Pouvoir central, pouvoirs régionaux et locaux... et contrôle populaire
Au sommaire de cet exposé
Sommaire
- Le mouvement communal et le développement de la bourgeoisie
- Les étapes du développement d'un appareil d'État central
- Centralisation et démocratie pendant la Révolution française
- La centralisation napoléonienne
- Suffrage universel... et pouvoirs locaux sous surveillance
- Décentralisation et finances publiques
- Le budget des collectivités locales au service des entreprises
- Corruption à tous les échelons
- Les pouvoirs locaux aussi peu contrôlés que le pouvoir central
- L'exemple de la Révolution russe
Ce sont les lois de décentralisation de 1982-1983, que fit voter la gauche dans les mois qui suivirent l'arrivée de Mitterrand à l'Elysée, qui créèrent les conseils régionaux, en leur attribuant une certaine autonomie financière et dotèrent les conseils municipaux et les conseils généraux, c'est-à-dire les assemblées départementales, qui existaient, eux, depuis bien longtemps, d'une semblable autonomie.
La gauche présenta alors cela comme une grande réforme. Dans le programme du Parti Socialiste de 1980, intitulé Projet socialiste, la décentralisation avait même été présentée comme « un des leviers les plus puissants de la rupture avec le système capitaliste ».
Le Parti Socialiste ne parle plus de « rupture » de ce genre aujourd'hui. Mais on nous présente toujours la décentralisation comme un moyen de démocratiser la vie politique, de donner aux citoyens plus de possibilités d'influer sur les décisions qui les concernent le plus directement et de contrôler ce que les élus font en leur nom.
Pourtant, opposer, quelles que soient les circonstances, un pouvoir central qui serait par définition envahissant, tatillon, lointain, coupé de la population, voire dictatorial, et des pouvoirs locaux qui seraient tout aussi automatiquement plus proches des citoyens, plus à l'écoute de leurs besoins, plus à même de les satisfaire, et somme toute plus démocratiques, est une manière fallacieuse de présenter les choses, qui sert surtout à obscurcir l'essentiel.
Ce problème des relations entre pouvoir central et pouvoirs locaux ne peut pas se discuter en termes purement juridiques, sans tenir compte des rapports entre les différentes classes sociales.
Le mouvement communal et le développement de la bourgeoisie
Il n'est pas inutile, si on veut comprendre la réalité de ce problème des rapports entre pouvoir central et pouvoirs locaux, de faire un peu d'histoire.
Aujourd'hui, de tous les pouvoirs locaux, c'est à coup sûr le pouvoir communal qui a la plus grande ancienneté, car il peut revendiquer pour ancêtre le mouvement communaliste qui transforma profondément la société au 12e siècle.
Ce ne fut pas, à proprement parler, un mouvement décentralisateur, car rien n'était plus décentralisé que la société féodale dans laquelle il prit naissance. Le pouvoir royal était alors purement nominal face aux grands féodaux. Et chaque membre de la classe dominante, c'est-à-dire chaque seigneur grand ou petit, jouissait d'une partie des prérogatives d'un État, le droit de rendre justice, d'entretenir des hommes d'armes, voire celui de battre monnaie. Le roi lui-même ne tenait au 10e siècle son pouvoir que des grands féodaux. Hugues Capet, le fondateur de la dynastie des capétiens, n'a dû son accession au trône qu'à son élection par les grands du royaume.
Mais, à partir du 11e et du 12e siècles, on assista en Occident à un essor économique qui vit tout à la fois un développement très important de l'agriculture, l'accroissement de la population, le défrichage de nouvelles terres, le développement du commerce, tant régional qu'européen, la renaissance des villes dont la nouvelle puissance fut illustrée par la construction des cathédrales. C'est-à-dire qu'à côté de la classe des propriétaires fonciers qu'étaient les seigneurs, et de la classe des serfs, liés à la terre qu'ils travaillaient, se développa dans les villes une nouvelle classe sociale, constituée d'hommes libres, qui vivaient de l'artisanat ou du commerce, la bourgeoisie.
Jusque-là, les seigneurs féodaux vivaient essentiellement sur la production de leur domaine, en autarcie, et accessoirement seulement de la vente de certains produits agricoles en excédent. Mais les croisades avaient fait connaître aux plus aventureux d'entre eux le luxe de l'Orient, la soie, c'est-à-dire d'autres produits, d'autres modes de vie. Ajoutés à cela, le développement du commerce, la circulation des marchandises venues de très loin, avaient fait naître de nouveaux besoins chez les possédants. Et ces besoins ne pouvaient être satisfaits que contre espèces sonnantes et trébuchantes.
C'est cette pression économique qui engagea progressivement l'aristocratie foncière à accepter de reconnaître une limitation à ses pouvoirs en échange de rentrées monétaires.
Les premières libertés communales...
Dans le droit féodal, les redevances dues par les serfs furent de plus en plus souvent exprimées en numéraire, premier pas vers la disparition du servage. Pour attirer des travailleurs susceptibles de défricher et de cultiver une partie plus grande des domaines, on leur reconnut un statut d'hommes libres. Et les seigneurs renoncèrent parfois à une partie de leurs droits en faveur de bourgs où s'étaient installés des commerçants, des artisans de toute sorte, et dont les habitants étaient prêts à payer pour s'acheter ce qu'on appelait des franchises ou libertés.
Cela revenait en général à limiter le droit du seigneur à percevoir l'impôt selon son bon plaisir.
En contrepartie, la commune s'engageait à payer collectivement une certaine somme en lieu et place de toute une série d'impôts. Parfois aussi elle obtenait ses propres tribunaux et la reconnaissance par le seigneur d'autorités locales chargées d'administrer la commune : échevins, consuls, maires élus de diverses façons. Des systèmes de cooptation complétaient souvent l'élection, mais bien souvent c'est tout de même l'ensemble de la population des deux sexes qui participait à un degré ou un autre à ces choix. Ce furent les premières libertés communales.
Bien des franchises furent ainsi octroyées ou négociées, mais elles furent parfois aussi arrachées de haute lutte lorsque des bourgs se révoltaient contre les exactions du seigneur. Les bourgeois se prêtaient serment « de commune aide, commun conseil, commune défense » et défendaient ces droits nouvellement acquis avec acharnement.
Ce mouvement communal fut d'autant plus efficace que, face à la bourgeoisie des villes désireuse d'acquérir une certaine autonomie par rapport aux seigneurs féodaux, la classe dominante était loin de faire bloc. Le pouvoir royal y trouva souvent la possibilité de contrecarrer la puissance de grands féodaux indociles, en s'appuyant sur la bourgeoisie des villes. De la même manière tel ou tel grand féodal pouvait y voir un moyen de contrer un vassal puissant un peu trop indépendant.
...bientôt confisquées par les plus riches
Mais la bourgeoisie des villes n'était pas non plus une classe homogène. A partir du 13e siècle une différenciation sociale s'opèra de plus en plus entre les plus riches des marchands et des maîtres de métiers d'un côté, et le reste de la population de l'autre, gens de métiers et gagne-deniers, comme on disait. Les plus riches s'emparèrent peu à peu de la gestion communale, à leur profit bien évidemment.
Ils parvinrent à écarter le petit peuple des désignations tandis que les systèmes de cooptation favorisaient l'installation durable de quelques familles à la tête de la commune. Ces riches bourgeois s'enrichissaient de leur activité commerciale et, en plus, de l'exercice de leur charge. Ils s'octroyaient systématiquement des exemptions d'impôts et faisaient retomber tout le poids de l'impôt sur les plus pauvres. Des émeutes éclatèrent dans nombre de villes, exigeant parfois le retour de l'autorité seigneuriale ou le rattachement à l'autorité royale.
Les étapes du développement d'un appareil d'État central
Louis IX (celui que les livres d'histoire appellent Saint-Louis !) en profita pour se poser en arbitre et s'immiscer dans l'administration communale. Les abus et la corruption généralisée de ces pouvoirs locaux (qui ne datent pas, comme on le voit, d'aujourd'hui) lui permirent d'imposer son contrôle sur les finances des villes placées sous sa protection. En même temps, Louis IX décida que le tribunal royal servirait de tribunal d'appel à tous les autres tribunaux, ceux du clergé, des seigneurs, mais aussi des villes. Cette cour de justice suprême fut appelée Parlement.
Bien évidemment, tous les rois de France, en fonction de la situation, des rapports de force, de leur personnalité, ne menèrent pas exactement, ni en tous temps, la même politique. Certains règnes furent des époques de réaction féodale. Mais globalement, parallèlement au mouvement d'affranchissement communal contre l'autorité seigneuriale, on assista à un accroissement du pouvoir royal qui favorisa à son tour le développement de la bourgeoisie en encourageant l'activité économique des villes, par exemple grâce à la création de marchés et de foires.
Le développement de la richesse et de la puissance de la bourgeoisie et l'appauvrissement parallèle de la noblesse permirent à la monarchie en s'appuyant sur la bourgeoisie de renforcer le pouvoir central. D'autant qu'en période de troubles sociaux, notables et riches bourgeois recherchaient la protection du roi contre le petit peuple des compagnons, des paysans et des pauvres.
Ce fut en particulier le cas au début de la guerre de Cent ans, au milieu du 14e siècle, qui, après les désastres militaires de Crécy et de Poitiers, vit la bourgeoisie parisienne, sous la direction d'Etienne Marcel, tenter d'imposer son contrôle sur le pouvoir royal, mais renoncer bien vite à ses prétentions lorsqu'éclata le soulèvement des paysans du Beauvaisis et du Vexin qui est entré dans l'histoire sous le nom de la « Jacquerie ».
Au bout du compte, cette guerre de Cent ans ruina les finances de bon nombre de seigneurs, alors que la bourgeoisie, elle, prospérait du commerce de la guerre. Et elle favorisa finalement un nouveau renforcement du pouvoir royal.
Après cette guerre, en effet, Louis XI s'imposa à la grande noblesse, tout en achetant sa soumission par une exemption de tous les impôts. Il s'acheta pareillement le clergé et même un certain nombre de grandes villes.
L'impôt royal était alors devenu permanent, sans même que le roi ait besoin de réunir les États généraux.
Louis XI généralise les chartes et... met les villes sous tutelle
Louis XI demanda à toutes les villes qui n'étaient pas encore dotées d'institutions locales de s'en donner. Il étendit donc chartes et franchises à quelque 1 200 villes closes. Mais en même temps, il renforça sa tutelle sur les villes en obtenant que soient désignés des maires de son choix, quand il ne choisissait pas lui-même le premier magistrat parmi trois noms proposés par les échevins. Il s'appuyait sur les nombreux officiers royaux, sur les gens de loi et les riches marchands à qui il accordait des monopoles de négoce ou de fabrication.
Ainsi, pouvoir central, pouvoirs locaux étaient la résultante des rapports de forces entre les différentes classes sociales en présence. Le roi s'appuyait sur la bourgeoisie contre les grands féodaux au point de lui concéder des pouvoirs locaux, communaux en l'occurrence, tout en cherchant cependant à contrôler ces pouvoirs locaux, à les mettre en tutelle. Parallèlement les bourgeois des villes qui se méfiaient des plus pauvres, acceptaient souvent, devant ce risque, de restreindre leurs propres droits, de remettre le pouvoir communal à une oligarchie de notables, voire même aux officiers royaux.
Le développement de la bureaucratie d'État
Au début du 16e siècle, sous François Ier, le roi avait déjà à sa disposition un véritable appareil d'État : une armée permanente d'une dizaine de milliers d'hommes et environ 5 000 officiers royaux censés le représenter dans le royaume. Ce sont évidemment des chiffres dérisoires par rapport à la taille des appareils d'État modernes. Mais c'était un changement considérable par rapport à l'époque où les seules finances du royaume étaient constituées par les revenus du domaine royal.
Le gouvernement des villes était aux mains de véritables oligarchies. Le roi s'appuyait désormais sur ces notables pour développer l'activité économique et ses rentrées fiscales. Il empruntait de l'argent aux bourgeois riches et leur donnait, en gage de paiement, la perception de certains impôts. Ces dettes royales représentaient déjà de véritables rentes. Toujours en mal d'argent, le successeur de François Ier, Henri II, se mit officiellement à vendre des charges d'officiers du roi. Cela permit aux bourgeois les plus riches d'y avoir accès et de pouvoir espérer un anoblissement.
Pour se faire plus d'argent encore, le roi vendait même une charge à plusieurs personnes, quitte à ce que les propriétaires exercent ensuite cet office à tour de rôle. Une bureaucratie d'État, petite mais néanmoins inutile, parasitaire, et qui coûtait de plus en plus cher, se développa ainsi. Et par la vénalité des charges qui devenaient aussi héréditaires, ce corps parasitaire qui gonflait d'année en année devint indépendant non seulement de la classe dont il était issu, mais aussi du roi qui l'avait créé. Le pouvoir royal fut ainsi amené à créer de nouvelles fonctions de contrôleurs, de commissaires, d'intendants, envoyés du roi avec pleins pouvoirs.
Guerres de religion et révoltes contre le pouvoir royal
Dans la deuxième moitié du 16e siècle, les guerres de religion entre catholiques et protestants, remirent un temps en cause cette situation, en la rendant encore plus complexe. Si la naissance du protestantisme était manifestement liée à la montée en puissance de la bourgeoisie, chaque camp compta bientôt ses nobles, ses bourgeois et ses pauvres, apparemment unis par une même religion alors que leurs intérêts de classe étaient toujours fondamentalement divergents.
Ce qu'il y avait pourtant de plus constant, dans les deux camps, c'était l'hostilité au pouvoir royal incarné par les derniers Valois. On vit apparaître, aussi bien du côté des protestants que du côté des catholiques, la volonté de contrôler le pouvoir royal, voire de s'en passer.
Au plus fort de la guerre, les villes protestantes s'enfermèrent et se donnèrent entre elles une organisation confédérale quasi républicaine.
Du côté catholique, on vit aussi un mouvement populaire, que l'on qualifierait aujourd'hui « d'intégriste », se développer dans les grandes villes, réclamant le retour aux libertés et aux franchises médiévales. Le 12 mai 1588, les milices bourgeoises de Paris prirent les armes contre l'armée royale qui voulait occuper le centre ville pour protéger le palais du Louvre. C'est l'armée royale qui échappa de peu au massacre. Quelques mois plus tard, Paris s'insurgea à nouveau, érigea pour la première fois des barricades et s'organisa en 16 sections qui exercèrent le pouvoir dans la capitale et prononcèrent la déchéance du roi.
Mais ni les catholiques ni les protestants ne purent l'emporter par les armes, et le conflit prit fin sur un compromis : l'accession au trône du protestant Henri IV, en échange de son abjuration. Dès lors, le mouvement de concentration des pouvoirs entre les mains du roi reprit sa marche en avant.
Vers la monarchie absolue
Louis XIII, qui succéda à Henri IV, renforça encore les pouvoirs de la monarchie. Il multiplia les intendants : intendants de finances, de police, de justice, qui empiétaient de plus en plus sur les pouvoirs locaux.
Le royaume de France connut une nouvelle grande crise politique après la mort de ce roi. Ce fut la Fronde, alliance de la noblesse et d'une bourgeoisie qui n'avait pas encore conscience de ses propres possibilités, entraînant à leur suite le petit peuple parisien, pour réclamer le renvoi des intendants et le droit pour les États généraux de décider les nouveaux impôts. Mais passé cette crise, le règne de Louis XIV fut, plus que tout autre, celui de l'absolutisme, de ce que l'on appela la monarchie absolue.
L'appareil d'État s'était considérablement développé. Les officiers royaux étaient passés de 5 000 à 50 000, l'armée de 10 000 à 60 000 en temps de paix et à 160 000 en temps de guerre, sans compter la Marine.
Les intendants ne firent plus seulement des tournées d'inspection : munis des pleins pouvoirs, ils étaient à demeure dans les 34 généralités du royaume, entourés de commis et de subdélégués. Toute une nouvelle administration se superposait ainsi à l'ancienne dans le but d'accroître la centralisation et le contrôle royal.
La justice royale s'imposait partout, les intendants de police reprirent en main les milices communales et en ôtèrent la direction aux autorités municipales. Partout ces autorités, là où elles ne l'étaient pas encore, étaient soustraites à tout contrôle d'en bas. C'était le roi ou son représentant qui désignait le maire et les échevins. A la fin du 17e siècle, ces charges elles-mêmes pouvaient s'acheter. Les villes devaient rendre leurs comptes aux intendants et ne pouvaient pas contracter d'emprunt sans leur accord.
La monarchie avait alors absorbé à son profit tous les pouvoirs seigneuriaux, ecclésiastiques, communaux qui avaient existé au cours du moyen âge. Dans les villes, les tâches d'administration, de justice, de police qui avaient été un temps sous le contrôle de la bourgeoisie locale, avaient été confiées à des riches qui avaient payé pour les obtenir et qui étaient inamovibles : les intendants avaient pleins pouvoirs dans tous les domaines, plus qu'aucun autre émissaire du pouvoir central n'en eut jamais. Au point qu'on a pu dire de l'intendant qu'il fallait l'imaginer comme « un préfet qui siégerait à la cour d'appel, présiderait le tribunal de première instance, jugerait au besoin dans son cabinet ; vérifierait les comptes des trésoriers, receveurs et percepteurs, l'assiette et le recouvrement de l'impôt, et rendrait des ordonnances sur la matière ; serait ingénieur des ponts et chaussées ; présiderait la chambre de commerce ; serait inspecteur des manufactures, commandant de recrutement, chef de la gendarmerie, même recteur et inspecteur d'académie. »
Les contradictions de l'Ancien Régime
Mais la centralisation des pouvoirs aux mains du roi était de fait entravée, tout comme le développement économique, par l'absence d'unité du pays en matière de taxes, de droit coutumier, c'est-à-dire local, de poids et mesures, etc.
La noblesse s'accrochait jalousement à ses privilèges, à l'exploitation féroce qu'elle faisait peser sur la paysannerie, à la mosaïque d'us et coutumes qui s'étaient accumulés au cours des siècles et que le roi lui avait garantis.
Mais la puissance économique était de plus en plus du côté de la bourgeoisie, que plus de deux siècles de trafics coloniaux de toutes sortes, y compris la traite des esclaves noirs, avaient considérablement enrichie.
Et l'activité économique de cette bourgeoisie se heurtait de plus en plus à l'organisation sociale dont le roi était le défenseur.
Bien des riches bourgeois ne désiraient pas autre chose que s'intégrer à la noblesse. Mais celle-ci leur fermait les portes. Et la fraction la plus radicale de la bourgeoisie aspirait de plus en plus à être gouvernée par un pouvoir qui défendrait avant tout les intérêts de cette classe de commerçants, de financiers, d'entrepreneurs, qui était devenue, sur le plan économique, la classe dominante de la société.
En 1789, l'irruption des masses populaires sur la scène de l'histoire allait lui donner la possibilité de changer, non seulement la face de la France, mais celle de l'Europe occidentale toute entière.
Centralisation et démocratie pendant la Révolution française
Les travaux de l'Assemblée constituante furent marqués par le désir d'en finir avec les particularismes des anciennes provinces et, en même temps, de laisser une grande autonomie aux nouvelles structures locales.
L'abbé Sieyès, député du Tiers État, qui fut partisan d'un pouvoir fort et soutint finalement Bonaparte, affirmait : « Il serait essentiel de faire une nouvelle division territoriale (...), ce n'est qu'en effaçant les limites des provinces qu'on parviendra à détruire tous ces privilèges (...). Je ne connais pas de moyen plus puissant et plus prompt de faire, sans troubles, de toutes les parties de la France un seul corps, de tous les peuples qui la divisent une seule nation. » Sieyès proposait un projet de découpage géométrique comprenant 80 départements de 324 lieux carrées, divisés chacun en 9 communes elles-mêmes divisées en 9 cantons.
L'Assemblée constituante adopta finalement un découpage en 83 départements (dans une large mesure ceux d'aujourd'hui) et quelque 44 000 communes dotés de grands pouvoirs. La constitution de 1791, adoptant une monarchie constitutionnelle, prévoyait la subordination des conseils municipaux aux conseils départementaux et la subordination de ces derniers au roi. Mais comme elle prévoyait aussi que la personne chargée de s'assurer de cette obéissance serait élue par l'assemblée même qu'elle devait contrôler, les assemblées départementales et municipales jouissaient de fait d'une grande autonomie. Les municipalités étaient la base du nouveau pouvoir. Le conseil municipal était élu et renouvelable par moitié chaque année.
Mais ce fonctionnement semi-démocratique était à l'usage exclusif des bourgeois. Seuls avaient le droit de vote ceux qu'on appelait les citoyens actifs, c'est-à-dire les plus riches, environ 4 millions d'hommes, écartant 3 millions de pauvres, dits citoyens passifs. Quant aux femmes, riches comme pauvres, elles n'avaient de « citoyennes » que le nom, étant toutes privées du droit de vote !
Les citoyens actifs élisaient, parmi les plus riches d'entre eux, des « électeurs » qui élisaient à leur tour les assemblées départementales et nationale.
La décentralisation était bien réelle. Chaque municipalité disposait de contingents armés : la Garde nationale. Les communes disposaient ainsi de quelque 3 millions d'hommes armés, ce qui représentait une force considérable... mais formée là aussi uniquement de citoyens actifs, c'est-à-dire de bourgeois, car la bourgeoisie qui venait de s'emparer du pouvoir ne confondait pas décentralisation et droits démocratiques pour l'ensemble de la population.
L'initiative populaire
Mais ce ne fut pas cet appareil juridique qui sauva la révolution des tentatives de restaurer l'ancien ordre des choses, mais l'initiative populaire.
Quand en 1791 le roi s'enfuit pour rejoindre à l'étranger les émigrés contre-révolutionnaires, ce fut la vigilance populaire qui fit échouer ses projets. Et parmi les habitants de Varennes qui l'arrêtèrent spontanément sur la route de l'Est, nul ne peut dire quels étaient les citoyens « actifs » ou les citoyens « passifs ».
Les assemblées élues représentèrent d'ailleurs de moins en moins l'aile marchante de la révolution, au fur et à mesure que celle-ci se radicalisa. D'où les initiatives des masses révolutionnaires pour faire pression sur les assemblées, y compris par des manifestations en armes, ce qui, quoi qu'en disent de nos jours les intellectuels bien pensants, est autrement plus démocratique que toute assemblée élue pour une longue durée, indépendante de l'évolution de l'état d'esprit de ceux qui l'ont élue.
La contre-offensive de l'aristocratie et du roi, appuyée par une coalition des monarchies européennes, entraîna par contrecoup un nouvel approfondissement de la révolution qui, dès 1792, rendit caduque la constitution de 1791. La nouvelle Assemblée constituante élue alors, la Convention, vota la déchéance du roi et abolit la distinction entre citoyens actifs et passifs, en adoptant le suffrage universel, bien que réservé aux hommes.
C'est que la bourgeoisie radicale avait besoin de l'appui et de la force de la population laborieuse pour vaincre la contre-révolution.
Fédéralisme contre centralisme
Au sein même de la Convention, les Girondins, représentants politiques de la fraction économiquement la plus puissante de la bourgeoisie, pensaient que la révolution allait trop loin et, pour contrer cette évolution, tentèrent de dresser la province contre le pouvoir central, prétendant que Paris, qui ne représentait disaient-ils que 1/83e de la France (un département), ne pouvait pas imposer sa loi au pays tout entier.
Comme on le voit, le fédéralisme des Girondins était loin d'être neutre politiquement et ne reposait pas sur une simple divergence avec la Montagne, l'aile la plus radicale de la Convention, sur la manière d'organiser les pouvoirs publics.
Pour gagner la guerre contre les armées coalisées de l'Europe, pour briser les soulèvements fomentés par les Girondins, les Conventionnels de la Montagne, avec à leur tête Robespierre, s'appuyèrent sur les « sans-culottes », ainsi appelés parce qu'ils ne portaient pas la culotte et les bas de soie des riches mais un simple pantalon, sur le petit peuple de Paris, organisé en 48 sections qui formaient la Commune révolutionnaire, et sur les sans-culottes de province organisés sur des modèles voisins dans des sociétés, des clubs et des comités.
La population pouvait faire connaître, voire imposer, directement, quotidiennement sa volonté. Elle contrôlait de près tout ce qui se faisait en son nom quand elle n'agissait pas directement elle-même. Elle contrôlait ce que faisait l'administration, surveillait les autorités municipales, faisait pression sur les assemblées.
C'est grâce à cette combinaison d'une centralisation extrême des pouvoirs et de l'initiative révolutionnaire des sans-culottes que les interventions militaires de la contre-révolution furent brisées. Pouvoir central, pouvoirs locaux exercés directement par le peuple en armes, ne faisaient plus qu'un.
Les sans-culottes sauvèrent donc la révolution.
Mais ensuite la bourgeoisie craignit de leur laisser le pouvoir, et aspira à profiter de sa victoire en mettant un point final à la période révolutionnaire.
Cela se traduisit par la chute de Robespierre en 1794, puis la mise en place du Directoire au cours duquel l'armée joua un rôle d'arbitre au service de la bourgeoisie, réprimant les révoltes de la population laborieuse et les complots d'arrière-garde des ci-devants, jusqu'au moment où le général Bonaparte s'en servit pour parvenir au pouvoir et établir sa dictature sur le pays.
La centralisation napoléonienne
Après le coup d'État de Napoléon Bonaparte du 18 brumaire (en novembre 1799), celui-ci réorganisa le pouvoir central et l'administration locale, en mettant sur pied un système qui consacrait la victoire de la bourgeoisie sur l'ancien régime, et qui devait la mettre en même temps à l'abri de toute intervention des masses populaires. Mais il lui confisquait du coup l'exercice du pouvoir.
Il y avait désormais 98 départements (du fait des différentes annexions) et 40 000 communes, avec comme échelon intermédiaire 400 arrondissements. Mais les préfets, les sous-préfets et les maires étaient nommés par le pouvoir central.
Les préfets étaient seuls chargés de l'administration : « Ils sont les instruments du gouvernement et non les représentants des gouvernés » avait dit Daunou, qui était l'un des pères de la nouvelle constitution.
Et il ajoutait, de manière très politique : « Les faire élire par le peuple est une idée qui ne devient admissible que dans une constitution fédérative ou bien lorsqu'il s'agit d'affaiblir ou d'abolir quelque ancien système féodal. »
Le préfet contrôlait l'opinion, recrutait les troupes, s'occupait de l'approvisionnement des villes, de la santé et des oeuvres de bienfaisance. Et surtout il exerçait une tutelle sur les communes. C'est lui qui nommait les maires des petites communes et faisait des propositions à Napoléon Bonaparte pour les maires des grandes villes. C'est lui qui nommait les conseillers municipaux. Il arrêtait le budget des municipalités et aucun acte important ne pouvait être fait sans son accord. Paris avait un régime d'exception : la ville était divisée en 12 arrondissements et c'est le préfet du département qui faisait office de maire.
Une centralisation bureaucratique et réactionnaire
Napoléon Bonaparte institua donc un régime centralisé où, à tous les échelons, c'étaient des représentants du pouvoir central qui exerçaient les pouvoirs locaux. Tout contrôle de la part de la population était écarté, et le contrôle sur la population était par contre l'une des tâches des autorités locales. Marx disait de ce régime où les préfets jouaient un tel rôle qu'il « fut d'emblée un pur instrument de réaction ».
Ce système préfectoral resta en vigueur jusqu'à nos jours et l'est encore pour l'essentiel, bien qu'il soit vite apparu lourd à supporter.
Au 19e siècle, après la chute de l'Empire, les plus réactionnaires des monarchistes critiquèrent cet appareil d'État.
Voici, par exemple, ce qu'en disait le comte de Villèle : « Pour les opérations les plus urgentes de nos bâtiments publics, il faut d'abord un état, un devis, dressé sur les lieux puis corrigé à Paris, puis l'approbation du ministre, puis l'adjudication, puis l'ordonnancement pour avoir les fonds. L'édifice est souvent dégradé avant que toutes les formalités soient remplies et qu'il nous soit permis d'employer notre argent à entretenir ce qui nous appartient. »
Il dénonçait aussi le fait que les collectivités locales étaient saignées à blanc par toutes les dépenses pourtant centrales que le pouvoir leur imposait : construction de prisons, logements des troupes, entretien des tribunaux et des préfectures, etc.
« Tant qu'on voudra maintenir le système actuel et tout nommer et diriger du centre, il faut rester asservi à la domination exclusive des commis de bureau, de préfecture, ou de ministère (...) » disait-il. Mais de Villèle ajoutait, montrant par là où le bât blessait ce pur représentant des hobereaux de province, ce de Villiers avant la lettre : « il faut aussi rester exposé à toutes les révolutions que les audacieux pourraient tenter à Paris. »
La droite monarchiste plaida tout au long du 19e siècle pour une décentralisation des pouvoirs en faveur des provinces, bref pour que les notables de province aient leur mot à dire et leur budget à gérer, mais pas, bien sûr, pour que la population ait plus de pouvoirs. Mais il faut noter que lorsque ce même de Villèle se retrouva ministre en 1822, il se garda bien de mettre en pratique les idées qu'il défendait dans l'opposition. Rien de bien nouveau sous le soleil !
Ni les régimes monarchistes, qui se succédèrent dans la première moitié du 19e siècle, ni l'éphémère Seconde République ne changèrent l'organisation de base de l'administration. Ils laissèrent simplement un peu plus de place à l'élection des assemblées locales, qui n'avaient de toute façon aucun pouvoir, jusqu'à ce que Louis-Napoléon Bonaparte rétablisse, après son coup d'État du 2 décembre 1851, tout simplement ce qu'avait déjà conçu son oncle.
L'appareil d'État continua donc sous Napoléon III de s'hypertrophier, comptant déjà 500 000 fonctionnaires et 500 000 militaires permanents.
La Commune de Paris contre l'État de la bourgeoisie
C'est le prolétariat parisien qui prouva, en 1871, avec la Commune de Paris, sa capacité à briser cette énorme machine bureaucratique. « L'antithèse directe de l'Empire fut la Commune » a écrit Karl Marx. Et il expliquait : « la Commune fut composée des conseillers élus au suffrage universel dans les divers arrondissements de la ville. Ils étaient responsables et révocables à tout moment. La majorité de ses membres étaient naturellement des ouvriers ou des représentants reconnus de la classe ouvrière. La Commune devait être non pas un organisme parlementaire, mais un corps agissant, exécutif et législatif à la fois.(...) Depuis les membres de la Commune, jusqu'au bas de l'échelle, la fonction publique devait être assurée pour un salaire d'ouvrier. Les bénéfices d'usage et les indemnités de représentation des hauts dignitaires de l'État disparurent avec ces hauts dignitaires eux-mêmes. Les services publics cessèrent d'être la propriété privée des créatures du gouvernement central. Non seulement l'administration municipale, mais toute l'initiative jusqu'alors exercée par l'État fut remise aux mains de la Commune. (...) Le premier décret de la Commune fut la suppression de l'armée permanente, et son remplacement par le peuple en armes. (...)
Le régime de la Commune, une fois établi à Paris et dans les centres secondaires, l'ancien gouvernement centralisé aurait, dans les provinces aussi, dû faire place au gouvernement des producteurs eux-mêmes. (...) Les communes rurales de chaque département devaient administrer leurs affaires communes par une assemblée de délégués au chef-lieu du département et ces assemblées de départements devaient à leur tour envoyer des députés à la délégation nationale à Paris ; les délégués devaient être à tout moment révocables et liés par le mandat impératif de leurs électeurs. (...)
Et Marx ajoutait : « L'antagonisme de la Commune et du pouvoir d'État a été pris à tort pour une forme excessive de la vieille lutte contre l'excès de centralisation. (...) La constitution communale aurait restitué au corps social toutes les forces jusque-là absorbées par l'État parasite qui se nourrit sur la société et en paralyse le libre mouvement. (...) La Commune a réalisé ce mot d'ordre de toutes les révolutions bourgeoises, le gouvernement à bon marché, en abolissant ces deux grandes sources de dépenses : l'armée et le fonctionnarisme d'État ».
Une fois la Commune de Paris vaincue en mai 1871, après moins de trois mois d'existence et après que la bourgeoisie se fut vengée de sa peur par une répression sanglante, la IIIe République se mit peu à peu en place et le système de domination politique de la bourgeoisie se stabilisa sous la forme de la république parlementaire. La bourgeoisie vida le suffrage universel de son contenu révolutionnaire et apprit à se servir de cet instrument à son avantage.
Suffrage universel... et pouvoirs locaux sous surveillance
Les institutions locales, toujours inspirées du modèle napoléonien, s'organisèrent autour de la toute-puissance des préfets. Mais à partir de 1884, non seulement les conseils généraux et municipaux furent élus au suffrage universel, mais les présidents de conseils généraux et surtout les maires, y compris dans les grandes villes - à l'exception de Paris - furent eux-mêmes élus par leurs assemblées. C'est toutefois le préfet qui continua à avoir tous les pouvoirs. Et pendant encore près d'un siècle, les décisions des conseils municipaux ne furent applicables qu'après approbation du préfet. Quant à Paris, c'est le préfet du département de la Seine qui remplissait directement les fonctions de maire.
C'est que la bourgeoisie est devenue depuis la fin de la révolution française une classe conservatrice, dont l'appareil d'État, tel qu'il est sorti des mains napoléoniennes, n'a plus été remanié en profondeur. Des retouches ont été faites aux institutions, l'appareil d'État lui-même a considérablement grossi, mais il n'a plus été bouleversé. Le souci constant des hommes politiques de la bourgeoisie a bien plutôt été d'en assurer la continuité.
C'est le régime de Vichy qui apportera le plus de modifications en supprimant dès 1940 les conseils municipaux des communes de plus de 2 000 habitants et les conseils généraux élus, et en les remplaçant par des commissions nommées, mais en maintenant toujours le rôle central et omnipotent des préfets. Vichy inaugura aussi le rôle administratif de la région en désignant, en avril 1941, des préfets de région chargés de l'organisation du rationnement et de la répression.
Après la guerre, tout recommença comme avant, car les promesses d'extension des pouvoirs des conseils municipaux et généraux au détriment des préfets furent vite abandonnées.
Aux origines de la « décentralisation »
Et pourtant ce ne sont pas les rapports officiels, les ouvrages, les discours dénonçant la trop grande centralisation et ses effets qui manquèrent.
C'est que les présidents de conseils généraux, les maires des grandes villes, auraient bien aimé avoir des fonds importants à gérer, comme les bourgeois de chaque région auraient bien aimé avoir, à proximité, des organismes capables de leur distribuer fonds et commandes.
En 1963, De Gaulle lança lui un plan d'aménagement du territoire, et définit 22 régions à la tête desquelles il installa des préfets de région assistés d'assemblées consultatives non élues, les CODER, réforme qui permit de relancer l'équipement de certaines régions, de décentraliser certaines entreprises industrielles de la région parisienne et de laisser un peu plus de place à la spéculation immobilière.
Les EPR (Etablissements publics régionaux) mis en place en 1972 jouèrent le même rôle.
Mais c'est l'arrivée de la gauche au pouvoir, après 23 ans de pénitence dans l'opposition, qui modifia le plus la situation, sans vraiment la bouleverser.
Pierre Mauroy, Premier ministre, prétendait « rendre l'État aux citoyens », mais la loi préparée par Defferre, son ministre de l'Intérieur, et adoptée en 1982 répondait surtout aux aspirations des maires des grandes villes et des présidents de conseils généraux qui aspiraient à plus d'autonomie.
Defferre, maire de Marseille, et Mauroy, maire de Lille, savaient de quoi ils parlaient.
Cette réforme dite de décentralisation, qui permettait d'avoir l'air de faire du nouveau sans que cela ne gêne en rien la bourgeoisie, et qui rencontrait l'assentiment d'une grande partie des élus locaux de la droite, fut donc menée tambour battant. En moins d'un an le principe en était voté, créant les régions, abrogeant la tutelle des préfets et donnant aux maires et aux présidents de conseils généraux et régionaux des pouvoirs réels.
Mais la décentralisation n'a été en rien une réforme démocratique permettant un contrôle accru de la population sur les décisions. L'organisateur d'un colloque sur la question, un certain Lucien Sfez, l'expliquait très bien : « En abandonnant aux représentants locaux la gestion des conflits souvent dangereux pour le représentant central, en créant les apparences de liberté, à la limite d'autogestion locale, le système de représentation n'a rien à craindre. Le local reflétera impeccablement le système dans son ensemble. Il sera le miroir, le reflet « micro » de la totalité ».
Décentralisation et finances publiques
La loi de décentralisation de 1982, promulguée alors que la crise sévissait déjà depuis près d'une dizaine d'années, visait donc à faciliter l'intervention des responsables des collectivités locales en faveur des entreprises et à désengager l'État de nombre de services publics et sociaux désormais laissés à la charge des collectivités locales.
C'était quelque chose de nouveau, car au début de la IIIe République, au nom de « la liberté du commerce et de l'industrie », les communes avaient été expressément écartées de la responsabilité de tout ce qui pouvait concurrencer une activité de type industriel ou commercial.
Ce n'est qu'à la suite de la Première Guerre mondiale, qui avait occasionné tant de destructions, que la mise en place de « régies » d'activités industrielles ou commerciales avait été autorisée. Le caractère exceptionnel de cette intervention, uniquement destinée à suppléer la carence du privé, fut encore réaffirmé après la guerre de 1939-1945, sous la IVe République. Ce n'est que dans les années soixante-dix, avec les débuts de la crise, que les aides financières des collectivités locales au secteur privé sont devenues monnaie courante, si l'on peut dire.
Des décrets et circulaires autorisèrent les EPR, les Etablissements publics régionaux, à consentir dès 1976 des rabais sur le prix de vente des terrains aux entreprises censées avoir un intérêt public indiscutable. En 1977, ces EPR purent cautionner des prêts et accorder des primes à la création d'entreprises. En 1981, ils purent prendre des participations dans le capital de sociétés commerciales. Ainsi, avant même que les régions aient légalement une existence, des pouvoirs et des finances un peu autonomes, elles distribuaient déjà de l'argent public aux entreprises, sous prétexte de défendre l'emploi. Ou, plus exactement, c'est l'État qui, par leur intermédiaire, arrosait moins centralement le patronat. Il n'était plus absolument nécessaire pour les bourgeois provinciaux de hanter les antichambres des ministères, ils pouvaient inviter les responsables des collectivités locales à des parties de chasse.
La loi de 1982 sanctionna donc une pratique déjà très largement admise et elle l'élargit.
L'État se désengage des services publics...
En accordant des pouvoirs et un financement aux collectivités locales à tous les niveaux, communes, départements, régions, le gouvernement associa l'ensemble des élus locaux à la gestion de la crise. Il partagea les responsabilités et, espérait-il, l'impopularité entre pouvoirs locaux et pouvoir central, entre majorité et opposition, puisqu'à tous les niveaux c'est la même politique de soutien sans faille au patronat qui est menée, indépendamment de la couleur de la majorité.
L'État s'est débarrassé sur les communes de la construction et de l'entretien des écoles primaires, des transports urbains, et surtout du logement et de l'urbanisme.
Aux départements, il laissa la responsabilité des collèges et transports scolaires, des bibliothèques centrales de prêt, de l'aide sociale, des ports maritimes, de l'aménagement rural et des routes.
Aux régions, il confia la formation professionnelle et l'apprentissage, l'aide directe aux entreprises, les transports régionaux. Il se déchargea du renouvellement et de l'entretien de la flotte de pêche et des ports fluviaux en 1984, puis en 1986 de la construction, de l'équipement et de l'entretien des lycées, en 1993 de la formation des jeunes de moins de 26 ans.
La façon dont l'État s'est débarrassé, et continue à le faire, d'une bonne partie des services et responsabilités publics illustre à quel point son souci n'est pas l'intérêt de la population.
... et ne transfère pas l'argent correspondant
L'État s'était engagé à ce que chaque transfert de compétence se traduise par un transfert financier équivalent, mais les collectivités locales se plaignent que l'État rogne sur l'argent transféré. L'exemple des lycées est significatif. Lorsque l'État les a affectés aux régions, il n'y investissait plus rien depuis longtemps et bon nombre de bâtiments étaient dans un état de délabrement nécessitant des travaux importants et urgents : les collectivités locales ont bien été obligées de faire au moins un minimum. L'argent transféré par l'État en 1986 fut calculé sur ce qu'il avait dépensé en 1985, ce qui ne représentait que les dépenses courantes et non les réparations importantes. Le budget des régions a été alourdi d'autant. En 1994, dernières statistiques disponibles, l'ensemble des régions a consacré aux lycées près de 12 milliards de francs tandis que l'État ne leur a versé que la moitié de cette somme. Quant aux bâtiments universitaires, ils sont toujours en principe à la charge de l'État, mais si les collectivités locales n'y contribuaient pas financièrement, rien ne serait fait ! Tout dépend donc de l'importance du budget que telle ou telle région peut ou décide d'y consacrer. Et les inégalités économiques sont grandes d'une région à l'autre.
Il en est de même en ce qui concerne les transports : l'État laisse chaque région négocier des contrats avec la SNCF lui permettant de maintenir certaines dessertes dites non rentables, à condition de payer le déficit d'exploitation à la SNCF, ou d'obtenir du matériel roulant neuf ou rénové, confortable et en suffisance, à condition que la région l'achète elle-même ! C'est ainsi que la région Rhône-Alpes a passé une convention de 4 ans avec la SNCF en s'engageant à lui verser 300 millions de francs par an pour acheter ou rénover le matériel ferroviaire local : rénover 214 voitures qui seront mises aux couleurs de la région, acheter 61 rames automotrices ou autorails.
En effet l'État, via la SNCF, n'assure plus que les infrastructures et les lignes à grandes distances - et encore : les régions mettent de l'argent en plus pour obtenir la suppression des passages à niveaux ! Mais le reste du service - mise en circulation des trains régionaux et locaux, horaires et fréquence de passage - ne se fait qu'en fonction de ce que les régions sont prêtes à payer.
Voilà pourquoi les impôts locaux augmentent alors qu'on nous dit que l'impôt sur le revenu n'augmente pas.
Le nouveau gouvernement vient d'apporter sa pierre à cette conception du service public décentralisé puisque Christian Pierret, le ministre de l'Industrie chargé de la Poste et des Télécommunications, a annoncé sa volonté de fermer les petits bureaux de Poste, laissant le soin aux collectivités locales de négocier avec la Poste - ou d'autres entreprises - le service à la carte qu'elles désirent, si elles sont prêtes à le financer sur leur budget.
Quant à la gestion des problèmes sociaux, il est bien connu que les collectivités locales ne se la disputent pas, cherchant plutôt à en faire retomber le poids sur les collectivités voisines. L'État impose aux départements une partie des charges financières en matière sociale : les départements doivent, par exemple, consacrer au paiement des RMistes un cinquième de ce que l'État lui-même verse ; de même pour le logement des plus démunis.
L'aggravation de la crise et la montée de la misère accroissent donc encore les charges budgétaires des collectivités locales et, comme bien souvent l'État ne paye pas sa quote-part, les impôts locaux, dont les taux sont décidés par les collectivités locales, ont augmenté depuis la décentralisation de près de 10 % par an. Si, au total, la moitié de ces impôts locaux est payée par les entreprises sous forme de taxe professionnelle et l'autre moitié par la population, l'injustice est que ce n'est pas proportionnel aux revenus. La loi oblige d'ailleurs à augmenter dans les mêmes proportions les impôts locaux des particuliers et la taxe professionnelle payée par les entreprises.
Les intérêts de classe et même de cliques prédominent à l'échelle locale, mais de façon plus étriquée encore qu'à l'échelle nationale.
Le budget des collectivités locales au service des entreprises
Les collectivités locales gèrent environ 750 milliards, un budget qui représente à peu près la moitié du budget de l'État.
Les communes gèrent 60 % de ce budget, les départements 30 % et les régions 10 %. Mais si l'on ramène ces sommes au nombre de communes, de départements ou de régions, on s'aperçoit qu'en moyenne un président de conseil régional gère 9 à 10 milliards, un président de conseil général 3 milliards et un maire seulement 10 millions de francs, avec d'énormes disparités entre les grandes et les petites villes et même entre les régions ou entre les départements.
Les collectivités locales emploient au total 1,3 million de personnes, soit 6 % de la population active. Elles assurent les trois quarts de l'investissement public et l'État seulement le quart restant.
Sur 200 milliards que les collectivités locales ont consacrés à leurs dépenses d'équipement en 1994, quelque 130 milliards sont allés aux entreprises du bâtiment et des travaux publics et 30 à 40 milliards aux entreprises qui s'occupent de l'eau. Les collectivités locales sont les principales clientes des travaux publics, assurant 40 % du chiffre d'affaires de ce secteur.
Privatisation à tout va
En 1995, sur les 110 milliards de francs que représentait l'ensemble des services publics locaux, 65 milliards de francs n'étaient déjà plus gérés directement par les collectivités locales. Elles s'étaient dessaisies des trois quarts de la distribution de l'eau, de la moitié de la collecte et du traitement des ordures ménagères, de la plupart des transports urbains, si l'on excepte les transports parisiens, des deux tiers des autres services comme la restauration des hôpitaux et des écoles, le chauffage urbain, le stationnement, etc.
A partir du moment où les services publics sont donnés en concession au secteur privé, les prix s'envolent. C'est ainsi que les deux entreprises de transports urbains, qui gèrent l'une le métro, l'autre les bus de la ville de Toulouse, font des bénéfices tandis que l'organisme public qui les chapeaute est en déficit. Le contribuable local doit payer pour combler le déficit alors que les profits du privé sont assurés.
La collectivité locale qui renonce à sa régie de distribution des eaux pour la concéder à une entreprise privée - il n'y en a pratiquement que deux, la Lyonnaise des Eaux ou la Générale des Eaux - rend le mètre cube d'eau beaucoup plus cher. A Grenoble, depuis la privatisation de l'eau en 1990, la facture d'eau a plus que doublé. A Lyon, la CGE, qui assure 90 % de la distribution de l'eau de la communauté urbaine depuis 1987, a extorqué au minimum 450 millions de francs aux contribuables en huit ans, en commençant par encaisser le prix de l'eau distribuée en 1986... alors que cette distribution était encore assurée par la communauté urbaine, puis en gonflant considérablement ses charges réelles, enfin en en ajoutant d'autres qui n'ont rien à voir avec l'eau, comme ces 18 millions de francs pour l'organisation du championnat mondial d'échecs de 1990 qui se sont retrouvés sur les factures des usagers par suite d'un prétendu « défaut de logiciel ».
Trafics autour des marchés publics
Les marchés publics sont réglementés au-dessus de 300 000 F par l'obligation de recourir à des appels d'offre publics afin, en théorie, de comparer les tarifs des différentes entreprises. Mais il est très fréquent que ces procédures ne soient pas respectées et les prix demandés largement dépassés. C'est ainsi que la transformation d'un ancien évêché en siège du conseil régional de Champagne-Ardennes devait coûter 20 millions de francs ; mais les 223 avenants au contrat initial ont porté la facture à 70 millions de francs !
De plus en plus souvent, les collectivités locales mettent en place des sociétés d'économie mixte où capitaux publics et privés s'associent pour financer d'autres entreprises privées et dont la comptabilité n'est pas soumise au même contrôle que celle des collectivités locales. C'est une façon d'utiliser l'argent public pour soutenir des capitaux privés... et faire payer les pots cassés aux contribuables tout en rendant les comptes plus opaques.
La multiplicité des aides aux entreprises
Enfin toutes sortes d'aides directes et indirectes aux entreprises par les collectivités locales sont prévues par la loi de décentralisation. Mais la pratique se joue des contrôles et multiplie les aides de toutes sortes : location gratuite ou à bas prix de locaux et de terrains, subventions, avances et prêts à taux bonifiés, garanties d'emprunts. Plusieurs dizaines de milliards sont distribués ainsi chaque année par l'ensemble des collectivités locales. Ces aides sont certes modestes en regard de celles que l'État distribue aux entreprises et qui se chiffrent, elles, en centaines de milliards chaque année, mais elles sont loin d'être négligeables.
Sous prétexte de défendre l'emploi, les élus locaux cherchent à attirer des entreprises privées sur leur territoire en se livrant à une véritable surenchère d'exonérations fiscales, de mise à disposition de terrains ou de bâtiments, d'aides à l'emploi ou à la formation. Telle cette petite ville de l'Isère, Bourgoin-Jallieu, qui a aidé une entreprise à s'installer en lui vendant 6,7 millions un bâtiment acheté le jour même 12 millions de francs !
A Dunkerque, une exonération d'impôts accordée aux entreprises qui s'y installaient a permis à Coca-Cola d'amortir ses investissements en 30 mois et à Péchiney de supprimer avec profit plus de 2 000 emplois à Pau pour empocher les avantages consentis à Dunkerque !
Le département de Loire-Atlantique, par exemple, a dépensé 10 millions de francs en 1991 pour faire venir dans les environs de Nantes une entreprise de fabrication de voitures de sport située à Cholet dans le Maine-et-Loire. Sur les 150 emplois promis, une soixantaine ont vu le jour avant que l'entreprise ne dépose son bilan en 1995.
De nombreuses collectivités locales ont aménagé des terrains pour accueillir des entreprises qui ne sont jamais venues. C'est ainsi qu'il y a 6 000 hectares équipés mais non utilisés dans la région Rhône-Alpes, 2 000 hectares en Alsace... L'argent public ainsi gaspillé n'a pas été perdu pour tout le monde car les entreprises de travaux publics qui ont réalisé ces aménagements inutiles n'ont pas attendu pour faire de beaux profits.
Des collectivités locales engagent des frais pour démarcher des investisseurs possibles. La ville de Tours, par exemple, avait confié, une mission de prospection à un cabinet privé. Cela lui a coûté 15 millions de francs en trois ans sans qu'aucune entreprise soit venue s'installer. Le département d'Indre-et-Loire a envoyé, à partir de 1988, un prospecteur au Japon, payé 1,5 million de francs par an. Au bout de 5 ans et 7,5 millions de francs, il n'avait convaincu personne de venir en Indre-et-Loire sauf... un lycée japonais !
Le département d'Indre-et-Loire n'est pas une exception car des dizaines de collectivités locales ont envoyé sans succès des missions au Japon ou aux USA, et ces missionnaires ne sont pas bénévoles.
On assiste donc au niveau local, exactement comme au niveau central, à un véritable gaspillage de l'argent public aux profit du patronat. Et si les patrons locaux ont un peu plus les moyens d'en profiter que lorsque toutes les décisions se prenaient à Paris, ce sont tout de même les plus grands groupes qui en profitent toujours le plus, la Lyonnaise des Eaux-Dumez, la CGE, Bouygues et sa filiale pour l'eau.
L'argent public au service des patrons
La Chambre régionale des Comptes de Picardie a rendu public en 1996 un rapport de synthèse sur les pratiques économiques de la région, qui ne sont pas propres à la Picardie.
Ce rapport note que sur 240 entreprises qui avaient bénéficié d'aides de la région sous forme d'avances, 206 avaient distribué des dividendes ainsi puisés dans la poche des contribuables.
De plus, la plupart des aides ont servi à subventionner des projets visant... à améliorer la productivité de ces entreprises, c'est-à-dire servi à subventionner... des suppressions d'emplois !
Le rapport de la Chambre des Comptes de Picardie note aussi que la région a pris des participations dans des sociétés d'investissement qui, à leur tour, ont apporté de l'argent à des entreprises encore plus privées. Pour la seule société Picardie Investissement, la région se retrouve devoir combler une perte de 70 millions de francs. Car si les actionnaires privés peuvent se défiler en cas de pertes, la région, en tant qu'organisme public, ne le peut pas. De même la région qui s'était portée garante pour le Parc Astérix dans l'Oise, auquel le département a également apporté son aide, a dû payer 20 millions de francs en 1994, lorsque les prétendues difficultés financières du parc de loisirs ont entraîné la mise en route des garanties. Dès l'année suivante, le parc est redevenu bénéficiaire et a rapporté des dividendes à ses actionnaires. La Chambre s'est étonnée du cadeau consenti en relevant le nom de ces actionnaires : la Compagnie Générale des Eaux, le groupe ACCOR, la Barclays Bank, la GMF...
Les aides distribuées ont donc profité à des trusts multimilliardaires qui ont des capacités de financement bien supérieures au budget total de la région. Ces dernières années, parmi les entreprises aidées par les différentes collectivités locales de Picardie, on trouve aussi Renault, Philips, Massey Fergusson, Michelin... Rien que des pauvres malheureux en somme et beaucoup plus créateurs de chômeurs que d'emplois.
Corruption à tous les échelons
Dans ce contexte, la corruption joue évidemment à plein, on le voit chaque jour. Elle joue au sommet de l'État, bien sûr. Et avec cette relative décentralisation, on assiste surtout à une décentralisation de la corruption.
Pour obtenir les marchés publics locaux et les aides diverses et variées, la concurrence est rude entre les entreprises qui veulent s'assurer des liens privilégiés avec les élus locaux qui ont quelques pouvoirs de décision en la matière. Les entreprises ont considérablement accru leur financement déclaré des campagnes électorales depuis la décentralisation et ce jusqu'à ce que ce soit officiellement interdit en 1995.
On peut avoir une idée de l'importance de ces contributions car, en 1993, la loi sur le financement des campagnes électorales et des partis politiques avait fait obligation de les rendre publiques. Cette année-là, les candidats aux élections législatives des grands partis représentés à l'Assemblée, et ces partis eux-mêmes, ont déclaré avoir reçu au total 400 millions de francs des entreprises. C'est le RPR qui en a le plus bénéficié, financé par 900 entreprises différentes alors que le PS n'a bénéficié du financement que de 500 entreprises. Les quatre principales entreprises de bâtiment et travaux publics (la CGE, la Lyonnaise des Eaux-Dumez, Eiffage et Bouygues) qui ont d'innombrables filiales dans la distribution de l'eau, le chauffage, la restauration, les parkings, les déchetteries, avaient versé à elles seules 100 millions de francs, le quart du total aux candidats et aux partis.
Le Monde diplomatique d'avril 1997 affirmait à propos de la corruption : « Pour au moins 90 %, elle est entièrement privée et se pratique quotidiennement. Dans les affaires, on trouve des pots-de-vins partout, jusque dans le lait des nourrissons, versés par les fabricants aux maternités ».
Les affaires de corruption qui viennent à la connaissance du public ne représentent qu'une petite partie des 10 % de cas où c'est un agent public qui se laisse corrompre. Et le Monde diplomatique de conclure : « C'est dire que la corruption n'est pas le grain de sable, mais bien au contraire l'huile dans les rouages de l'économie de marché » !
La Chambre régionale des Comptes de la région Provence-Alpes-Côte d'Azur évoque dans son rapport de 1993 « les réseaux de corruption organisés (...) qui exercent une pression énorme sur les élus et les fonctionnaires dont les décisions peuvent leur permettre de réaliser le cas échéant de considérables plus-values ».
Les entreprises donnent de l'argent aux élus afin de pouvoir surfacturer leurs services et leurs travaux, de bénéficier d'aides auxquelles elles n'ont pas droit, d'obtenir des permis de construire, etc. Cela passe par la rémunération de services fictifs, de rapports bidon, à un prête-nom, à la femme d'un élu ou à un de ses proches, ou à une association dirigée par des gens sûrs. Toute une industrie de la fausse facture prospère, les sociétés-écrans se multiplient, et l'argent aboutit souvent dans des comptes en Suisse ou dans un paradis fiscal quelconque. On peut aussi soigner le politicien en lui achetant une villa, en effectuant des travaux à bas prix dans sa maison, en lui payant des voyages aux quatre coins du monde.
Les scandales ont touché les notables de nombreuses grandes villes, souvent présidents de conseil général ou régional et même ministres, sans parler du président du Conseil constitutionnel, si cela se révèle exact.
Mais il est impossible de citer toutes ces affaires qui ne révèlent qu'une faible partie des pratiques qui restent la plupart du temps inconnues.
Un exemple parmi bien d'autres
L'exemple des Hauts-de-Seine, le plus riche département de France, illustre bien les liens unissant les élus et les patrons, tels qu'ils sont révélés par les affaires. Ce département est devenu depuis une dizaine d'années le fief de Charles Pasqua, l'office départemental des HLM des Hauts-de-Seine gère 28 000 logements et est le deuxième office public HLM de France.
Pasqua a désigné en 1985 comme président du conseil d'administration de l'office départemental de HLM, Patrick Balkany, maire de Levallois-Perret depuis 1983. Celui-ci prit comme directeur de l'office Didier Schuller, qui fut élu conseiller général à Clichy.
A la fin de l'année 1994, l'office a été contrôlé par le juge Halphen à propos de la surfacturation de certains marchés du BTP (bâtiment et travaux publics), voire de fausses facturations en Ile-de-France. L'enquête conduisit à Bouygues, à la Générale des Eaux, à la Lyonnaise des Eaux, les grands du BTP. C'est en effet un réseau géant de fausses factures, réalisé dans la complicité la plus totale entre élus et industriels, qui fut révélé. Au début de l'année dernière, 60 entreprises du BTP ou autres étaient impliquées, on comptait 90 mises en examen et les connexions avec les offices HLM étaient multiples.
L'enquête révèla des contrats bidon, passés en particulier par la femme de Schuller. Devant la justice, certains chefs d'entreprise ont déclaré qu'il fallait arroser de 400 000 F Didier Schuller pour obtenir les marchés convoités. Schuller fut contraint de démissionner et s'enfuit aux Bahamas où depuis 1995, malgré un mandat d'arrêt international lancé contre lui, il coule des jours tranquilles à Paradise Island.
Pour ne pas plonger tout seul, il ne s'est pas privé de dénoncer son copain Balkany, dont l'office HLM rémunérait le capitaine du yacht de sa femme. Après une condamnation pour avoir payé ses employés de maison avec les fonds de la mairie de Levallois, Balkany partit lui aussi en exil... aux Antilles, mais resta jusqu'à ces jours derniers, président en titre de l'office HLM du 92.
La population n'a donc actuellement pas plus de contrôle sur l'utilisation de l'argent public au niveau local qu'elle n'en a sur le budget de l'État.
Les pouvoirs locaux aussi peu contrôlés que le pouvoir central
L'idée que les pouvoirs locaux sont plus proches de la population a surtout servi d'écran de fumée pour paraître démocratiser l'État.
Les électeurs n'ont que le droit d'élire des représentants une fois tous les six ans et n'ont plus aucun contrôle ensuite sur ce qui se fait en leur nom. La population n'est guère informée et encore moins consultée sur les décisions, leurs justifications et surtout sur ceux auxquels profite l'argent.
Quant à sa représentation par l'intermédiaire des élus, elle est loin d'être satisfaisante. Non seulement les travailleurs immigrés ne votent pas (la majorité d'entre eux sont là depuis une ou deux générations et payent des impôts locaux), mais ceux qui votent sont très inégalement représentés : un canton rural de 5 000 habitants a droit à un conseiller général, une quinzaine de maires, une centaine de conseillers municipaux ; en revanche 5 000 habitants d'une grande ville n'auront droit qu'à un conseiller municipal.
Le système électoral lui-même ne permet pas une représentation des partis proportionnelle aux votes sauf aux élections régionales où il existe un système proportionnel à l'échelle départementale pour les partis obtenant plus de 5 % des voix, système qu'il est d'ailleurs périodiquement question de modifier pour réduire la représentation proportionnelle.
C'est dire que la composition des assemblées élues ne reflète que de façon très déformée la composition sociale ou les opinions de la population.
De plus, les élus des assemblées locales ont eux-mêmes fort peu de pouvoirs. L'essentiel de leur fonction est en effet d'élire pour des années le maire ou les présidents des assemblées qui ont, eux, tous les pouvoirs et ne peuvent pas être révoqués par ceux qui les ont élus. En aucun cas les conseillers ne peuvent reprendre par un vote les pouvoirs qu'ils ont accordés aux chefs des exécutifs des assemblées locales. Alain Carignon, en prison, conserva pendant plus de deux ans son titre de président du conseil général de l'Isère... et la paye qui va avec.
Les assemblées locales sont avant tout des chambres d'enregistrement des décisions prises par les maires et les présidents des assemblées départementales et régionales. Un conseiller municipal n'a même pas le pouvoir d'inscrire un point à l'ordre du jour du conseil municipal : c'est le maire qui décide et c'est de son bon plaisir que dépend le fonctionnement plus ou moins démocratique du conseil.
Ainsi ce sont de véritables petits potentats locaux qui se trouvent à la tête des mairies des grandes villes, des départements et des régions.
Il est même question de donner plus de pouvoirs encore aux présidents des conseils régionaux, qui, à cause de la proportionnelle, n'ont pas toujours une majorité à leur dévotion : il s'agirait de leur permettre de passer outre aux refus des conseillers d'adopter le budget proposé et de l'appliquer quand même. C'est encore mieux que le 49-3 du gouvernement !
La présence moyenne au pouvoir des responsables de grandes villes ou de départements est, paraît-il, de 23 ans. Ces personnages ont le temps de se lier à tous ceux qui comptent dans l'administration, la magistrature, les Chambres de commerce, les industries. Des véritables féodalités locales autour des pouvoirs locaux rendent illusoires tout contrôle officiel. Alain Carignon, maire de Grenoble, président du conseil général, député de -l'Isère et deux fois ministre, a échappé pendant des années à tout contrôle.
Un contrôle par en haut inefficace
La loi de décentralisation a certes prévu des contrôles sur l'utilisation de l'argent public. D'une part, le préfet est chargé de vérifier la légalité des décisions prises par les assemblées locales et de saisir éventuellement le tribunal administratif. D'autre part, les Chambres régionales des Comptes ont la charge d'examiner les comptes des collectivités locales et des structures qui en dépendent, comme les offices HLM.
Mais les obstacles à ce contrôle sont nombreux. Il y a l'opacité de tout le système financier, d'autant que la tâche est immense : des milliers de communes, une multitude d'autres échelons entrent dans le périmètre à contrôler... par une poignée de contrôleurs.
Les préfets, censés passer au crible des millions de décisions chaque année, usent très peu de leurs droits et ne cherchent pas trop à découvrir d'éventuelles irrégularités.
Quand, par exception, cela arrive, cela ne va pas loin. Le préfet de -l'Isère voulut en 1985 se mêler des affaires de Carignon. Eh bien, il fut muté !
Malgré cela, les Chambres régionales des Comptes, relèvent pas mal d'irrégularités sur l'attribution des marchés publics, sur la distribution des aides aux entreprises, sur le gaspillage de l'argent public, car les limites légales sont très couramment dépassées. Mais il est rare que les rapports qu'elles rendent entraînent des poursuites. D'ailleurs les magistrats des Chambres des Comptes ne s'en formalisent pas car, dit l'un d'eux, « nous ne jugeons que les comptabilités, pas les comptables. Les seuls juges sont les électeurs ». Encore faudrait-il qu'ils ne soient pas informés après coup !
Mais même lorsque la justice est saisie, il est encore possible de s'arranger à l'amiable, comme l'a fait Jean-François Mancel, président du conseil général de l'Oise et ancien secrétaire général du RPR. Il avait été épinglé par la Chambre régionale des Comptes pour n'avoir pas fait d'appel d'offres pour la construction de dizaines de collèges, avoir attribué un milliard de crédit à l'insu du conseil général, confié la gestion d'une partie de la trésorerie du département à un intermédiaire, déjà poursuivi pour escroquerie, lequel avait empoché une commission de 3,6 millions de francs. On reprochait aussi à Jean-François Mancel d'avoir confondu les finances du département et son portefeuille personnel et puisé 1,4 million de francs dans la caisse pour ses achats personnels, ceux de sa famille, y compris les yaourts pour les enfants. Le procureur a bien voulu classer le dossier en échange d'un remboursement très partiel de 400 000 francs.
Lors du procès du président du conseil général du Haut-Rhin, qui a eu lieu ce mois-ci, le procureur, accusé par l'entourage du président de vouloir régler son compte à ce dernier, s'en est défendu en affirmant : « la preuve que je n'en veux pas personnellement à Monsieur Weber : j'ai procédé au classement de huit à dix affaires le concernant » !
Le seul contrôle efficace ne pourrait être que celui de la population elle-même, y compris évidemment le contrôle que les employés des collectivités locales, des services de l'État, des entreprises privées impliquées, pourraient exercer... s'ils n'étaient pas menacés de perdre leur emploi pour violation du secret commercial ou manquement au devoir de réserve !
Tout est fait au contraire pour que les élus, et plus encore les patrons, soient protégés du contrôle de la population.
Pour « rendre l'État aux citoyens », comme prétendait le faire en 1980 le Parti Socialiste, il aurait fallu que celui-ci défende d'autres intérêts que ceux de la bourgeoisie. En fait, il s'est contenté de mettre en place un système qui permet aux bourgeois d'avoir accès à d'autres mangeoires que celle de l'État central. Et ce ne sont même pas les bourgeois de province qui en profitent le plus. A l'époque du capitalisme décadent, quelles que soient les formes juridiques, ce sont de toute manière les trusts qui récupèrent le gros du gâteau. Tous les exemples que nous avons cité le montrent : ce sont les noms des mêmes grands groupes capitalistes qu'on y entend toujours.
Un problème de classe
Il n'est pas étonnant que les choses se soient passées ainsi.
Le problème des relations entre pouvoir central et pouvoirs locaux est un problème aussi vieux que les premières civilisations, et il s'est toujours posé en termes de classe, que ce soit à l'époque des premiers capétiens ou à celle des présidents de la Ve République. La bourgeoisie naissante aurait bien aimé pouvoir jouir de plus d'autonomie locale, mais elle savait aussi que ce pouvoir était en cas de besoin son dernier recours contre les pauvres. Quant à la bourgeoisie actuelle, elle est encore plus incapable de mettre en place une véritable démocratie locale, tant elle est dépendante de son appareil d'État central.
La démocratisation de la vie publique ne peut pas passer par la décentralisation d'un pouvoir qui, par nature, parce qu'il est l'instrument d'une minorité de possédants, s'exerce contre les intérêts de la majorité de la population.
Et comme le Monde diplomatique a pu l'écrire en 1993 dans un bilan de dix ans de décentralisation, « la décentralisation a permis la reproduction régionale et locale, jusqu'à la caricature, de tous les vices pratiqués au sommet de l'État ».
Ce ne sont pas les institutions de la bourgeoisie, quelles qu'elles soient, qui peuvent permettre aux classes populaires de participer démocratiquement à l'organisation de la vie sociale, au niveau local, ou régional, comme à celui du pouvoir central. Cela, ce ne sera possible que si la classe ouvrière prend en mains les destinées de la société, en arrachant le pouvoir économique comme le pouvoir politique à la bourgeoisie, et en créant un État entièrement différent.
Il est aujourd'hui de bon ton, parmi les intellectuels de la bourgeoisie, d'affirmer que le programme communiste ne peut mener qu'à l'instauration d'une société bureaucratique, étouffante, ne laissant place à aucune démocratie, à aucune initiative. Et ils utilisent évidemment à qui mieux mieux, pour donner plus de corps à leurs affirmations, l'exemple de ce qu'a été l'URSS de Staline et de ses successeurs, en en faisant l'incarnation du communisme, alors qu'elle n'en a été que la monstrueuse caricature.
L'exemple de la Révolution russe
Mais c'est justement l'exemple des toutes premières années du pouvoir soviétique qui permet de mieux comprendre comment la classe ouvrière pourra construire un pouvoir à la fois centralisé dans ses projets, tout en instaurant la plus large démocratie à l'échelon local, tout en faisant appel plus que tout autre à l'initiative des masses pour organiser la vie publique.
Les gens qui présentent aujourd'hui la révolution russe comme le résultat d'un putsch, organisé par un parti bolchévik qui aurait imposé à la société russe des schémas nés dans le crâne de quelques théoriciens fumeux, ne savent pas de quoi ils parlent... ou alors ils mentent effrontément, car ce ne sont pas les bolchéviks, mais la révolution elle-même, l'énergie créatrice des masses, qui a créé les soviets, en tant qu'instruments du pouvoir des ouvriers et des paysans pauvres. Le mérite du parti bolchévik, et cela ne le diminue pas, c'est d'avoir oeuvré à ce que ces soviets s'emparent de la totalité du pouvoir.
A Pétrograd, dès la révolution de février 1917 qui obligea le tsar à abdiquer, les ouvriers formèrent une assemblée à eux, un conseil (ce qui se dit en russe « soviet » ), en s'inspirant de l'exemple de la révolution de 1905, qui avait vu pour la première fois naître ces assemblées de députés ouvriers prenant en main la direction de leur mouvement.
Les soviets instruments du pouvoir de la classe ouvrière
Ce soviet, qui comptait au départ 120 députés élus par les ouvriers des principales usines de Pétrograd, en réunissait 3 000 un mois plus tard ! A ce soviet se joignirent les délégués des soldats de la garnison, des paysans dans leur grande majorité.
Ce que décidait le soviet était directement appliqué par les ouvriers eux-mêmes. Par exemple, les ouvriers imposèrent la journée de huit heures sans qu'il y ait besoin de conférence nationale ou de discussion au parlement et encore moins de négociation avec les patrons.
De même, c'est grâce aux soviets que la disette du printemps 1917 fut conjurée. Les travailleurs des villes étaient les premiers touchés et les soviets locaux, au printemps 1917, prirent de leur propre chef des mesures pour combattre la pénurie de vivres, réglementant ici les livraisons de pain, instituant là un système de cartes de rationnement des biens de première nécessité, ou organisant des perquisitions chez les membres des classes possédantes pour confisquer leurs provisions. Car, contrairement à ce que prétendent aujourd'hui les historiens qui voudraient opposer la révolution russe de février 1917 au bolchevisme, les réquisitions pour nourrir la population n'ont pas été inventées par Lénine et Trotsky après Octobre : c'est la population laborieuse elle-même, localement, qui les mit en oeuvre bien avant. Et si, durant la terrible année 1917, la famine ne fit pas une hécatombe, c'est bien du fait des mesures décidées, sur place, par les embryons de ce pouvoir ouvrier, alors que les autorités centrales, aux mains de la bourgeoisie, refusaient tout ce qui aurait été une atteinte à la propriété.
Trotsky raconte que « dans l'Oural, (à plus de 2 000 kilomètres de la capitale) les soviets exerçaient fréquemment la justice et les tâches de maintien de l'ordre vis-à-vis des citoyens, créaient dans quelques usines leur milice, prenaient pour la payer sur la caisse de l'usine, organisaient le contrôle ouvrier qui approvisionnait les usines en matières premières et en combustible, veillaient à l'écoulement des articles fabriqués et établissaient les tarifs. »
Lénine traçait alors comme perspective aux révolutionnaires russes, de préparer le renversement d'un « gouvernement oligarchique, bourgeois et non populaire, qui ne peut donner ni la paix, ni le pain, ni la liberté complète » pour le remplacer par un « type de gouvernement supérieur et préférable », celui des « Soviets des députés des ouvriers, des salariés agricoles, des paysans et des soldats ».
Le parti bolchévik, lorsqu'il devint le principal parti du nouveau gouvernement de la Russie, en octobre-novembre 1917, ne s'était appuyé sur nulle autre force que celle de la population laborieuse organisée et mobilisée. Et s'il est parvenu au pouvoir, c'est précisément parce que cette population, la classe ouvrière, la paysannerie, les soldats, avait compris que le programme des bolchéviks était le seul moyen de garantir les libertés, les acquis que cette population avait arrachés jusque dans les régions les plus reculées du pays.
Un gouvernement fort de l'activité révolutionnaire des masses populaires
Le rôle des bolchéviks, ce ne fut pas de créer les soviets, ce fut d'agir pour que ces « embryons de pouvoir » deviennent le seul pouvoir d'État à l'échelle du pays.
Au premier jour de la prise du pouvoir, Lénine appela les travailleurs « à prendre en main propre toutes les affaires publiques : vos soviets sont à partir de maintenant des organes de gouvernement tout-puissants, qui décident de tout ».
Cet appel à l'inititive des masses revient comme un leit-motiv.
A propos du décret remettant la terre aux paysans, Lénine déclara : « Nous voulons croire que la paysannerie saura elle-même, mieux que nous, résoudre concrètement la question ».
A propos de la crise du logement, le Conseil des commissaires du peuple invita les travailleurs à la résoudre « par leurs propres moyens, en leur accordant le droit de réquisitionner (...) et de confisquer les immeubles ». « Mettez-vous vous-mêmes à l'oeuvre à la base, sans attendre personne ».
Les bolchéviks ne disaient pas, comme ces ministres du PCF qui se réclament abusivement du communisme, « c'est aux gens de faire », pour leur envoyer ensuite les CRS ! Ils disaient : « vous êtes le pouvoir, faîtes tout ce que vous voudrez, nous vous soutiendrons ».
Toute l'histoire des premiers mois de la révolution russe prouve que, loin de s'être appuyés sur les soviets pour s'emparer du pouvoir, et d'avoir tout fait ensuite pour les étrangler, comme l'affirment un certain nombre d'historiens, les bolchéviks déployèrent au contraire tous les efforts pour que de nouveaux soviets se créent là où il n'en existait pas encore, notamment à la campagne, et pour qu'ils assurent la plénitude du pouvoir.
Une circulaire du Commissariat du peuple à l'Intérieur, de janvier 1918, précisait par exemple que « les soviets constituent en tous lieux les organes locaux de pouvoir et de gestion auxquels toutes les autorités remplissant des fonctions administratives, économiques et culturelles sont tenues de se soumettre ».
Et le même texte définissait plus loin la manière dont les bolchéviks voyaient les rapports entre organes de pouvoir locaux et pouvoir central : « Il faut que le pays entier soit couvert d'un réseau de soviets, qui doivent se tenir en rapport étroit les uns avec les autres. Chacune de ces institutions jouit d'une autonomie totale dans les questions d'ordre local, tout en mettant ses activités en accord avec les décrets et ordonnances généraux du pouvoir central et des organisations soviétiques de l'échelon supérieur. Ainsi naîtra un organisme parfaitement articulé, homogène en toutes ses parties, la République des soviets ».
Rien n'illustre mieux le fait que les bolchéviks n'étaient pas ces centralisateurs bureaucratiques que l'on nous dépeint si souvent, que la manière dont ils entreprirent de résoudre le problème des nationalités diverses qui composaient l'empire tsariste.
Le pouvoir des soviets et le problème des nationalités
Le décret sur les nationalités, adopté lui aussi dans les premiers jours de la révolution, laissait lui aussi toute initiative à la population. Il proclamait l'égalité et la souveraineté de tous les peuples de la Russie et leur droit à disposer d'eux-mêmes, y compris en faisant sécession et en formant un État indépendant. Là encore, la politique des bolchéviks était en totale rupture non seulement avec ce qu'avait été la « prison des peuples tsariste », mais même avec la politique des prétendues démocraties bourgeoises qui maintenaient sous leur joug, à commencer par la France et l'Angleterre, une multitude de peuples colonisés. Des régions entières se séparèrent de la Russie soviétique, la Pologne, la Finlande, d'autres lui furent arrachées par l'intervention militaire des puissances impérialistes coalisées, notamment les pays baltes. Mais le pouvoir d'attraction de l'État soviétique était tel que les peuples d'Asie, du Caucase, d'Ukraine, qui avaient pourtant subi le joug de la Russie tsariste, défendirent leur droit à rester unis dans un cadre qui leur garantissait un avenir qu'ils construiraient ensemble, sur une base de rapports fraternels et démocratiques.
Le pouvoir soviétique ne se contenta pas de proclamer ses intentions. Malgré toutes les difficultés de l'heure, il entreprit d'aider, autant que faire se pouvait, ces peuples, jadis méprisés, opprimés par le tsarisme, à développer leur propre vie nationale. Les bolchéviks ne voyaient nulle menace en cela, au contraire. Pour eux, l'État des ouvriers et des paysans ne pouvait qu'être renforcé par le fait que les masses travailleuses et exploitées des régions non-russes prendraient autant d'autonomie qu'elles le souhaiteraient, et s'associeraient d'autant plus fermement à un État ouvrier commun.
Dans des régions où la langue d'État officielle avait été le russe, imposé à l'immense majorité de la population qui ne le parlait pas, le pouvoir soviétique instaura comme langue officielle celle de la majorité de la population, et quand il y en avait plusieurs, eh bien, comme en Ukraine, on édita des textes officiels écrits en plusieurs langues, tels les premiers billets de banque ukrainiens libellés à la fois en ukrainien, en polonais, en yiddish et en allemand. Encore s'agissait-il là de langues ayant depuis longtemps une littérature nationale : pour des dizaines de peuples, parfois très peu nombreux, ce n'est qu'avec l'avènement du régime soviétique que l'on commença à éditer des journaux, des manuels d'enseignement dans ces langues. Pour certaines d'entre elles, qui n'étaient pas écrites jusqu'alors, il fallut même inventer un alphabet, trouver et former des maîtres locaux pour l'enseigner...
Oui, cela fut fait dans l'un des États les plus pauvres d'Europe. Cela fut fait, non pas à coups de knout, comme lors de la tentative de Pierre le Grand de sortir la Russie du moyen âge, mais, au contraire, en s'appuyant sur l'initiative des masses. Et, il faut le souligner, cela fut entrepris, dès le début du pouvoir soviétique, alors même que tout était à faire, que la guerre civile venait d'être déclenchée par les anciennes classes possédantes, qu'une douzaine de puissances étrangères, parmi lesquelles les États-Unis, l'Allemagne, la France, l'Angleterre, c'est-à-dire les plus riches du monde, lançaient leurs troupes sur le jeune État soviétique pour tenter de l'écraser.
La première constitution soviétique, adoptée en juillet 1918 se contenta, pour l'essentiel, de donner une forme juridique à ce pouvoir des soviets.
En préambule, elle reprit une « Déclaration des droits du peuple travailleur et exploité » que Lénine avait rédigée et qui proclamait la « souveraineté de classe du prolétariat » visant à « l'abolition de toute exploitation de l'homme par l'homme ».
L'histoire n'a pas permis aux révolutionnaires russes d'atteindre leur but.
Le pouvoir soviétique, qui avait hérité d'un pays déjà sorti ruiné et exsangue de près de quatre ans de guerre mondiale, a dû encore livrer trois ans de combats acharnés pour faire face aux tentatives contre-révolutionnaires des armées blanches, comme à l'intervention de toutes les grandes puissances impérialistes.
La trahison de la social-démocratie européenne, qui s'est rangée aux côtés des classes possédantes lors de la grande crise révolutionnaire qui a secoué l'Europe en 1918-1919, a laissé la révolution russe isolée.
Les soviets, si vivants en 1917-1918, n'étaient plus, à la fin de la guerre civile, que des cadres vides, parce que les meilleurs éléments de la classe ouvrière, les travailleurs les plus conscients, les plus actifs, les plus dévoués, avaient quitté leurs usines pour rejoindre l'Armée rouge, et que beaucoup d'entre eux avaient trouvé la mort dans les combats de la guerre civile. Et aussi parce que la grande masse était trop préoccupée par les problèmes de survie immédiate pour participer activement à la gestion des affaires.
En quelques années, le pouvoir réel fut usurpé par une caste de bureaucrates, dont les buts n'avaient plus rien à voir avec le programme communiste, sur laquelle Staline s'appuya pour instaurer sa dictature personnelle.
Mais l'exemple des soviets des premières années de la révolution n'en reste pas moins celui qui permet de comprendre comment la classe ouvrière pourra exercer le pouvoir localement comme au niveau de l'État central, à travers ses conseils.
Conclusion
Nous pensons que la classe ouvrière ne pourra vraiment exercer le pouvoir que si elle a la possibilité d'intervenir directement, à la fois au niveau de l'État central et au niveau des collectivités locales.
Le pouvoir de la classe ouvrière ne pourra bien sûr être que centralisé, ne serait-ce que parce que toute la vie économique exige aujourd'hui un haut degré de centralisation.
Qui pourrait imaginer un réseau de chemin de fer décentralisé ? Où des transports aériens décentralisés, avec des contrôleurs aériens entièrement autonomes, sans contact avec ceux des aéroports voisins ?
Et ce que nous voulons construire, n'est-ce pas une société où toutes les possibilités existantes seront mises à la disposition de l'humanité toute entière, c'est-à-dire une société qui s'efforcera de gérer l'économie mondiale comme un tout ?
Mais en même temps, nous voulons construire une société où tout ce qui pourra se régler à l'échelon du village, de la ville, ou de la région, sera décidé par la population locale, qui fera appliquer elle-même ses décisions. Une société qui combinera de la manière la plus harmonieuse possible la centralisation et l'autonomie locale.
Dès aujourd'hui, il faut que les exploités prennent leur sort en mains, décident de ce qui est nécessaire face au drame social que constitue l'existence de millions de travailleurs réduits à un chômage total ou partiel, et appliquent eux-mêmes les décisions qu'ils auront prises.
La nécessaire transparence sur la comptabilité des entreprises, sur la fortune des grands patrons et des hommes politiques à leur service, elle ne viendra pas d'une quelconque loi promulguée par l'État actuel, mais de l'intervention des travailleurs eux-mêmes.
La réquisition des entreprises qui osent licencier alors qu'elles font des bénéfices, cela ne pourra se faire que si les travailleurs se donnent les moyens de l'imposer par leur action collective.
Les conseils municipaux, les conseils régionaux, ne peuvent pas être des organes de démocratie locale pour la population laborieuse. Mais les comités de grève, les coordinations, toutes les formes possibles d'organisation des travailleurs en lutte, si !
C'est dire la nécessité pour la classe ouvrière de se donner les moyens - autres qu'électoraux - d'imposer le plan d'urgence pour les travailleurs et les chômeurs que la situation réclame.