurrection populaire prolongée ».

Et effectivement, dans les mois et les semaines qui précédèrent la victoire des sandinistes, il y eut des combats, des insurrections si l'on veut, dans la plupart des villes importantes. Car au Nicaragua, la population des villes ne fut pas tenue, comme en Chine et à Cuba par exemple, en dehors de la lutte du début jusqu'à la fin.

Apparemment, la révolution sandiniste avait quelque chose de plus urbain, de plus ouvrier. Voyons de plus près comment fut obtenue la victoire des sandinistes.

Les premières tentatives des sandinistes de déclencher des insurrections eurent lieu à la fin de 1977. Des commandos sandinistes attaquèrent alors les casernes de la Garde Nationale dans plusieurs villes.

Mais même dans les villes où les sandinistes réussirent à s'emparer des casernes, ils ne purent pas tenir plus de quelques heures, car nulle part ces attaques ne furent suivies de soulèvements populaires.

La population ne « s'intégra » donc pas, contrairement aux projets des sandinistes, aux actions des commandos du FSLN, bien qu'elle fut, semble-t-il, de coeur avec eux.

Quelques mois plus tard, en février 1978, il y eut, cette fois, une véritable insurrection, dans tout un quartier pauvre de Masaya, le quartier indien de Monimbo. Il semble que les sandinistes y jouèrent un rôle, mais ce fut, au départ, une explosion de colère spontanée.

A la suite de cette insurrection, les sandinistes renforcèrent leur présence dans les villes. Et à la fin de l'année, le 9 septembre 1978, ils déclenchèrent des insurrections dans la plupart des villes après avoir lancé l'appel suivant : « L'heure de l'insurrection populaire est venue ! Tous dans la rue », « Prenez les armes contre Somoza ! ».

Les sandinistes envoyèrent alors dans plusieurs villes, Léon, Estéli, Masaya, Chinandega et aussi Managua, de petites escouades de combattants - moins de deux cents au - qui déclenchèrent les combats.

En 1979, le chef de l'armée sandiniste expliqua que les tercéristes (c'est-à-dire la tendance pro-insurrection du mouvement), avaient décidé, par ces actions « de prendre la tête de ce qui, dans les faits, était déjà une insurrection en marche ».

Y avait-il réellement, à l'époque une « insurrection en marche » ? Ce n'était pas le point de vue des autres tendances au sein du Front qui, sans nier la volonté de combat de la population, parlaient « d'aventurisme » et de « putschisme ».

Mais peut-être faut-il faire la part de la polémique entre les différentes tendances sandinistes à ce moment-là.

Toujours est-il qu'après plusieurs jours de combats - et ce fut le cas partout - les escouades sandinistes furent contraintes de se replier devant la contre-offensive de la Garde Nationale. Les villes qu'ils avaient prises tombèrent les unes après les autres.

Seulement, les combattants laissèrent derrière eux la majeure partie de la population, seule et désarmée, devant l'armée de Somoza.

Un dirigeant d'une autre tendance sandiniste Jaime Wheelock, futur ministre de la Réforme agraire, s'en indigna : « J'ai entendu, disait-il, certaines déclarations qui soulèvent l'indignation, certains disant quelque chose comme « nos escouades se sont retirées sans pertes ». Qui porte alors, interrogeait-il, la responsabilité des morts qui ne purent se retirer sur la pointe des pieds ? ». Et des morts, il y en eut 5 000 !

Voici le témoignage recueilli l'année suivante par le reporter Francis Pisani : « Pour se venger, l'armée a incendié la moitié de la ville (Estéli). Moins sur le moment des combats qu'au cours d'une sanglante opération Limpieza (une opération de « nettoyage » ) réalisée après que les sandinistes s'étaient retirés ». Et ce témoin poursuivait en montrant les différents endroits où l'armée avait commis les pires exactions : « Ils jetaient des familles hors de leurs maisons et tuaient suivant leur humeur... Les soldats mettaient le feu aux maisons sur des rues entières... Ici, ils ont tué des enfants au couteau ».

Le chef de l'armée sandiniste se félicita plus tard des conséquences de ces insurrections : « Les conséquences politiques de l'insurrection de septembre ont été extraordinairement favorables. La dictature a révélé sa bestialité génocide que tous n'avaient pas encore comprise ». Et il ajoutait en s'en réjouissant : « Les combattants se sont incorporés par centaines ».

Déclencher des « insurrections » aboutissant au massacre de 5 000 ouvriers et paysans, pour faire « comprendre » à la population la bestialité du régime, révélait, c'est le moins qu'on puisse dire, un sacré cynisme de la part des sandinistes.

On peut penser qu'il y avait d'autres moyens de convaincre les ouvriers et les paysans de ce qu'était le régime de Somoza. On peut aisément imaginer, également, qu'il y avait d'autres méthodes de recrutement de nouveaux combattants que de recourir à des « insurrections », quasiment vaincues d'avance étant donné les conditions dans lesquelles elles furent déclenchées, pour ensuite faire le tri parmi les centaines et parfois les milliers de gens qui repartaient avec les sandinistes parce qu'ils fuyaient avant tout la répression.

Voici comment Ruben, le responsable sandiniste de l'insurrection d'Estéli, en 1978, décrivait sa manière de procéder : « On est entré avec trois FAL (fusils automatiques lourds) et on est sorti à 500. Une fois en sécurité, nous avons commencé à mettre de l'ordre dans tout ce monde. Ceux qui étaient sortis par peur d'un côté. Ceux qui étaient sortis par sentiments révolutionnaire et patriotique, qui étaient disposés à se battre jusqu'à la fin, de l'autre. Ça faisait à peu près la moitié pour chaque groupe. Nous avons fait sortir les premiers et aux seconds, nous avons donné une sérieuse formation politique et militaire ».

De sorte que le Front sandiniste sortit effectivement renforcé de ces « insurrections » de septembre 1978. Cette offensive militaire lui permit d'atteindre ce qui était son véritable objectif : prendre de vitesse l'opposition non-sandiniste et s'imposer comme une force qu'il serait bien difficile d'exclure lors du règlement de la succession de Somoza.

Et quelques mois plus tard, au début du mois de juin 1979, le Front sandiniste estima disposer de suffisamment de forces pour déclencher ce qu'il appela « l'offensive finale ».

Les combats qui se déroulèrent alors jusqu'à la mi juillet prirent, encore plus qu'en septembre de l'année précédente, le caractère d'un affrontement entre deux armées, comparable à ce qui se passe dans une guerre « classique ».

Aussi, la victoire des sandinistes ne fut-elle pas le résultat d'une insurrection populaire massive. D'abord, parce que dans certaines des villes, où se déroulèrent les combats décisifs, la population s'était presque totalement enfuie. Ainsi à Estéli, selon le même reporter, il restait moins d'un millier de civils pendant la période la plus intense des combats.

Et dans la capitale, Managua, l'arrivée des combattants ne déclencha pas de soulèvement de la population. Les combattants furent même, au contraire, contraints de se retirer de la ville au bout de trois semaines de combats. Et il y eut 12 000 morts !

Aussi, les dirigeants sandinistes ne firent leur entrée dans la capitale, qu'après que leur armée, qui avait ouvert des fronts militaires aux quatre coins du pays et dans la plupart des villes, eut obligé Somoza à partir.

Aussi, si les habitants de Managua vinrent en foule applaudir l'arrivée des dirigeants sandinistes, ceux-ci n'accédèrent pas au pouvoir sur la base d'une mobilisation révolutionnaire des travailleurs et de tous les miséreux de Managua.

Et ensuite les travailleurs se retrouvèrent écartés du pouvoir, comme ils avaient été écartés, bien avant, de toutes les décisions concernant les objectifs et les moyens de leur combat.

Et ce ne sont pas les travailleurs qui furent alors en situation de décider qui allait, cette première année du nouveau pouvoir, occuper les premiers postes du régime. Les sandinistes décidèrent pour eux, et s'empressèrent d'offrir des places gouvernementales aux représentants de la bourgeoisie nationale, qui, bien entendu, n'avaient, pour leur part, jamais, vraiment participé à la lutte.

L'éternelle histoire des révolutions bourgeoises recommençait : les pauvres avaient été sacrifiés pour que d'autres qu'eux cueillent les fruits de la victoire.

L'ANC, en Afrique du Sud

Aujourd'hui, l'un des points les plus chauds de la planète, celui sans doute où les masses populaires sont le plus mobilisées contre l'impérialisme et l'oppression, est l'Afrique du Sud. Là-bas, depuis plusieurs années, des villes entières, des centaines de milliers d'hommes, de femmes, de jeunes, descendent à intervalles réguliers dans la rue, manifestant, bravant l'armée et la police de l'État raciste, et malgré les centaines de victimes dans leurs rangs, ne plient pas.

En Afrique du Sud une organisation semble avoir aujourd'hui pris le pas sur les autres, l'African National Congress, l'ANC, une vieille organisation puisqu'elle fut fondée en 1912, qui a subi de multiples avatars, dans laquelle le Parti Communiste joue un rôle majeur. L'ANC avait semblé un moment perdre du terrain dans les années 70 au profit de groupes concurrents plus récents, mais elle est à nouveau ces derniers temps incontestablement l'organisation la plus puissante.

A la suite des événements sanglants de Johannesburg qui avaient causé en 1960 la mort de 70 personnes, l'ANC fonda le 16 décembre 1961 une branche militaire appelée « la lance de la nation ». Ses commandos commencèrent par poser des bombes contre des installations gouvernementales. En 1962 la police lançait une grande opération contre le quartier général clandestin de l'ANC et arrêtait la presque totalité de sa direction. Mais jusqu'à nos jours l'ANC a continué sa politique d'attentats. Ses opérations militaires se sont même multipliées à nouveau avec la montée du mouvement de masse.

Les actions de l'aile militaire de l'ANC, actions qui se déroulèrent ces dernières années dans les zones urbaines, attentats contre des complexes industriels par exemple, ont certainement renforcé son prestige.

Pourtant si nous en croyons Inprecor, l'organe du Secrétariat Unifié de la Quatrième Internationale relativement favorable à l'ANC, même s'il émet des critiques et des réserves, dès 1985, certains militants des townships se posaient des questions quant à la politique militaire de l'ANC. « Certains y voient une activité en partie irresponsable qui se termine systématiquement par le sacrifice des militants, n'affaiblissant en rien le dispositif répressif du régime et desservant finalement ceux qui veulent construire patiemment des organisations de masse.(...) Face à l'armée, les manifestants n'ont toujours que des moyens assez rudimentaires pour se défendre. Ceux qui ont pu s'enthousiasmer pour les opérations commando de l'ANC, notamment certains jeunes, sont maintenant dans l'attente d'une réponse concrète sur la question de la défense des townships contre la police et l'armée ». Et c'est bien en effet la question qui se pose aujourd'hui en Afrique du Sud.

Les masses mobilisées des townships ont montré à la face du monde entier qu'elles avaient une volonté de luttes qui ne faiblit pas, qu'elles avaient un courage indomptable et qu'elles ne craignaient pas la mort. Mais elles sont désarmées. Et face à l'armée et à la police de l'apartheid, face aussi aux bandes de « vigilants » que l'État raciste essaie de susciter et d'armer parmi les couches les plus arriérées ou les plus déclassées de la population noire, c'est la question de leur organisation et de leur armement qui est posée, pour leur défense d'abord, pour leur permettre de porter plus loin leur offensive, ensuite.

Car si c'est bien d'une véritable guerre civile dans les townships dont il s'agit entre la population noire, les gangsters et la police appuyée par le régime de Prétoria, c'est une guerre civile qui se livre aujourd'hui à armes inégales.

La population ressent donc la nécessité de s'organiser pour sa défense. Face à cela, ce n'est certes pas que l'ANC ne cherche pas à organiser la population. Mais c'est un certain type d'organisation qu'elle veut mettre sur pied. Car il semble bien que la préoccupation essentielle de l'ANC soit de profiter de cette situation pour développer une administration parallèle à celle de Prétoria, et de se donner les moyens de contrôler politiquement la population noire.

A Alexandra, par exemple, l'un des plus grands townships au nord de Johannesburg - de 100 000 habitants - ,des structures locales, comités de pâtés de maison et de rue sont apparus, remplaçant l'administration mise en place par le régime, encadrant la population, lui indiquant la politique préconisée par l'ANC.

Des tribunaux populaires instaurés par l'ANC comprennent de 20 à 30 personnes. Un militant du Mayo, l'organisation de jeunesse de Mamelodi, un autre township de 120 000 habitants à l'est de Prétoria, interrogé sur les problèmes des personnes victimes d'exécutions sommaires répondait : « Nous ne l'encourageons pas, comme c'est écrit dans nos statuts. Le comité n'y a pas recours, mais cela arrive parfois dans la communauté. C'est un exemple. Les gens doivent être jugés ».

Ainsi l'ANC développe des pratiques, forme des cadres qui se préparent à administrer le futur État, une administration, des tribunaux, des juges, qui, au bout du compte passent plus de temps à encadrer la population qu'à l'organiser pour les luttes contre le régime blanc d'apartheid.

C'est à la lumière de ceci que la politique militaire de l'ANC prend son sens. Oui, l'ANC a entrepris la lutte armée contre le régime de l'apartheid. Mais au moyen d'un appareil militaire, clandestin pour l'instant, qui est institué à côté et à part des masses en mouvement. Un appareil militaire qui pourra être l'embryon de la future armée de l'éventuel futur État qui sera dirigé par l'ANC. Un appareil militaire qui pourra compléter et renforcer l'embryon d'administration mise en place parallèlement, qui est à part des masses aujourd'hui, et qui pourra se trouver contre elles demain. Car ces masses, l'ANC évite soigneusement de les organiser, de façon qu'elles commencent à prendre dans leurs propres mains le contrôle de leur sort, y compris de leur organisation militaire, aujourd'hui, et tout le pouvoir demain.

L'ANC, même si en son sein le Parti Communiste joue un rôle prépondérant, est une organisation nationaliste. Et toute sa politique est cohérente avec les buts qu'elle se donne. Elle se bat, y compris par les armes, contre le régime de l'apartheid qu'elle veut détruire. Mais dans le même temps, et dès aujourd'hui, elle se bat de façon à poser les bases d'un État national, bourgeois, et donc à exclure les masses de tout pouvoir.

Et si les masses noires sud-africaines renversent demain le régime odieux de l'apartheid - ce que nous souhaitons ardemment - sous la conduite et le contrôle de l'ANC, elles pourront avoir une idée de l'avenir qui les attend, en regardant dans le monde le sort des pays où d'autres nationalistes sont arrivés au pouvoir même après une lutte dure et d'immenses sacrifices de tout le peuple. Au Zimbabwe voisin, par exemple, où il a fallu des années de guérilla contre un régime colonialiste et raciste pour que Mungabe accède au pouvoir, mais où les masses n'en sont pas moins pauvres, pas moins dépossédées du pouvoir politique par un gouvernement qui n'a même pas touché au régime de propriété antérieur, où les Blancs ont été vaincus, mais où ils ont cependant conservé, avec leurs richesses, une partie de leurs privilèges.

La guérilla du Parti Communiste philippin face à la menace du coup d'État militaire sous le gouvernement Aquino

Aux Philippines aussi il existe une guérilla. C'est le Parti Communiste qui là-bas l'a déclenchée, il y a dix-huit ans. Ses forces sont importantes. 15 à 20 000 combattants, qui contrôlent dans les provinces, des régions entières.

Pour importante qu'elle soit, cette guérilla n'a joué aucun rôle dans la chute du dictateur Marcos en février dernier. 500 000 personnes dans les rues de Manille ont alors plus fait pour inspirer la crainte de la révolution à l'armée philippine et à l'état-major américain, au point de leur faire lâcher Marcos, que 15 000 combattants chevronnés aux frontières des zones libérées. Soit. L'heure révolutionnaire du Parti Communiste philippin n'avait peut-être pas alors encore sonné.

Seulement, aujourd'hui, après neuf mois de démocratie étroitement surveillée, l'heure de vérité est bel et bien arrivée pour les communistes philippins qui pratiquent la lutte armée.

Car la question se pose de savoir comment la lutte armée telle que la mène le Parti Communiste philippin pourrait permettre à la classe ouvrière de se protéger contre le risque d'une nouvelle dictature militaire.

La classe ouvrière philippine court aujourd'hui le même danger devant lequel a succombé le prolétariat chilien trop confiant en 1973. Comme au Chili il y a treize ans, les préparatifs du coup d'État se font quasiment au grand jour. Cela fait des mois qu'une partie de l'état-major de l'armée s'entraîne, au travers de mini-coups d'essai, et rallie un peu plus de partisans à chaque fois. La semaine dernière ; samedi et lundi, coup sur coup, deux tentatives de putsch de l'armée ont été « déjoués » comme disent les communiqués du gouvernement de Madame Aquino. « Déjoués », ça veut dire que le gouvernement se réunit précipitamment, appelle à la rescousse les troupes dites « loyalistes » (souvenons-nous, Pinochet aussi, sous Allende, était un chef militaire considéré comme loyal à Allende), jusqu'au jour où Madame Aquino ne déjouera plus rien du tout, parce que ce seront les loyalistes eux-mêmes qui prendront la tête du putsch.

Evidemment, les travailleurs ne peuvent pas compter sur Coty Aquino pour se défendre. Cette bourgeoise démocrate préférera sans doute être la première victime du putsch militaire dans son palais présidentiel, comme Allende en son temps, que d'appeler les travailleurs, qui l'ont portée au pouvoir en février dernier, à s'armer pour défendre son gouvernement.

Seulement, aux Philippines, il devrait y avoir quelque chose d'un peu différent de la situation au Chili en 1973. Si les travailleurs de Manille ne sont pas plus armés que leurs frères chiliens qui remplirent les stades de Santiago, le Parti Communiste, par contre, lui, dispose aux Philippines d'une véritable armée, comme des stocks d'armes qui vont avec.

Alors, si la stratégie de la lutte armée menée par une organisation nationaliste comme le Parti Communiste philippin devait faire la preuve de son efficacité révolutionnaire dans une situation particulièrement critique pour la classe ouvrière, c'est bien aux Philippines aujourd'hui, ces mois-ci, ces semaines-ci.

Mais rien ne se passe. Les officiers complotent, éprouvent les régiments sur lesquels ils pourront s'appuyer, manifestent publiquement leur arrogance à l'égard du nouveau gouvernement... Mais le monde politique, les organisations traditionnelles de la bourgeoisie philippine, comme le Parti Communiste philippin, se contentent d'attendre.

Un coup d'État se prépare au vu et au su de tous. Mais les deux sujets de préoccupation des partis politiques sont la préparation des élections de 1987 d'une part, et d'autre part les négociations entre le gouvernement Aquino et le Parti Communiste pour un cessez-le-feu entre la guérilla et l'armée gouvernementale ; cessez-le-feu qui vient d'ailleurs tout juste d'être signé pour six mois.Une partie de l'état-major et du corps des officiers se prépare à faire régner la terreur sur Manille et les autres grandes villes. Et la guérilla tente de négocier la paix au meilleur prix avec la présidente Aquino, qui n'a d'ailleurs aucun moyen de faire respecter l'accord à l'armée !

Mais même si les chefs communistes ne déposent pas les armes (et il leur reste peut-être assez de bon sens pour ne pas s'offrir au massacre), la menace d'un coup d'État militaire reste. Parce que ce n'est pas dans les zones libérées, contrôlées et administrées par la guérilla communiste que l'armée putschiste fera les rafles et remplira les stades. C'est à Manille et dans les autres grandes villes, là où se joue la véritable question du pouvoir.

Et si le problème de la lutte armée se pose, c'est dans les zones qui ne sont pas « libérées », justement, là où se trouve le gros de la population prolétarienne. Car dans la situation que connaissent les Philippins aujourd'hui, c'est l'armement des travailleurs qui est à l'ordre du jour.

Mais poser la question de l'armement des travailleurs, et de leur organisation militaire, là même où ils sont véritablement menacés, c'est préparer la révolution.

Et si le Parti Communiste philippin est peut-être très entraîné à la lutte armée, il ne veut pas la révolution.

Mais alors, à quoi sert de s'être battu pendant dix-huit ans, de disposer aujourd'hui de 15 000 combattants, si on ne veut pas qu'ils préparent et entraînent les travailleurs à s'armer eux-mêmes dans les villes, au moment où ils sont menacés ? Infiltrer 15 000 hommes armés à Manille, n'est pas une tâche impossible. Et 15 000 hommes armés à Manille, cela veut dire 150 000 ouvriers, demain 500 000, capables de faire basculer l'armée, c'est-à-dire les soldats de leur côté. Car ils diraient aux soldats, aux ouvriers en uniforme : ne soyez pas victimes du putsch de vos propres officiers. Retournez-vous contre ces officiers qui veulent revenir au temps de Marcos et faire régner la terreur en ville comme dans les casernes.

Serait-ce que la classe ouvrière philippine n'a pas une conscience suffisante de la nécessité de l'armement ? Mais même si c'était vrai, à qui la faute ? A quoi donc auront servi les neuf mois de relative mais précaire liberté après la chute de Marcos, si ceux qui sont précisément les plus conscients de la nécessité de la lutte armée, eux qui la mènent déjà, ont été incapables d'instruire les travailleurs dans ce sens au moment où ils avaient toute latitude pour le faire, et même pour le faire publiquement ? Qui, aujourd'hui avertit la classe ouvrière des Philippines des dangers qui la menacent ? Qui se soucie de lui donner conscience de sa situation ? Pas le Parti Communiste qui mène la lutte armée, en tout cas.

Alors, le Parti Communiste philippin se dit peut-être qu'il n'aura une chance de vaincre l'armée qui lui mène la guerre et menace le nouveau régime démocratique, que lorsque il aura recruté suffisamment de combattants pour la guérilla.

Combien faudra-t-il d'hommes au Parti Communiste philippin pour tenir définitivement tête à l'armée ? 100 000, 500 000, un million ? Il est vrai qu'un coup d'État à la chilienne pourra inciter beaucoup de gens à fuir le nouvel état d'exception, à fuir les villes et à renforcer d'autant les rangs de la guérilla...

Les voilà bien les bureaucrates de la lutte armée : ils sont prêts à livrer le prolétariat urbain à ses assassins plutôt qu'à renoncer à leur monopole militaire. Ils préfèrent prétendre se charger de vaincre par eux-mêmes l'armée gouvernementale, plutôt que de donner à la population les moyens non pas de la vaincre, mais, mieux, de la disloquer.

15 000 combattants du Parti Communiste philippin au sein de la masse des travailleurs en lutte auraient infiniment plus de moyens pour venir à bout de l'armée, que 15 000 guérilleros dans les montagnes.

Mais il faut que la masse des travailleurs considère cette tâche comme la sienne, collectivement ; au lieu de s'en remettre à 15 000 « Robin des bois » prétendant les sauver en se battant à leur place. La population ouvrière a une infinité de ressources pour mettre en place non seulement des groupes de combat liés à la population ouvrière, agissant au milieu d'elle ; mais aussi, tout un réseau d'informateurs dans la population, capables de surveiller les moindres mouvements de l'armée et les moindres déplacements de son état-major.

Toute la population ouvrière pourrait être associée pour recenser, contrôler toutes les armes comme toutes les possibilités d'armement ; celles qui se trouvent dans les fabriques, si les armes sont fabriquées aux Philippines ; celles qui, importées, transitent par les docks, et qui sont acheminées par les moyens de transport ; celles qui sont stockées. Dans les fabriques, comme sur les docks et dans les transports, il y a des prolétaires ; comme il y en a là où il n'y a pas d'armes, mais où il y a la possibilité d'en fabriquer quand même. Seulement, il faut avoir la volonté politique d'associer la plus large masse de travailleurs, il faut les rendre conscients de ces problèmes, en débattre publiquement devant eux.

Et surtout, les travailleurs en lutte ont la possibilité et les moyens de s'adresser aux soldats, car sous l'uniforme, il y a un fils de paysan ou d'ouvrier ; fils, frère, cousin de celui contre lequel on le dresse. On peut les toucher, on peut les faire hésiter, créer et élargir une faille entre eux et l'état-major et la hiérarchie des officiers, et à certains moments, les faire basculer du côté des exploités leurs frères, en rendant par la même occasion l'armée inutilisable pour la bourgeoisie.

Oui, les exploités en lutte ont ce pouvoir formidable de disloquer l'armée de la classe adverse, en utilisant la division de classe qui existe, aussi, à l'intérieur même de l'armée, et que la discipline militaire dissimule, mais que révèlent les périodes d'intense lutte de classe dans la société civile. Et c'est justement ce pouvoir-là que tous ceux qui sont fondamentalement dans le camp de la bourgeoisie, Parti Communiste compris, veulent cacher aux masses exploitées. Parce que tous ces gens, au delà de leurs divergences sur bien des questions politiques, voire même sociales, veulent tous gouverner par l'intermédiaire d'une armée coupée du peuple, disciplinée pour qu'elle soit sensible aux pressions hiérarchiques de haut en bas, c'est-à-dire, en fin de compte, aux pressions des couches dirigeantes, mais pas aux pressions, aux aspirations de leurs semblables. Ils veulent tous que l'armée, l'armement, le noyau de l'appareil d'État, soit le monopole de ceux qui les dirigent.

C'est pourquoi, le Parti Communiste philippin, comme les Tupamaros, comme les Sandinistes, tout en la combattant les armes à la main, respectent sinon l'armée d'en face, du moins les principes sur lesquels elle est fondée. Car ce sont les principes d'un appareil d'État, d'un appareil de répression coupé des classes exploitées ; et parce que c'est précisément par l'intermédiaire de tels appareils de répression qu'ils entendent eux-mêmes gouverner.

Seuls les révolutionnaires prolétariens sont non seulement pour la dislocation de l'armée de classe de la bourgeoisie, mais pour son remplacement par les classes exploitées en armes. Et c'est cette divergence fondamentale dans les perspectives, qui différencie et la stratégie, et la tactique des révolutionnaires prolétariens de celles des révolutionnaires de la petite bourgeoisie.

Les révolutionnaires prolétariens et la lutte armée

Bien entendu, la prochaine révolution prolétarienne ne suivra peut-être pas la même chronologie que la révolution russe de 1917. C'est hélas, peut-être, la guerre civile qui précédera la conquête du pouvoir. Le prolétariat n'aura pas toujours le choix. Et dans la guerre civile, même menée par le prolétariat, il est bien difficile de départager les moyens admissibles de ceux qui ne le sont pas. Comme disait Trotsky, dans ce domaine, les questions de morale révolutionnaire se confondent avec les questions de stratégie et de tactique révolutionnaire.

En vérité, tout dépend dans quelle direction on milite, dans quelle direction on combat.

Si le seul objectif est de garantir la discipline militaire pour garantir la victoire militaire, on oeuvre immanquablement à la construction d'un régime bourgeois. Si l'on renonce à la révolution sociale au nom de la victoire militaire, on renonce du même coup à la victoire prolétarienne, et dans bien des cas, à la victoire tout court. Et les stocks d'armes livrés par les États amis n'y changeront rien. C'est ainsi que les Républicains espagnols ont perdu la guerre civile contre Franco. C'est ainsi que le peuple palestinien est allé de défaites en défaites.

Le front de la guerre de classe, de la guerre des pauvres contre les exploiteurs et les oppresseurs, n'est pas un front défini par des frontières à défendre ou à conquérir. Et quand, dans la guerre civile, les organisations nationalistes privilégient les moyens militaires, sur la solidarité de classe, ils enlèvent à la guerre civile son caractère de classe. C'est-à-dire qu'ils se privent du moyen de désorganiser par en bas, de l'intérieur, le camp d'en face. Ils se privent du moyen le plus formidable des opprimés, contre lesquels les oppresseurs bourgeois, eux, sont désarmés.

C'est pourquoi, au cours de son combat pour la conquête du pouvoir, au cours de la lutte armée pour le pouvoir, qui surviendra forcément à un moment ou à un autre, il importe que le prolétariat constitue sa propre armée, autonome, en instituant le maximum de contrôle sur les chefs qu'il se donne et qu'il élit.

Evidemment, dès le départ, avant même que la lutte armée ait vraiment commencé, avant même que de larges couches du prolétariat soient convaincues de la nécessité de cette lutte armée, il y aura des réactions de l'ennemi de classe. On l'a vu encore en Afrique du Sud, où le pouvoir blanc utilise tous les moyens, y compris des milices recrutées parmi les Noirs, contre la population noire des townships.

Alors, en temps de guerre civile, une organisation prolétarienne peut être amenée, elle aussi, à organiser des attentats par exemple, soit pour donner le signal que la lutte doit commencer, soit tout simplement pour se faire connaître comme organisation combattante. Mais toute la différence avec les organisations nationalistes, c'est qu'une organisation prolétarienne révolutionnaire utiliserait ces moyens, comme le crédit qu'elle a acquis de cette façon, pour organiser aussitôt les masses, et les préparer à la lutte armée. Le problème des armes vient après. On trouve toujours les armes quand on est convaincu que l'heure est venue die s'en servir, pour peu qu'on se charge de les chercher soi-même, et qu'on ne les attende pas de quelconques prétendus libérateurs.

En soi, nous ne reprochons pas aux sandinistes, au Parti Communiste chilien, à l'ANC d'Afrique du Sud, aux communistes philippins, d'avoir constitué, à un moment donné, un appareil militaire. Il faut bien un début. Mais tout dépend à quoi sert le crédit qu'ils en tirent. Soit à devenir les libérateurs du peuple, mais au-dessus du peuple, soit à inciter, à entraîner les travailleurs à être leur propre État et leur propre armée. Et ce n'est pas du tout la même chose.

Les peuples des pays dits du tiers monde ont connu toutes les phases de la lutte armée contre leurs oppresseurs, depuis les simples attentats, en passant par la guérilla paysanne ou même urbaine, jusqu'à des combats d'artillerie dans les villes ou la constitution de véritables fronts dans des guerres civiles opposant des armées de milliers ou de centaines de milliers d'hommes.

Dans un certain nombre de cas, en Chine, au Vietnam, en Algérie, en Angola, au Mozambique, et la liste n'est pas complète, il s'est agi de guerres longues, terribles, s'étalant sur des années (sur trente ans au Vietnam), engageant des milliers et des centaines de milliers de combattants. En riposte, les puissances impérialistes ont engagé d'énormes moyens militaires. En représailles, il y a eu des millions de morts dans les populations civiles de ces peuples qui se battaient pour leur liberté. Mais les luttes n'ont pas cessé.

Dans ces combats contre l'oppression, les masses paysannes et prolétariennes ont consenti des sacrifices immenses. Cela montre quelle réserve de combativité, d'abnégation et d'héroïsme existe chez les exploités. Cela témoigne du potentiel révolutionnaire de l'humanité du XXe siècle. Les possibilités d'extension de l'une ou l'autre de ces révolutions n'ont pas manqué depuis quarante ans.

Seulement, tous ces combats, ces guerres des faibles contre les puissants, ont été dirigés par des organisations nationalistes, et elles sont restées délibérément isolées les unes aux autres. Bon nombre ont été vaincues et celles qui ont remporté la victoire nationale ont donné naissance à des régimes qui devinrent autant de nouveaux foyers de conservatisme social dans le monde.

Les résultats sont loin de valoir, hélas le prix payé dans la lutte. Mais c'est le sort dévolu aux opprimés tant qu'ils n'auront pas appris à combattre sous leur propre direction, tant qu'ils accepteront d'aller au combat sans être conscients de l'enjeu réel du combat, tant qu'ils feront des révolutions en tant que simple piétaille, bonne pour combattre et mourir, pas bonne pour commander.

Les communistes révolutionnaires choisissent leur camp bien sûr. Les militants prolétariens sont absolument et sans réserves, aux côtés de ces mouvements nationalistes contre les régimes ou la puissance impérialiste qu'ils combattent. Nous pouvons, nous devons même, les soutenir physiquement contre nos ennemis communs. Mais il est de notre devoir de les combattre politiquement devant les masses dont ils revendiquent la direction. Car leurs buts véritables sont un piège pour les masses. Et il faut le dire. Ce sont des buts porteurs de désillusions.

Même les mouvements qui en leur temps ont suscité le plus d'espoir, comme celui de Mao Tsé Toung en Chine et celui de Castro à Cuba, ont donné le jour à des régimes qui sont devenus aujourd'hui des contre-exemples aux yeux des exploités du monde entier. Et c'est pour une bonne part, de plus en plus, tout aussi vrai pour le Nicaragua.

Si nous avons tenu à mettre ce sujet au Cercle Léon Trotsky de ce soir, ce n'est évidemment pas pour dire ce qui dans la façon de mener le combat révolutionnaire est juste ou pas. Nous ne sommes ni des conseilleurs, ni des juges. Nous sommes des militants. Nous voulons constituer des partis prolétariens, des partis prolétariens combattants.

Car seules des organisations réellement prolétariennes permettront au cours de la lutte, du combat pour le pouvoir, d'assurer au prolétariat une place autonome, indépendante des autres forces sociales même si c'est en alliance, au moins un temps, avec elles. Et seul ce prolétariat, s'il se constitue en force organisée, peut mener le combat pour la révolution sociale jusqu'au bout. Seul il peut développer l'initiative des masses sans limites, car seul, il n'a pas peur du pouvoir des masses qu'il recherche et qui lui est au contraire nécessaire. Seul aussi il peut passer les bornes des frontières nationales pour faire la convergence avec le prolétariat et les masses populaires des autres pays, car cette extension de la révolution internationale, sa véritable force, lui est également nécessaire. Seul en un mot, le prolétariat peut se saisir d'une situation révolutionnaire (et ce ne sont pas les situations révolutionnaires qui ont manqué) et en épuiser, c'est-à-dire en élargir, toutes les possibilités.

Toute critique des buts, de la stratégie, de la tactique ou de l'action des nationalistes serait vaine, inutile, voire nuisible, si nous ne les faisions pas au nom de l'internationale prolétarienne révolutionnaire à construire, et si nous ne nous efforcions pas, effectivement, de la construire.

Mais, nous le savons bien, et nous le répétons, la vraie critique des limites et des méfaits du nationalisme, c'est de développer l'internationale prolétarienne révolutionnaire, afin que l'abnégation, le dévouement et la volonté de lutte de ceux qui combattent l'oppression à travers le monde, y compris ceux qui le font aujourd'hui sous le drapeau des nationalistes, ne soient pas limités, perdus ou sacrifiés en vain. Aux partis de combat étroitement nationaux, nous opposons le parti de combat international. C'est à le construire que nous devons nous employer. Et pour cela, aujourd'hui je crois que nous pouvons le redire, nous faisons confiance à la jeunesse !

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