Les Palestiniens : histoire d'un peuple qui a Israël pour adversaire et les États arabes comme ennemis
Au sommaire de cet exposé
Sommaire
- Le Moyen-Orient : champ de rivalités inter-impérialistes depuis près d'un siècle
- La Palestine, deux fois promise
- Les soulèvements des peuples sous mandat britannique et français
- Les soulèvements populaires de 1936, et le piège nationaliste
- La Seconde Guerre mondiale, et la création de l'État d'Israël
- Les réfugiés palestiniens
- La force explosive des combattants palestiniens dans le monde arabe
- 1967-1970 : les combattants affluent dans les commandos palestiniens
- Un peuple qui pouvait déclencher la révolution sociale dans tous les pays arabes
Il y a peu de temps encore, les Palestiniens apparaissaient comme une force avec laquelle il fallait compter dans la situation explosive qui est celle du Moyen-Orient. Par certains côtés même, la force sinon la plus redoutable, en tout cas la plus redoutée par beaucoup, par Israël bien sûr et derrière lui ses alliés impérialistes, en premier lieu les États-Unis, mais aussi par les États arabes, quelle que soit l'attitude de façade plus ou moins amicale qu'ils se sentaient forcés d'adopter.
Cette force, les Palestiniens ne la devaient pas seulement à leur organisation militaire et au fait que si en nombre de soldats et en puissance de feu, leurs armées étaient certainement loin derrière les armées de bien des États arabes, elles avaient par contre ce qui semble manquer à celles-ci, le fait d'être l'émanation de tout un peuple en armes, déterminé, mobilisé et conscient, un peuple petit sans doute et dispersé, mais qui sait pourquoi il se bat. La force des Palestiniens était faite d'autre chose encore, du fait d'avoir eu la sympathie et l'appui moral de tout le peuple arabe, de l'Irak au Maroc, sinon de tout le monde musulman ; d'être en quelque sorte leurs représentants, leurs frères, leur avant-garde engagée dans un combat qui pourrait être justement celui de tout le peuple arabe.
Aujourd'hui, les Palestiniens, après avoir été chassés de la plus grande partie du Liban par Israël, sont divisés par une véritable guerre fratricide. On ne sait plus ce que peut bien représenter leur principale organisation l'OLP. Et leur plus fameux leader, Yasser Arafat, semble dans une situation désespérée devant l'assaut des dissidents appuyés, armés, encadrés par la Syrie, l'État arabe qui semblait dans le passé celui qui leur était le plus amical de tous les États arabes. La force qu'ils constituaient semble dispersée, évanouie. Au point qu'Israël peut se donner le beau rôle et faire un grand geste de propagande en libérant des milliers de combattants palestiniens pour récupérer six de ses soldats.
Certes, le peuple palestinien n'a certainement pas dit son dernier mot. Et tous ceux qui se réjouissent aujourd'hui, ouvertement ou sous cape, peuvent avoir de désagréables surprises demain. Ce sont l'oppression et l'injustice fondamentales dont est victime le peuple palestinien qui ont fait se dresser ses combattants. Et même si aujourd'hui les organisations palestiniennes sont vaincues, tant que cette oppression et cette injustice demeurent, elles feront se lever de nouveaux combattants, tout aussi déterminés, mais peut-être plus avertis de qui sont leurs véritables ennemis, tous leurs ennemis, et de qui sont leurs véritables alliés.
Cependant, la question se pose de savoir comment on en est arrivé là aujourd'hui. Est-ce seulement la conséquence de la formidable disproportion des forces militaires en présence ? Ou bien n'est-ce pas aussi la politique des représentants politiques successifs de ce peuple qui l'a aujourd'hui entraîné dans l'impasse ?
Est-ce seulement la volonté d'Israël, des États-Unis et de la Syrie qui a conduit Arafat et les combattants de l'OLP dans la position désespérée qui est la leur en ce moment à Tripoli ? Ou bien Arafat lui-même et la politique qu'il a menée, ne sont-ils pas également responsables ?
Pour comprendre le problème palestinien, il faut comprendre quelle menace ces quelques millions de réfugiés sans pays constituent ou pourraient constituer, d'une part pour tous les régimes des États arabes, et d'autre part pour tout l'ordre impérialiste en Asie, en Afrique et finalement dans le monde. Car même si les Palestiniens n'en ont pas vraiment conscience, ils ont en effet pour ennemis mortels Israël et l'impérialisme mais ainsi tous les États arabes. C'est pourquoi nous voulons parler ce soir des origines de cette situation et expliquer comment elle s'est créée au Proche-Orient.
Pour cela nous devons remonter au début de ce siècle lorsque les grandes puissances impérialistes du moment, Angleterre, France, Allemagne, ont commencé à découper, triturer, remodeler la carte de cette région pour leur plus grand profit, sans souci des peuples et des populations.
Le Moyen-Orient : champ de rivalités inter-impérialistes depuis près d'un siècle
Le territoire qui, entre les deux guerres mondiales et un peu après, portait officiellement le nom de Palestine et sur lequel s'est établi par la suite l'État d'Israël, était jusqu'à la Première Guerre mondiale une province de l'Empire turc. Quelque 700 000 Arabes et 85 000 juifs vivaient dans cette région, partie intégrante de ce Moyen-Orient arabe qui était divisé sur le plan administratif, mais qui était en même temps uni par une multitude de liens économiques et humains, et où on parlait la même langue. La Palestine n'existait même pas comme subdivision administrative. On parlait à cette époque indifféremment de la « Syrie » ou de la « Palestine ».
Mais cela faisait bien longtemps que le sultan de Constantinople ne maintenait sa souveraineté sur ces régions arabes que par la grâce des puissances impérialistes, anglaise, française surtout, et dans une moindre mesure allemande et russe, qui étaient déjà les véritables maîtresses de l'économie.
Ensemble, elles contrôlaient déjà toutes les finances de l'Empire turc, et sous l'égide de ce dernier, elles étaient déjà en train de dépecer toute la région entre leurs intérêts rivaux. Le rôle de l'État turc se bornait en fait de plus en plus à fournir des supplétifs armés pour défendre les intérêts occidentaux. Et le garant le plus sûr de la mainmise juridique turque sur le Moyen-Orient arabe était tout simplement l'entente de l'ensemble des puissances impérialistes pour empêcher que l'une d'entre elles ne récupère pour elle seule le gâteau. Cela dura jusqu'à ce mois d'août 1914, où les appétits impérialistes contradictoires déclenchèrent la Première Guerre mondiale. Le sultan turc ayant choisi l'un des deux camps impérialistes et par malchance pour lui le camp perdant, celui de l'Allemagne, les impérialistes anglo-français en profitèrent pour dépecer l'empire qu'ils avaient jusque-là protégé.
C'est dans les chancelleries occidentales, à des milliers de kilomètres de là que s'est décidé le sort de ces régions, et en particulier de la Palestine, sans tenir compte le moins du monde de l'avis des populations, en fonction des appétits des impérialismes européens.
A la fin de la guerre 14-18, l'Allemagne était donc hors course. l'Angleterre, elle, avait de grands desseins. Le Moyen-Orient était sur la route de l'Inde, la route terrestre, comme la route maritime par le canal de Suez, et rien que pour cela, l'Angleterre tenait à s'assurer le contrôle direct du Moyen-Orient. L'Egypte était déjà entièrement contrôlée par l'Angleterre qui avait réuni dans ce pays à réduire sa vieille rivale française à la portion congrue. L'impérialisme britannique lorgnait aussi vers ces terres fertiles de Mésopotamie apparemment aptes à la culture du coton.
Et puis les appétits anglais pour le Moyen-Orient étaient aiguisés, déjà, par une forte odeur de pétrole. La guerre avait entraîné une pénurie de carburant et en particulier du pétrole qui servait depuis peu à la chauffe des navires. La Grande-Bretagne avait la première flotte du monde. Et les prospecteurs avaient décelé l'existence de vastes champs pétroliers au Moyen-Orient. Alors l'impérialisme britannique tenait à mettre politiquement et militairement la main sur cette zone avant les autres impérialismes.
La France était déjà aussi dans la place. Plus exactement, la finance française. Les actionnaires français détenaient même 60 % de la dette ottomane. Quoi de plus naturel donc, que de se rembourser en nature, en arrachant des régions à l'ex-Empire ottoman ? Et puis dans la région qui est devenue ultérieurement le Liban, et où la France jouait traditionnellement le rôle de protecteur des chrétiens, les capitalistes français avaient déjà une forme de présence qui, elle, n'était nullement d'ordre spirituel. Ils contrôlaient le réseau de chemin de fer, les routes qui drainaient le commerce syrien vers Beyrouth, plusieurs ports sur la Méditerranée, les plantations de mûriers, annexes des soieries lyonnaises, sans parler d'autres menus avantages.
Les Anglais, en 1916, avaient pensé qu'une insurrection arabe serait un appui appréciable contre les Turcs, alliés de l'Allemagne rappelons-le. Il leur fallut donc trouver un chef pour brandir l'étendard de la révolte arabe contre les Turcs. Et aussi il fallait donner une légitimité et une aura de libérateur à quelques chefs féodaux arabes que l'Angleterre s'était choisis comme représentants autochtones de ses intérêts, une fois les Turcs dehors. On vit alors des agents britanniques comme le fameux colonel Lawrence, se couvrir du keffieh des Bédouins, enfourcher le chameau et se convertir à l'Islam, pour la noble cause, non pas de la nation arabe, mais du banquiers de la City. L'Angleterre misa donc sur les dynasties féodales les plus réactionnaires, les Bédouins du désert. Parmi plusieurs concurrents, c'est le vieux chérif Hussein, chef du clan des Hachémites, dont la famille régnait sur la Mecque, qui apparut le plus apte au rôle. Va donc pour Hussein, qui devait être à l'origine de cette famille Hachémite qui a régné sur le trône d'Irak, et dont un représentant règne encore sur la Jordanie. Les Anglais promirent à Hussein la couronne « d'un grand royaume arabe » entre la Perse et la Méditerranée.
Et on vit alors, pendant la durée de la guerre, les représentants de l'impérialisme britannique, se prétendre partisans du panarabisme, flatter le nationalisme arabe qu'ils devaient, quelques mois après, noyer dans le sang.
La Grande-Bretagne s'était cependant un peu trop hâtée en disposant toute seule de l'avenir du Moyen-Orient. La France, les banquiers français, se rebiffèrent et réclamèrent leur part sous prétexte de protéger les chrétiens du Liban (déjà). Le tsar mis au courant de l'affaire, se porta aussi demandeur. C'est pourquoi tout ce beau monde se retrouva de mai à octobre 1916 à Moscou, où régnait encore le tsar, pour élaborer les accords dits Sykes-Picot, du nom des deux diplomates anglais et français qui les signèrent, accords qui consacraient le partage du Moyen-Orient en plusieurs bouts.
Sur la carte, à grands coups de crayons de couleur, le Moyen-Orient fut découpé en zones d'influence. La zone rouge, la Mésopotamie, fut mise sous administration britannique directe. La zone brune devait être une Palestine internationalisée, sous mandat de l'Angleterre cependant, qui se réserva la mainmise directe sur les deux principaux ports, Haïfa et Acre. La zone bleue attribua à la France notamment l'actuel Liban et la Syrie, qui constituaient alors un seul pays, avec une zone autonome pour les chrétiens maronites. Les prétentions de la Russie en Anatolie du Nord furent acceptées.
Ces accords de brigandage étaient évidemment destinés à rester ultra-secrets pendant la guerre. Et pour cause : au même moment où les puissances impérialistes, l'Angleterre en tête, étaient en train de préparer dans le secret le découpage du Moyen-Orient arabe, en public, l'Angleterre se présentait en amie de l'indépendance arabe face à l'oppression turque. Seulement voilà, avec la révolution russe, les archives tsaristes tombèrent entre les mains des bolcheviks qui publièrent les accords Sykes-Picot, au grand dam de leurs auteurs qui ne pardonnèrent pas ce manquement au « fair-play » impérialiste.
Mais l'impérialisme anglo-français ne se contenta pas de préparer la division du Moyen-Orient arabe en zones d'influence, puis en États différents, susceptibles d'être opposés les uns aux autres. Il introduisit un nouveau facteur de division en prenant fait et cause pour le sionisme dans la fameuse déclaration Balfour.
La Palestine, deux fois promise
Il existait en Palestine, depuis des temps immémoriaux, une petite communauté juive. Elle était formée de collectivités religieuses intégrées dans la population arabe. C'est à la fin du siècle dernier que la subite montée de l'antisémitisme en Europe, en Russie surtout, déclencha un courant d'émigration vers la Palestine. C'est aussi à cette époque-là que parmi les intellectuels juifs européens prit corps un nationalisme juif, et en particulier le sionisme. Celui-ci proposait aux Juifs opprimés d'Europe non pas le combat pour leur émancipation avec les autres opprimés, mais au contraire la fuite vers une région où il serait possible de fonder un État juif.
Le véritable fondateur du sionisme politique, Théodore Herzl, envisageait en 1896 le transfert des Juifs soit en Palestine, soit en Argentine ; et ce n'est qu'après avoir été séduit un temps par un projet en Ouganda qu'il opta définitivement pour la Palestine.
L'État juif à créer servirait, disait-il, « d'avant-poste contre l'Asie, d'avant-garde de la civilisation contre la barbarie », et il convenait du caractère colonialiste de l'entreprise.
En se proposant ainsi ouvertement pour servir les intérêts impérialistes au Moyen-Orient, les sionistes contribuaient à la préparation du piège que les Anglais allaient mettre en place pendant et après la Première Guerre mondiale. Un piège pour les peuples arabes de la région, mais aussi pour le peuple juif Car le sionisme, en liant le nationalisme juif aux intérêts des puissances occidentales a fait de ce nationalisme un instrument pour l'impérialisme. Il a fait en même temps en sorte que la population arabe de la région ne puisse pas ne pas voir dans les Juifs des adversaires potentiels.
Et cela d'autant plus que, en même temps, les fondateurs du sionisme proclamaient comme slogan : « une terre sans peuple, pour un peuple sans terre ». Mais justement, pour rendre sans peuple cette terre de Palestine habitée à l'époque tout de même par 700 000 Arabes, il fallait les déposséder de leurs terres et les chasser. Et c'est en effet la politique dans laquelle se sont engagées les organisations sionistes, d'abord par les moyens économiques en rachetant des terres arabes aux grands propriétaires féodaux absentéistes et en expulsant systématiquement les métayers arabes de ces terres pour y installer des colons juifs.
Mais là aussi, c'est l'intervention de l'impérialisme, en l'occurrence anglais, qui a aggravé les choses.
En même temps que les dirigeants anglais courtisaient les féodaux arabes, un des leurs, un dénommé Lord Balfour, envoya en novembre 1917 une lettre devenue fameuse à un autre lord, Rothschild celui-là. Voilà un extrait de la lettre :
« Cher Lord,... le gouvernement de Sa Majesté envisage favorablement l'établissement en Palestine d'un foyer national pour le peuple juif et emploiera tous ses efforts pour faciliter la réalisation de cet objectif. »
C'était donc la promesse qu'en cas de mainmise anglaise sur la région, les sionistes pourraient compter sur le soutien du gouvernement de Sa Majesté.
Mentionnons tout de même que le dénommé Lord Balfour, vénéré depuis, et pour cause, par les dirigeants sionistes, avait, en 1905, fait campagne pour des décrets qui interdisaient l'entrée du territoire anglais aux Juifs russes persécutés. Lloyd George, autre dirigeant anglais, notait d'ailleurs à propos de Balfour :
« Il se fiche éperdument des Juifs, de leur passé ou de leur avenir ».
Il est vrai que Lord Rothschild se fichait tout autant du passé et probablement du présent antisémite de Lord Balfour. Mais ils étaient tous les deux des lords. Et ils étaient surtout des représentants de cet impérialisme britannique qui en effet se fichait des peuples, juif comme arabe, pourvu que les dividendes du coton, du canal de Suez, ou que les fruits de l'exploitation des fellahs d'Egypte, d'Irak ou de Palestine se transforment dans leurs caisses en espèces sonnantes et trébuchantes.
Comme on devait, par la suite, le dire bien des fois, la Palestine était bien la terre promise. Le malheur, c'est qu'elle l'était deux fois, à des peuples différents.
En tout cas, pendant que les peuples se massacraient dans la première grande boucherie mondiale, les puissances impérialistes mettaient en place tous les éléments des massacres à venir.
Les soulèvements des peuples sous mandat britannique et français
Dès que la guerre fut finie, l'impérialisme britannique donc, renia toutes ses promesses aux Arabes, en particulier la création d'un grand État arabe indépendant. Il y aurait non pas un grand État arabe, mais plusieurs ; et ils ne seraient pas indépendants, mais, sans être directement des colonies, ils seraient soumis au système dit des « mandats ». Pendant que le Président Wilson pérorait à la Société des Nations sur le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, la même Société des Nations reconnaissait officiellement à l'Angleterre et à la France le droit de « guider » les pays qu'elles convoitaient.
Et en effet, l'Angleterre allait « guider » l'Irak et ce bout de l'ancienne Syrie dont elle ferait, d'une part la Palestine, d'autre part la Transjordanie.
Et c'était à la France de « guider » toute une région que l'administration française découpa d'abord en quatre mini-États, puis réflexion faite en deux, puis quelques mois après en trois, avant de se contenter finalement d'un découpage en deux, dont l'un est devenu la Syrie, et l'autre le Liban.
Alors, évidemment, en reniant les promesses faites par les Lawrence, les Allenby et autres agents, l'impérialisme anglais a dû marcher quelque peu sur les pieds des émirs et autres roitelets.
Mais les émirs ont fini par se faire une raison, d'autant plus qu'ils ont eu quand même quelques compensations : qui un trône, qui simplement la sauvegarde de sa mainmise sur ses fellahs. Mais c'est avec les peuples que l'impérialisme allait avoir tout de suite des difficultés.
Une première vague de révoltes s'est déclenchée dès la fin de la guerre. Elle a duré jusqu'en 1925. Pendant ces quelque sept ans, une série de révoltes a embrasé tout le Moyen-Orient, révoltes nationales en raison de la déception causée par le reniement des promesses d'indépendance, oui sans doute ; mais aussi révoltes sociales. Car la mainmise de l'impérialisme a tout de suite bouleversé les sociétés. Elle s'est traduite par une dégradation immédiate du sort des pauvres.
En Irak par exemple, une des premières mesures des Anglais qui avaient jeté leur dévolu sur les terres susceptibles de produire du coton, fut de transformer les anciens droits féodaux sur les terres en propriété capitaliste. D'un seul coup, des dizaines et peut-être des centaines de milliers de fellahs se sont trouvés dépossédés des terres dont ils avaient l'usage depuis des temps immémoriaux.
Et c'est par la force que l'impérialisme britannique est venu à bout de cette révolte. Au point que même le journal britannique Sunday Times du 22 août 1920 protesta, sinon au nom du peuple arabe, du moins au nom de l'efficacité, en affirmant :
« Notre gouvernement est plus mauvais que le vieux système turc. Leur troupe incorporait 14 000 conscrits du pays et tuait en moyenne 200 Arabes par an. Nous avons 90 000 hommes, nous avons tué environ 10 000 Arabes dans le soulèvement de cet été » .
Et les chiffres concernent le seul Irak. Mais il y avait aussi des troupes britanniques en Arabie, il y en avait en Palestine, en Jordanie.
En Syrie, c'est l'armée française qui était présente, envoyée au début simplement pour préserver contre les Anglais le droit de préemption de l'impérialisme français sur cette région que le traité de partage lui avait accordée. Mais les troupes françaises se heurtèrent à un soulèvement national qu'elles durent affronter, en 1924-1925, les armes à la main, pendant plusieurs mois, en allant jusqu'à bombarder Damas et Alep, les deux plus grandes villes du pays.
Les courants nationalistes, eux, protestèrent contre le mandat britannique et français. Mais ils finirent tous par s'adapter complètement au cadre étatique défini par les puissances impérialistes. Le nationalisme qu'ils défendaient n'était pas ou n'était plus un nationalisme arabe, mais une juxtaposition de nationalismes : syrien, irakien, palestinien, etc... Et il est particulièrement significatif que les nationalistes de l'époque en Palestine commencèrent d'abord par se prononcer pour une Palestine partie intégrante de la Syrie, avant de limiter leur nationalisme au seul cadre de la Palestine.
Ce nationalisme palestinien a été incarné pendant tout un temps, par des grandes familles musulmanes palestiniennes, des gros propriétaires féodaux, et ces gens-là furent les premiers à dévoyer les aspirations nationales des fellahs palestiniens vers les pogroms anti-juifs.
Il ne s'agissait pas, de la part de ces gens, de simples excès antisémites, mais d'une politique systématique, d'un dérivatif pour éviter que la colère des pauvres qu'ils exploitaient se retourne contre eux-mêmes. Oh, ces féodaux nationalistes, tout en dénonçant énergiquement la présence juive, revendiquaient en même temps un État palestinien indépendant des Britanniques, c'est-à-dire le droit d'être les seuls maîtres de la population.
Mais les deux nationalismes, juif d'un côté, arabo-palestinien de l'autre, n'ont jamais cherché à faire confluer leurs forces contre le colonialisme britannique.
Les soulèvements populaires de 1936, et le piège nationaliste
Pourtant, après une crise économique dramatique qui a frappé à partir de 1935 les masses populaires arabes surtout, mais aussi juives, un formidable mouvement populaire donna l'occasion de mêler dans un seul mouvement d'émancipation les deux peuples et de bouter dehors la puissance coloniale.
La Palestine a connu, en 1936, d'abord une grève générale de six mois, puis, par vagues successives, une véritable insurrection paysanne. Le mouvement était puissant. Des guérillero arabes firent leur apparition, faisant dérailler des trains, dynamitant des routes, sabotant le pipe-ligne de l'Irak Petroleum Company, attaquant des véhicules britanniques. La Grande-Bretagne dut acheminer des troupes en renfort. Il y avait, dans la petite Palestine, 30 000 soldats de l'armée britannique. Mais c'est seulement en octobre 1938 que les Britanniques parvinrent à écraser les derniers soubresauts d'une crise qui avait commencé en été 1936.
Et pendant la même période, d'autres pays du Moyen-Orient se soulevaient, comme la Syrie et l'Irak, en 1936. Il y avait là une formidable capacité d'extension susceptible de mettre fin à l'oppression coloniale britannique. Mais, avec ses dizaines de milliers de paysans en armes, susceptibles de débarrasser les fellahs de leurs exploiteurs autochtones, de tous les émirs, de tous les muftis.
Seulement, tout au long des événements, le piège nationaliste a fonctionné à plein. Du côté arabe, ce furent très rapidement les nationalistes féodaux, le Mufti de Jérusalem en tête, qui prirent la direction du mouvement pour le limiter uniquement à la question de l'indépendance et surtout à l'arrêt de l'émigration juive.
Et du côté juif, aucune tentative notable n'a été faite, ni avant ni pendant le soulèvement arabe, pour se tourner vers les masses arabes en lutte, pour trouver l'oreille des ouvriers, des paysans pauvres. Non. Avant l'insurrection, la direction sioniste affichait cyniquement sa volonté de poursuivre l'expulsion des Arabes des terres palestiniennes, et pendant l'insurrection les mêmes organisations sionistes offrirent leur aide à la répression britannique, de façon à profiter de cette collaboration pour monter des polices supplétives et des milices armées juives, sous la protection des troupes anglaises.
Pourtant la présence d'une minorité juive occidentalisée, possédant un haut niveau de culture, aurait pu être un formidable apport pour la population arabe de cette région. D'abord pour lier le mouvement d'émancipation arabe au mouvement ouvrier européen, et ensuite, une fois la victoire remportée sur le colonialisme britannique, pour bâtir ensemble une société qui aurait pu être d'autant plus riche qu'elle aurait été diversifiée.
Mais il aurait fallu que cette culture, cette technicité, cette civilisation que les Juifs d'origine européenne prétendaient apporter dans la région, ne soient pas mises au service du chauvinisme. Il aurait fallu une politique visant l'unité des pauvres, l'unité des paysans et des ouvriers, contre le colonialisme anglais mais aussi contre la barbarie féodale arabe et contre les financiers juifs. Cette politique n'a pas été menée. Le nationalisme des uns a servi de justification au chauvinisme des autres. Et les peuples de la région, arabe comme juif, n'ont pas fini d'en payer le prix.
Le mouvement populaire arabe brisé, les Britanniques n'ont d'ailleurs pas mis longtemps à montrer qu'ils n'appuyaient les Juifs que lorsque, et tant que, cela les arrangeait.
La Seconde Guerre mondiale, et la création de l'État d'Israël
L'éclatement de la Seconde Guerre mondiale allait, en effet, donner le signal d'un retournement de la politique anglaise à l'égard des juifs.
Les visées de l'impérialisme allemand menaçaient les routes de communication anglaises en Egypte, en Irak. L'impérialisme britannique avait toutes les raisons de craindre que l'opinion publique arabe, qui avait, elle, toutes les raisons d'être anti-britannique, se tourne vers l'Allemagne. Alors l'Angleterre n'hésita pas à chercher à redorer son blason sur le dos des Juifs, en publiant en 1939 un « livre blanc », soumettant leur immigration en Palestine à une limitation draconienne.
Nous sommes pourtant en 1939. Hitler est au pouvoir depuis six ans. Les Juifs allemands qui n'étaient pas dans ou sur le chemin des camps de concentration étaient contraints à l'exil. Le mouvement sioniste n'avait jamais réussi auparavant à convaincre les Juifs d'Europe d'émigrer en masse vers la Palestine. La barbarie nazie était en train de le faire.
Et c'est justement lorsque ces Juifs étaient transformés en fuyards que l'impérialisme britannique claqua devant eux la porte de la Palestine.
Les deux peuples, juif comme arabe, sortirent de cette période, meurtris, et les deux, chacun à sa façon, dirigés vers une impasse.
Comme d'habitude, l'impérialisme britannique cessa la démagogie aussitôt qu'il n'en eût plus besoin. Au lendemain de la guerre, et lui et l'impérialisme américain qui prenait de plus en plus son relais dans la région, s'orientèrent vers le partage de la Palestine et la création d'un État d'Israël.
Nous n'allons pas relater ici l'histoire de la première guerre israélo-arabe de 1948. Disons seulement que dans cette guerre déclenchée suite à la décision de l'ONU de partager la Palestine entre un État juif et un État palestinien, les masses arabes palestiniennes, brisées par la répression des années 1930, participèrent peu, si ce n'est comme victimes. Par contre, les masses juives, à qui le nazisme et les camps de concentration avaient donné la farouche détermination de s'accrocher à cette terre qu'ils voulaient leur, fût-ce en en chassant les Arabes, ces masses juives, elles, ont combattu avec détermination.
Les États arabes, avec des armées démoralisées, des officiers corrompus, ne firent pas le poids face aux Juifs, de mieux en mieux armés, et surtout déterminés. L'État d'Israël a fini par voir le jour, et sur un territoire plus grand même que ce qui était prévu par le plan de partage de l'ONU. Et pour pousser l'ignominie jusqu'au bout, les États arabes ont fini par participer eux-mêmes à la curée : même cette partie de la Palestine qui devait devenir indépendante en tant qu'État arabe, fut finalement partagée entre l'Egypte qui prit Gaza, et la monarchie jordanienne qui avala la Cisjordanie.
L'exode des populations arabes de Palestine en 1948
En mai 1948, juste avant la proclamation de l'État d'Israël, des centaines de milliers de Palestiniens décidèrent de quitter leur pays pour se mettre à l'abri. D'autant que certains « comités nationaux » constitués de militants nationalistes, comme à Jaffa - raconte un des principaux leaders actuels de l'OLP dans ses mémoires - assuraient à ceux qui voulaient partir que leur exil serait de courte durée, quelques semaines ou quelques mois, le temps qu'il fallait à la coalition des armées arabes pour vaincre les forces sionistes.
Voilà comment Abou Ryad, le numéro deux du Fath, compagnon d'Arafat depuis la fondation de ce mouvement, raconte l'exode tel qu'il le vécut à douze ans, lui et sa famille :
« Ignorant ce qui les attendait, mes parents décidèrent de partir se réfugier à Gaza. Ils laissèrent derrière eux meubles et possessions, emportant le strict nécessaire d'objets personnels (...)
Pourquoi quittions-nous nos foyers et nos biens pour nous lancer dans l'aventure de l'exil ? (...) Le massacre de Deir Yassin s'était produit environ un mois auparavant, suscitant la terreur parmi mes compatriotes. Les militants du mouvement de Menahem Begin, l'Irgoun, avaient, le 9 avril 1948 pris d'assaut le paisible village à l'ouest de Jérusalem et avaient exterminé la plupart des habitants, plus de 250 hommes, femmes et enfants... Comme Deir Yassin, Jaffa était à la merci des forces sionistes. La Hagana, l'armée officielle de l'Agence juive, qui coordonnait étroitement ses activités avec celles des groupes dissidents comme celui de Menahem Begin, avait déclenché au début d'avril 1948 une offensive en règle destinée à liquider les « poches » arabes au sein du territoire qui allait devenir l'État juif. Avant chaque attaque, la population était avertie qu'elle subirait le même sort que celle de Deir Yassin si elle n'évacuait pas les lieux. La nouvelle du génocide se répandit comme une trainée de poudre à Jaffa, tout autant que dans le reste du pays. Elle fut même amplifiée par les mass-média sionistes qui cherchaient à terroriser les Arabes, mais aussi, il faut bien le dire, par les agitateurs palestiniens qui croyaient mobiliser ainsi la population. Ils mettaient l'accent, par exemple, sur le viol des femmes de Deir Yassin par les assaillants sionistes avant d'appeler leurs compatriotes à défendre ce qu'ils avaient de plus précieux à défendre, à savoir l'honneur de leurs épouses et de leurs filles. Leur stratégie a cependant suscité, dans la plupart des cas, l'effet contraire dans une société qui demeurait foncièrement traditionnelle, et c'est ainsi que j'ai souvent entendu dire dans mon entourage que « l'honneur passait avant la terre », qu'il fallait en toute priorité soustraire nos femmes à l'agression de la soldatesque sioniste. » [[ Abou IYAD, responsable des services spéciaux palestiniens - Palestinien sans patrie, entretiens avec Eric Rouleau, Editions Fayolle - Paris 1978]]
Le prétexte et la justification des actions terroristes juives contre la population arabe furent les actes de violence exercés par les troupes arabes contre la population juive. Ces actes de violence ne manquèrent pas non plus en effet. Comme par exemple en avril 1948, quatre jours après l'affaire de Deir Yassin, l'attaque d'un convoi sanitaire juif à Jérusalem, au cours de laquelle 76 médecins et infirmières furent tués, ou le massacre de 245 Juifs civils et militaires à Kfar-Etzion.
Oui, cette année 1948 fut une année de guerre civile avec une vague de pogroms anti-arabes et anti-juifs dans la sombre tradition des années 30. Guerre civile que les autorités britanniques avaient alimentée avant d'être contraintes de partir.
C'est donc dans ce contexte qu'en mai 1948, l'exode commença. Toute la politique sioniste préparait depuis trente ans cette lutte à outrance contre la population arabe et son éviction du pays, ou d'une partie du pays. A la suite de la guerre, 385 villages arabes furent rasés et détruits sur les 475 qui existaient dans le pays avant 1948, c'est-à-dire sur le territoire d'Israël à ses frontières de 48. Bien sûr, il y eut le silence sur ces destructions, car il fallait accréditer le mythe d'un « pays désert » à l'arrivée des immigrants juifs.
Les Palestiniens furent dispersés dans différents camps de réfugiés de Jordanie, du Liban, de Syrie, ou de la bande de Gaza.
Les réfugiés palestiniens
Mais, bien sûr, il y a réfugiés et réfugiés. Et commençons par la minorité privilégiée. Il y a la toute petite minorité, qui est partie faire fortune aux États-Unis, en Amérique Latine ou en Allemagne de l'Ouest. Il y aussi les petits-bourgeois, les intellectuels, les citadins cultivés qui se sont installés en Arabie Séoudite, dans les pays du Golfe, au Koweit, qui y ont occupé la plupart des postes d'ingénieurs, de professeurs, d'avocats, de médecins ou de banquiers.
De la même façon que les juifs fortunés de la diaspora en Europe et en Amérique avaient financé les organisations sionistes, les riches Palestiniens de la diaspora donnent leur quote-part aux organisations palestiniennes combattantes (l'État du Koweit par exemple, par accord avec le Fath de Yasser Arafat, prélève une sorte d'impôt sur ses ressortissants palestiniens, versé à l'OLP). La plupart du temps, cette émigration fortunée professe d'ailleurs un nationalisme très radical. Et puis, parmi cette bourgeoisie palestinienne, il y a aussi les notables qui sont restés en Cisjordanie, ou ceux qui sont allés moins loin, en Transjordanie, de l'autre côté du Jourdain. Et pendant que l'immense majorité des réfugiés vit misérablement, dans les camps, il y a l'infime minorité de ceux qui se sont recasés sans trop de difficultés, sont restés médecins, avocats, directeurs de banque, sont devenus officiers et officiers supérieurs de l'armée jordanienne de Hussein, et quelquefois même ministres du Roi de Jordanie.
Mais tous ces Palestiniens heureux ne sont qu'une petite minorité parmi les Palestiniens réfugiés.
La majorité, des centaines de milliers d'hommes, de femmes, de vieillards, d'enfants, vivent depuis 35 ans, 25 ans ou simplement depuis qu'ils sont nés, dans de gigantesques bidonvilles, le plus souvent au chômage forcé, subsistant grâce à la distribution quotidienne des rations offertes par les grandes puissances à l'Office de l'ONU aux réfugiés (l'UNWRA), rations que les pays riches n'ont augmentées d'ailleurs qu'après 1973 quand les États arabes se sont mis à marchander leur pétrole. Et ces camps de misère, figurez-vous, les Occidentaux peuvent même parfois les visiter, pour constater les bienfaits de l'ONU.
Voilà ce que l'un de ces journalistes, qui n'écrit ni pour l'Humanité, ni pour Libération ni pour une feuille gauchiste, mais pour le Figaro en a conclu :
« Il faut avoir le courage de se le demander : que ferions-nous si nous avions 25 ans et que nous étions Palestiniens, c'est-à-dire si nous n'avions jamais connu autre chose que des camps, des baraques en tôle ondulée ou faites avec de vieilles caisses de bois dans le désert, dans la boue, dans la saleté, si nous avions vécu depuis notre naissance dans ces espèces de décharges publiques du monde, si nous n'avions jamais eu à manger que les rations de l'UNWRA, si, un jour, on nous avait dit : à partir d'aujourd'hui on vous supprime la savonnette mensuelle parce qu'il faut faire des économies, vos bienfaiteurs ont des problèmes d'argent ? Si nous n'avions jamais pu travailler parce qu'un réfugié qui trouve un petit travail d'éboueur ou de manoeuvre perd ses droits de ration, car les lois sont absurdes, et le petit travail que peut trouver un réfugié n'est jamais suffisant pour nourrir une famille, et si pourtant en même temps on nous avait donné un minimum d'instruction parce que civilisation oblige, et que cela coûte moins de donner de l'instruction que d'offrir de quoi vivre et que cela donne bonne conscience ? Je ne crois pas qu'il y ait un seul homme en Occident qui oserait répondre qu'il ne serait pas terroriste ».[[ Thierry Desjardins, Cent millions d'Arabes, Editions Elsevier, 1974]]
Oui, terroriste. Ou mieux, tant qu'à faire, révolutionnaire. Car finalement, l'histoire se venge toujours.
Les puissances impérialistes ont cru imposer leur loi et leur ordre dans cette partie du monde en la balkanisant, en dressant les peuples les uns contre les autres et en y installant pour finir, en peuple gendarme, les rescapés des camps de la mort européens.
Et certes, dans un premier temps, on put croire que le calcul des pays impérialistes vainqueurs avait atteint son but. L'énorme puissance militaire de l'État sioniste transformé en porte-avion américain, l'entraînement militariste et la mobilisation permanente de tout un peuple occidentalisé au sein d'un monde sous-développé a certes contribué à mieux domestiquer toutes les dictatures arabes qui l'entouraient, à contenir leurs velléités d'indépendance en laissant à l'impérialisme britannique et surtout américain la possibilité de piller les ressources pétrolières de la région à leur guise.
Seulement, en posant quelque part un peuple devenu mercenaire, , il a fallu en spolier un autre. Pas seulement le spolier, mais le disperser tout autour d'Israël, en posant par la même occasion autant de bombes à retardement.
Et voilà à quoi a abouti le rêve de l'État sioniste, en devenant réalité par la grâce de l'impérialisme : à transformer les paysans individualistes des terres prospères de Palestine, ceux qui se considéraient comme les nobles paysans de la Terre sainte, ces Arabes qui selon les érudits ont peut-être plus de sang hébreu dans les veines que tous les juifs de la diaspora, en nouveaux va-nu-pieds de l'histoire, en prolétaires sans terre ni travail, rassemblés, concentrés par dizaines de milliers dans les différents États entourant Israël, pour des dizaines d'années, parmi des populations dont la condition est de toute façon aussi misérable que celle à laquelle eux-mêmes ont été réduits.
Oui, la victoire israélienne de 1948 qui chassa les populations des collines de Palestine a miné toute une partie du Moyen-Orient. Et la deuxième grande victoire de 1967 contre les armées arabes, en provoquant un deuxième exode tout aussi important, rajoutant dans les camps les nouveaux aux anciens réfugiés, a mis le feu aux poudres. En volant de victoire en victoire, l'État sioniste a créé, de toutes pièces, une génération entière - un million d'hommes de moins de 40 ans - de révoltés prêts à tout, prêts à devenir révolutionnaires parce qu'ayant tout perdu, ils n'avaient plus rien à perdre.
Et c'est bien là que se situe la question palestinienne.
Ce même correspondant du Figaro que nous avons cité tout-à-l'heure n'a pas rencontré, certes pas, dans les camps de réfugiés de Jordanie ou du Liban, des Palestiniens heureux. Mais il a rencontré mieux, des Palestiniens qui l'ont presque fait rêver. C'est ainsi qu'il raconte son étonnement devant ces jeunes qu'il entendit du fin fond de leur camp de misère déclarer avec superbe :
« Nous ne voulons pas seulement récupérer quelques kilomètres de terres, nous voulons changer le monde ».
Eh oui, même un journaliste conservateur a pu découvrir que dans ces camps du Moyen-Orient, il y avait place pour le ferment d'une libération révolutionnaire, libération révolutionnaire qui pourrait être socialiste, et pas seulement nationaliste. Car la génération palestinienne qui a grandi dans les camps n'a plus grand-chose à voir avec la communauté palestinienne d'il y a 40 ans, où les porte-parole du petit peuple, des paysans, pauvres et moins pauvres, étaient le riche commerçant, l'agriculteur aisé qui vendait bien ses oranges, ou, carrément, le gros propriétaire féodal qui dispensait ses conseils patriarcaux à « ses » paysans auxquels il prêtait, par ailleurs, avec usure. Oh, les petits notables les moins chanceux qui se sont retrouvés dépossédés et chassés par les sionistes en 1948, et qui ont échoué dans les camps, ont bien continué pendant près de 20 ans, à être les notables des camps. Mais des notables bien dérisoires. Et puis les vieux notables ont fini par mourir. De toute façon, la nouvelle génération ne les écoutait plus que par politesse. L'homme riche dépossédé, en une génération, a fini par perdre son autorité. Il n'y eut plus qu'une richesse, celle du courage, de l'instruction, de la détermination à se battre pour une cause juste. Et plus vaste était la cause, plus elle valait la peine qu'on se batte pour elle.
Alors, si le thème du « retour en Palestine » a pu nourrir les rêves de la génération paysanne adulte dépossédée en 1948 (80 % des réfugiés étaient des paysans), si le thème de la maison perdue, de la clé toujours conservée depuis, des paysages de Galilée, font l'essentiel de la poésie palestinienne nationaliste, cela n'a en réalité pas du tout la même signification, ni la même force, pour tous les moins de 40 ans qui ont bien du mal aujourd'hui à s'imaginer concrètement un tel retour. En 30 ans, la population des camps a triplé. Le village de leurs parents a le plus souvent disparu. Ils y trouveraient à la place des cités HLM, des autoroutes, des centrales électriques.
Et finalement, le thème de la revanche, de la réparation des injustices, n'est peut-être qu'un piètre déversoir, inefficace, bien étriqué, pour leur disponibilité combattive.
Oui, la génération des camps est en situation d'embrasser des causes plus vastes, plus efficaces, plus subversives que la simple cause nationaliste palestinienne, la seule destruction de l'État d'Israël, le seul retour plus ou moins mythique en Palestine.
Evidemment, aujourd'hui, c'est le peuple palestinien qui est spolié, dispersé, dépossédé de ses droits comme de ses moyens d'existence les plus élémentaires, jusqu'à une terre pour se fixer. Et quels que soient les objectifs qu'il se donne, quels que soient les dirigeants qu'il se choisit, les révolutionnaires socialistes sont, de toutes façons, solidaires de son combat.
Tout comme les révolutionnaires socialistes étaient solidaires du peuple juif quand il était persécuté et quand tout le monde lui fermait ses portes, avant qu'il ne dispose de la force d'un État pour se mettre cette fois à opprimer un autre peuple. Mais le monde dans lequel le sionisme est né et s'est développé était le monde impérialiste. C'est un monde sans évasion possible, comme disait Victor Serge. Les Juifs qui rêvèrent de cette évasion n'ont pas tardé à en faire l'expérience. Ils ont dû marchander leur rêve avec les puissants. Et en composant avec le système impérialiste, ils n'ont pas eu d'autre choix que le servir.
De la même façon, le monde capitaliste est sans retour possible. Non, l'avenir des peuples opprimés ne peut pas se résumer à leur passé. Le véritable avenir de la génération des bidonvilles de Beyrouth, d'Amman, de Saïda ou de Damas a peu de chances de se trouver dans la reconquête de la terre tant de fois promise des bords du Jourdain et de la Mer Morte, vaste en contes et légendes mais guère plus grande que quelques départements français. Et pas seulement parce qu'elle est occupée par l'État israélien.
L'un des poètes consacrés par la résistance palestinienne, Mahmoud Darwish, dont le village a été rasé en 1949 par les Israéliens pour en faire une terre de labour, a écrit les vers suivants
« Quelle dignité peut avoir l'homme
sans patrie
sans drapeau
sans adresse,
quelle dignité ? »
Eh bien si. La dignité de l'homme sans patrie est dans son combat aux côtés des millions d'autres hommes qui, comme lui, ont été expatriés de leurs terres par la violence d'État ou la misère, aux côtés des anciens et innombrables nouveaux prolétaires du monde qui de toute façon n'ont en réalité jamais eu de patrie.
Et, en ce qui concerne les réfugiés palestiniens du monde arabe, il s'agit là d'une réalité bien concrète. Car de qui, vraiment, les réfugiés palestiniens croupissant dans leurs camps sont-ils les plus proches ? Des riches Palestiniens du Koweit, d'Arabie Séoudite, de Jordanie, d'Allemagne ou d'Amérique qui n'hésitent certes pas à financer l'entraînement militaire des feddayins dont ils espèrent qu'ils pourront leur reconquérir un État palestinien ? Ou n'est-ce pas plutôt de tous ces réfugiés de l'intérieur du monde arabe, de tous ces fellahs misérables qui ont payé de leur faim et souvent de leur sang la prospérité du monde occidental et qui depuis 20 ou 30 ans viennent en masse grossir les gigantesques bidonvilles du Caire, de Tunis, de Beyrouth, de Damas ou de Bagdad ?
La différence, la seule sans doute, est que pour ceux-ci l'ONU n'a pas aménagé de camps, que leurs bidonvilles ne sont pas tirés au cordeau et que parfois, comme au Caire, ils ont occupé les tombes et les cimetières ; le Caire où cent mille vivants s'entassent dans la « Cité des morts » de la capitale, et survivent au-dessus des morts, dans un immense champ de mausolées et de tombes entre lesquelles on tend les cordes à linge.
Et ces réfugiés-là, quels espoirs de retour ont-ils, eux, qui en principe, ont toujours une patrie et un drapeau national mais, depuis longtemps, plus d'adresse, ni aucune de ces dignités que la patrie est censée conférer aux hommes, mais qui ont une nouvelle dignité, d'un tout autre genre, à conquérir.
Plus évident encore, ne voit-on pas quelle dignité commune les réfugiés palestiniens ont à conquérir avec les réfugiés libanais de l'intérieur qui ont dû partir du Sud du pays pour grossir les bidonvilles de Beyrouth dans des camps voisins de ceux des Palestiniens et, bien souvent, dans les mêmes camps, et qui fournissent, comme les Palestiniens de Beyrouth, de Saba ou de Tripoli, la même main-d'oeuvre à bon marché à une bourgeoisie libanaise à la richesse insolente ?
La force explosive des combattants palestiniens dans le monde arabe
Oui, la cause des réfugiés de tout le monde arabe, la cause des paysans déplacés, paupérisés ou prolétarisés, concentrés autour de toutes les grandes villes, comme la cause de ceux qui continuent d'avoir faim dans leurs villages, pourrait être la cause des réfugiés palestiniens. Parce que, dans les faits, la cause des réfugiés palestiniens est presque devenue celle de tous les réfugiés du monde arabe. Parce que le seul exemple de ces feddayins en keffieh qui combattaient pour leur dignité a soulevé des espoirs immenses parmi tous ces démunis du monde arabe si souvent trahis, traqués, matraqués, tués, spoliés par leurs propres dirigeants. Et les véritables alliés des combattants palestiniens étaient ces millions de va-nu-pieds qui auraient pu être une force invincible, bien plus invincible que l'aide de tous ces gouvernements arabes qui, même sous forme de dollars ou d'artillerie lourde, s'est avérée illusoire et traîtresse.
Oui, pendant 10 ou 15 ans, les feddayins palestiniens ont représenté un immense espoir chez tous les peuples arabes, un espoir qui a pris le relais de la dévotion accordée à Nasser. Cette dévotion avait pour seule raison qu'en 1956, le dictateur égyptien avait été capable de nationaliser le canal de Suez à la barbe des Anglais et des Français et à la face du monde, en réponse au gouvernement américain qui lui refusait de financer la construction du barrage d'Assouan. Cet éclat de Nasser l'Egyptien lui a valu les regards d'espoir de tous les Arabes pauvres pendant plus de dix ans.
Mais ces espoirs ont été terriblement déçus. L'histoire a fait la preuve, une fois de plus, que ce n'était pas un dictateur opprimant son propre peuple et permettant à la caste des anciens et des nouveaux riches de prospérer, qui était capable de diriger le véritable combat des pauvres contre l'impérialisme. Malgré leurs phrases et leurs grandes résolutions, leurs tentatives avortées, les différents dictateurs arabes, jaloux des privilèges que conféraient à leur caste leurs appareils d'État respectifs, n'ont jamais été capables de mener à bien l'unification arabe. Et ils ont remplacé le véritable combat contre l'impérialisme par des rodomontades démagogiques contre l'État d'Israël, pour aboutir à l'humiliante défaite de 1967.
Seulement, au lendemain de cette défaite de 67, il est apparu que les Palestiniens des camps n'étaient plus des réfugiés, mais des combattants. Ils reniaient d'ailleurs ce mot odieux de réfugié et ne connaissaient plus désormais que celui de feddayin, ce mot arabe qui veut dire plus que combattant, combattant militant, prêt à donner toute sa vie à la lutte. Alors les espoirs de tous les pauvres du monde arabe se sont facilement détournés des rois et des raïs, pour se porter cette fois vers des pauvres comme eux, des frères déracinés qui n'avaient peur de rien parce qu'ils n'avaient rien, et relevaient le défi.
Et c'est là où les combattants palestiniens auraient pu faire de leur propre dénuement une force, en appelant tous les démunis des pays arabes à rejoindre leur combat pour la dignité, qui dépassait largement la reconquête de la Palestine.
Eh oui, des Palestiniens qui, regroupés dans les camps, y avaient organisé des dizaines de milliers de combattants, pouvaient devenir, devenaient de fait la plus grande menace pour tous les ordres établis du Proche-Orient.
De tels objectifs révolutionnaires, qui avaient à court terme les conditions réunies pour se réaliser - on l'a vu en 1970 en Jordanie, et en 1975 au Liban - offraient d'immenses perspectives victorieuses aux 20 ou 30 000 combattants palestiniens qui auraient pu se transformer en autant de militants et combattants révolutionnaires ; qui auraient pu devenir l'aile marchante des mouvements révolutionnaires syrien, libanais, irakien, égyptien.... tout en trouvant des centaines de milliers d'alliés, de nouveaux feddayins qui auraient peut-être porté autre chose que le keffieh, mais qui auraient eu le même sens du sacrifice qu'eux, car ça aurait été aussi de leur propre libération sociale et politique qu'il se serait agi. Et alors, le mot d'ordre de « révolution vaincra en Syrie, en Irak, en Jordanie » et ailleurs, les aurait rendus infiniment plus forts, plus invincibles que celui de « Palestine vaincra », qui les a mis à la merci de toutes les manoeuvres des différents dictateurs arabes.
D'autant plus qu'ils auraient pu alors offrir de nouvelles perspectives au peuple israélien lui-même.
Aujourd'hui, bien sûr, on ne voit guère dans les Juifs que les sionistes. Mais les Juifs ont d'autres traditions, révolutionnaires et internationalistes celles-là, et qui eurent des conséquences immenses. Et si les Juifs ont été craints dans l'histoire par les despotes, ce ne fut pas en tant que Juifs, mais en tant que révolutionnaires. Ce n'est pas une figure de style. Lorsque Théodore Herzl, le théoricien du sionisme, se rendit à Saint-Pétersbourg en 1903 pour solliciter l'appui du gouvernement du tsar au projet sioniste, le ministre des Finances lui répondit tout de go que la Russie donnait déjà des encouragements à l'émigration des juifs, par exemple à coups de pieds. Il ajouta que ce qu'il avait vraiment à reprocher aux Juifs russes, c'était de n'être que 7 millions sur 136 millions d'habitants, mais de constituer par, contre 50 % des effectifs révolutionnaires ! Et le ministre tsariste n'avait pas tort dans son cynisme. Certes en 1903, les révolutionnaires étaient peu nombreux. Mais les Juifs, qui constituaient une bonne part de leurs effectifs militants (même si les chiffres annoncés par le ministre tenaient sans doute de l'exagération policière antisémite), ont lié leur sort à la révolution qui, 15 ans après, a concerné un continent entier et faillit bien dans les années 20 changer la face du monde.
Alors, imaginons seulement que les Palestiniens pourchassés du monde arabe aient constitué il y a 10 ou 15 ans 50 % des effectifs révolutionnaires et non pas palestiniens, mais libanais, syriens, égyptiens, irakiens. C'est l'histoire de tout le Moyen-Orient qui aurait sans doute pris un tout autre cours.
Oui, il y avait plusieurs choix possibles pour le peuple palestinien, qui de toute façon a affronté à différentes reprises en y laissant des dizaines de milliers de morts, les dictatures arabes qui se sont prétendues ses alliées.
Mais les seuls à ne pas avoir vraiment conscience de ces possibilités immenses, c'étaient les Palestiniens eux-mêmes, et avec eux les millions de fellahs, de pauvres, de chômeurs, d'habitants des bidonvilles, les prolétaires des pays arabes. Oh, ils ressentaient cette aspiration, ils se sentaient un même peuple, des sentiments communs. Les Palestiniens des camps savaient bien, et ils savent encore bien, que leurs alliés, leurs frères, ce sont tous ces pauvres des pays arabes. Et les pauvres des pays arabes étaient fiers des Palestiniens, comme étant leurs combattants. Mais ce dont les Palestiniens, eux, n'ont pas conscience depuis 15 ans, c'est de la puissance explosive qu'ils représentaient dans tous les pays arabes, dans tout le Moyen-Orient.
Par contre, d'autres, eux, en avaient terriblement conscience. Et ces autres, c'étaient les dirigeants des pays arabes et les dirigeants des pays impérialistes. Ceux-là ont tout de suite craint l'énorme force explosive de ces bombes à retardement qu'étaient les camps palestiniens et la puissance des organisation palestiniennes dans tous les pays du Moyen-Orient.
Ceux-là savaient bien que ces Palestiniens pouvaient être un exemple et un noyau d'organisation pour tous ces pauvres des pays arabes, et c'est ce qu'ils craignaient le plu. Ils savaient bien que si les Palestiniens prenaient conscience que ces pauvres-là étaient leurs frères et qu'ils pouvaient utiliser leurs armes et leurs forces pour les défendre, cela pouvait donner une révolution, pas en Palestine mais en Egypte, au Liban, en Syrie, en Libye, dans les émirats, partout dans le Moyen-Orient. Les dirigeants des pays arabes et derrière eux les dirigeants du monde impérialiste savaient bien que si le peuple des camps palestiniens ou le peuple des bidonvilles des grandes villes arabes ou les deux à la fois prenaient conscience, les uns qu'ils pouvaient aider les autres à s'armer, et les autres qu'ils pouvaient faire comme les premiers, c'en serait fait du monde arabe tel que l'impérialisme l'avait construit. Et ils craignaient par-dessus tout que cette étincelle de conscience apparaisse dans cette poudrière et fasse exploser tout le Moyen-Orient. Oui, le peuple palestinien est victime, de cette puissance qu'il ne soupçonne pas, de cette crainte qu'il inspire à tous les puissants du monde sans même le savoir. C'est pour cela que tout le monde est d'accord pour le massacrer dès qu'il devient un peu trop puissant ou que son exemple enthousiasme un peu trop les peuples arabes.
Bien sûr, il y avait les dirigeants nationalistes palestiniens qui pouvaient maintenir cette force et cette puissance sur la voie étroite du nationalisme, sur la voie étroite de la lutte contre l'État juif. Mais ces dirigeants palestiniens pouvaient à tout instant être débordés, dépassés, balayés par l'explosion et alors, toutes les dictatures, tous les féodaux, toutes les frontières artificielles des États arabes elles-mêmes, c'est-à-dire finalement tout l'ordre impérialiste au Moyen-Orient, risquaient d'être balayés avec eux.
Non pas que les États arabes ou même l'impérialisme se méfiaient des intentions subversives des dirigeants palestiniens. De ce point de vue, ils leur font confiance, surtout en Arafat. Ils savent que, comme n'importe quel autre dirigeant réformiste, il préférerait se saborder, et il l'a prouvé, plutôt que de laisser la révolution palestinienne devenir vraiment une révolution et embraser tout le Moyen-Orient. Mais le problème c'est que personne ne faisait confiance aux Palestiniens et aux masses arabes et que les dirigeants du monde entier craignaient que les dirigeants nationalistes palestiniens ne fassent pas le poids.
C'est pourquoi, à chaque fois que la résistance palestinienne est devenue forte, organisée, puissante, dans un pays, on a vu un État arabe ou un autre, et à défaut Israël, se dévouer pour la massacrer. Et il leur suffisait d'attendre que les grenades qu'Arafat traînait dans ses poches malgré lui soient désamorcées pour redevenir aimables avec lui ou ses semblables, Et ledit Arafat a toujours, évidemment, laissé faire, sans dénoncer l'horrible malentendu où il enferme le peuple qui lui fait tellement confiance, même si Arafat lui-même doit être victime de cette politique. Il ne fait là que ce que l'impérialisme, la bourgeoisie a toujours demandé de faire aux dirigeants réformistes qui ont choisi de soutenir l'ordre social en trompant les pauvres. Jusqu'au jour où ils les massacrent parce que devenus un peu trop forts, donc un peu trop dangereux.
Et, à ce moment là, on voit tous les adversaires de la veille, les États arabes concurrents entre eux et ex-ennemis, Israël, ou l'impérialisme, complices pour laisser le massacre s'accomplir - ou y contribuer. Et jusqu'ici, en sauvant in-extremis Arafat lui-même.
Voilà le piège sanglant dans lequel les Palestiniens sont enfermés par le nationalisme de leurs dirigeants qui veulent ignorer la politique intérieure des États arabes. C'est cette politique-là que représente Arafat, et c'est pourquoi, finalement, tout le monde tient à lui.
Les dirigeants les plus connus et qui sont aussi ceux qui ont le plus d'influence sur le peuple palestinien, avaient entre 15 et 25 ans lors de l'exode de 1948.
Issus de la petite ou moyenne bourgeoisie palestinienne, ils firent généralement leurs premières armes de combattants nationalistes dans les milices palestiniennes dirigées par les notables palestiniens.
Dans les années 50, ils fréquentèrent les universités du Caire ou de Beyrouth, où étaient alors représentées la plupart des tendances politiques : les communistes, les Frères Musulmans, les baasistes et le Mouvement des Nationalistes Arabes. Au Caire, Arafat et ses compagnons du futur Fath dirigeaient l'Union des étudiants palestiniens.
De son côté, Georges Habache, qui par la suite fut connu comme le dirigeant de l'aile gauche de l'OLP, était plutôt à droite lorsqu'il créa le Mouvement des Nationalistes Arabes. Il anima jusqu'en 1954, une publication estudiantine intitulée Le bulletin de la vengeance, qui prêchait la guerre sainte, en vue de « venger » la défaite arabe de 1948 et « le retour à la terre natale ».
Sa devise était alors : « Sang, fer, feu, unité, libération, vengeance », et son mouvement, fortement anticommuniste, considérait l'idée de la lutte de classe comme une trahison.
Mais l'organisation combattante qui devint la plus représentative fut celle d'Arafat. Il faut dire que dès les années 50, sa stratégie politique était fixée. L'originalité des dirigeants du futur Fath par rapport aux autres nationalistes palestiniens, fut sans doute d'avoir refusé, dès le début de dépendre de la protection d'un seul État arabe privilégié, préférant tirer ressources et protection de la diaspora palestinienne installée dans les pays du Golfe persique. Leur défiance à l'égard des État arabes était basée sur l'expérience. Abou Jihad, l'un des fondateurs du Fath, avait organisé, par exemple, en 1954, à partir de Gaza, un raid contre Israël et fut immédiatement arrêté par la Sûreté égyptienne.
En réalité, dès cette époque, tout en gardant pour l'essentiel la filiation des mouvements nationalistes palestiniens des années 30 et 40, les militants du futur Fath furent très influencés par la démarche des nationalistes algériens. Politiquement, le Fath ne se démarquait pas fondamentalement des anciens notables nationalistes. Il leur reprochait avant tout de n'avoir pas créé un appareil organisationnel central, structuré et permanent.
Le Fath exposa pour la première fois, publiquement, son programme par le truchement d'une revue éditée anonymement à Beyrouth, en 1959, intitulée Notre Palestine.
Ce programme est intéressant parce qu'il montre que ce n'est pas la pression des circonstances, les compromis imposés par la force en défaveur des combattants palestiniens, qui auraient infléchi la politique suivie par les dirigeants du Fath au cours des 15 années qui ont suivi sa fondation, mais que cette politique - toute cette politique - était contenue dans leurs choix de départ.
Voici les trois grands principes de base de ce programme énoncés par Abou Iyad, autre fondateur du Fath déjà cité, qui prit part directement à la fondation du Fath :
1 - « La violence révolutionnaire est la seule voie conduisant à la libération de la patrie », premier principe. Fort bien. Notez bien que cette violence révolutionnaire est subordonnée à la seule libération de la patrie. Elle n'a ni contenu social révolutionnaire, ni contenu politique révolutionnaire à l'égard des régimes en place. Cette lutte armée préconisée par le Fath ne vise qu'à l'union sacrée de toutes les classes et partis palestiniens contre le seul État israélien.
Une formule revient souvent dans la bouché des leaders du Fath : « seule la lutte armée est capable de TRANSCENDER les divergences idéologiques ».
Cette formulation est tout-à-fait caractéristique. Les leaders du Fath n'ont jamais considéré l'action violente des masses comme le moyen de leur propre émancipation, mais comme un moyen permettant au Fath de mettre d'accord tous les autres, communistes, Frères Musulmans, nationalistes arabes, baassistes, nationalistes palestiniens concurrents, derrière lui.
Et c'est un fait que les différentes dissidences nationalistes de l'OLP qui ont fait de la surenchère sur le seul terrain des moyens d'action, n'ont jamais pu supplanter le Fath sur le seul terrain du radicalisme dans l'action.
2 - « Cette violence révolutionnaire, devrait être exercée, du moins dans une première étape, par les masses palestiniennes elles-mêmes et dirigées indépendamment des Partis et des États » .
Voilà pour le deuxième principe.
Indépendamment des partis, nous venons de voir pourquoi. Mais aussi indépendamment des États, des États arabes s'entend, précise le Fath. Les dirigeants du Fath en effet, et c'est sans doute ce qui leur a donné l'avantage sur toutes les autres fractions nationalistes en concurrence avec lui au sein de l'OLP, ont pris soin - à l'exemple du FLN algérien - de diversifier leurs sources de financement et leurs protections de la part des États arabes, contrairement aux tenants des thèses pan-arabes préconisées par la plupart des organisations nationalistes des années 50 et 60 (qui, eux, se mettaient en fait sous la coupe de la politique de Nasser).
Il est vrai que les nationalistes palestiniens avaient pris l'habitude de se méfier des tergiversations, des trahisons des chefs d'États arabes. Un dicton populaire palestinien affirmait et affirme toujours sans doute : « toutes les révolutions qui sont conçues en Palestine avortent dans les capitales arabes ». Oui, cette nouvelle génération de dirigeants palestiniens a toujours su très bien à quoi s'en tenir au sujet de l'appui des Nasser, des Hussein et des Assad.
Le même Abou Iyad qui a la réputation de ne pas mâcher ses mots, du moins tant qu'il s'adresse à des personnalités et à des chefs d'État (car il a toujours pratiqué la diplomatie secrète) a, selon Eric Rouleau, journaliste du journal Le Monde, stupéfié un jour ses respectables auditeurs en développant l'allégorie suivante : «Un homme secoue vigoureusement un arbre pour faire choir une splendide et appétissante orange qu'il a remarquée ; mais, tandis que le fruit convoité demeure solidement accroché, tous les autres, treize au total, tombent les uns après les autres. Les oranges pourries,explique alors le leader du Fath, représentent les treize membres de la Ligue Arabe ; celle qui n'est pas assez mûre pour être cueillie symbolise l'État sioniste ». Oui, le leader palestinien comprend très bien la situation du peuple palestinien. Il sait bien évaluer les rapports de forces dans la région. Et les leaders palestiniens ont eu à plusieurs reprises dans l'histoire du combat de leur peuple, l'occasion de faire tomber ces oranges pourries. Mais c'est par choix délibéré, par choix de classe, qu'ils se sont toujours refusés à le faire. Parce que, eux, ne sont pas révolutionnaires. Parce que la lutte des masses ne leur sert que de tremplin pour assurer leur propre pouvoir sur les masses.
Alors, ces dirigeants nationalistes mentent délibérément au peuple palestinien. Ils ne lui ont désigné ni ses seuls véritables alliés, les millions de pauvres, sans terre, sans biens et sans patrie du monde arabe, ni ses ennemis irréductibles, tous ces dictateurs qu'ils lui ont toujours présentés comme les chefs d'États des « pays frères », alors qu'ils les connaissent si bien. Ils n'ont désigné qu'un seul adversaire à leur peuple, l'État sioniste, précisément le plus difficile à abattre, surtout de l'extérieur, tout en lui interdisant de secouer l'arbre de tout le monde arabe de peur de faire tomber les oranges pourries. Et c'est cette politique-là qui est criminelle.
Et nous en voici au troisième principe :
3 - « Le soutien actif du monde arabe est néanmoins indispensable au succès de l'entreprise, le peuple palestinien conservera le pouvoir de décision et le rôle d'avant-garde ».
- Traduisons : non seulement il ne faut pas abattre les régimes arabes en place, mais il faut chercher leur soutien.
Ce programme en trois points fondamentaux était élaboré par les dirigeants palestiniens dès 1959, dès la fondation du Fath. Nous pouvons en rendre acte à Arafat, qu'on dit aujourd'hui modéré : il n'a pas trahi son programme. En 15 ans, on peut dire que les dirigeants du Fath, ceux-là mêmes qui ont rallié derrière eux tous les autres mouvements palestiniens qui se disaient parfois plus à gauche que lui, au sein de l'OLP, sont restés fidèles à leur programme, tout leur programme, même si c'est au prix de leur propre suicide politique personnel. Car il ne s'agit pas ici de courage physique personnel. Yasser Arafat en a sans doute à revendre.
Si les nationalistes du Tiers-Monde parlent de « pouvoir au bout du fusil », et nous apparaissent, ici, plus radicaux que nos propres dirigeants - communistes et socialistes - qui se disent de gauche, ce n'est pas une différence de fond, c'est qu'ils n'ont pas le choix des moyens.
Et c'est ainsi, qu'en 15 ans d'existence du mouvement palestinien, ses dirigeants ont disposé du dévouement, de l'esprit de sacrifice, de l'héroïsme de 10, 20 ou 30 000 feddayins et de la confiance totale de plus d'un million de gens, pour tourner le dos à la révolution quand elle s'est présentée au moins par deux fois, en 1970 en Jordanie et en 1975 au Liban, et pour acculer les feddayins à des combats désespérés et sans issue.
1967-1970 : les combattants affluent dans les commandos palestiniens
A la veille du fameux Septembre noir jordanien, en 1970, quand le petit roi Hussein fit bombarder à l'artillerie lourde sa capitale et fit massacrer des milliers de Palestiniens par ses unités de Bédouins, le mouvement palestinien dirigé par Yasser Arafat, Georges Habache ou Hawatmeh paraissait tout puissant. Les commandos du Fath, du FPLP ou d'autres tendances du mouvement palestinien, voyaient venir à eux des milliers de combattants, depuis la guerre des 6 jours de 1967 où les États arabes avaient essuyé une humiliante défaite face à l'offensive israélienne.
De 1964 à 1967, pendant les quelques années précédant la guerre israélo-arabe, les organisations palestiniennes, et le Fath en particulier, avaient pratiqué une politique d'attentats terroristes en territoire israélien, un peu à la manière du FLN algérien à partir de 1954. Mais leur lutte était restée relativement isolée.
En tout cas, au 5 juin 1967, « nous n'étions pas plus de 400 combattants » a déclaré par la suite un responsable palestinien.
Mais la victoire israélienne contre les troupes arabes, l'occupation de la Cisjordanie, allaient provoquer un nouvel exode massif, presque aussi important qu'en 1948, et changer totalement la situation. D'une part, parce que la population palestinienne perdit alors définitivement confiance dans les sauveurs arabes et, d'autre part, parce que l'exode forcé, en doublant les effectifs des camps de réfugiés, allait susciter d'innombrables vocations combattantes.
Ceux qui rageaient de n'avoir pu se défendre eux-mêmes durent fuir une seconde fois et se retrouvèrent en Transjordanie dans de nouveaux camps. Des milliers de jeunes et moins jeunes affluèrent dans les organisations décidées, efficaces, prêtes à leur donner des armes et à les entraîner. Ces organisations étaient les commandos du Fath ou du FPLP qui menaient des actions terroristes depuis trois ans.
Et c'est le Fath qui mena le premier combat d'envergure. C'était à Karameh, un camp de réfugiés de Transjordanie dont les effectifs avaient doublé en quelques mois en 1967, et contre lequel l'armée israélienne mena une offensive en 1968, en représailles aux attentats terroristes. Les combattants du Fath résistèrent pendant 15 heures aux quatre colonnes blindées israéliennes. Pour la première fois depuis 1948, la preuve était faite qu'on pouvait résister aux Israéliens. A partir de là, le Fath s'imposa de fait aux autres groupes palestiniens au sein de l'OLP et garda la prééminence. Mais moins pour préparer les combats futurs (et ils devaient arriver très vite, deux ans après, face à l'armée jordanienne, cette fois), que pour se faire reconnaître auprès des différents États arabes.
Yasser Arafat, désormais, n'était plus seulement le chef du Fath, il prenait la direction de l'ensemble de la résistance palestinienne, y compris de cette Armée de Libération Palestinienne, créée par la Ligue Arabe des années auparavant et encadrée par les armées régulières arabes. Désormais, Arafat avait sa place auprès des chefs d'État.
1970 : Septembre noir en Jordanie
En 1970, à Amman, la capitale de la Jordanie toutes les organisations palestiniennes avaient pignon sur rue. Après les différentes vagues de réfugiés, les Palestiniens étaient d'ailleurs largement majoritaires dans ce pays désertique. Les commandos de la résistance, bien armés - depuis peu les subsides arrivaient abondamment des pays arabes - parcouraient librement les rues, faisaient leurs propres contrôles. Il y avait quelque 40 000 feddayins répartis dans tout le pays. Ils paraissaient maîtres du pays, mais ils n'avaient pas de liaisons entre eux, ni commandement unique. L'armée jordanienne, elle, on ne la voyait guère au dehors. Elle restait encasernée. Elle avait 55 000 hommes dont 60 % de Palestiniens. Mais son commandement était unique. Et cela faisait des mois qu'elle se préparait au coup de force contre les commandos palestiniens.
Le 31 juillet 1970, au plus fort de sa popularité, Yasser Arafat s'adressa à une foule de 20 000 personnes à Amman : « La lutte armée continue », clama-t-il. Mais il ne donna aucune directive. Lui-même était d'ailleurs partisan que le roi reste en place.
Georges Habache, lui, au verbe plus radical, dit que la Résistance était prête à faire du Proche-Orient un enfer, prête à attaquer les intérêts colonialistes et impérialistes. Mais la révolution en Jordanie n'était pas son problème. Il était trop occupé à asseoir le prestige de ses propres commandos par des opérations de terrorisme international, des détournements d'avions, des prises d'otages de touristes occidentaux dans les grands hôtels d'Amman, où lui-même s'acharnait devant les journalistes accourus du monde entier, à convaincre l'opinion publique occidentale du bien-fondé de la cause palestinienne.[[cf. Les Palestiniens, un peuple de Xavier Baron - Editions du Sycomore.]]
Alors, ce qui se préparait quasiment ouvertement depuis des mois, arriva. Le 17 septembre 1970, l'armée jordanienne lança l'offensive générale contre Amman, avec ses blindés. Les commandos de feddayins, isolés les uns des autres, opposèrent une résistance héroïque et désespérée. Il allait falloir huit jours à l'armée de Hussein pour les réduire. Les dirigeants palestiniens qui se disaient marxistes avaient confiance parce qu'ils pensaient que l'armée de Hussein allait éclater d'elle-même puisqu'elle enrôlait une majorité de Palestiniens. Mais elle n'a pas éclaté. Les officiers palestiniens de Hussein sont restés du côté de Hussein. Aucun dirigeant de l'OLP n'avait jamais demandé aux « seconde classe » de l'infanterie de se retourner contre leurs officiers palestiniens : patriotisme oblige.
Alors, oui, Hussein a osé. Parce que les nationalistes palestiniens, eux, n'ont pas osé. Ils n'ont pas voulu prendre le pouvoir, ils ont eu peur de la révolution. Et c'est Hussein qui a mené la contre-révolution à titre préventif.
Tous les États arabes l'ont approuvé de fait et l'ont laissé faire. Assad, le nouveau chef de l'État syrien, avait donné l'ordre à son armée de l'air de ne pas couvrir les blindés qu'il avait envoyés à la frontière, blindés qui furent aussitôt mis hors de combat[[ cf. Septembre noir - Olivier Carré - Editions Complexe 1980.]] . Quant à Nasser, il a attendu 8 jours que les feddayins soient massacrés (ce Septembre noir aura fait 3 500 morts et 10 000 blessés) pour organiser le repêchage d'Arafat en pleine zone de combats et lui faire signer au Caire un accord de cessez-le-feu avec Hussein.
La résistance palestinienne venait d'essuyer son premier désastre. Et c'est pourquoi dans les années qui suivirent, la crédibilité officielle de l'OLP auprès des États du monde entier s'est accrue. Qui n'a pas alors fait la cour à Arafat ? Après la guerre du Kippour de 1973, les plans de paix se sont succédé pour le Moyen-Orient, et la respectabilité de l'OLP a atteint son zénith quand Arafat a été invité à siéger à l'ONU en 1974 à titre d'observateur. Il avait beau arborer le keffieh du combattant, il était presque devenu un chef d'État comme les autres ; il ne manquait plus que le territoire. Les grandes puissances songeaient à convaincre Israël de lui attribuer un mini-État en Cisjordanie et à Gaza. Mais la politique du fait accompli et l'expansionnisme de l'État d'Israël ne purent faire aboutir ces marchandages.
1975-1976 : la guerre civile au Liban
Au Liban, bien plus qu'en Jordanie, les Palestiniens se trouvèrent plongés au coeur d'une situation explosive, d'une situation qui commençait à devenir révolutionnaire à partir de 1970. Pas à cause des Palestiniens, mais à cause des conditions sociales et politiques du Liban lui-même.
Quand on nous parle aujourd'hui du Liban d'avant la guerre civile, on nous dit que ce pays était un véritable paradis, un pays riche et prospère au milieu de ce Moyen-Orient en proie à la misère et à la violence. Dans cette ancienne colonie française, on voyait et on voit encore des bons bourgeois libanais parlant français, et ressemblant à de bons notables d'une province française. Le Liban, ce pays où le contrôle des changes n'existait pas, était, disait-on, « la Suisse du Moyen-Orient ». C'est vrai, ce Liban-là existait. Beyrouth était, au moins dans certains quartiers, un havre de richesses et d'opulence.
Mais la richesse du Liban, c'est un riche à côté de 10 000 miséreux. Et il ne fallait pas aller loin pour trouver l'autre Liban, celui des pauvres. La Beyrouth riche, la Beyrouth de la bourgeoisie était littéralement ceinturée de bidonvilles ou de camps de réfugiés. On ne distinguait plus très bien qui était libanais et qui était palestinien. Il y avait les Palestiniens réfugiés de 1948. Il y avait les paysans pauvres du Sud libanais venus chercher du travail à Beyrouth, ou bien, plus tard, ceux qui quittèrent le Sud-Liban pour fuir les bombardements israéliens. Il y avait aussi les Palestiniens de 1967, ou ceux de 1970 qui avaient fui la Jordanie. Tout ce peuple de pauvres en fait, se fondait en un seul peuple de chômeurs, d'ouvriers mal payés, de gens vivant de petits métiers, de réfugiés vivant des maigres secours de l'ONU ; des gens qui se sentaient de plus en plus unis par la même haine de classe pour les riches.
Ces camps, ces bidonvilles portaient des noms qui sont aujourd'hui très connus parce qu'ils ont été les lieux des principales batailles, des principaux massacres de la guerre civile libanaise. Il s'agit des camps de Dbayé, de la Quarantaine, de Tell-El-Zaatar, et de Sabra et Chatila.
Et parlons aussi de cette fameuse démocratie libanaise, une exception pendant longtemps dans ce Moyen-Orient dominé par des dictatures, que pleurent aujourd'hui tous les dirigeants occidentaux mais qui est pourtant tombée sous les coups de ces phalanges fascistes dont le chef d'aujourd'hui, Amine Gemayel est pourtant présenté par ces mêmes dirigeants occidentaux comme le dernier rempart de la démocratie.
Il y avait en effet un Parlement, une constitution, un Président de la République, des institutions mises en place par le colonialisme français et inspirées de la 3e République française. Mais cette démocratie-là était à l'usage des couches privilégiées, des bourgeois des différentes confessions pour leur permettre d'établir entre eux un délicat partage du pouvoir. Il était établi par exemple que le Président de la République soit chrétien maronite, le Président du Conseil musulman sunnite, le Président de la Chambre musulman chiite. Mais les gens qui se partageaient ainsi le pouvoir étaient des grands bourgeois, des grands féodaux, des chefs de clan et même tout simplement souvent des chefs de gangs qui assuraient leur fortune et leur position sociale en entretenant chacun dans leur village, dans leurs fiefs, de véritables petites armées privées.
Les simagrées démocratiques des couches aisées reposaient, outre sur les armées privées, sur l'armée tout court. C'était une armée de guerre civile. Elle n'a jamais servi à défendre les frontières : Israël a pu violer, jusqu'en 1975 quelque 360 fois la frontière sans jamais rencontrer l'armée libanaise. Mais celle-ci a été par contre autrement plus active en relayant la police dans les tâches de répression contre les ouvriers en grève ou les paysans en lutte.
Eh bien, à partir de 1970, et surtout 1973, la présence palestinienne rompit l'équilibre politique et surtout l'irruption des pauvres sur la scène rompit l'équilibre social, et les deux sont liés.
A partir de 1970, puis sous le coup de fouet à la fois de la guerre israélo-arabe de 1973, des interventions multiples d'Israël au Liban qui en bombardant les camps palestiniens bombardait par la même occasion les quartiers pauvres libanais ; sous le coup de fouet aussi de la crise économique et de la misère croissante qu'elle engendrait, la ceinture de misère entrait en bouillonnement. Des grèves succédèrent aux grèves, des manifestations aux manifestations, des groupes armés se constituaient dans les faubourgs où on ne distinguait guère Libanais pauvres et feddayins palestiniens.
Successivement ou simultanément, le pays entier entrait en effervescence : grève aux usines Ghandour à Beyrouth - 2 tués par la police. Action armée contre les planteurs de tabac du Sud qui réclamaient qu'on leur paie le tabac un peu plus cher - 2 autres morts. La troupe a dû quadriller le nord du pays pour mater des paysans en lutte contre des féodaux. Elle a même dû intervenir contre des instituteurs en grève. Et il y eut une multitude d'interventions contre les camps palestiniens, parfois accompagnées de bombardements d'aviation.
Le 26 février 1975 enfin, il y eut à Saïda, au Sud-Liban, une manifestation de pêcheurs qui voulaient défendre leurs intérêts face à une société de commercialisation présidée par Camille Chamoun, ancien Président de la République, grand bourgeois chrétien, spécialisé dans toutes les affaires véreuses et notamment le trafic d'armes. Les Palestiniens pauvres de la région manifestèrent avec les pêcheurs. Une fois de plus, l'armée tira dans le tas et fit 11 morts. La ville de Saba se couvrit de barricades, il y eut des manifestations dans tout le Sud, une grève générale de protestation, l'armée fut contrainte de reculer. La police était depuis longtemps dépassée ; maintenant même l'armée ne faisait plus le poids. Et c'est du côté des Phalanges chrétiennes, Kataëb en arabe, que vint l'attaque.
Les Phalanges, c'est un parti d'extrême droite ouvertement fasciste. Lorsqu'elles furent fondées par le pharmacien Pierre Gemayel, en 1936 après un voyage de cet homme en Allemagne, ce fut sur le modèle de l'organisation nazie. Leur nom est le même que celui de l'organisation qui soutint Franco en Espagne à la même époque.
Ce parti fasciste existait de longue date, implanté dans la petite bourgeoisie maronite, raciste, pro-occidentale et anti-arabe, bien que les chrétiens libanais ne soient ni plus ni moins arabes que les musulmans.
Face à la montée de la colère parmi les ouvriers et parmi les pauvres, l'argent afflua dans les caisses des Phalanges. La bourgeoisie libanaise, mais aussi la bourgeoisie impérialiste, la bourgeoisie israélienne, mais aussi des régimes arabes virent de plus en plus dans les Phalanges une armée supplétive indispensable pour s'en prendre aux pauvres. Et il n'y eut pas que l'argent : des troupes aussi. Les fils de familles bourgeoises, anti-ouvriers, mais pas forcément bons combattants, commencèrent à être rejoints par d'autres, issus de milieux chrétiens plus pauvres à qui une propagande raciste sauvage faisait croire qu'ils étaient menacés par des musulmans fanatiques et que tout irait bien dans le Liban dès que les musulmans seraient mis au pas et les feddayins désarmés.
C'est ainsi que ce parti fasciste, ce parti de Pierre Gemayel et de ses fils Béchir et Amine Gemayel, préparait les troupes de choc qui allaient déclencher la guerre civile.
En 1975, les phalangistes croyaient le moment venu. Ils n'étaient peut-être pas sûrs de l'emporter mais ils pensaient pouvoir forcer la main des milieux politiques installés dans la place. Ils savaient pouvoir compter en cas de difficultés sur le soutien de l'armée bien sûr, mais au-delà aussi sur Israël et l'impérialisme, eux qui engageaient le combat contre les pauvres au nom de l'ordre, de la discipline, du travail et de la défense de l'Occident.
Alors, lorsque le 13 avril 1975 les phalangistes assassinèrent tous les occupants palestiniens d'un autobus qui revenait d'un meeting en traversant le quartier chrétien d'Aïn-El-Remmaneh ils déclenchèrent une guerre civile qu'ils espéraient pouvoir gagner.
Mais cette guerre civile, ils ne l'emportèrent pas. Au contraire. Les quartiers pauvres se hérissèrent d'armes, ils repoussèrent les Phalanges. L'armée elle-même eut beau seconder les Phalanges cela ne suffit pas, et d'ailleurs l'armée finit par se disloquer.
Ce fut une insurrection populaire qui aurait pu devenir une révolution sociale, et si elle ne l'est pas devenue, si elle s'est rapidement transformée de guerre sociale en guerre civile confessionnelle, un peu comme l'insurrection en Espagne s'est transformée en guerre civile entre deux camps également désireux de sauvegarder l'ordre bourgeois, la responsabilité en incombe aux dirigeants et à la politique qu'ils ont menée.
Arafat, et par son intermédiaire la direction de l'OLP, prit immédiatement position. Voici une déclaration d'Arafat de juin 1975 :
« Tout ce qui se passe au Liban est injustifiable. La révolution palestinienne sait pour sa part que le véritable champ de bataille se trouve en Palestine et qu'elle ne peut tirer aucun bénéfice d'une bataille marginale qui la détournerait de son véritable chemin ».
C'était une façon de proclamer que non seulement l'OLP ne considérait pas cette lutte comme la sienne et qu'elle n'aspirait pas à sa direction, mais qu'elle ordonnait aux Palestiniens présents au Liban d'attendre l'arme au pied que les phalangistes massacrent les ouvriers, les travailleurs, les pauvres et désarment la gauche libanaise. Au moment même où les Phalanges montraient que pour elles, feddayins et Libanais pauvres, étaient tout un.
Mais Arafat était un politicien bourgeois responsable. Il savait bien, lui, dès ce moment, que contrairement à ce qu'il disait aux masses, cette bataille n'était pas « marginale ». Et on voit bien aujourd'hui, huit ans après, qu'elle ne l'était pas. Parce qu'alors, oui, les Palestiniens et les Libanais pauvres, ensemble, avaient une chance exceptionnelle de l'emporter.
Oh bien sûr, la décision des chefs de l'OLP était une chose, l'attitude des milliers et des milliers de combattants en était une autre.
Mais la direction révolutionnaire que les masses pauvres n'ont pas trouvée du côté d'Arafat, elles ne l'ont pas trouvée non plus du côté des dirigeants de la gauche libanaise. Le chef incontesté de cette gauche était Kamal Joumblatt, le père de l'actuel dirigeant Walid Joumblatt. Politiquement, c'était un vieux routier des ministères libanais, une espèce de Guy Mollet ou d'Edgar Faure de la République libanaise. Socialement, c'était un seigneur féodal, un chef du clan des Druzes, grand propriétaire terrien, qui croyait à la métempsychose.
Kamal Joumblatt n'a pas souhaité cette montée populaire et il l'a encore moins provoquée. Mais là aussi, en homme politique responsable, il se mit à sa tête, à la tête de ce camp qui prit le nom de palestino-progressiste, non pas pour le conduire à une victoire en tout cas pas à la victoire des pauvres contre les riches, mais pour le dévoyer de plus en plus son la voie de garage du confessionnalisme.
Sur cette voie, même en cas de victoire militaire, les pauvres n'avaient rien de mieux à espérer qu'une modification de la Constitution, un peu moins défavorable aux musulmans, c'est-à-dire en fait un peu plus avantageuse pour la bourgeoisie musulmane dans son partage du pouvoir avec la bourgeoisie maronite, et c'est d'ailleurs bien la seule chose que revendiquait Kamal Joumblatt.
Pourtant, une fois de plus, il y avait une formidable possibilité, non seulement que la révolte des pauvres sur le sol du Liban écrase les bandes fascistes et les troupes de l'État libanais, mais surtout pour que cette révolte s'étende. Qu'elle s'étende même dans les pays voisins où on subissait la même misère et où on parlait la même langue et où on était très sensible à tout ce qui se passait du côté des Palestiniens ou des Libanais. Mais la politique des dirigeants palestiniens et des dirigeants de la gauche libanaise non seulement n'avait pas ouvert cette possibilité-là, mais fermait même la possibilité d'une entente entre les deux communautés confessionnelles libanaises elles-mêmes. Parce qu'il n'était pas du tout donné d'avance que toute la population chrétienne du Liban devait se ranger derrière les fascistes des Phalanges. Et si cela a fini par se faire, il a fallu pour cela de long mois pendant lesquels les dirigeants du camp de la gauche menèrent finalement une politique symétrique à celle des Phalanges chrétiennes en menant eux aussi la guerre sur le terrain confessionnel. Et aux massacres de quartiers musulmans perpétrés par les milices phalangistes, ils répondaient par des massacres tout aussi aveugles dans les quartiers chrétiens. Et aux assassinats et aux tortures exécutés par les phalangistes contre des musulmans à la simple vue de leur carte d'identité portant la mention de leur religion, ils répondaient aussi par des assassinats.
1976 : l'intervention de l'État syrien du coté de la droite chrétienne
La mobilisation et la combattivité du camp palestino-progressiste étaient cependant telles que les Phalanges furent progressivement repoussées, enfermées dans quelques réduits. L'heure de leur défaite semblait sonner, en cette fin mai 1976, lorsque les blindés du dictateur syrien Assad traversèrent la frontière, non pas pour donner le coup de grâce aux Phalanges, mais au contraire pour prendre à revers les forces du camp palestino-progressiste.
Assad était arabe et musulman, tout comme les dirigeants du camp palestino-progressiste. Mais il avait aussi une conscience de classe aiguë. Et il savait en quoi le combat de ce camp, même dévoyé par ses dirigeants, était menaçant pour lui comme pour tous les régimes de la région. Alors il n'a pas hésité à devenir l'instrument armé d'une espèce de front commun, qui allait des Phalanges aux États-Unis, en passant par Israël, tous solidaires de l'action entreprise par l'armée syrienne contre la gauche libanaise.
Dès que les Phalanges furent sauvées, les États-Unis comme Israël dénoncèrent la Syrie. Mais le soulèvement populaire était alors virtuellement terminé, même si la guerre civile ne l'était pas encore. La révolte populaire était domptée ; on l'avait fait rentrer dans les cadres nationaux, confessionnels, sous le contrôle des États ou sous la direction d'appareils.
Et le combat fut réduit à un combat d'appareils militaires, les appareils les plus faibles étant évidemment désavantagés par rapport aux appareils plus forts. Et en particulier l'appareil militaire de l'OLP était défavorisé par rapport à l'armée régulière de l'État syrien.
L'État syrien ne voulait pas et ne veut probablement toujours pas la fin de la résistance palestinienne, mais il veut comme tous les autres États arabes et justement comme Israël et comme l'impérialisme que la puissance du mouvement populaire ne puisse pas déborder les dirigeants palestiniens, Arafat ou un autre, et entraîner tous les peuples arabes dans la révolution.
Et depuis 1975, le mouvement palestinien est de nouveau acculé à la défensive. Et il est attaqué successivement un peu par tout le monde : par la Syrie, par les phalangistes, et par l'armée israélienne.
Telle était pourtant la détermination des Palestiniens, que l'armée israélienne, en envahissant l'année dernière le Liban, a eu plus de mal à vaincre les groupes armés de l'OLP à Beyrouth qu'elle en a jamais eu dans aucune des guerres contre les États arabes installés. Mais, pour dure qu'ait pu être la résistance des Palestiniens l'année dernière, elle ne s'en est pas moins achevée par une défaite. Et aujourd'hui, l'armée de l'OLP est de nouveau sur la défensive. Cette fois sous les coups de dissidents venus de ses propres rangs, mais qui acceptent, eux, de se subordonner ouvertement à l'État syrien.
Un peuple qui pouvait déclencher la révolution sociale dans tous les pays arabes
Les dirigeants palestiniens ont fixé des limites restreintes aux aspirations et aux espoirs de leur peuple, un territoire national, et l'impérialisme a accepté l'accomplissement de bien d'autres ambitions du même genre un peu partout dans le monde. Combien d'États indépendants ont vu le jour depuis la guerre, avec la bénédiction de l'impérialisme, voire à son initiative. Combien de fois l'impérialisme a même créé des États, là où il n'y avait pas de nation.
Pourtant, le peuple palestinien n'a pas de chance. L'impérialisme ne peut pas accepter un État palestinien ou, plus exactement, il ne peut pas lui donner une base territoriale, puisque même l'impérialisme le plus puissant ne peut donner la même terre à deux États à la fois. Et il se trouve que, dans les conditions actuelles, la principale puissance impérialiste, les États-Unis, voient en l'État d'Israël un allié autrement plus sûr que ne pourrait l'être un éventuel État palestinien.
Alors, tant pis pour le peuple palestinien, et tant pis accessoirement pour ses dirigeants officiels, avec lesquels, pourtant, les grands de ce monde pourraient parfaitement s'entendre.
Oh, devant la menace que le mouvement palestinien fasse sauter les régimes et les États du Moyen-Orient, l'impérialisme aurait pu, malgré tout, sacrifier Israël, et accorder aux Palestiniens un État national pour désamorcer, justement, ce que le mouvement palestinien avait d'explosif. Mais puisqu'il en avait la possibilité, et des complices pour exécuter ses basses oeuvres, l'impérialisme a toujours choisi jusqu'ici de faire massacrer le mouvement palestinien lorsqu'il devenait gênant et de garder en même temps Israël.
Le peuple palestinien, en reprenant à sort compte les espoirs et la lutte de tous les peuples arabes pourrait être le ferment d'une transformation radicale du monde arabe, en unifiant tous ces peuples dans une même lutte, et une même unité supra-nationale. Ce serait la fin de tous ces régimes féodaux maintenus en place par l'impérialisme. Mais Arafat et la direction de l'OLP ne sont pas réellement anti-impérialistes. De ce point de vue, ce sont des réformistes, même s'ils combattent les armes à la main.
Leur peuple a quelque chose de redoutable pour tous les oppresseurs et les tenants de l'ordre au Moyen-Orient. Sa moindre victoire menace de dépasser les objectifs proprement palestiniens pour se transformer en une lutte pour l'émancipation de tous les pauvres et déracinés de la région. Alors, à la tête d'un peuple dont le combat débouche sur la révolution arabe, les dirigeants nationalistes palestiniens ont désigné par avance à l'impérialisme les tractations auxquelles eux-mêmes étaient prêts. A la tête d'un combat qui menace d'enflammer dans une même révolte tout le monde arabe, ils ne cherchent qu'à conquérir les bonnes grâces des dictatures arabes pour marchander auprès de l'impérialisme et de l'État israélien la seule existence d'un État palestinien.
Ayant toujours tourné le dos à la perspective de la révolution arabe, ils ont préféré plaider pour leur peuple dangereux, leur peuple sans terre devenu prolétaire, les circonstances atténuantes de la seule revendication micro-nationale, celle du retour à cette terre dont il avait été chassé. Et faute d'avoir voulu être les chefs de la révolution sociale victorieuse du monde arabe, ils ont préféré être les chefs d'une révolution nationaliste, quitte à ce qu'elle soit manquée.
Car le drame des Palestiniens est cela-même qui aurait pu assurer leur victoire : c'est de représenter une force qui les dépasse eux-mêmes, d'être le catalyseur révolutionnaire de la misère des peuples du monde arabe. Et la volonté même de leurs dirigeants nationalistes de contenir cette force explosive dans la coquille dérisoire du nationalisme palestinien n'y change rien. Quoi qu'il veuille, quoi qu'il fasse, « LE PEUPLE PALESTINIEN DOIT ETRE VAINCU », se sont juré conjointement son adversaire israélien et ses prétendus protecteurs arabes. Alors, faute d'avoir voulu la seule victoire possible pour son peuple tant redouté, Arafat s'est satisfait d'être le chef professionnel d'un peuple vaincu. Et il s'est satisfait d'être reconnu comme tel par les tenants de l'ordre mondial. C'est pourquoi chaque défaite, chaque écrasement des feddayins lui a valu une « victoire politique », c'est-à-dire droit de cité dans la communauté diplomatique internationale, des différents dictateurs de la région.
Non, décidément, les victoires politiques de ses dirigeants ne sont pas celles du peuple palestinien. D'autant que de toute façon, ce qu'Arafat et la direction de l'OLP ont jamais proposé au peuple palestinien comme récompense de sa victoire, n'aurait été rien d'autre que ce qu'ont déjà les peuples syrien, égyptien, ou jordanien, et on voit bien qu'ils n'ont pas de quoi se réjouir. Puisque tous ces États, pour indépendants qu'ils soient, sont surtout indépendants de leurs peuples. Ce sont des appareils de répression féroces, plus féroces encore contre leur propre peuple qu'ils ne l'ont été contre le peuple palestinien, et ce n'est pas peu dire !
Et si les dirigeants de ces régimes se prétendent à l'occasion anti-impérialistes, ils sont en fait eux aussi des instruments de l'ordre impérialiste mondial, parce que tous, ils contribuent à maintenir l'ordre au détriment des peuples.
Alors, on a vu que le mouvement palestinien aurait pu et pourrait encore incarner un espoir bien plus fort, un espoir dépassant les limites de la Palestine, un espoir pour tous les peuples, d'un bout à l'autre de cette vaste région où on parle arabe et où on subit la même exploitation et des oppressions similaires. Les peuples de cette région se sont reconnus dans le combat des Palestiniens et d'un bout à l'autre, il y avait une aspiration à l'unité que les dirigeants palestiniens ont refusé d'encourager réellement. Tout comme Nasser avant eux avait refusé de l'encourager, même s'il s'en servait par démagogie. Et après l'échec de Nasser, après les échecs successifs de l'OLP, on voit sur ce plan un vide se créer, un vide qui commence à être rempli par une montée de l'islamisme.
Oui, cette montée de l'islamisme incarnée par un Khomeiny en Iran, par toutes sortes d'organisations d'extrême-droite populistes et religieuses du style des Frères Musulmans est, dans un certain sens, la sanction des échecs successifs du nassérisme et de l'OLP.
Ces gens-là ne représentent évidemment pas plus un espoir pour les masses pauvres, ils annoncent seulement un retour à des pratiques barbares, à supposer d'ailleurs que retour il y ait, car bien des États arabes s'appuient déjà aujourd'hui sur ce que leur société compte de plus arriéré.
Mais l'impérialisme n'aura certainement pas l'occasion de se réjouir d'avoir réussi, avec la complicité des régimes arabes en place et des dirigeants palestiniens eux-mêmes, à désamorcer ce que le mouvement palestinien avait d'explosif. D'abord parce que le mouvement palestinien n'est pas encore vaincu et puis ensuite et surtout parce qu'en fait, c'est tout le Moyen-Orient, c'est l'ensemble des pays arabes comme d'ailleurs tout le Tiers-Monde sous-développé, qui est explosif.
Les circonstances historiques et l'existence de l'État sioniste ont fait que c'est autour de la Palestine qu'une première explosion s'est produite. Mais d'autres explosions pourraient se produire n'importe où ailleurs. Car il y a des millions de pauvres dans les banlieues du Caire, et il y en a aussi autour de Damas, Bagdad, Alger ou Casablanca.
L'impérialisme aura beau colmater les brèches d'un côté, il se retrouvera inévitablement devant de nouvelles révoltes parce que, finalement, c'est lui, c'est son oppression et ce sont ses exigences qui représentent le plus efficace ferment de révoltes. Et la classe ouvrière, les paysans pauvres, tous ces prolétaires des bidonvilles ne manqueront pas de se battre, pour imposer leur droit de vivre car l'impérialisme en crise leur déniera de plus en plus même ce droit.
Le fait de parler la même langue, le sentiment d'unité arabe représentent des atouts considérables pour propager la révolte, pour trouver des appuis auprès des pauvres des États voisins. Et c'est même d'ailleurs la seule voie pour réaliser cette unité arabe que les dirigeants promettent toujours mais ne réalisent jamais. Arafat a administré la démonstration que les dirigeants nationalistes même les plus radicaux, même les plus combattifs, ne veulent pas, car ne peuvent pas, incarner ce sentiment d'unité.
Ce sentiment, seule la révolution prolétarienne pourra l'incarner, et l'incarner jusqu'au bout car, justement, la révolution prolétarienne n'aura aucune raison de respecter aucune des dictatures en place, aucun des régimes, aucune des inégalités, aucun des privilèges, aucune des frontières, aucune des prétendues différences nationales ou raciales.
Alors, oui, la révolution arabe est encore devant nous, et elle sera socialiste.