Les syndicats dans les pays impérialistes : de la lutte de classe à l'intégration dans l'État
Au sommaire de cet exposé
Sommaire
- Une formation longue et difficile, en opposition absolue avec la bourgeoisie et l'État
- Dès la fin du XIXe siècle, les premiers rapprochements entre les syndicats et I'État
- Le grand tournant de la Première Guerre mondiale : tous les syndicats versent dans « union sacrée »
- Seconde Guerre mondiale : les syndicats tout naturellement dans le camp des impérialismes anglo-saxons
- Dans l'Espagne des année 70 : les syndicats à peine mis sur pied et déjà intégrés
- Les syndicats dans les grands pays impérialistes aujourd'hui
- Face à la crise économique, incapacité et faiblesse
- Les révolutionnaires et les syndicats
- i Annexes
S'il est des organisations qui semblent mériter le qualificatif d'ouvrières, ce sont bien les syndicats. Non seulement ils se donnent explicitement pour but la défense des intérêts des salariés et d'eux seuls, mais de plus ils ne regroupent que ceux-ci, et tirent ainsi une frontière entre les classes, non seulement par leur idéologie, mais par leur organisation elle-même.
Cela semble une telle évidence que, lorsqu'on parle des organisations ouvrières, c'est à elles que songent spontanément, non seulement l'immense majorité des travailleurs du rang, syndiqués ou non syndiqués, mais aussi sans doute la plupart des révolutionnaires marxistes.
Organisations ouvrières, certes, par leur origine, leurs adhérents, la place qu'elles occupent dans la conscience sociale. Mais les syndicats ne sont pas seulement cela, loin de là. Ils le sont sans doute même de moins en moins, depuis plus d'un siècle qu'ils existent dans les principaux pays capitalistes, car les liens qu'ils ont tissés avec la classe dominante et son État, et la politique qu'ils mènent sont en contradiction directe avec leur raison d'être affichée. Et avoir conscience de cela est absolument nécessaire pour des révolutionnaires s'ils veulent éviter aujourd'hui de grossières erreurs dans leur politique.
Nous n'aborderons que les syndicats dans les pays impérialistes - et encore pas dans tous, on s'en doute. Cela n'est pas seulement dû au fait que le temps de ce cercle est forcément limité. C'est que dans les pays du tiers monde, ou dans ceux du camp soviétique, soit les syndicats sont beaucoup plus faibles, soit leur nature d'appendices de l'appareil d'État est beaucoup plus évidente. Ce n'est certes pas que dans ces pays on ne puisse pas leur trouver les mêmes traits fondamentaux que ceux des vieux pays capitalistes industrialisés. Mais c'est dans ceux-ci que, par leur passé, leur force apparente, leurs liens avec la classe ouvrière, là où celle-ci reste de loin la plus importante par le nombre et le poids social, les organisations syndicales ont l'importance la plus grande. Du coup, c'est là aussi qu'ils constituent l'obstacle le plus important pour la lutte révolutionnaire du prolétariat. Ainsi se trouvent tracées, bien naturellement, les limites que nous avons données à cet exposé du Cercle Léon Trotsky.
Une formation longue et difficile, en opposition absolue avec la bourgeoisie et l'État
L'histoire des syndicats dans les différents pays impérialistes a des traits propres à chacun d'entre eux. Elle a pourtant parcouru, pour l'essentiel, des étapes parallèles, même si pour certains c'est avec quelques décennies de retard sur les autres. Elle a été ponctuée par les mêmes moments-clés : la Première Guerre mondiale ; la crise, elle aussi mondiale, déclenchée en 1929 aux États-Unis ; la deuxième guerre impérialiste à l'échelle de la planète.
Et chaque fois, les syndicats se sont un peu plus intégrés dans la société bourgeoise jusqu'à en constituer aujourd'hui un trait essentiel.
Mais cela ne s'est pas fait tout seul, et avant d'en arriver là, il y avait eu plusieurs décennies d'évolution, il avait fallu tout un passé.
Ce passé, c'était avant tout un passé de luttes, un passé de militantisme obstiné, difficile, souvent héroïque, dont le premier objectif était d'imposer aux patrons et aux autorités non seulement le respect de quelques droits pour les travailleurs, mais d'abord le simple droit à l'existence des organisations syndicales ouvrières.
La bourgeoisie conquérante entrait alors dans sa phase impérialiste ; elle entreprenait de soumettre la terre entière à son appétit de profits. Le fondement de sa richesse et de sa puissance reposait, comme il repose toujours, sur l'exploitation de la classe des prolétaires.
L'organisation des exploités représentait aux yeux des bourgeois un péril mortel. L'idée même les horrifiait. Et pendant la première moitié du XIXe siècle, le simple fait pour quelques ouvriers de se réunir, même avec les intentions les plus pacifiques du monde, était considéré comme une conspiration.
Les premiers syndicats étaient apparus en Angleterre dès les années 1820, parmi les charpentiers, les marins, les exploités des manufactures du textile. On comptait environ 800 000 syndiqués aux alentours de 1840. Ce n'est pourtant qu'en 1868, bien après le soulèvement connu sous le nom de « chartisme », qu'un premier organe visant à centraliser les unions de métier existantes put être fondé de façon durable.
En France, la CGT ne fut fondée qu'en 1895.
En Allemagne, deux associations générales de travailleurs avaient été créées par des militants socialistes en 1863, mais ce n'est qu'à partir de 1890, presque trente ans après, que les syndicats purent vraiment se développer.
Toute cette dure expérience avait profondément marqué l'avant-garde ouvrière qui en conserva une profonde hostilité, pendant longtemps, envers un État qui se montrait aussi brutalement au service des patrons.
Ainsi, les militants français considérèrent la loi de 1884, qui légalisait les syndicats, avec méfiance : en particulier parce qu'elle les obligeait à déposer les noms des responsables. Pendant les premières années, les syndicats furent d'ailleurs plus nombreux à s'y refuser qu'à s'y plier.
C'est que pendant toute cette époque et jusqu'à la guerre de 1914-1918, il y eut un grand mouvement syndical pour se réclamer des idées révolutionnaires. En France, la CGT était un mouvement qui, non seulement se plaçait explicitement sur le terrain de la lutte de classe, mais se donnait des objectifs révolutionnaires. Les voies et moyens par lesquels militants anarchistes, socialistes, syndicalistes, pensaient parvenir à la révolution sociale à laquelle ils rêvaient, étaient sans doute passablement confus, et même la grève générale qu'ils préconisaient restait finalement une perspective assez vague, mais le fait demeure que ces syndicalistes se voulaient révolutionnaires et que pour l'État bourgeois ils ne manifestaient que de l'aversion.
La CGT française était donc à cette époque un syndicat très marqué par les idées libertaires, d'ailleurs quelquefois méprisant pour la masse des « inconscients » que Pouget, un des principaux dirigeants de la tendance syndicaliste révolutionnaire de la CGT, considérait comme des « zéros humains ». Pour cette minorité très combative, il semblait ne devoir jamais être question d'intégration dans l'État. Toute législation sociale, toute mesure favorable aux travailleurs, leur paraissaient même a priori suspectes. Comme disait le militant Yvetot, « jamais une loi n'apportera quelque chose de réel, d'efficace pour le peuple » . Ils étaient hostiles à ce qui pouvait paraître être accordé d'en haut, en particulier d'éventuelles subventions de la part des pouvoirs publics au syndicalisme. Ainsi Albert Thomas, alors jeune député socialiste et qui devait faire plus tard une carrière de ministre, se devait de déclarer en 1911 : « Nul syndicat ne peut posséder son indépendance pleine et entière s'il est subventionné ou même abrité par une municipalité, fût-elle socialiste » .
Il y a eu également des courants syndicalistes révolutionnaires importants en Italie et en Espagne, de même qu'en Grande-Bretagne entre 1910 et 1914, et surtout aux États-Unis avec le mouvement des Travailleurs Industriels du Monde. Méfiants vis-à-vis de l'État, et même en fait de tout corps constitué, au point de ne jamais mettre solidement sur pied leur propre organisation, les Travailleurs Industriels du Monde constituaient des sortes d'équipes volantes de syndicalistes qui se portaient en différents points du champ de bataille pour y organiser les travailleurs non qualifiés et prendre la tête des luttes que ceux-ci engageaient. Ce furent eux qui menèrent et organisèrent parmi les plus grandes luttes ouvrières aux États-Unis avant la Première Guerre mondiale.
Dès la fin du XIXe siècle, les premiers rapprochements entre les syndicats et I'État
Cependant, à la même époque, alors que le syndicalisme était encore la plupart du temps en butte à l'hostilité du patronat, à la répression bien souvent, alors que dans ses composantes les plus importantes, il se voulait le défenseur des travailleurs sur une base de classe, parallèlement, une tendance contraire s'était fait jour. Au niveau d'une partie du patronat et des milieux politiques dirigeants, et au niveau du mouvement syndical lui-même. Une tendance à l'accommodation entre les syndicats et les patrons et surtout peut-être l'État. Dès le début, en effet, l'État a souvent cherché plus vite que les capitalistes eux-mêmes à trouver des accommodements avec les syndicats, sans doute parce qu'il représente les intérêts généraux à long terme de la bourgeoisie, même quand les bourgeois ne voient que leurs intérêts particuliers les plus immédiats et les plus bornés.
En fait, les premières organisations de type syndical, c'est-à-dire les Unions en Angleterre, organisées sur la base des métiers et de la qualification professionnelle, étaient limitées à une couche privilégiée de travailleurs. Elles se préoccupaient plus d'entraide que de transformer la condition ouvrière. Une aristocratie ouvrière et même une bureaucratie existaient déjà, que la bourgeoisie britannique allait consolider en les favorisant. Les syndicats anglais, en 1892, rémunéraient déjà 600 à 700 responsables permanents, lesquels s'occupaient surtout de questions techniques. Il se trouva dès lors des patrons et des politiciens pour penser que des syndicats dont la direction était domestiquée, pouvaient servir d'instruments pour leurs relations avec les travailleurs. Ainsi, le secrétaire de l'Association Nationale des grands entrepreneurs en bâtiment déclarait qu'il était « plus facile de s'arranger avec les représentants des syndicats qu'avec plusieurs ouvriers indistinctement » . Ce sont sans doute les mêmes raisons, mais vues du point de vue de la classe opposée, qui faisaient dire à un ouvrier de l'époque : « De nos jours, le responsable salarié d'un grand syndicat est l'objet de flatteries et de la courtisanerie des bourgeois. Il est invité à dîner chez eux, il admire leurs beaux meubles, leurs beaux tapis, l'aisance et le luxe de leur existence (...) Progressivement, son propre mode de vie change, et il se trouve en conflit avec les membres du syndicat » . Un commentaire vieux de près d'un siècle, mais qui a sans doute conservé pas mal d'actualité.
Les politiciens britanniques libéraux comprenaient l'utilisation qu'ils pouvaient faire de ces syndicalistes. Dès 1886, deux syndicalistes étaient faits sous-secrétaires d'État dans un gouvernement libéral. John Burnett, d'ouvrier serrurier militant de la grève pour la journée de 9 heures qu'il avait été, devint l'agent électoral du parti bourgeois libéral et il fut récompensé plus tard par un poste dirigeant dans le Département du Travail créé dans le cadre du ministère du Commerce. Des cas semblables se multiplièrent.
En fait, le phénomène était profond. A la fin de 1912, divers organismes de l'État britannique comportaient 400 postes occupés par des syndicalistes. Ce qui n'empêchait nullement, parallèlement, l'État d'envoyer ses gendarmes contre les grévistes.
Dans la même période, les syndicats allemands évoluaient eux aussi en profondeur. Les choses changèrent pour eux avec la suppression en 1890 des lois de répression anti-socialistes, après les nombreuses grèves des années précédentes.
Les entraves à l'association des organisations syndicales entre elles tombèrent. Au point qu'une quinzaine d'années plus tard, aux alentours de 1906, les syndicats socialistes étaient passés des 259 000 membres de 1895 aux environs de 1700 000 cotisants, pour atteindre le chiffre de deux millions et demi en 1912. Ils devenaient une puissance. Dans de nombreuses villes, les syndicats commençaient à être reconnus comme des interlocuteurs valables, ils devenaient partie contractante d'accords avec les services publics, ils entraient dans la gestion de diverses caisses et offices, concluaient des conventions collectives.
Ces syndicats allemands se réclamaient pourtant du socialisme et de la révolution. Certes, leur président Karl Legien déclarait en 1905 : « Pour continuer à construire nos organisations, nous avons besoin de calme au sein du mouvement ouvrier » . Mais dans la même période, ils lancèrent ou dirigèrent bien des grèves. La plupart des patrons de la grande industrie se refusaient toujours à les reconnaître, les conventions couvrant surtout ce que nous appellerions des PME. D'ailleurs, l'attitude du gouvernement lui-même vis-à-vis des syndicats était d'une tolérance toute relative. Les travailleurs participant à des piquets de grève furent souvent lourdement condamnés. La bourgeoisie française aussi avait vu germer dans ses rangs des idées analogues quant à l'intérêt qu'il pourrait y avoir à faire servir des syndicalistes au maintien de l'ordre social.
C'est à l'intention de donner un cadre légal au syndicalisme que répondait la loi de 1884 de Waldeck-Rousseau qui, en tant que ministre de l'Intérieur, conseillait à ses préfets : « Il faut et il suffit que l'on sache que les syndicats professionnels ont toutes les sympathies de l'administration et que les fondateurs sont sûrs de trouver auprès de vous les renseignements qu'ils auraient à demander » .
Il y eut quelques cas de politique patronale reconnaissant, sous la pression de la lutte, les syndicats comme interlocuteurs. Cela resta cependant marginal. C'est de l'État que vinrent des expériences en direction des syndicalistes.
En 1899, le député socialiste Millerand accepta un poste de ministre dans le gouvernement Waldeck-Rousseau. On cria, à juste titre, à la trahison. De la part de la bourgeoisie, cette nomination constituait l'amorce d'une politique nouvelle dont le but était de régulariser les relations avec les organisations ouvrières.
Millerand organisa la représentation syndicale au sein d'un Conseil Supérieur du Travail créé quelques années auparavant. Parallèlement, on discuta, dans les milieux gouvernementaux et parlementaires, d'une procédure destinée à organiser et réglementer le droit de grève, afin de la remplacer par la négociation et l'arbitrage de l'État.
Millerand était ministre du Commerce, de l'Industrie et des PTT, et son ministère fut le principal foyer de son expérience de ministre « ami des ouvriers ».
Le syndicaliste révolutionnaire Pierre Monatte commente : « Au lendemain de la fusillade de Châlon, les membres de la commission de la Bourse du Travail de Paris reçurent pour eux et leurs familles une invitation à une soirée du ministre du Commerce. Deux jours après, une nouvelle invitation, de Galliffet (l'ancien fusilleur des communards, ministre dans le même gouvernement que Millerand), pour un carrousel. Que voulait-on, sinon domestiquer les syndicats ? «
L'expérience ne dura que trois ans et les résultats en furent très maigres sur le plan des lois sociales. Les grands patrons, du comité des Houillères, des Forges du Creusot, des Textiles du Nord, etc., se montraient hostiles à la perspective d'une intervention permanente des pouvoirs publics dans leurs relations avec les ouvriers. L'expérience ne fut donc qu'un feu de paille. Mais il y en eut d'autres.
Ainsi, en 1906, sous le ministère de Clémenceau, dont la réputation comme briseur de grèves est connue, fut fondé le ministère du Travail. Le titulaire du poste était un jeune avocat socialiste, Viviani, qui invita ses fonctionnaires à manifester à l'égard des travailleurs « un parti-pris visible de cordialité et de sympathie » .
Les bonnes paroles de Viviani n'allèrent pas très loin dans l'atmosphère de grèves réprimées et d'assassinats d'ouvriers de ces années-là. En France donc, la politique de la manière forte alternait avec des débuts d'ouverture en direction des syndicalistes acceptant de jouer le jeu de la collaboration. On retrouve les deux tendances au long de toute cette période.
Ainsi, avec les différences dues aux conditions particulières de chaque pays, l'idée d'associer le syndicalisme s'était largement fait jour du côté de la bourgeoisie, idée liée pour elle à celle qu'un syndicalisme domestiqué pouvait fournir le moyen de faire l'économie de bien des grèves.
Dans l'ensemble, et si l'on met à part le cas des États-Unis, dans tous les grands pays impérialistes à la veille de la guerre, les organisations syndicales toujours considérées comme les ennemis par la grosse majorité de la bourgeoisie, étaient de plus en plus reconnues comme interlocutrices valables par l'État.
Le grand tournant de la Première Guerre mondiale : tous les syndicats versent dans « union sacrée »
La première guerre impérialiste révéla au grand jour l'identité de nature des syndicats, en dépit des différences dans leur histoire, leurs traditions et leur statut dans la société. Toutes les grandes organisations syndicales, dans tous les pays impérialistes, se placèrent d'emblée chacune dans le camp de leur bourgeoisie, y compris celles qui se voulaient révolutionnaires comme la CGT française.
Avant la guerre, les dirigeants syndicalistes pouvaient se dire et se vouloir révolutionnaires, tout en s'installant en fait au sein de la société et de ses institutions. L'ambiguïté restait possible tant que les choses n'étaient pas critiques pour les intérêts de la bourgeoisie. Mais avec la guerre inter-impérialiste, venait la première épreuve vitale pour le mouvement syndical, comme pour le mouvement socialiste d'ailleurs. La bourgeoisie, engagée dans la lutte armée contre ses rivales des autres pays, ne pouvait pas tolérer, à l'intérieur, l'opposition de la classe ouvrière.
Les directions syndicales française, allemande, anglaise, ne se le firent pas dire, d'ailleurs. D'emblée, dès la déclaration de guerre, en l'espace de quelques jours ou même de quelques heures, elles s'alignèrent spectaculairement malgré les protestations de bon nombre de militants honnêtes.
Dans la dernière semaine de juillet 1914, le ton anti-guerre de la CGT s'atténua au fil des jours. Son secrétaire général Léon Jouhaux entra en contact avec le gouvernement. Les syndicalistes avaient tout lieu de craindre que, dès l'entrée en guerre de la France, il soit procédé à l'arrestation des quelque 2500 militants inscrits comme dangereux en cas de mobilisation sur une liste fameuse, connue sous le nom de carnet B. Le 31 juillet, l'entrée en guerre de la France étant imminente, le ministre de l'Intérieur envoyait à ses préfets un télégramme en ce sens. Dans la soirée, le comité confédéral national de la CGT en réunion prenait position : « La CGT doit négliger toutes ses décisions contre la guerre. Ce n'est pas le moment d'effrayer par des déclarations incendiaires tous ceux qui sont partisans de la paix (...) Il faut remiser les décisions antimilitaristes des congrès confédéraux et signer toutes les déclarations du Parti Socialiste » .
Dans la nuit du 31 juillet au 1er août, le ministre Malvy annulait son télégramme auprès des préfets. L'ordre de mobilisation générale était affiché le samedi 1er août.
Le 4 août, à l'enterrement de Jaurès, le secrétaire général de la CGT, Jouhaux, se rallia publiquement en s'écriant notamment dans son discours : « Avant d'aller vers le grand massacre, au nom des travailleurs qui sont partis, au nom de ceux qui vont partir et dont je suis, je crie devant ce cercueil que ce n'est pas la haine du peuple allemand qui nous poussera sur les champs de bataille, c'est la haine de l'impérialisme allemand » . Visiblement, l'impérialisme français ne lui inspirait plus la même haine.
Bien entendu, vu qu'il rendait des services aussi précieux, non seulement Jouhaux ne partit pas à la guerre, mais il fut appelé dès ce mois d'août 1914, à siéger à la commission du travail nommée sous la présidence du socialiste Marcel Sembat ; il fut nommé pompeusement commissaire à la Nation, et siégea également au Secours National aux côtés de l'ex-préfet de police Lépine et de Charles Maurras, le théoricien monarchiste d'extrême-droite.
Le scénario fut très rapide dans tous les pays dont la bourgeoisie avait déclaré la guerre. Dès le 2 août, les syndicalistes allemands se concertèrent avec les organisations patronales afin de « geler tous les conflits sociaux pour la durée de la guerre » . En Angleterre, ce mois d'août 14 vit également l'annonce de la « trêve sociale » par la direction des Trade-Unions. Partout, parallèlement à l'association des socialistes ou des travaillistes dans les gouvernements de guerre, on assista à l'association des syndicats aux organismes de l'économie de guerre. Le problème de l'heure pour la bourgeoisie et son État était que la classe ouvrière, du moins ses parties qui n'étaient pas envoyées à l'abattoir, produise sans répit des armements, des munitions, tout le matériel nécessaire au grand carnage.
Rouages de la machine de guerre et supports de la contre-révolution
Ce ralliement total et général ne pourrait pas s'expliquer s'il n'avait des raisons antérieures à la guerre.
La société bourgeoise et surtout son État avaient fait une petite place aux syndicats et du coup ceux-ci n'en étaient plus les adversaires irréductibles, mais une composante. Le syndicat c'était déjà toute une bureaucratie acceptée, reconnue, des permanents, des bureaux, des notables, même s'ils n'étaient encore admis qu'au bout de la table et par intermittence.
Le passage ouvert des organisations syndicales dans le camp de la bourgeoisie à l'occasion de la guerre, ce fut la continuation d'un processus entamé depuis bon nombre d'années, processus que la guerre précipita brutalement.
Moyennant quoi, la Première Guerre mondiale fut extrêmement propice aux appareils syndicaux. Ils furent admis et reconnus d'utilité publique, leurs cadres prirent l'habitude de rencontrer des patrons et de collaborer avec le pouvoir.
C'est ainsi qu'en France la mobilisation des travailleurs dans les usines dans le cadre de l'économie de guerre fut préparée en collaboration avec la CGT, sous l'égide d'Albert Thomas député socialiste devenu ministre de l'Armement. A chaque moment, paraît-il, le ministre consultait Léon Jouhaux et ses amis. Il les nomma dans une série d'organismes et de commissions, et en particulier dans les comités d'arbitrage obligatoire des usines de guerre. Les ouvriers récalcitrants risquaient l'envoi au front. Jouhaux écrivit plus tard qu'il fallait « empêcher que la revendication ouvrière, aussi justifiée qu'elle fût, n'aboutît à un arrêt de travail » .
Lorsqu'en 1917 une loi fut prise qui instituait des commissions mixtes pour décider du tour de départ au front des ouvriers qualifiés, la Fédération des Métaux accepta de collaborer à l'application de cette loi.
Les hommes politiques de la bourgeoisie savaient comment s'y prendre avec ces syndicalistes parvenus quasiment à des fonctions d'État. Ainsi, Clémenceau prenait soin de recevoir fréquemment Jouhaux et son adjoint, Marcel Laurent. Il veillait à donner à ces entretiens un air d'intimité, évoquant par exemple des souvenirs de la Commune...
Le rôle des syndicats fut tout à fait analogue dans les autres pays impérialistes en guerre. Des syndicalistes devinrent ministres en Angleterre. En Allemagne, des délégués syndicaux siégèrent à l'office de guerre, à des commissions paritaires de conciliation, présidées par un représentant du ministère de la Guerre. En échange, les confédérations syndicales étaient reconnues officiellement par l'État.
Que cette tendance soit absolument générale à tous les syndicats fut attesté encore plus complètement par la même évolution du syndicalisme aux États-Unis, qui présentait pourtant un visage assez différent de ce qu'il était en Europe. La Fédération Américaine du Travail, l'AFL d'après ses initiales en anglais, n'avait pas de grands projets de réforme de la société et ne s'inspirait pas du socialisme, même réformiste. Samuel Gompers, son président, parlait lui-même de « business unionism », de syndicalisme d'affaire. A ce titre, il se montrait pourtant fort méfiant vis-à-vis de l'État, dont il ne souhaitait pas qu'il se mêlât des relations entre travailleurs et patrons.
Néanmoins, lorsque les États-Unis entrèrent à leur tour dans la guerre, en 1917, Gompers ne manqua pas de faire étalage de son patriotisme, et son organisation se trouva ici aussi associée à la gestion de l'économie de guerre. Le gouvernement du président Wilson et son administration démocrate négocièrent avec elle salaires et conditions de travail.
A la fin de la guerre, la bourgeoisie internationale pouvait tirer les leçons de l'expérience. C'est ainsi que le traité de Versailles signé en juin 1919 posait les bases d'une Organisation Internationale du Travail, associée à la Société des Nations.
La charte de cette Organisation Internationale du Travail (I'OIT) prévoyait que, dans chaque pays, le gouvernement désignerait les organisations syndicales ouvrières et patronales les plus représentatives pour qu'elles délèguent le représentant ouvrier et le représentant patronal. J. Oudegeest, responsable syndical hollandais, commentait la chose en ces termes : « Auparavant, les gouvernements prenaient leurs décisions sans consulter les organisations ouvrières. La guerre leur a démontré la puissance de ces organisations, puissance qui, bien utilisée, peut cimenter la vie économique entière et sauvegarder le bien-être et la civilisation, mais qui négligée, persécutée ou contrecarrée, deviendrait inévitablement une force qui balayerait tout » .
Car c'était là en effet une grande préoccupation de l'heure. Le texte du traité de Versailles déclarait d'une importance « particulière et urgente » la reconnaissance du droit d'association pour les salariés.
Ces années 1917-1919 étaient secouées par la vague révolutionnaire lancée par la révolution qui venait en Russie de jeter à bas le régime du tsar et d'amener au pouvoir le jeune État ouvrier. Et, à Versailles, les dirigeants des impérialismes vainqueurs disaient ouvertement qu'ils entendaient se servir des syndicats pour faire barrage à la révolution ouvrière.
La bourgeoisie allemande se servit aussi des syndicats contre la révolution, au même titre que des sociaux-démocrates. En pleine tourmente révolutionnaire, alors que Guillaume II venait d'abdiquer, les centrales patronales et ouvrières signaient un accord créant une « Communauté du travail » et cela au terme d'une série d'entretiens (dont certains en présence des chefs de l'état-major) au cours desquels tout ce beau monde s'était concerté sur la politique à suivre devant les événements. Les syndicats voyaient s'accroître leurs postes et leurs pouvoirs. Leur institutionnalisation faisait un grand pas en avant.
De façon analogue, la bourgeoisie italienne se servit de la bureaucratie réformiste de la Confédération Générale des Travailleurs pour amortir la poussée des masses qui suivit la guerre. Le président du Conseil, Giolitti, put mettre fin au mouvement d'occupation des usines, au caractère pré-révolutionnaire, de septembre 1920, en grande partie grâce au syndicat.
L'ensemble de cette période de la première guerre impérialiste et de l'immédiat après-guerre marqua un jalon décisif dans l'évolution des syndicats dans les pays impérialistes.
Dans le même temps où elles s'associaient avec l'État, les organisations syndicales se faisaient aussi plus bureaucratiques.
Ainsi, au lendemain de la guerre, lorsque la CGT de Jouhaux s'affirma ouvertement réformiste, cela s'accompagna d'une reprise en mains de l'appareil de la confédération et de son renforcement. La CGT fut réorganisée en 1918. Une pyramide d'organismes de direction fut créée, qui constituait une bureaucratie centralisée : le pouvoir passait ouvertement des syndicats de base à la commission administrative et au bureau confédéral.
Face à la crise économique, une pièce essentielle des démocraties bourgeoises
Dans l'intervalle qui sépara l'après-guerre de la crise, les appareils syndicaux furent assez mal récompensés de leurs services par la bourgeoisie. Dans le camp impérialiste vainqueur, la bourgeoisie se sentit ragaillardie et donc pensa avoir moins besoin des syndicats. Une contre-offensive patronale eut lieu un peu partout, de la France aux États-Unis.
Bien pire, dans le camp des vaincus ou des laissés pour compte de l'impérialisme, l'arrivée au pouvoir de Mussolini en Italie, qui allait aboutir en trois ans à la dissolution des syndicats, à la répression systématique contre leurs militants et à la mise au pas de la classe ouvrière, indiquait assez que, dans certaines circonstances, la bourgeoisie pouvait être amenée à adopter une politique fondamentalement ennemie de toutes les formes d'organisation ouvrière, y compris les organisations syndicales disposées à collaborer avec elle.
Avec la crise, la bourgeoisie allemande appliqua, comme on sait, une politique analogue, sous une forme et avec des méthodes beaucoup plus brutales encore.
Pourtant, là où la bourgeoisie était suffisamment à l'aise pour pouvoir continuer, malgré la crise, à entretenir un régime parlementaire, avec les organes traditionnels de la démocratie bourgeoise tels que les partis politiques, elle utilisa non seulement les partis sociaux-démocrates et, quelques années plus tard, staliniens, comme agents de conservation de l'ordre capitaliste, mais également, et peut-être surtout, les organisations syndicales. Dans cette nouvelle période critique, les syndicats furent des organes vitaux de préservation de la démocratie bourgeoise impérialiste et envisagés comme tels par certains des plus éminents hommes d'État de la bourgeoisie, comme Roosevelt, aux États-Unis par exemple.
La grande industrie avait fait des pas de géant aux États-Unis depuis la guerre. En 1929, la production venait de s'accroître de 50 % en dix ans - production en masse de produits de série - et le prolétariat était fort de quelque 35 à 40 millions de travailleurs.
Ces masses ouvrières étaient frappées par la crise et le chômage massif, sans allocations chômage, sans protection sociale, désespérées par la misère de leur condition, par la famine bien souvent. Dans une ville comme Chicago, il y avait autant de chômeurs que de gens au travail. Un potentiel explosif énorme s'accumulait.
Lorsque Roosevelt accéda à la présidence des États-Unis, après les élections de la fin de 1932, il ne se prétendait nullement un réformateur social ; il n'avait pas non plus un plan global préconçu. Toute sa politique fut de faire traverser la crise aux capitalistes au mieux de leurs profits, et de mettre la puissance de l'État à leur service, dans ce but, en fonction des problèmes et des besoins au jour le jour.
Dans ce cadre, les syndicats pouvaient être utiles et même indispensables. Au mois de juin 1933, une série de mesures furent prises : elles instituaient notamment des Codes dans chaque branche de la production : en principe, ces Codes devaient assurer une revalorisation du pouvoir d'achat des ouvriers de façon à relancer la consommation.
Parallèlement, la législation donnait aux travailleurs le droit de s'organiser et de négocier collectivement, par l'intermédiaire de représentants de leur choix, dans la nomination desquels les patrons ne devaient pas intervenir.
Pour couronner l'édifice, Roosevelt instituait un Bureau National du travail, comprenant un nombre égal de représentants ouvriers et patronaux chargés de la mise en application.
Et pourtant, malgré cette indication que Roosevelt et l'État américain entendaient bien éventuellement se servir des syndicats, il a fallu que les travailleurs des États-Unis entament un dur et long combat pour imposer aux patrons la reconnaissance de leurs syndicats. Une première vague de grèves, durant l'été de 1933, eut dans les trois quarts des cas pour objet l'application de la nouvelle législation, qui resta très largement lettre morte à ce moment-là. La résistance patronale fut farouche. Dans les six derniers mois de 1933, il y eut plus de 15 grévistes tués, quelque 200 blessés et des centaines d'arrestations.
De grandes grèves éclatèrent durant l'année 1934, à Toledo, à Minneapolis, parmi les dockers de San Francisco et de toute la côte du Pacifique : grèves violentes, marquées par la répression, des assassinats et des arrestations en masse, par des batailles rangées avec la police et les briseurs de grève envoyés auprès des patrons par les agences spécialisées ou les États eux-mêmes. Ces luttes furent dirigées par des militants radicaux, staliniens à San Francisco ou trotskystes comme à Minneapolis, et l'AFL les désavoua.
Lorsque la Cour Suprême, bastion de la magistrature réactionnaire, déclara en mai 1935 la législation de Roosevelt inconstitutionnelle, elle ne faisait que symboliser l'attitude de refus des syndicats par l'ensemble du patronat américain.
La situation devenait cependant tendue en 1935. La poussée des masses ouvrières de la grande industrie vers l'organisation syndicale s'intensifiait. Les travailleurs affluaient massivement. Les syndicats qui, au sein de l'AFL, étaient organisés sur une base d'industrie, voyaient leurs effectifs s'accroître de 132 % tandis que les vieux syndicats de métier augmentaient proportionnellement dix fois moins.
Cette poussée se traduisit au niveau de l'appareil. En effet, un certain nombre de dirigeants syndicalistes avaient alors entrepris l'immense tâche d'organiser syndicalement les travailleurs des industries de base, et ils allaient mettre sur pied un appareil dans ce but, afin de prendre autant que possible les choses en main. Les initiateurs de l'affaire au sommet n'étaient certes pas des révolutionnaires. Ils ne se disaient même pas socialistes. Presque tous étaient des cadres chevronnés de l'AFL. C'était des trade-unionistes réalistes, ayant sans aucun doute le sens de l'opportunité, et sans aucun doute également une audace de tempérament que les bureaucrates à la Gompers avaient perdue depuis longtemps.
John Lewis, par exemple, était le leader du plus important des syndicats de l'AFL, le syndicat des mineurs de charbon.
Selon ses termes, le syndicalisme fait partie intégrante « du système capitaliste tout comme la société anonyme » . Il était arrivé à Lewis de s'opposer aux mineurs en grève, notamment en 1919-1920, en même temps qu'il pourchassait les militants communistes dans le syndicat qu'il dirigeait de façon dictatoriale comme un fief personnel.
Ce furent de tels hommes qui, devant la vague de fond ouvrière qu'il fallait canaliser, prirent l'initiative de secouer la vieille fédération. Au congrès de 1935, un autre dirigeant ne déclara-t-il pas : « Les travailleurs de ce pays sont en train de s'organiser, et s'ils ne sont pas mis à même de s'organiser sous la bannière de l'American Federation of Labor, ils s'organiseront sous quelque autre direction ou même sans direction du tout. Ils tomberont sous l'influence de forces subversives, situation qu'aucun délégué au congrès de l'AFL ne souhaite » .
Lewis et d'autres prirent alors l'initiative de fonder un « Comité pour l'organisation des ouvriers en syndicats industriels », le CIO. De son côté, devant la montée des périls, l'administration démocrate et Roosevelt faisaient un pas de plus pour aider les dirigeants syndicalistes dont ils attendaient le soutien en retour.
Ce fut la loi Wagner du 5 juin 1935, qui, confirmant les droits reconnus deux ans auparavant, interdisait aux patrons de « se refuser à conclure une convention collective avec les représentants qualifiés de ses salariés » .
L'année 1937 vit une nouvelle étape de la lutte des travailleurs américains, une vague de grèves sans précédent qui partit des usines pneumatiques d'Akron, dans l'Ohio : les travailleurs firent grève sur le tas dans le but d'empêcher les patrons d'introduire des briseurs de grève dans les usines. La grève gagna la ville de Flint, le fief de Général Motors, un des plus puissants monopoles des États-Unis qui avait banni jusque là le syndicalisme de ses usines. L'occupation massive des usines par les grévistes commencée à la fin de 1936, dura jusqu'en février 1937. Général Motors capitula. Le syndicat de l'automobile, affilié au jeune CIO, était reconnu comme le représentant exclusif des travailleurs.
Cette victoire donna une confiance nouvelle aux ouvriers des industries-clés, et les grèves sur le tas firent tâche d'huile. Elles mirent en mouvement peut-être deux millions de travailleurs au total, en 1936-37. Comme par hasard, c'est seulement alors, en avril 1937, que la Cour Suprême valida la loi Wagner qu'elle trouva subitement conforme à la Constitution des États-Unis après avoir tergiversé pendant près de deux ans.
Les grandes grèves de 1936-37 n'avaient été ni voulues ni déclenchées par les dirigeants syndicaux, mais les hommes du CIO en prirent la direction sans rechigner, et c'est ce qui leur permit finalement de contenir la puissance de la vague de luttes et de la canaliser, en même temps qu'ils implantaient leur appareil, bien souvent d'en haut, à toute vitesse, le faisant reconnaître en même temps par les travailleurs et par les patrons.
Si le CIO fut marqué par sa naissance dans la lutte, il fut cependant marqué dans le même temps, par les conditions de sa fondation sous les auspices de l'administration démocrate. Ses fondateurs et dirigeants étaient étroitement liés à Roosevelt, dont ils financèrent les campagnes électorales, en 1936 et en 1940, sur les caisses syndicales. Il y avait là une malformation en quelque sorte congénitale. Le CIO n'eut pas véritablement à subir une dégénérescence bureaucratique. Au sommet, il constitua d'emblée une bureaucratie puissante liée avec les sommets de l'impérialisme, même s'il lui avait fallu combattre pour s'imposer.
Du point de vue du mouvement révolutionnaire, le soulèvement des masses ouvrières des États-Unis qui donna naissance au CIO fut une grande occasion manquée.
Dans la vieille Europe et à une échelle plus réduite, les vieux appareils réformistes jouèrent pour leur bourgeoisie, du moins là où il subsistait des régimes de démocratie parlementaire, un rôle aussi précieux à travers la crise. Même si une grande partie du patronat français a vécu 1936 comme une défaite, la CGT lui a alors rendu un service qualifié. Du même coup, la CGT se consolida en tant qu'appareil.
En 1936, encore une fois, Jouhaux eut droit à des égards particuliers comme, par exemple, son admission au sein du conseil d'administration de la Banque de France. Mais dans cette période, de nombreux cadres syndicaux apprécièrent à leur tour les charmes discrets de la société bourgeoise. jamais, et c'était significatif, le mouvement syndical n'avait été entouré d'autant de bonnes manières, dans les cabinets ministériels comme dans les préfectures, jamais encore il n'avait eu autant de possibilités nouvelles en locaux, en journaux, en permanents. Pour la première fois, on voyait le chef du gouvernement en personne interrompre un conseil de Cabinet pour recevoir une délégation de la Fédération des Métaux...
En Angleterre, si dans les années trente, les organes dirigeants des Trade-Unions ne jouèrent pas un rôle aussi voyant au service de la bourgeoisie, c'est qu'ils l'avaient joué quelques années auparavant, en brisant la grande grève générale de 1926. Désormais, leur association au pouvoir était très poussée.
Seconde Guerre mondiale : les syndicats tout naturellement dans le camp des impérialismes anglo-saxons
En 1939, la sensation d'août 1914 ne se renouvela pas, dans ce sens que le ralliement des syndicats à la cause de l'Union sacrée ne fut une surprise pour personne. Cet alignement était d'ores et déjà inscrit dans la politique de collaboration des syndicats comme des partis sociaux-démocrates.
Dans ces conditions, se sont associés à leur gouvernement ceux qui l'ont pu ! C'est-à-dire les syndicats britanniques et américains. En France, la défaite sonnait et le régime du maréchal Pétain, quant à lui, ne voulait nullement des syndicats ouvriers. En attendant des jours meilleurs, le mouvement syndical attela son char à la cause de la Résistance. Ce qui revenait à faire cause commune avec la partie de l'appareil d'État et des hommes politiques qui s'étaient rangés du côté de l'impérialisme américain.
Pour le mouvement travailliste britannique, dans sa composante syndicale comme dans sa composante politique, les choses étaient politiquement simples. Un des principaux leaders syndicaux, Ernest Bevin, du syndicat des Transports, devint ministre, ministre du Travail bien entendu, puisque sa fonction était de faire intensifier la production de guerre. En même temps, il était chargé d'enrégimenter l'ensemble de la main-d'ouvre puisqu'il était simultanément chargé du service militaire.
Les dirigeants syndicaux américains, quant à eux, ne devinrent pas ministres. Néanmoins, ils s'attelèrent à la tâche de mettre la classe ouvrière plus que jamais au travail. Finie la crise ; pour les trusts américains, un vaste marché s'ouvrait. L'industrie se remit à fonctionner à haut rendement, rendement considérablement accru encore à partir de l'entrée en guerre officielle des États-Unis, en décembre 1941.
L'appareil du CIO, né sous la tutelle de Roosevelt, se trouva absorbé dans la machine de l'impérialisme américain. Implanté pour l'essentiel dans les industries-clés, très centralisé, il se mobilisa dans la tâche de museler une classe ouvrière dont la combativité venait tout juste de se déployer largement. Les quelque 4 000 grèves qui eurent lieu au cours de l'année 1941 montraient bien que les travailleurs n'étaient pas encore rentrés dans le rang, loin de là. Il y eut plus de deux millions de grévistes cette année-là, soit plus même qu'en 1937.
L'administration Roosevelt intervint directement désormais dans la plupart des grèves, accusant souvent les grévistes d'être menés par les communistes, n'hésitant pas même à envoyer l'armée contre les grévistes.
Dès l'entrée en guerre contre le Japon, au mois de décembre, les dirigeants syndicaux proclamèrent publiquement leur engagement de ne pas lancer de grèves pendant la durée de la guerre. Au cours de 1942, ces dirigeants syndicaux acceptèrent pour les travailleurs le blocage des salaires, l'intensification des cadences et la renonciation à un certain nombre d'avantages. Les trusts allaient pouvoir faire à l'aise des affaires fabuleuses et l'impérialisme américain, sa guerre.
L'après-guerre : les syndicats reconstruits... par l'impérialisme américain
Dans la période critique qui s'ouvrit avec la fin des combats, en particulier lors de l'effondrement de l'Allemagne et du Japon, la peur de la révolution cimenta pour quelque temps encore l'alliance de circonstance entre l'impérialisme et l'URSS de Staline.
Les plans de l'impérialisme pour l'après-guerre comportaient un volet qui attribuait une place significative aux organisations syndicales. C'est ainsi que fut lancée, en février 1945, la Fédération Syndicale Mondiale, la FSM, avec la bénédiction de l'impérialisme anglo-américain et des représentants de l'URSS. Ultérieurement, la FSM connut le même destin que l'alliance entre les États-Unis et l'URSS, c'est-à-dire qu'elle éclata en 1949, lorsque les Trade-Unions britanniques et le CIO, à la demande du Département d'État, la quittèrent. Mais en 1945, on n'en était pas encore là.
L'idée d'une conférence de fondation d'une Fédération Syndicale Mondiale avait été lancée par les dirigeants syndicaux britanniques. C'est sous des auspices très officiels qu'elle se tint, à Londres, sous le patronage de Churchill.
Le sujet faisait partie des préoccupations des dirigeants du monde. Les conclusions de la conférence qui les réunit à Potsdam quelques mois plus tard, après la capitulation de l'Allemagne, contenaient la phrase suivante : « Compte tenu du maintien de la sécurité militaire, la formation de syndicats libres sera autorisée ».
Voilà qui était éloquent quant à ce que les dirigeants impérialistes attendaient des syndicats.
Ces idées allaient prendre une forme tout à fait concrète dans les pays dont l'impérialisme avait été vaincu au terme de la guerre.
Lorsqu'en 1944-45, les armées alliées s'avancèrent en Allemagne, le général Eisenhower publia une ordonnance dans laquelle il demandait aux chefs militaires de favoriser la reconstitution d'un syndicalisme allemand. La procédure à suivre fut fixée par des ordonnances, durant l'été de 1945, et la reconstitution se fit sur la base d'un syndicalisme unique. Et avant même la fin de la guerre, dans le sillage des armées alliées, des syndicats se constituèrent, alors que les combats continuaient encore.
Dans les congrès de constitution, des officiers américains répétaient à leurs auditeurs allemands qu'ils devaient fournir les chefs nécessaires à la démocratie à construire, dont ils représenteraient « l'épine dorsale ». Alors, tout alla vite, et d'en haut. Un historien allemand raconte comment, en 1945, en Rhénanie et dans la Ruhr, « dans beaucoup de cas, les conseils d'entreprise et les fonctionnaires syndicaux s'étaient tout simplement saisis des listes des membres du Front du Travail (du temps d'Hitler) et avaient introduit ainsi l'affiliation obligatoire au syndicat. (...) Il n'était plus besoin de se fatiguer pour encaisser les cotisations syndicales : celles-ci avaient leur place toute marquée sur les bulletins de salaire » .
Naturellement, les autorités militaires d'occupation attendaient de ces syndicats qu'ils travaillent la main dans la main avec elles. Et c'est des décisions prises en 1946 et 1947 par ces autorités d'occupation, dans le bassin de la Ruhr, que devait sortir la première loi associant les représentants des syndicats dans les conseils de surveillance, inaugurant le système qu'on connaît sous le nom de « cogestion ».
De leur côté, les syndicats japonais, jusqu'à la Seconde Guerre mondiale, n'avaient pratiquement jamais été reconnus, ni par les patrons ni par l'État, et n'avaient connu qu'un faible développement. De par la volonté des impérialistes vainqueurs, ils connurent un développement considérable après la capitulation du Japon.
Sur les consignes du général Mac Arthur, le gouvernement constitua, en octobre 1945, un « Conseil pour la législation du travail ». Fait significatif, un des membres était le leader du Parti Communiste sorti récemment par le général Mac Arthur d'un emprisonnement de dix-huit années.
La tâche de ce Conseil fut de préparer la première loi de ce pays sur le droit syndical et les négociations collectives. Le projet, dans sa totalité, fut visé, article par article, par les autorités américaines.
Et en décembre 1945 à Washington, une « commission pour l'Extrême-Orient » publia un texte intitulé « Principes pour les syndicats japonais ». Ce texte recommandait d'encourager la formation de syndicats, de les protéger par la loi, de leur donner des facilités de réunion, de presse et d'accès à la radio, et demandait au gouvernement japonais de mettre sur pied un système paritaire d'arbitrage.
Les exemples de l'Allemagne et du Japon montrent que les chefs de l'impérialisme ont été capables de créer, ou de recréer, de toutes pièces des syndicats, non pas parce que les travailleurs en lutte les y contraignaient, mais dans le but de prévenir une possible montée des luttes ouvrières. Du point de vue des intérêts généraux de l'impérialisme auxquels ils se plaçaient, ils savaient pertinemment que les syndicats pouvaient jouer un rôle en faveur de l'ordre.
La nécessité d'encadrer la classe ouvrière était évidemment générale dans les pays industriels. Le rôle des syndicats dans la reconstruction des régimes de démocratie parlementaire fut également décisif en Italie et en France.
En France, les organisations syndicales, présentes au sein du Conseil National de la Résistance, furent étroitement associées à la naissance de la IVe République. De Gaulle en fit le pivot de sa politique de reconstruction nationale.
C'est à cette politique que les syndicats doivent encore aujourd'hui leurs principaux points d'appui.
L'essentiel, et qui a demeuré, de ce que les bureaucrates syndicaux considèrent comme les « acquis de la Libération » consista surtout en des avantages pour eux-mêmes, pour leurs appareils ; des avantages ayant pour but de leur donner dans une certaine mesure plus de poids face aux patrons, mais surtout face aux travailleurs.
Au tournant des années cinquante, les syndicats n'étaient plus simplement associés de façon dispersée et plus ou moins empirique par les divers États bourgeois des grands pays industriels. L'évolution des décennies précédentes était en quelque sorte parachevée. Ils étaient installés dans la société bourgeoise comme une donnée de son fonctionnement normal. C'était déjà plus ou moins le cas dans les démocraties parlementaires d'Europe avant la guerre, mais l'intégration politique s'est réalisée, avec la Deuxième Guerre mondiale et la période qui a suivi, au niveau global de l'impérialisme.
Ainsi, aux États-Unis, le CIO avait-il eu à peine le temps d'apparaître qu'il était absorbé, en fonction des nécessités de la guerre impérialiste, par la machine de l'État, puisqu'il devenait, à peine quelques années plus tard, un instrument au service de la guerre froide, lors de la rupture entre l'impérialisme et l'URSS.
Le mouvement syndical américain se plaça entièrement à la disposition de la politique extérieure de son impérialisme. On l'a vu, embarqué dans les fourgons de l'armée d'Eisenhower et de celle de Mac Arthur, apporter son expérience et ses hommes pour l'encadrement syndical des masses allemandes et japonaises. On le vit, à partir de 1947, se mettre sur les rangs pour seconder le général Marshall dans ses projets envers l'Europe.
Les bureaucrates des deux organisations rivales, AFL et CIO, se firent les commis-voyageurs du fameux Plan, c'est-à-dire qu'ils transformèrent leurs organisations en agences du Département d'État.
Dans le cadre de la guerre froide d'ailleurs, le CIO profita des mesures législatives et de la chasse aux sorcières anticommunistes, pour éliminer des rivaux, les hommes du PC américain, dans ses propres rangs.
Le visage des grands syndicats dans les pays impérialistes s'est fixé définitivement dans cette période. Trotsky, à l'époque de la naissance du CIO, avait analysé des tendances générales, en liaison avec les conditions de la période. Ces tendances se sont pleinement développées à la faveur de la stabilisation de l'impérialisme après la guerre. Les syndicats font partie intégrante du fonctionnement « normal » des sociétés bourgeoises développées.
Au cours de ces quelque quarante années de « second souffle », si l'on peut dire, de l'impérialisme, il y a eu certes dans les pays impérialistes des luttes ouvrières, et même quelques crises politiques ou sociales. Finalement, la bourgeoisie les a traversées sans dommage, et en grande partie grâce aux appareils syndicaux précisément, comme en mai 68 en France, ou au travers de ce qu'on a appelé « l'automne chaud » de 1969, en Italie.
Dans l'Espagne des année 70 : les syndicats à peine mis sur pied et déjà intégrés
Bien plus, dans un pays comme l'Espagne où la démocratie bourgeoise avait été annihilée pendant plus de trente ans, on a vu la bourgeoisie, en remettant sur pied cette démocratie bourgeoise, non seulement accepter les syndicats jusque là interdits et pourchassés, mais quasiment du jour au lendemain être capable de les intégrer pratiquement à l'égal de ceux des autres vieux pays industriels, et bien sûr les faire servir au même rôle que ceux-ci.
En Espagne, la fin de Franco approchant, la bourgeoisie s'orienta vers la mise en place d'institutions destinées à faire figurer l'État espagnol parmi les démocraties bourgeoises d'Europe. Et cette façade parlementaire plaquée sur les structures inchangées de l'État franquiste, eut aussitôt besoin d'être complétée, comme dans les pays voisins, d'institutions syndicales.
L'évolution qui a mené, dans d'autres pays d'Europe, les organisations syndicales nées de l'activité de la classe ouvrière à devenir de véritables rouages de l'appareil d'État de la bourgeoisie a pris, bien souvent, plusieurs décades. Mais dans le cas de l'Espagne, elle ne prit que quelques années. La bourgeoisie espagnole trouva aussitôt, au sein des organisations ouvrières, les hommes capables, eux aussi, de se mettre à l'unisson de leurs homologues européens, en se transformant en bureaucrates ouvriers, plus liés aux intérêts de la bourgeoisie et de son État, qu'à ceux des travailleurs.
Pourtant, il y avait au sein de la classe ouvrière, sous la dictature franquiste, des militants syndicaux actifs. Il s'agissait, bien sûr, le plus souvent, de militants du Parti Communiste, dont la seule perspective politique était une perspective réformiste. Mais, pour être un militant syndical sous la dictature franquiste, il fallait être réellement militant, acceptant les risques que comportait cette activité, un militant dévoué à sa classe, un militant attentif aux aspirations, à l'état d'esprit des travailleurs, capable de trouver leur soutien. C'était la qualité des militants des Commissions ouvrières clandestines qui, sous la dictature, furent des organisations bien vivantes, qui organisèrent de nombreuses grèves, et furent à la tête de la plupart des mouvements sociaux que connut l'Espagne dans les dix dernières années du franquisme.
Dans la même période, l'appareil des syndicats officiels, les syndicats « verticaux » mis en place par Franco, devenait de plus en plus incapable de s'imposer aux travailleurs. Au point qu'une partie des patrons espagnols eux-mêmes prirent l'habitude lors des conflits sociaux de négocier plutôt avec les militants des Commissions ouvrières, donnant à celles-ci une sorte de reconnaissance officieuse bien avant la mort de Franco.
La bourgeoisie espagnole a en somme profité de l'expérience de ses aînées. Pour amortir les conflits, les remous sociaux qu'entraîne en permanence l'exploitation capitaliste, il faut disposer d'organisations syndicales prêtes à collaborer, mais qui apparaissent aussi, aux yeux de la classe ouvrière, comme ses organisations. Les dirigeants des États européens voisins firent pression dans le même sens, expliquant sans se cacher aux dirigeants espagnols que l'institutionnalisation des syndicats était un gage de stabilité politique et sociale.
La bourgeoisie espagnole n'eut pas cher à payer pour obtenir cette collaboration. Elle ouvrit d'abord, dans un premier temps, un processus de reconnaissance et de légalisation. Puis dès 1977, elle négocia avec les organisations ouvrières leur collaboration à l'ordre social. Ce furent les pactes de la Moncloa : au nom des intérêts nationaux de l'Espagne, les partis ouvriers et à leur suite les syndicats, s'engagèrent à limiter les revendications ouvrières et apportèrent leur soutien à une politique d'austérité. En échange, la bourgeoisie espagnole autorisait les syndicats à contracter des emprunts. Puis elle promit non seulement de restituer les biens confisqués des anciens syndicats républicains en 1939, mais aussi les immeubles et les divers patrimoines des syndicaux verticaux franquistes. Elle ne régla d'ailleurs, la question que très lentement, au point qu'aujourd'hui cette question du patrimoine reste encore en partie en suspens. Elle promit aussi aux organisations syndicales une place dans les organismes de gestion de la Sécurité sociale, de la Santé, de l'Emploi.
En même temps, en l'espace de quelques années, le caractère militant des organisations syndicales issues de la clandestinité a eu tendance à s'estomper. Après une vague de syndicalisation, les effectifs des organisations syndicales ont diminué. Tous les efforts de leurs dirigeants sont désormais consacrés, non plus à militer dans la classe ouvrière, à donner à celle-ci confiance dans sa force et dans son organisation, mais à constituer leurs appareils.
L'Espagne a ses bureaucraties ouvrières qui, même si elles paraissent vivre chichement quand on les compare à leurs homologues d'Allemagne ou d'ailleurs, n'en jouent pas moins un rôle politique important. Et l'Espagne administre ainsi du même coup une nouvelle preuve qu'à l'époque actuelle, ces bureaucraties syndicales sont devenues un rouage inséparable et nécessaire de la domination de la bourgeoisie et de son État, du moins tant que celui-ci garde une forme démocratique, un rouage qu'une bourgeoisie dépourvue peut mettre en place très vite en s'inspirant tout simplement de l'exemple de ses voisins.
Les syndicats dans les grands pays impérialistes aujourd'hui
Des différences de taille, de structure, de politique
Aujourd'hui, les syndicats des grands pays impérialistes présentent à première vue bien des différences entre eux.
Et la différence qui saute d'abord aux yeux est la différence de taille.
Dans des pays comme la Suède, le Danemark, la Belgique, le taux de syndicalisation atteint en effet les 70 ou 80 %. C'est tout de même exceptionnel.
Ce taux est d'environ 40 % en Allemagne de l'Ouest sur 23 millions de salariés.
En Grande-Bretagne, il tourne autour de 50 %, regroupant environ 11 millions de travailleurs.
Par comparaison, les syndicats américains ont une taille considérablement plus restreinte : au total, il y aurait aujourd'hui à peine 18 millions de travailleurs syndiqués aux États-Unis, sur plus de 100 millions de salariés.
Ce qui revient à un pourcentage finalement très comparable à celui de la France, où l'implantation syndicale est généralement considérée comme une des plus faibles, sinon la plus faible, des grands pays capitalistes.
Pendant toute une période, on avait l'habitude de considérer que le total des syndiqués en France s'établissait autour de 20 % des salariés. Aujourd'hui, ce taux est en réalité très inférieur, et ne dépasse peut-être pas les 10 %. Comme ordre de grandeur, il est comparable à celui qui existe aux États-Unis.
La situation du mouvement syndical dans les pays impérialistes varie aussi quant à sa structure. Cela va de la grande centrale quasi-unique, en tout cas omnipotente comme le Congrès des Trade-Unions, le TUC, en Grande-Bretagne, LO dans les pays scandinaves, le DGB en Allemagne, ou l'AFL-CIO aux États-Unis, à la situation de division syndicale que nous connaissons en France ou en Italie.
Dans d'autres pays, il y a d'ailleurs d'autres clivages que ceux des syndicats français, divisés politiquement, mais fortement centralisés, et ne connaissant pratiquement plus de structures par corps de métier notamment.
En Angleterre, par exemple, syndicats de métiers, syndicats d'industrie coexistent encore dans le pays mais aussi dans la même entreprise, fragmentant souvent les travailleurs entre catégories et corporations et même les opposant les uns aux autres.
Et la centrale, le TUC, joue, entre autres fonctions, celle de régler les litiges nés de la concurrence intersyndicale et d'empêcher le débauchage des syndiqués entre syndicats rivaux.
Mais les différences les plus importantes entre les divers mouvements syndicaux du monde impérialiste semblent leurs différences sur le plan politique.
Le syndicalisme américain n'est pas lié et n'a jamais été lié au mouvement politique social-démocrate. Ni l'AFL, ni le CIO, qui ont fusionné en 1955, n'ont de référence, même dans un lointain passé, au socialisme, et n'offrent de projet plus ou moins nébuleux de réforme de la société.
Le mouvement syndical américain accepte explicitement le capitalisme, voire en chante les louanges.
Jusqu'à l'époque de Roosevelt, il prétendait faire preuve de neutralité politique. Sa tactique consistait à soutenir, lors des élections, les candidats qui s'affirmaient favorables à ses revendications, indépendamment de leur programme politique par ailleurs.
En fait de neutralité politique, aujourd'hui, l'AFL-CIO est devenue une des composantes du mouvement démocrate, une composante majeure sans doute, en raison de ses moyens en fonds et en hommes. Lors des dernières élections présidentielles, c'est ainsi l'appui du lobby syndical qui, à l'intérieur du Parti Démocrate, a été décisif pour imposer comme candidat l'homme qu'il avait choisi de soutenir, Walter Mondale.
L'AFL-CIO s'est montrée particulièrement réactionnaire en matière de politique extérieure. Sous la présidence de Meany en particulier, elle s'est fait le champion de l'anticommunisme et elle a soutenu la guerre du Vietnam. Dans la plupart des pays du monde, elle a soutenu les syndicats à direction anticommuniste et combattu ceux en qui elle voyait des agents du communisme.
En revanche, en Europe, les syndicats se réclament de partis « de gauche », traditionnellement réputés en faveur des travailleurs.
La plupart sont liés à la social-démocratie, comme en Allemagne ou dans les pays scandinaves, ou à sa variante travailliste comme en Grande-Bretagne.
La liaison des Trade-Unions avec le Parti Travailliste, c'est une vieille histoire, puisqu'à l'origine ce sont les syndicats qui, cherchant à avoir une représentation pour défendre au sein du Parlement une législation favorable aux ouvriers, mirent sur pied un parti politique dans ce but. Encore de nos jours, 90 % des adhérents du Parti Travailliste sont des travailleurs membres des Trade-Unions, dont les cotisations fournissent l'essentiel des ressources du Parti. La cotisation au Parti Travailliste n'est pas obligatoire en même temps que la cotisation syndicale ; encore le travailleur qui n'est pas d'accord pour la verser doit-il signifier expressément son refus.
La liaison ombilicale entre le parti et le syndicat est telle qu'au niveau des cadres de haut rang, les hommes paraissent interchangeables. L'an dernier, plus de la moitié des députés travaillistes avaient été présentés par des syndicats. Ce sont les syndicats qui, dans ce cas, financent leur appareil électoral permanent et leurs campagnes.
Le lien entre le SPD allemand et la centrale syndicale DGB est lui aussi très étroit. Beaucoup de députés du SPD sont également d'ex-responsables syndicaux. Avec Helmut Schmidt en 1974, 13 ministres sur 20 étaient d'ex-syndicalistes.
C'est peut-être. encore plus net en Suède, où LO et la social-démocratie sont intimement liées, même si les syndiqués ne font plus obligatoirement partie du Parti social-démocrate.
Bien sûr, les choses sont sans doute un peu moins simples et moins évidentes lorsque le principal syndicat se trouve sous l'influence d'un parti communiste comme le PCF. La bourgeoisie dans cette situation a commencé par tenter de réduire leur influence sinon de s'en débarrasser.
C'est ainsi qu'après avoir été, à la tête, les principaux dirigeants de syndicats quasiment officiels entre 1944 et 1947, les dirigeants staliniens français et italiens se retrouvèrent à l'occasion de leur opposition au Plan Marshall, rejetés dans une position d'exclus. L'AFL américaine, dont un représentant, Irving Brown, était installé à demeure à Bruxelles pour mieux veiller sur le mouvement syndical européen, apporta un concours actif à cette politique. Elle aida financièrement Force Ouvrière.
Les bourgeoisies française et italienne menèrent dans les années cinquante leur petite guerre froide contre les militants des PC et des organisations entre leurs mains. En France, la CGT fut exclue, à la suite des grèves des mineurs qu'elle avait organisées en octobre-novembre 1948, des Conseils d'administration des Charbonnages de France et de la SNCF, puis en 1950 de celui de l'EDF. Elle fut également exclue des délégations françaises à l'Organisation Internationale du Travail et dans les organismes européens en train de se mettre en place à cette époque.
Il n'était bien entendu plus question pour le CNPF ou les gouvernements de recevoir la CGT à partir de 1948. Et la représentation de la CGT dans plusieurs organismes fut réduite. Au Conseil économique, avant 1951, la CGT avait 33 sièges contre 10 à FO, et 8 à la CFTC. A partir de 1951, les trois centrales syndicales obtenaient chacune 15 postes.
La bourgeoisie essaya de contrebalancer l'influence de la CGT en tendant de faire surgir une centrale syndicale qui ne serait pas liée au PCF et qui serait capable de lui faire pièce. En fait, ce fut globalement un échec.
Depuis, et notamment dans les périodes les plus récentes, les relations de la CGT avec l'État et la bourgeoisie ont certes à nouveau changé. Mais ces grands syndicats dirigés par les PC staliniens conservent tout de même une place à part sur l'échiquier politique du monde impérialiste.
Alors aujourd'hui, il n'est pas possible de mettre tout à fait dans le même sac la CGT et l'AFL-CIO, par exemple. Et les différences qui existent entre les syndicats dans les pays impérialistes ont leur importance, en particulier, pour les militants révolutionnaires, lorsqu'il s'agit de définir leur politique et leur tactique en direction des syndicats existants.
Partout, de lourdes machines bureaucratiques
Pourtant, ces syndicats ont des caractéristiques communes qui se sont fixées de manière décisive il y a quelques dizaines d'années.
Et d'abord, partout, ce sont de lourdes machines, disposant de ressources importantes, qui permettent de les entretenir.
Elles sont parfois assez fortes pour prospérer sur leurs ressources propres, c'est-à-dire essentiellement les cotisations de leurs adhérents. Parfois elles vivent des fonds dont la bourgeoisie et l'État leur confient la gestion. Le plus souvent, il y a une combinaison variable de ces possibilités.
Si la paix sociale est nécessaire à la bourgeoisie, elle est aussi devenue nécessaire à la prospérité, bien souvent, de l'appareil lui-même. Par exemple, lorsqu'il entretient des caisses de grève. Les grèves, ça n'est jamais bon pour les caisses de grève des syndicats.
En 1981, les rentrées annuelles de l'ensemble des syndicats allemands étaient évaluées à environ un milliard de DM, trois milliards de francs, dont peut-être la moitié pour le puissant syndicat de la Métallurgie. A son congrès de 1983, les responsables de celui-ci déclaraient avoir mis en réserve 424 millions de Deutsche Marks sur trois ans. Même si la grève des métallurgistes du printemps 1984 a été lancée par le syndicat, on peut penser que ses gestionnaires n'ont pas dû voir d'un très bon oeil se prolonger cette grève.
Epargnant sur les rentrées syndicales, ces syndicats ont constitué un patrimoine que le Financial Times évaluait en 1982 à 100 milliards de Deutsche Marks, soit 40 % environ du budget annuel de l'État ouest-allemand. Ce patrimoine consiste pour une bonne part en biens immobiliers. Mais le DGB possède aussi des maisons d'édition, des agences de voyage, et bien d'autres sociétés ayant un but plus ou moins syndical et social, il gère un vaste réseau de coopératives de consommation employant au total 40 000 personnes.
Ces syndicats forment une véritable affaire capitaliste : leur entreprise du bâtiment, qui est à la fois société immobilière, et a des filiales à l'étranger, est la plus importante d'Europe dans ce domaine. Et, pardessus tout, un petit empire financier : la banque du DGB, la BFG, la quatrième banque privée du pays, emploie 8 000 salariés. Toutes ces participations financières sont regroupées dans un holding qui fait partie des sociétés les plus importantes de la République fédérale.
LO, en Suède, gère des coopératives qui contrôlent 20 % du commerce de détail, des sociétés d'État. La rareté des grèves fait que, certaines années, elle ne dépense pas plus du tiers de ses recettes. Alors elle investit. Et surtout, c'est elle qui gère la caisse centrale des retraites, qui capitalise et place des fonds importants, puisqu'elle drainerait environ 30 % de l'épargne chaque année. C'est donc une puissance financière qui compte.
On peut évidemment voir un lien entre l'existence d'effectifs syndicaux relativement gros et les services matériels directs rendus par les syndicats à leurs adhérents. Et il est vrai que les mouvements syndicaux qui parviennent à conserver des effectifs massifs de façon à peu près stable sur des périodes un peu longues sont généralement ceux qui sont en mesure de fournir de tels services.
Les plus gros syndicats sont aussi, souvent, ceux qui détiennent des caisses de grève, mais aussi gèrent les fonds des pensions comme en Suède, en Grande-Bretagne et encore plus aux USA, ou contrôlent à la fois le système de Sécurité sociale et les caisses de chômage, comme en Belgique où ce sont eux qui versent directement les indemnités aux travailleurs sans emploi. Ils disposent alors évidemment d'une certaine puissance financière.
Les opportunités gestionnaires des syndicats en France paraissent évidemment beaucoup moins larges. Et leurs rentrées financières ne leur assurent pas de gros moyens en regard de la banque des syndicats allemands. Une bonne partie de leur existence repose sur la gestion des fonds que la bourgeoisie met à leur disposition, en particulier au travers des comités d'entreprise.
Certes, les sommes que brassent les CE ne sont pas propriété syndicale ; elles ne leur constituent pas un patrimoine, mais le simple fait de pouvoir en disposer, de les gérer, est en lui-même une source de puissance. Le gouvernement actuel a d'ailleurs amélioré encore un peu les choses en décidant que les patrons doivent obligatoirement verser aux CE une subvention supplémentaire, une subvention de fonctionnement.
Au travers des divers systèmes de protection sociale, l'État bourgeois dispose également de ressources variées dont il peut, lorsqu'il le décide, céder la gestion aux syndicats, avec les pouvoirs que cela peut conférer.
Ainsi de la participation aux conseils d'administration des caisses de Sécurité sociale et d'Allocations familiales, des caisses de l'UNEDIC.
De leur côté, les conseils et comités spéciaux à la Fonction publique, s'ils n'entraînent pas la gestion de fonds, permettent aux syndicats d'intervenir au niveau des nominations, des promotions et des mutations, bref de jouer un rôle dans les déroulements de carrière des fonctionnaires ou tout au moins de s'en donner l'air...
Bien sûr, l'appareil des syndicats français semble loin de celui des syndicats américains, avec l'arsenal d'experts, de juristes, de conseillers de toute sorte dont ceux-ci se sont dotés. Cet immense appareil fournit d'innombrables possibilités de faire carrière, bien souvent comme on peut faire carrière dans tout autre secteur de la vie économique. En 1984, si l'on en croit Business Week, 78 patrons de syndicats ont touché autour de 100 000 dollars pour leur peine, près de 100 millions de centimes pour l'année. Le président du syndicat des camionneurs bat de loin ses collègues et néanmoins concurrents, puisqu'il aurait touché pour sa part plus de 500 000 dollars.
Les dirigeants syndicaux en France, en Italie, en Espagne font incontestablement figure de parents pauvres auprès des bureaucrates syndicaux américains et même allemands.
En France, s'ils gèrent davantage des possibilités légales qu'un patrimoine économique propre, à la différence de ce qui se passe notamment en Allemagne, et si cela les rend évidemment moins riches, cela représente tout de même aussi des milliers de permanents à travers le pays.
Et partout, ces milliers de bureaucrates s'appuient à leur tour sur des centaines de milliers de syndicalistes auxquels, au niveau des entreprises, la bourgeoisie laisse des facilités, en temps, en matériel, en argent parfois, pour faire fonctionner le syndicat.
C'est le réseau des quelque 250 000 shop-stewards qui, en Grande-Bretagne, remplissent à la fois plus ou moins les fonctions de délégués du personnel et celles de représentants du syndicat.
C'est le réseau, en France, des délégués du personnel, des élus et des représentants syndicaux dans les comités d'entreprise, des délégués syndicaux, qui comprendrait, selon une évaluation faite en 1983 uniquement pour le secteur privé, peut-être 400 000 personnes.
Il faut dire que le gouvernement actuel, qui mène l'offensive contre la classe ouvrière, a encore amélioré les choses de ce point de vue.
Le nombre de tous ces représentants a été augmenté en application des lois Auroux, les crédits d'heures également, et diverses dispositions viennent améliorer les moyens et les facilités dont ils disposaient déjà. La loi de juillet 1983 fait entrer des représentants élus des salariés dans les conseils d'administration ou de surveillance de toutes les entreprises du secteur public ayant quelque importance.
La base de la bureaucratie syndicale se trouve donc dans les avantages consentis, acceptés ou tolérés, pour un certain nombre de syndicalistes, par l'État et les patrons des grandes entreprises. Et cela c'est aujourd'hui vrai partout, en Suède, aux USA. C'est vrai aussi en Allemagne.
La fameuse « cogestion », c'est-à-dire la présence dans les conseils d'administration ou de surveillance des entreprises, ayant été étendue en 1976 à l'ensemble des entreprises de plus de mille salariés, le DGB a plus de 2 500 représentants dans ces conseils. La partie des indemnités perçues à ce titre que ces représentants sont supposés reverser à une fondation du syndicat, constitue d'ailleurs une source de revenus syndicaux non négligeable, même s'il arrive que les intéressés ne se conforment à la morale qu'à l'approche des congrès, ce qui ne va pas sans scandales.
Et surtout, à travers l'institution des comités d'entreprises, équivalents à ceux que nous connaissons en France, les fédérations du DGB contrôlent près de 150 000 des 200 000 délégués qu'il y a au total.
Un bon nombre de ceux-ci sont des permanents payés par les patrons. Chez Volkswagen l'accord en vigueur en 1978 prévoyait même que tous les membres du CE, 63 délégués, deviendraient des permanents, avec chacun, bureau, téléphone, etc.
Des machines qui échappent au contrôle des travailleurs
Partout, de l'AFL-CIO à la CGT, ces lourdes machines échappent dans une très large mesure au contrôle des travailleurs qu'elles sont censées représenter. Ce sont des appareils antidémocratiques, aussi bien envers les travailleurs en général qu'envers les syndiqués. Nulle part, des syndicats américains conservateurs, aux syndicats européens staliniens, une véritable démocratie interne ne joue réellement, permettant aux tendances du mouvement ouvrier de s'exprimer, de débattre, de proposer leurs différentes politiques à l'ensemble des travailleurs ou des syndiqués. Et cette absence de démocratie correspond bien sûr au rôle qu'ils jouent depuis longtemps, celui d'empêcher justement que la classe ouvrière ne mette en cause l'ordre bourgeois.
Partout les syndicats ont sur les travailleurs des pouvoirs qu'ils tiennent en grande partie de l'État et de sa législation.
Car l'État, par le fait même qu'il officialise et reconnaît les syndicats comme représentants des travailleurs, leur a facilité la tâche, octroyé des monopoles et aussi aidé à dresser des obstacles à l'exercice de la démocratie ouvrière. Les syndicalistes révolutionnaires français du XIXe siècle avaient quelques raisons de se méfier de la prétendue législation pro-syndicale de l'État.
Et cela commence par l'octroi du privilège de la représentation ouvrière légale non seulement à l'échelle du pays mais aussi dans les entreprises.
En France, le monopole de la présentation des délégués du personnel que de Gaulle, a concédé aux syndicats en 1946 en est une illustration typique. Sous couvert d'entraver la présentation de candidats patronaux, il vise à empêcher toute candidature non patronnée par l'appareil. La reconnaissance légale de la section d'entreprise en 1968 a encore renforcé le monopole des syndicats représentatifs.
Aux États-Unis, le syndicat qui envisage de se faire reconnaître dans une entreprise doit pouvoir présenter auprès du Bureau national des relations du travail une demande émanant de 30 % des salariés concernés.
Sous le contrôle de ce Bureau, un vote est alors en principe organisé dans l'entreprise, au terme duquel le syndicat sera « certifié », s'il a 50 % des voix. Aucun patron ne peut en principe refuser de négocier avec un syndicat qui a fait la preuve de sa représentativité à l'occasion de ce vote. Aucun autre syndicat ne peut non plus venir le concurrencer. Il est alors admis comme l'interlocuteur officiel du patron, habilité à représenter l'ensemble du personnel considéré, dans la négociation du contrat collectif. Et de même dans le respect de son application par la suite, pendant toute la durée du contrat, qui est en général de trois ans à l'heure actuelle.
Et fort de ce monopole de la représentation des travailleurs, une fois le syndicat reconnu, celui-ci met son appareil en place, nomme ses représentants et délégués à tous les niveaux, pas forcément élus par les travailleurs, et finalement échappe largement au contrôle de ceux-ci.
Ce que renforce encore généralement le régime dit de l » 'union shop » : à partir du moment où le syndicat est admis, les travailleurs déjà présents et non syndiqués ont un certain délai pour se mettre en règle vis-à-vis de lui ; ils doivent obligatoirement adhérer.
Et l'affiliation obligatoire s'accompagne d'une garantie financière pour les appareils en question : c'est la pratique de la retenue à la source de la cotisation syndicale par le patron, qui reverse ensuite les fonds au syndicat.
Le système qui impose aux travailleurs d'adhérer au syndicat existe aussi en Angleterre. Le Premier ministre travailliste Wilson l'a étendu par une loi de 1974.
Les Trade-Unions s'engageaient alors ouvertement dans des « contrats sociaux », c'est-à-dire dans la conclusion d'accords nationaux limitant les hausses des salaires bien en-dessous de la hausse des prix, et prenant des engagements de productivité. En contrepartie de ce précieux soutien, les Trade-Unions reçurent un accroissement de leurs droits et de leurs pouvoirs, dont l'adhésion obligatoire au syndicat sous peine de licenciement, dans un certain nombre d'entreprises.
Ce système, qui couvrait 3 750 000 travailleurs en 1962, en couvrit du coup plus de cinq millions en 1979-80. Dans les services publics, le taux de syndicalisation passa de 8 à 80 %.
A partir des années 1970, la pratique de la retenue des cotisations syndicales par le patron se répandit dans la plupart des entreprises un peu importantes. La majorité des syndicats qui en bénéficiaient versaient une ristourne de 5 % environ au patron !
Si les Trade-Unions britanniques sont riches et relativement puissants, par conséquent, on voit que gouvernement et patrons les y aident bien, à leur manière, en rendant en l'occurrence leur implantation moins dépendante de la volonté des travailleurs.
Surtout, s'il est un domaine où les bureaucrates syndicaux tiennent à exercer leur contrôle sur les travailleurs, c'est celui du recours à l'arme de la grève. Le droit de grève n'est pas seulement codifié par la loi bourgeoise. Les bureaucraties syndicales tiennent aussi à le limiter, à le contrôler. Le type de réglementation du droit de grève par les bureaucraties syndicales, en accord avec les pouvoirs en place, réglementation qui engendre la notion de grèves sauvages, non autorisées, non officielles, est même très répandu, si on met un peu à part la France et l'Italie.
Aux États-Unis ou en Allemagne, la période de renouvellement des contrats est le seul moment où les syndicats autorisent des grèves. Rares sont, aux États-Unis, les contrats collectifs ne contenant pas de clauses antigrève pour leur durée.
La centrale suédoise interdit à ses fédérations de déclencher une grève sans son accord, dès lors qu'elle toucherait plus de 3 % des effectifs.
L'Allemagne fournit à ce sujet une illustration presque caricaturale de la volonté d'encadrement des travailleurs qui anime les bureaucrates des fédérations d'industrie.
La grève n'est d'abord concevable qu'au moment du renouvellement d'une convention collective, quelques jours par an. Les négociations s'ouvrent à l'échelle régionale. Les responsables des unions régionales conduisent chacune des négociations, « selon les directives » et « sous la responsabilité » de la direction du syndicat, qui supervise l'ensemble. Tant que durent les négociations, le syndicat s'engage à respecter l'obligation de « paix sociale ». Si elles se prolongent, les responsables syndicaux peuvent finir par s'accorder le droit d'organiser une consultation parmi les syndiqués sur l'opportunité d'une grève. Cette consultation n'a lieu que dans les régions où la direction du syndicat l'a décidée, deux régions sur dix-sept lors de la négociation sur les 35 heures dans la Métallurgie, en mai 1984. Pour que le résultat soit considéré comme en faveur de la grève, il faut que 75 % des syndiqués aient voté pour.
Cela ne suffit d'ailleurs pas. Il peut y avoir une ultime tentative de conciliation. De toute façon, c'est la direction du syndicat qui décide seule si elle autorise la grève. C'est elle qui décide quels travailleurs sont appelés à faire grève, dans combien d'entreprises.
Enfin, pour arrêter la grève, il lui suffit que 25 % des syndiqués grévistes votent pour l'accord qu'elle leur soumet.
Voilà un carcan typiquement bureaucratique que, heureusement, les travailleurs secouent parfois.
Des appareils étroitement liés à l'État
Partout, tous les syndicats dans les pays impérialistes sont dans les faits étroitement associés à l'État bourgeois.
Et pas seulement parce qu'ils sont associés à différents partis politiques, dont ils sont même les piliers parfois.
De l'État bourgeois, ils sont des interlocuteurs privilégiés, à qui ils sont liés directement. Avec eux, cet État discute à tous les niveaux, en permanence, et leur offre des postes de toutes sortes.
Au fil du temps, les Trade-Unions, par exemple, ont été associés à un nombre de plus en plus grand d'organismes para-gouvernementaux : 12 seulement encore en 1939, 60 après la guerre en 1948, 81 en 1954. En 1977, les 39 membres de la direction centrale du congrès des Trade-Unions se partageaient 180 postes dans des organismes gouvernementaux.
La CGT elle-même, en France, participe aujourd'hui aux postes offerts aux syndicats à tous les niveaux. De Gaulle entreprit vers la fin de la guerre d'Algérie de la réintroduire dans le circuit des relations considérées comme habituelles et normales entre gouvernement et syndicats. Et en février 1968, la CGT fut finalement réadmise à apporter sa signature à un accord conclu avec le CNPF sous l'égide du gouvernement.
Les événements de mai 1968 accélérèrent des choses déjà dans l'air. A Grenelle, Pompidou eut ainsi paraît-il, « un long tête à tête avec Georges Séguy » . Le but de cet entretien était de « régler le contentieux de la CGT : subventions gouvernementales pour la formation des cadres syndicaux, et représentation de la CGT dans certains organismes, depuis ceux du Marché Commun, jusqu'au conseil d'administration de la SNCF » .
Et les organismes de ce genre sont multiples. Ils se chevauchent d'ailleurs. Le Conseil économique et social, comprenant maintenant 69 représentants des salariés, est le plus connu, mais il en existe une foule d'autres, parmi lesquels le commissariat au Plan est particulièrement fertile en postes avec ses commissions et sous-commissions au niveau départemental et régional. On ne peut pas tous les énumérer. En fait, il y a des instances de ce genre dans la plupart des ministères... L'année dernière ont été créés une commission des Droits de l'homme qui comprend notamment des personnalités appartenant aux grandes confédérations syndicales, ainsi qu'un conseil national des populations immigrées comprenant 14 représentants des syndicats.
Les rapports de de Gaulle et de Pompidou avec la CGT montrent bien que ce ne sont pas seulement les partis avec lesquels sont liés les syndicats qui tiennent à les associer au fonctionnement de l'État.
En Allemagne, le chancelier Kohl s'est montré aussi soucieux de ménager les syndicats qu'Helmut Schmidt.
Parallèlement, si Margaret Thatcher fait des déclarations bruyantes contre ce qu'elle appelle le « pouvoir syndical », il y a des relations qui s'établissent plus discrètement.
Ainsi, lorsque le gouvernement britannique a lancé lui aussi un plan d'emploi des jeunes, au rabais, son ministre de l'Emploi a su échanger, durant l'été 1983, le silence des syndicats contre leur participation au réseau des organismes chargés de mettre ce plan en oeuvre. Des comités - encore des comités - ont été mis en place pour 54 zones, chacun avec la participation de cinq représentants des syndicats.
Du coup, les relations entre la « dame de fer » et les dirigeants syndicaux se sont réchauffées, et ces derniers n'hésitèrent pas à présenter le plan comme « s'inscrivant intégralement dans la stratégie du mouvement ouvrier vers la reprise et la reconstruction économique » .
Face à la crise économique, incapacité et faiblesse
Enfin, partout aussi, devant la crise actuelle, on voit clairement l'incapacité générale des syndicats à défendre la classe ouvrière, en dépit de leur richesse quand ils sont riches, de leur poids dans la société, de la place d'interlocuteurs officiels qui leur est faite.
Avec la crise, les syndicats américains ont accepté au nom des travailleurs d'innombrables réductions de salaires et d'innombrables retraits d'avantages considérés comme acquis. Les milieux patronaux ne s'y trompent pas, comme en témoigne ce commentaire de l'hebdomadaire patronal Business Week : « La récession que nous connaissons, la pire depuis la guerre, a eu un double avantage pour les employeurs dont les salariés sont syndiqués : durement éprouvés par la montée en flèche du chômage, les syndicats ont signé les accords salariaux les plus faibles qu'on ait vus depuis des décennies, et n'ont lancé que très peu de mouvements de grève » .
Les concessions entérinées par les syndicats américains, réductions de certains salaires par exemple, sur le dos des travailleurs, sont spectaculaires, mais cette attitude est la même dans tous les pays impérialistes. L'austérité, les syndicats britanniques contraignent les travailleurs à l'accepter depuis un nombre respectable d'années maintenant. Le chômage massif, la régression de leur niveau de vie, les atteintes aux systèmes de protection sociale, sont des réalités à l'ordre du jour de l'ensemble de la classe ouvrière de tous les pays aujourd'hui.
Les syndicats ne sont même plus aptes à défendre eux-mêmes toutes leurs propres positions. Leurs effectifs sont partout en baisse.
Aux États-Unis par exemple, il y a toujours eu des patrons pour s'opposer catégoriquement à l'existence d'un syndicat dans leur entreprise. Mais aujourd'hui, il y a un nombre croissant de cas où, bien que le syndicat ait fait la preuve de sa représentativité, il n'a jamais pu obtenir de contrat. Et d'autre part, le nombre de requêtes patronales en vue de faire « décertifier » des syndicats a, lui aussi, augmenté.
Ce n'est pas une attaque en règle contre les syndicats en vue de les briser, mais la crise dévoile tout de même une chose : c'est que la position qu'ils ont acquise dans la société capitaliste, ils la doivent avant tout aux luttes que des générations de travailleurs et de militants ont menées.
Dans une situation de crise du capitalisme, devant une bourgeoisie qui se durcit, les bureaucraties syndicales se montrent incapables, ne serait-ce que de maintenir les positions acquises.
On l'a vu à plusieurs reprises au cours de l'histoire, on le revoit aujourd'hui.
Les révolutionnaires et les syndicats
Aujourd'hui, il demeure certainement la nécessité pour les révolutionnaires prolétariens, minoritaires partout, de militer dans les syndicats. Et cela est sans doute vrai dans tous les pays, même si les problèmes posés pour pouvoir mener cette activité sont différents suivant les pays et les syndicats.
C'est que partout, dans cette longue période non révolutionnaire où mous sommes depuis quelques décennies dans tous les pays impérialistes, l'immense majorité des travailleurs, qu'ils soient syndiqués ou non, regardent toujours les syndicats comme leurs organisations, à un degré ou à un autre. C'est d'eux qu'ils attendent la possibilité de défendre leurs intérêts. C'est donc là aussi que les révolutionnaires doivent être, pour tenter de montrer quelle est justement la meilleure politique pour défendre ces intérêts, la politique révolutionnaire, la politique de classe, la politique d'indépendance absolue par rapport à la bourgeoisie et à son État, et pour contester et combattre la politique de collaboration de classe des bureaucraties syndicales.
Mais cette nécessité de militer dans les syndicats ne doit pas nous empêcher de comprendre que, comme l'écrivait Trotsky, « les syndicats de notre époque peuvent, ou bien servir comme instruments secondaires du capitalisme impérialiste, pour subordonner et discipliner les travailleurs et empêcher la révolution, ou bien, au contraire, devenir les instruments du mouvement révolutionnaire du prolétariat » . Trotsky écrivait cela en 1940. Depuis, nul ne peut prétendre que les syndicats sont devenus les instruments du mouvement révolutionnaire. C'est bien l'autre hypothèse qui s'est vérifiée, et aussi complètement qu'il était possible. Comme la crise actuelle le démontre, ces énormes machines qui semblent s'être taillé une si belle place dans la société bourgeoise, sont incapables de protéger vraiment les acquis du mouvement ouvrier. Seule la lutte des travailleurs eux-mêmes le peut.
Et pourtant nous pouvons être assurés que s'il y avait une nouvelle montée des luttes de la classe ouvrière, les bureaucraties syndicales, ces « instruments secondaires du capitalisme impérialiste » , rejoueraient une nouvelle fois le même rôle pour subordonner et discipliner les travailleurs.
Et c'est bien pour cela que la classe ouvrière, le jour où elle entrera en lutte, devra absolument, sous peine d'être condamnée à l'échec dès le départ, mettre sur pied d'autres organes de classe, réellement représentatifs des travailleurs en lutte pour conduire cette lutte et permettre qu'elle se développe.
De tels organes de combat seront nécessaires pour la révolution, bien sûr, mais ils sont même nécessaires pour les luttes partielles, limitées, qui n'en sont pas moins freinées et entravées elles aussi par les syndicats. C'est pour cela que des comités de grève, élus par les grévistes, contrôlés par eux, indépendants des appareils syndicaux, sont nécessaires dès aujourd'hui pour la moindre des grèves. Parce qu'ils sont la seule garantie que la grève pourra se dérouler sans obstacle supplémentaire venant de ceux qui soi-disant ont vocation pour la diriger. Parce qu'aussi ils sont à chaque fois l'exemple qu'une organisation de la classe ouvrière réellement indépendante est possible, quand les travailleurs ont la volonté de la mettre sur pied.
Combattre pour mettre sur pied une telle organisation est une tâche essentielle des révolutionnaires prolétariens. Car nous savons maintenant - presque un siècle d'histoire nous l'a appris - que la libération de la classe ouvrière de l'oppression et de l'exploitation capitalistes passera aussi, obligatoirement, par la lutte contre les bureaucraties syndicales qui se sont rangées depuis bien longtemps dans le camp de la bourgeoisie et de son État.
i Annexes
Une vie de dirigeant syndical : Léon Jouhaux (1879-1954)
L'itinéraire personnel de Léon Jouhaux résume assez bien tout un aspect de l'évolution subie par le mouvement ouvrier en France.
Le grand-père de Jouhaux avait été fusillé comme combattant des journées de juin 1848. Son père fut un communard. Jouhaux lui-même fut un jeune ouvrier d'Aubervilliers, un autodidacte qui fréquentait les libertaires : méfiant envers l'action politique socialiste qui, selon lui, ne pouvait aboutir qu'à des compromissions avec la bourgeoisie et l'État à son service, il était en conformité avec les idées du courant anarcho-syndicaliste du syndicalisme français, avec lequel il se proclamait également antimilitariste.
Pourtant, dans les années qui précédèrent la Première Guerre mondiale, Jouhaux, devenu en 1909 secrétaire général de la CGT, était un anarchiste bien assagi.
Les militants venaient de traverser une période difficile, au cours de laquelle ils n'avaient pas cessé de batailler sur le terrain de l'antimilitarisme, et contre l'application des lois répressives qui envoyaient des militants en prison pour de simples écrits dans leur presse. La CGT semblait alors directement sous le coup d'une accusation de complot contre l'État.
Les biographes de Jouhaux affirment que tout cela lui donna à réfléchir, et que la lutte contre le pouvoir lui apparut moins urgente que la préservation de l'organisation, dont il était d'ailleurs considéré comme un bon administrateur.
Dans le même temps, le ton de Jouhaux devenait ouvertement réformiste : le syndicalisme doit avoir un rôle constructeur, la CGT doit s'orienter vers plus de résultats, plus de puissance corporative et sociale, estimait-il. Il expliquait que le syndicalisme, qui fait naître des besoins nouveaux parmi les masses, est une source de développement industriel et commercial, et de ce fait un facteur de progrès.
Lors de son discours de ralliement à l'Union sacrée, sur la tombe de Jaurès, le 4 août 1914, un sénateur qui avait été un ennemi acharné de la CGT, put s'exclamer : « Et dire que voilà des hommes que nous voulions emprisonner ! « . Avec la guerre, l'évolution de Jouhaux s'accéléra considérablement. Du barbu anarchiste à l'anticonformisme affiché, il ne restait alors plus grand chose. Il avait fréquenté les hommes politiques, couru les ministères. Désormais, il fréquentait la Société des Nations et les autres institutions de Genève. Il était nommé vice-président de la Fédération Syndicale Internationale, la FSI, fondée en 1919 à Amsterdam. C'est lui qui exprima la « politique de la présence » de la CGT : « il faut renoncer à la politique du poing tendu pour adopter une politique de présence dans les affaires de la nation » . Lorsque le Conseil National Economique fut créé en 1925, il établit des contacts permanents avec des juristes de la haute administration et toutes sortes de patrons.
Syndicaliste « respectable » aux yeux de la bourgeoisie, en face de la CGT-U révolutionnaire, Jouhaux était consulté dans les années 1920 pour le choix du ministre du travail.
En 1936, à la tête de la CGT réunifiée, il joua pour arrêter les grèves le rôle que la bourgeoisie pouvait attendre de lui. Il s'associa d'ailleurs officiellement à Blum dans les grandes circonstances, comme l'annonce de la « pause » sociale en février 1937.
Jouhaux joua encore une fois un rôle important en tant que leader syndical au service de la bourgeoisie à l'heure de la guerre froide. Salué par le représentant des syndicats américains en Europe comme « la grande figure du mouvement syndical français et international » , il prit la tête de ceux qui décidèrent la scission de la CGT en décembre 1947. La CGT-Force Ouvrière fut fondée, en avril 1948, sous le signe de l'anticommunisme, avec l'aide financière des syndicats américains, ainsi que celle du ministre du Travail socialiste, Daniel Mayer. L'opération avait pour objectif d'amener la CGT à direction PCF à « s'anémier dans l'isolement ». A la même époque, Jouhaux était porté à la présidence du Conseil économique, dans lequel la représentation de Force Ouvrière était favorisée.
Finalement, toute cette trajectoire amena Jouhaux en 1951, peu d'années avant sa mort, au prix Nobel de la Paix - ce prix par lequel la bourgeoisie mondiale récompense ses responsables émérites.
Un cas particulier : la CGT-Unitaire (CGT-U) en France (1921-1936)
En 1914-1918, il se trouva une minorité de syndicalistes français pour résister à la vague de chauvinisme et maintenir les principes d'internationalisme, notamment en province. Selon Pierre Monatte, qui fut l'un des principaux dirigeants syndicalistes à tenir bon, Bourges, avec son arsenal, fut en particulier un foyer ardent d'opposition pendant la guerre.
Pourtant, à l'issue de cette guerre, il n'y avait plus beaucoup « d'anciens » parmi les dirigeants pour s'opposer à la politique ouverte de collaboration de classe proclamée par Jouhaux et ses amis : certains avaient été tués à la guerre, d'autres en sortaient démoralisés, d'autres encore, comme Merrheim ou Dumoulin, qui avaient été parmi les contestataires les plus connus au début de la guerre, avaient lâché pied et se rallièrent à Jouhaux au Congrès de juillet 1918. Profitant de sa position dans les allées du pouvoir, celui-ci avait d'ailleurs su se créer, au moyen des sursis d'appel et des réformes militaires, un certain nombre de reconnaissances...
C'est autour de Pierre Monatte et de La Vie Ouvrière, reparue en 1919, que se regroupèrent alors les syndicalistes fidèles à une politique de classe.
Et l'enthousiasme soulevé par la Révolution russe dans la classe ouvrière, en même temps que le dégoût après les années de guerre, ne tardèrent pas à apporter un sang neuf à cette minorité renouvelée. Il s'agissait en priorité pour elle de défendre le jeune État ouvrier en URSS, en même temps que de dénoncer la politique passée d'union sacrée, et la politique présente de participation du mouvement syndical dans les organismes de l'État et dans les organismes mis en place à Genève.
Dans le climat de luttes grévistes de 1919-1920, alors que la CGT voyait affluer en masse de nouveaux adhérents, la minorité révolutionnaire progressa très vite. En particulier après la grève des cheminots du printemps de 1920, que les dirigeants réformistes trahirent et qui fut suivie d'une répression très dure, la direction confédérale discréditée perdit beaucoup de terrain. Les minoritaires - qui l'étaient de moins en moins - regroupés dans des « Comités Syndicalistes Révolutionnaires » (les CSR), conquirent la Fédération des cheminots, celles du bâtiment et des Métaux.
La bureaucratie de la CGT commença à réagir. Et après le congrès de Lille, en juillet 1921, où le rapport moral ne fut voté que par 1556 mandats contre 1348 et 46 abstentions, elle déclara ouvertement la guerre, multipliant les exclusions de syndicats minoritaires. Les dirigeants confédéraux autour de Jouhaux ne voulaient pas prendre le risque de perdre la majorité lors du Congrès suivant ; ils tenaient à tout prix à conserver le contrôle de l'appareil et de ses ressources.
Acculés au départ, les syndicalistes révolutionnaires fondèrent une nouvelle Confédération : la CGT unitaire, la CGT-U, symbolisant par ce terme « unitaire » leur opposition à la scission du mouvement syndical. La CGT-U, dans ses premières années, avait des effectifs presque équivalents à ceux de la « vieille » CGT : 350 000 contre 450 000 environ. Et surtout elle ralliait la majorité des jeunes et des ouvriers combatifs.
La CGT-U était loin de ne comprendre que des communistes, partisans de l'adhésion à l'internationale Communiste. Elle comprenait aussi, au moins dans les débuts, une très forte proportion d'anarcho-syndicalistes, dont certains avaient été partisans de scissionner, tandis que l'IC conseillait au contraire aux révolutionnaires de lutter à l'intérieur des syndicats existants pour en conquérir la direction, et n'envisageait la scission que dans les cas de force majeure, c'est-à-dire d'exclusion.
Mais surtout le courant d'inspiration anarchiste prônait le « neutralisme » sur le plan politique : au nom de « l'indépendance » syndicale, il se refusait en particulier à rejoindre l'IC. Tout en combattant ce genre de conceptions « apolitiques » fausses et même dangereuses, c'est en partie afin de tenir compte du rôle de ces militants que les dirigeants bolcheviks fondèrent l'Internationale Syndicale Rouge en juillet 1921, relativement autonome par rapport à l'IC.
Les bolcheviks visaient avant tout à centraliser le combat de tous les militants se réclamant de la révolution et de la lutte contre le capitalisme.
La CGT-U, que les anarcho-syndicalistes quittèrent peu à peu, fut en effet une organisation syndicale de lutte de classe. Dès sa naissance, elle eut à diriger la grève du Havre en 1922, dans le cours de laquelle un mandat d'arrêt fut lancé contre son secrétaire général, Monmousseau. Elle mena bon nombre de grèves, de campagnes d'agitation. Dans les conditions de l'époque, alors que le patronat se montrait agressif et ne tolérait pas les syndicalistes militants, il y fallait du courage et du dévouement : refusés à l'embauche, jetés à la rue, espionnés, les travailleurs de la CGT-U étaient au premier rang des travailleurs combatifs.
Leur sens de classe se manifesta aussi sur le plan de l'internationalisme. Ils firent des campagnes contre l'intervention dans la Ruhr en 1923, contre la guerre du Rif en 1925, contre l'exécution de Sacco et Vanzetti en 1927. Ils manifestèrent contre le colonialisme, contre l'armée, contre la Société des Nations et l'OIT chères à Jouhaux, en faveur du soutien à la jeune Union Soviétique, même si le rejet de la lutte sur le plan politique par un certain nombre d'entre eux traçait des limites à leur action.
La CGT-U a finalement suivi, à partir du milieu des années 20, une évolution analogue à celle du Parti Communiste. Elle subit aussi la prétendue « bolchevisation » imposée au PC, c'est-à-dire en réalité la prise en mains par des cadres devenus des bureaucrates staliniens : ainsi Benoit Frachon, anarcho-syndicaliste d'avant la guerre, qui commença à « monter » dans l'appareil du PC à partir de 1936, en même temps que Thorez et Duclos, et qui parvint à la tête de la CGT-U en 1933.
On était à un tournant décisif de la politique internationale, à l'heure du péril fasciste. Sous la pression de la volonté unitaire qui se fit sentir parmi les militants et les travailleurs, en particulier à partir de février 1934, des conversations commencèrent entre les directions des deux grandes confédérations syndicales françaises. Accéléré après le pacte Laval-Staline de mai 1935 et le ralliement du PC dans le camp de la démocratie bourgeoise française, ce processus aboutit à la réunification syndicale, consacrée au Congrès de Toulouse de mars 1036. Les bureaucrates à la Frachon ralliés aux bureaucrates à la Jouhaux, jouèrent au cours de l'été 1936 le même rôle pour faire arrêter les grèves.
Au long d'une période particulièrement difficile pour la classe ouvrière, la CGT-U avait tout de même permis de transmettre et de maintenir parmi une génération de militants et de travailleurs une certaine tradition de combativité et d'opposition de classe à la bourgeoisie et au capitalisme. Dans l'évolution des syndicats à notre époque, son histoire présente des traits bien spécifiques.