1917-2017 : la révolution russe
Au sommaire de cet exposé
Sommaire
- La révolution, un élan révolutionnaire du prolétariat : février
- Les soviets, les comités d’usine
- La révolution transforme les hommes qui la font
- Une classe ouvrière russe opprimée...
- ... transformée par les événements révolutionnaires
- Le problème du pouvoir et la nécessité du parti
- L’expérience de huit mois : il faut prendre tout le pouvoir
- La révolution d’Octobre n’a rien d’un coup d’État
- Les premiers décrets du pouvoir soviétique
- Le Parti bolchevique : une confiance indéfectible dans la capacité de la classe ouvrière à exercer le pouvoir
- Nous nous réclamons de l’action menée par le Parti bolchevique
- La violence fait partie des révolutions
- Démocratie ouvrière / démocratie bourgeoise
- Les raisons de la dégénérescence
- « Il y a eu beaucoup de révolutions, aucune n’a marché ! », nous dit-on
- Nous voulons construire un parti révolutionnaire prolétarien
- Construire ce parti : une tâche difficile
Introduction d’Arlette Laguiller
Je me suis engagée dans le combat révolutionnaire en 1962, il y a 55 ans, avec la conviction que les travailleurs, exploités, se révolteraient, et changeraient la société. Je rejoignais ainsi un courant d’idées, le courant communiste révolutionnaire qui, après Marx, Lénine et Trotsky, en avait fait sa perspective.
Notre capital politique se nourrissait de l’histoire des luttes ouvrières et de cette révolution exceptionnelle que fut la Révolution russe, qui a aujourd’hui cent ans.
En parler aujourd’hui peut laisser certains sceptiques. En un siècle, bien des choses ont changé, en Russie et dans le monde. Mais il est toujours dominé par le système capitaliste. Et la guerre, la famine et l’oppression, qui furent à l’origine de la Révolution russe, sont toujours présentes. La société actuelle s’enfonce dans la crise économique, dans l’accroissement des inégalités sociales, dans des engrenages guerriers aux quatre coins du monde, dans la montée des nationalismes et du racisme. Alors oui, la perspective de transformer le monde de fond en comble est encore la nôtre aujourd’hui.
Les défaites accumulées et le recul du mouvement ouvrier font dire à beaucoup qu’il n’est plus possible que les choses changent. Est-ce que la classe ouvrière est encore capable de se révolter et de se lancer dans un tel combat ? Est-ce qu’une nouvelle révolution peut survenir ? Ces questions, bien des femmes et des hommes devaient se les poser aussi en 1917 en Russie. Et qu’entendaient-ils de la part de leurs camarades de travail ou de régiment ? Que leurs idées de révolution n’étaient que de l’utopie !
Et ils prirent le pouvoir en octobre 1917. En octobre 1917, c’est notre classe, des travailleurs, des jeunes et des moins jeunes, comme vous et moi, qui prirent le pouvoir. C’est pour nous un événement inestimable, qui prouve que nous sommes capables de cela.
La révolution de 1917 finit par dégénérer en dictature stalinienne et beaucoup l’utilisent pour démontrer que le combat est vain et voué à l’échec. Mais le stalinisme n’a pas été la continuation de la Révolution, il en a été la négation. Staline et la bureaucratie ont trahi les perspectives internationales de la révolution de 1917 et ont liquidé les militants bolcheviques qui en avaient été le fer de lance.
Mais c’est grâce aux militants qui ont résisté dans le courant trotskiste que nous sommes ici aujourd’hui. C’est grâce à eux que nous pouvons transmettre l’héritage des générations qui nous ont précédés, l’héritage des générations qui ont rêvé de la révolution et de celles qui l’ont faite.
Nathalie Arthaud - La Révolution russe : la classe ouvrière au pouvoir
Lorsque Karl Marx et Friedrich Engels ont, les premiers, mis en lumière le rôle révolutionnaire de la classe ouvrière, c’était en 1848 dans le Manifeste du parti communiste. La perspective qu’ils traçaient, celle d’une société supérieure au capitalisme, une société sans exploitation, sans propriété privée des moyens de production et sans classes sociales était une anticipation intellectuelle. Elle était le fruit de leur raisonnement basé sur l’évolution des sociétés, l’analyse du capitalisme et l’observation des premières luttes ouvrières.
La Révolution russe de 1917 donna corps à cette perspective. En effet, il y a cent ans, le 25 octobre 1917, les travailleurs et les paysans russes renversèrent le gouvernement bourgeois et s’emparèrent du pouvoir.
Ce n’était pas la première révolution ouvrière, loin de là ! En mars 1871, il y avait eu l’expérience fantastique de la Commune de Paris pendant laquelle le petit peuple, arrivé au pouvoir presque par accident, avait pris la société en main et l’avait réorganisée à sa façon, dans l’intérêt des plus pauvres. Les communards inventèrent alors une administration et un État à leur image, avec des élus choisis parmi les petites gens, des ouvriers, des artisans, payés au salaire moyen, révocables à tout moment... Mais l’expérience révolutionnaire de la Commune se limita à Paris et ne dura que trois mois.
En 1917, en Russie, les exploités parvinrent cette fois à prendre le pouvoir et à le conserver à l’échelle d’un pays immense peuplé par 160 millions d’habitants. Pour la première fois, un pouvoir levait le drapeau du renversement du capitalisme à l’échelle mondiale et œuvrait pour la construction d’une économie rationnelle et planifiée à même de répondre aux besoins de toute l’humanité une société communiste.
Cette révolution est, pour nous, bien plus qu’une page d’histoire enthousiasmante. Elle est la preuve vivante que les opprimés sont capables de prendre le pouvoir et qu’au pouvoir ils peuvent transformer en profondeur la société et ouvrir une nouvelle ère pour l’humanité.
Cela doit conforter tous ceux qui aspirent aujourd’hui à changer le monde.
La révolution, un élan révolutionnaire du prolétariat : février
Loin d’être le coup d’État du Parti bolchevique ou le coup de force de Lénine, comme le disent les détracteurs de la révolution, octobre 1917 est l’apogée d’un formidable élan de libération des ouvriers et des paysans né en février 1917.
Alors, revenons un peu en arrière. Tout commença le 23 février 1917 (le 8 mars dans le calendrier occidental), dans la capitale de la Russie tsariste, aujourd’hui Saint-Pétersbourg. Depuis plus d’un mois l’agitation montait dans les différentes usines de la ville. Les travailleurs étaient à bout après trois années de guerre et de privations.
Le 23 février, journée internationale des droits des femmes, les ouvrières des usines textiles se mirent en grève pour protester contre le nouveau rationnement du pain. Elles entraînèrent les métallos des usines voisines. Alors qu’il n’y avait eu aucun appel à la grève ce jour-là, il y eut 90 000 grévistes avec des manifestations et des meetings dans les principaux quartiers ouvriers. Ce fut le début de la révolution.
Pendant les quatre jours qui suivirent, les grèves, les manifestations et les combats de rue se multiplièrent. Le mouvement se transforma en insurrection politique. Les ouvriers ne revendiquaient plus seulement du pain, ils exigeaient la fin de cette guerre terrible menée pour les visées impérialistes du tsar et de ses alliés. Ils voulaient la fin du régime tsariste.
Contre la police qui tirait sur la foule, ils s’armèrent. Ils allèrent au contact des soldats cantonnés dans la capitale pour les convaincre de ne pas tirer sur leurs frères et ils les rallièrent à la révolution. Le 27 février, la capitale était sous le contrôle des ouvriers et des soldats mutinés. Avec quelques jours de décalage, Moscou puis les villes de province suivirent l’exemple et, le 3 mars, le tsar abdiqua. Quelques jours suffirent pour faire tomber Nicolas II, au pouvoir depuis vingt ans, et sa dynastie vieille de trois siècles.
Les soviets, les comités d’usine
Le renversement de la dynastie des Romanov fut un coup de tonnerre pour l’Europe entière. Depuis la Révolution française, le tsarisme était le rempart de la réaction en Europe. Il fut le bourreau de nombreux soulèvements populaires, non seulement en Russie mais aussi en Pologne ou en Hongrie.
Et en Russie, par bien des aspects, le temps semblait s’être figé. En 1917, le tsar prétendait encore tenir son pouvoir de Dieu. Les nobles et les propriétaires terriens détenaient titres et privilèges leur donnant quasiment droit de vie et de mort sur la paysannerie et le petit peuple. L’empire russe, surnommé « la prison des peuples » , régnait d’une main de fer sur nombre de nationalités, les Polonais, les Juifs, les Ukrainiens, les Baltes, les Arméniens. Il était réputé pour sa police politique qui pourchassait les contestataires jusqu’au cœur de Londres, Paris, Bruxelles.
La chute du tsar et de son régime leva la chape de plomb qui étouffait ouvriers et soldats et fut le point de départ d’un puissant élan révolutionnaire. En quelques semaines tout le pays se couvrit de comités d’usine, de syndicats et de soviets.
Ces soviets ne venaient pas de nulle part. En 1905, la classe ouvrière russe avait déjà connu une révolution. Les grévistes d’alors avaient éprouvé le besoin d’organiser et de coordonner leurs actions. Usine par usine, quartier par quartier, ils s’étaient choisi des délégués chargés d’aller siéger dans l’assemblée ouvrière de la ville. Ces conseils (soviets en russe) existèrent dans une cinquantaine de villes et devinrent, au fil des événements, les seules autorités en qui les ouvriers avaient confiance. Ces événements servirent de répétition générale.
Car en février 1917 cette expérience n’avait pas été oubliée et les soviets se constituèrent dans tout le pays, comme une traînée de poudre. Les ouvriers d’usine, mais aussi les soldats des garnisons et du front organisèrent leurs propres élections pour envoyer leurs représentants au soviet. Et à dater du moment où le soviet se constitua à Petrograd, il devint le centre organisationnel de la révolution.
Comme le raconte le journaliste américain Rhys Williams, témoin de ces événements, « les soviets étaient donc composés, non de politiciens bavards et ignorants, mais d’hommes qui connaissaient leur métier. De mineurs qui savaient ce qu’est une mine, de mécaniciens qui savaient ce qu’est une machine, de paysans qui savaient ce qu’est la terre, de soldats qui savaient ce qu’est la guerre, d’instituteurs qui savaient ce que sont les enfants ».
C’est parce qu’il était composé de soldats et de mineurs, de mécaniciens, que le soviet de Petrograd prit dès ses premières séances une série de mesures révolutionnaires.
Pour l’armée, et en pleine guerre, il édicta la charte des libertés : tous les contingents de troupe devaient élire leur comité les armes devaient être sous le contrôle des comités de compagnie et de bataillon et « en aucun cas remises aux officiers » ; en dehors du service, le salut militaire et les titres hiérarchiques étaient supprimés ; il était interdit aux officiers de traiter grossièrement les soldats, en particulier de les tutoyer...
Pour le ravitaillement de la population des villes, le soviet élut une commission chargée de suivre les approvisionnements et de traquer les spéculateurs et le marché noir. Et comme l’argent est le nerf de la guerre, il envoya des corps de garde occuper la Banque d’Empire, la Trésorerie, la Monnaie. Qu’il l’ait voulu ou non, dès ses premiers jours, le soviet agissait comme un gouvernement.
Et ce n’est pas tout ! Car les travailleurs n’attendirent pas les bras croisés que le soviet résolve les problèmes à leur place. De retour dans leurs usines, à Petrograd, les ouvriers se rassemblèrent et s’organisèrent en comité. Ils exigèrent le renvoi des cadres et des chefs qui s’étaient comportés comme des tyrans, qui avaient abusé de leur autorité, touché des pots-de-vin ou s’étaient mis au service de la police.
Quelquefois les directeurs furent simplement mis à la porte. D’autres fois, comme à l’usine métallurgique Poutilov, la plus grande de Petrograd, qui comptait 25 000 ouvriers, le directeur et son adjoint furent tués. À l’usine Baranovski, 25 membres de la direction furent licenciés par les ouvriers et 18 furent exhibés sur des charrettes pour s’être comportés comme des despotes. À l’usine Triangle, des contremaîtres suspectés d’avoir caché des outils et désorganisé la production connurent le même sort...
Ces comités d’usine poussèrent comme des champignons, dans les usines d’État comme dans les usines privées. Dans une usine, le comité se réservait le droit de mener des enquêtes sur la direction et de vérifier les comptes. Dans une autre, il votait pour de nouveaux dirigeants. Dans une troisième, il contrôlait l’embauche et les licenciements.
Certains comités d’usine se cantonnèrent à des fonctions syndicales, d’autres allèrent jusqu’à diriger eux-mêmes l’entreprise. Partout les travailleurs imposèrent les huit heures de travail par jour, des augmentations de salaire et la sécurité au travail.
En plus des soviets et des comités d’usine, les ouvriers impulsèrent partout des syndicats. Dans les plus grandes usines, pour asseoir leur pouvoir, ils créèrent même leur propre milice armée.
En quelques semaines seulement, les travailleurs transformèrent la prison qu’était la Russie en un pays où la démocratie ouvrière s’exerçait comme nulle part ailleurs. Les travailleurs ne faisaient pas leur loi dans toutes les entreprises, mais ils la faisaient dans beaucoup, à commencer par les plus grandes.
La révolution transforme les hommes qui la font
Cela fait cent ans que ces événements se sont produits, et ils nous parlent, car cette lutte de classe, nous la vivons toujours. Mais imaginer que demain, les travailleurs puissent mettre leur patron sous surveillance, le destituer et décider à sa place, comme le firent des millions d’ouvriers en Russie, paraît impossible.
Parce qu’aujourd’hui la dictature patronale sévit sans qu’il y ait de résistance collective, certains se disent peut-être que les travailleurs ne sont plus capables de tels combats.
Mais la combativité et la conscience de classe ne sont pas innées. Les opprimés passent le plus clair de leur temps à subir, ils y sont habitués et ils ignorent les ressources qu’ils ont en eux-mêmes pour changer les choses et pour prendre la société en main.
Le pouvoir des classes dominantes repose sur des réalités matérielles et sur tout un arsenal répressif, des lois, la police, la prison, un appareil d’État qui impose de respecter l’ordre social tel qu’il est. Il repose aussi sur la domination des esprits.
L’éducation, la culture, les informations quotidiennes dispensées par les médias, qui sont pour la plupart entre les mains du grand capital, véhiculent les valeurs de la bourgeoisie : le mérite et la réussite individuels, la soumission à l’argent, le conformisme social, l’acceptation de l’ordre établi.
On nous explique que l’exploitation est dans l’ordre des choses, certains la voient même inscrite dans une prétendue nature humaine. Ou encore on nous dit que la société capitaliste n’est peut-être pas la société idéale, mais que c’est la moins mauvaise. De fait, l’exploitation est socialement admise et les moments de révolte sont forcément des exceptions.
Quand on met en parallèle ce qui se passe aujourd’hui et ces premières semaines de révolution, la combativité et la conscience du monde du travail actuel apparaissent loin très loin de celles des ouvriers russes de 1917. Mais en réalité, on ne peut pas comparer. Les révolutions sociales sont des événements rares, et c’est une fois enclenchées qu’elles transforment ceux qui les font.
C’est évidemment difficile pour nous de l’imaginer. Mais ceux ici qui ont vécu des grèves marquantes peuvent en avoir une idée car, dans la lutte, ils ont vu des camarades de travail se transformer sous leurs yeux. Ils ont vu ceux qui avaient encaissé les coups de la direction en serrant les dents laisser éclater leur colère et devenir les plus déterminés de la lutte.
Ils ont vu des travailleurs qui avaient des préjugés racistes ou machistes se battre au coude à coude avec les travailleurs immigrés et les ouvrières. Ils ont vu les taiseux prendre la parole en assemblée générale. Ils ont vu ceux qui ne s’occupaient jamais « ni de syndicat ni de politique », s’impliquer dans le comité de grève, s’affronter aux forces de police ou aux nervis patronaux et être prêts à occuper l’usine jour et nuit.
Alors imaginez ce qui peut se passer dans la tête de travailleurs, quand ils se rendent compte qu’ils sont des millions à être enfin prêts à ne plus se laisser faire. Ils ne voient plus les choses de la même façon. La société n’est plus cette fatalité qui nous écrase, elle devient une réalité sur laquelle on peut agir.
Une classe ouvrière russe opprimée...
Tous les soulèvements de masse en témoignent les mêmes femmes et hommes qui jusque-là restaient pétrifiés et passifs face à l’injustice, font preuve, lorsqu’ils se jettent dans la bataille, d’un esprit d’initiative, d’une audace et d’une énergie qu’ils n’auraient pas eux-mêmes imaginés. En dehors de ces périodes révolutionnaires, ces potentialités sont étouffées par la domination subie par les exploités.
C’est vrai pour le monde du travail aujourd’hui et il en allait de même pour les ouvriers et les paysans russes avant qu’ils se jettent dans la révolution. Car il ne faut pas les idéaliser. Avant que leur vie et leur conscience ne soient bouleversées par l’insurrection de février, ils ressemblaient par bien des aspects au monde ouvrier actuel.
Après des journées de travail de dix ou douze heures, combien d’ouvriers russes noyaient leur fatigue dans la vodka ? Combien se vengeaient sur leur femme et leurs enfants des humiliations quotidiennes qu’ils subissaient ?
La jeunesse russe n’était pas accro aux spectacles de téléréalité ou aux jeux vidéo, il n’y avait ni la télévision, ni même souvent l’électricité. Mais elle l’était aux sermons des prêtres de l’Église orthodoxe, qui leur inculquaient l’amour du tsar et de la patrie éternelle. Elle l’était aux coutumes qui intégraient la soumission à un ordre barbare et injuste. Elle l’était aux préjugés contre les autres nationalités, contre les Asiatiques, contre les Juifs.
La combativité de la classe ouvrière russe connut elle aussi des hauts et des bas. Il y avait eu, bien sûr, l’expérience extraordinaire de la révolution de 1905. Mais la défaite et la répression avaient aussitôt laissé place à une profonde démoralisation qui frappa jusqu’aux milieux les plus militants. Et, en août 1914, bien des travailleurs applaudissaient aux manifestations patriotiques et guerrières orchestrées par le pouvoir tsariste.
Il fallut du temps pour que la révolte éclate. Plongé dans l’enfer de la guerre, le peuple russe supporta l’insupportable pendant trois longues années. En février 1917, la Russie comptait déjà près de 2 millions de soldats tués, il y avait 3 millions de blessés. Les troupes qui étaient envoyées sur le front l’étaient sans armes autrement dit, les paysans étaient littéralement menés à l’abattoir par des officiers incapables et méprisants. Et ce n’était pas beaucoup mieux à l’arrière, où les paysans et les ouvriers subissaient la faim, le froid, les accidents de travail, pouvaient être arrêtés et battus comme des bêtes de somme.
Qui aurait dit que la révolution éclaterait en février 1917 ? Personne et pas même ceux qui l’espéraient de tout leur être. Lénine, qui était alors en exil en Suisse, tint une conférence le 22 février 1917, au cours de laquelle il expliqua en substance que sa génération ne verrait sans doute pas la révolution et que cette tâche reposerait sur une génération nouvelle. Et quelques jours après, la révolution éclatait en Russie.
... transformée par les événements révolutionnaires
C’est au cours des événements que la combativité et la conscience des travailleurs russes firent des pas de géant. Avec la chute du régime tsariste, ils découvrirent qu’ils n’étaient pas voués à servir de chair à canon ou de chair à profits et pouvaient décider de leur vie. Ils prirent confiance en eux.
Des millions de femmes et hommes qui, en temps normal, se désintéressaient de la politique et des affaires de la société se lancèrent à corps perdu dans l’action. Tout le monde se sentait concerné, voulait savoir, se faire une idée et participer. À partir de février, et ce pendant des semaines, il y eut des meetings à tous les coins de rue et des attroupements permanents. Comités d’usine et soviets se réunissaient quotidiennement. Les journaux et les tracts se multipliaient et s’arrachaient aux portes des usines mais aussi dans l’armée, sur le front, comme si la vie de chacun en dépendait. Les travailleurs écrivaient leur propre histoire et ils en avaient conscience.
Aujourd’hui, on entend parler de révolution pour tout et n’importe quoi. Mélenchon parle de « révolution par les urnes » jusqu’à Macron qui a qualifié son offensive générale contre les travailleurs de « révolution ». Tout cela est ridicule.
La révolution c’est d’abord et avant tout des millions de femmes et d’hommes décidés à prendre leur sort en main et qui, agissant collectivement, se transforment et se dépassent. J’ai évoqué la Commune de Paris, nous discutons de la Révolution russe, mais pensez aussi aux mouvements de masse que furent les révolutions chinoise, vietnamienne, algérienne, cubaine.
Pourquoi ces peuples, qui se sont tous lancés dans un combat ô combien inégal, ont-ils gagné ? Ils se sont battus, parfois à mains nues, contre des puissances impérialistes surarmées et ils ont vaincu parce que le désir d’émancipation, l’assurance de se battre pour une cause juste, la découverte de la dignité de tout un peuple peut soulever des montagnes. C’est cet élan qui ouvre des perspectives à toute la société. Comme le disait Marx, la révolution est la locomotive de l’histoire.
C’est pour ce genre de période, où tout devient possible, que nous militons.
Le problème du pouvoir et la nécessité du parti
Nous voulons construire un parti révolutionnaire car nous savons que, dans ce genre de périodes, celui-ci est décisif. En Russie, sans le Parti bolchevique dirigé par Lénine, les travailleurs ne se seraient pas emparés du pouvoir.
En février et, je le répète, en pleine guerre, les masses furent capables d’un tas de choses : manifester, faire grève, dévaliser les commissariats, s’armer... jusqu’à faire tomber le tsarisme. Elles commencèrent même à construire leurs propres organes de pouvoir, à travers les soviets. Mais la bourgeoisie réussit à conserver le pouvoir d’État.
Le jour même où le soviet de Petrograd se réunit pour la première fois, des politiciens de l’ancien régime, des banquiers, des hommes de loi, des professeurs proclamèrent de leur côté un gouvernement provisoire. Ils s’assuraient le soutien de l’état-major et s’emparaient des ministères et de tout ce qui restait de l’appareil d’État. Ce gouvernement usait des mots et des symboles révolutionnaires mais il ne désirait qu’une chose, enterrer la révolution, rétablir l’autorité des officiers et des généraux dans l’armée pour continuer la guerre, rétablir l’ordre bourgeois dans les usines et même restaurer la monarchie !
La composition de ce gouvernement parle d’elle-même. Le Premier ministre était le prince Lvov, connu certes pour ses idées libérales, mais quand même un noble. Le ministre de la Guerre était président du Comité des industries de guerre, autrement dit porte-parole des industriels russes qui avaient tout intérêt à la poursuite de celle-ci. Le ministère des Finances échut à un grand propriétaire de domaines agricoles et de raffineries sucrières... Pour une révolution faite par un peuple désirant balayer les vestiges féodaux, arrêter la guerre et distribuer les terres aux paysans, c’était plutôt mal parti !
Le véritable chef du gouvernement était Milioukov, professeur d’université et dirigeant du parti de la grande bourgeoisie, les cadets. Il était assez rompu à l’art politique pour se doter d’une caution « socialiste » et il confia le portefeuille de la Justice à Kerenski, un avocat lié au Parti socialiste-révolutionnaire qui s’était taillé une réputation d’opposant dans la Douma tsariste.
Kerenski était le seul ministre dans lequel les travailleurs pouvaient se reconnaître pour le reste du gouvernement, ce ne pouvait être que de la méfiance. Mais ils l’acceptèrent parce que ce gouvernement autoproclamé était soutenu par les partis qui étaient alors les plus influents parmi les travailleurs : le Parti socialiste-révolutionnaire et le parti des mencheviks.
Le Parti socialiste-révolutionnaire était historiquement implanté dans les campagnes et connu de la paysannerie pour vouloir distribuer les terres aux paysans. Le Parti menchevique, lui, était né d’une scission avec les bolcheviks en 1903. Il se revendiquait des idées de Marx, mais il se distinguait des bolcheviks, le parti de Lénine, par sa volonté de tisser des alliances avec la bourgeoisie.
Tout au long de l’année 1917, les socialistes-révolutionnaires et les mencheviks se mirent à la remorque de la bourgeoisie. La Russie, agricole aux trois quarts et encore dominée par nombre de propriétaires terriens, n’en était qu’au tout début de son développement capitaliste. Pour eux, la révolution devait donc, comme la Révolution française de 1789, porter la bourgeoisie au pouvoir.
Cette question du pouvoir est le nœud de toutes les révolutions. La révolution est une période où les classes sociales, les exploités et leurs exploiteurs, s’affrontent pour la direction de la société. En février, la question qui se posait était : qui devait diriger la société ? Les capitalistes et les grands propriétaires terriens avec le gouvernement provisoire, ou les travailleurs, les ouvriers et les paysans pauvres avec les soviets ?
En février 1917, les travailleurs se laissèrent déposséder du pouvoir au profit du gouvernement bourgeois.
La prise du pouvoir par les travailleurs nécessite une conscience élevée et un parti
C’est un phénomène classique que l’on retrouve dans toutes les révolutions. Les travailleurs et les opprimés en général ne se croient pas capables d’exercer le pouvoir d’État.
Le fonctionnement de la société capitaliste et la dictature patronale placent les travailleurs dans la situation de subordonnés qui ne sont là que pour obéir et se taire. Donner leur avis, participer aux décisions ne serait-ce que dans l’entreprise où ils passent leur vie et qu’ils font tourner, ils n’en ont jamais la possibilité.
Et c’est la même chose à l’échelle de toute la société. Certes ceux qui ont le droit de vote, et encore seulement ceux qui ont le droit de vote, peuvent régulièrement glisser un bulletin dans une urne. Mais cela a peu à voir avec la possibilité réelle de s’exprimer et encore moins avec celle de décider.
Et puis on nous inculque dès la naissance que chacun doit rester à sa place, que le pouvoir et les décisions importantes doivent être confiés à ceux qui ont fait des études, qui ont des compétences et des expériences particulières. C’est-à-dire à la bourgeoisie et à ses rejetons.
Des écoles d’élites ont même été créées pour former ceux qui occuperont les sommets de l’appareil d’État : Polytechnique, Sciences politiques, l’Ena... Tout un apparat, ce que l’on appelle les ors de la république, avec le palais de l’Élysée par exemple, est là pour impressionner et éloigner la population des lieux de pouvoir. Oui, l’idée que le pouvoir peut venir d’en bas, avec la participation active de l’ensemble des travailleurs, n’apparaît absolument pas naturelle.
La bourgeoisie, elle, a l’habitude du pouvoir et du commandement. Parce qu’elle possède le capital, elle s’arroge le droit de diriger et de prendre toutes les décisions, y compris quand celles-ci engagent l’avenir de milliers d’hommes, de régions entières, voire l’avenir de l’humanité !
Quand bien même ce sont les ouvriers qui mouillent la chemise sur les chantiers du bâtiment et qui s’esquintent la santé sur les chaînes de montage de l’agroalimentaire ou de l’automobile, qu’est-ce qu’on entend ? Que ce sont les patrons et les plus riches qui sont à l’origine de tout, parce que ce sont eux qui donnent du travail aux salariés, parce que ce sont eux, les patrons, qui font vivre les travailleurs ! Ils se considèrent comme l’alpha et l’oméga de la société et trouvent tout naturel d’avoir le pouvoir économique et politique.
Voilà pourquoi, dans toutes révolutions, la bourgeoisie a toujours une longueur d’avance sur les exploités. Et bien des révolutions faites avec la peau des paysans et des prolétaires furent récupérées par la bourgeoisie.
« Les ouvriers russes se laisseront-ils encore berner », se demanda Rosa Luxemburg, la grande révolutionnaire allemande, lorsqu’elle apprit les événements de Russie. Et confiante, elle répondait : « Nous n’avons pas peur. Au contraire, nous sommes confiants les expériences douloureuses de leur propre classe les auront assez éduqués pour qu’ils ne laissent pas à la bourgeoisie les fruits d’une victoire qu’ils ont eux-mêmes remportée, quelles que soient l’âpreté et la durée des luttes qu’il en coûtera. »
Oui, Rosa Luxemburg pouvait avoir confiance, parce qu’il y avait en Russie un parti pour mener ce combat : le Parti bolchevique.
L’expérience de huit mois : il faut prendre tout le pouvoir
C’est sur cette question du pouvoir que s’affrontèrent d’une part les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires, favorables au compromis avec le gouvernement provisoire, et d’autre part les bolcheviks qui défendaient le mot d’ordre « Tout le pouvoir aux soviets ».
Seul contre tous, le Parti bolchevique se lança à partir du mois d’avril dans une propagande infatigable pour populariser ce mot d’ordre. Il fallait, comme le dit alors Lénine, expliquer patiemment, aider les travailleurs à tirer les conclusions politiques de leur expérience et des différents événements pour qu’ils comprennent la nécessité de renverser le gouvernement provisoire et de prendre tout le pouvoir au travers des soviets.
Les huit mois qui séparent février d’octobre furent en effet l’occasion d’une politisation accélérée des masses. Les soviets connaissaient une activité intense, prenant mille et une initiatives et discutant passionnément de toutes les questions politiques. Toutes les décisions du gouvernement bourgeois étaient passées à la loupe, commentées, critiquées.
La question de la paix, qui avait été un puissant ressort des journées de février, était le point crucial. La paix était attendue... et on découvrait que le gouvernement s’engageait auprès du gouvernement français pour continuer la guerre et se partager les conquêtes en cas de victoire. Pire, il se lançait dans de nouvelles aventures militaires, alors que les soldats qui ne voulaient plus monter au front désertaient en masse !
Les travailleurs réclamaient du pain, mais le gouvernement se montrait incapable d’en donner, parce qu’il se refusait à prendre des mesures radicales contre les spéculateurs. Les paysans voulaient la terre, mais on leur demandait d’attendre l’Assemblée constituante et, quand ils voulaient s’emparer eux-mêmes des terres qu’ils cultivaient, le gouvernement leur envoyait la troupe.
Les bolcheviks étaient les seuls à dénoncer le gouvernement, les seuls à revendiquer tout le pouvoir pour les soviets et à apporter une issue à une situation qui semblait pourrir sur pied. C’est ainsi que, minoritaires en mars dans les soviets, ils se firent connaître aussi des soldats et des paysans et furent de plus en plus écoutés.
De jour en jour il devenait plus évident que le gouvernement jouait double jeu et que les promesses des mencheviks et des socialistes-révolutionnaires ne valaient rien. Ces derniers avaient beau tenter de concilier les positions du gouvernement avec celles des soviets, l’affrontement devenait inévitable. Car le compromis qu’ils prônaient reposait sur une illusion : celle qu’il peut y avoir une convergence d’intérêts et un partage du pouvoir entre la bourgeoisie et le prolétariat, entre les exploiteurs et les exploités.
L’existence des soviets et des comités d’usine était intolérable pour les classes possédantes. Elles voulaient sauver leur propriété, leur ordre social et elles préparaient l’écrasement de la révolution.
L’opposition frontale éclata en juillet. Début juillet, la fraction la plus combative du prolétariat et des soldats de Petrograd se lança dans une manifestation armée contre le gouvernement. Cette tentative d’insurrection prématurée fut matée. La contre-révolution releva aussitôt la tête.
Croyant que le vent avait tourné et que les soviets s’affaiblissaient, les membres de l’ancien régime et la bourgeoisie fomentèrent un coup d’État militaire avec le général Kornilov en août 1917. Le putsch avorta, parce que les ouvriers et les principales garnisons de Petrograd se mobilisèrent pour défendre la révolution. Kornilov ne réussit même pas à approcher ses troupes de Petrograd, les travailleurs du chemin de fer avaient saboté les voies et avaient emmené les putschistes sur des voies de garage !
Mais la leçon fut entendue : la dictature et la répression sanglante de la révolution guettaient. Seuls des soviets forts, concentrant tous les pouvoirs, pouvaient assurer la survie de la révolution. Ces nouveaux événements donnaient raison aux bolcheviks et les renforcèrent considérablement. Fin août, ils étaient majoritaires dans les soviets de Petrograd et de Moscou et, en septembre, ils conquirent la majorité dans les soviets de province.
Les illusions dans les socialistes-révolutionnaires et les mencheviks conciliateurs étaient tombées. Les masses comprenaient désormais qu’elles devaient prendre tout le pouvoir. L’heure d’une nouvelle révolution avait sonné.
La révolution d’Octobre n’a rien d’un coup d’État
Dans la nuit du 24 au 25 octobre, les ouvriers en armes, aidés des marins et de quelques régiments, organisés dans un Comité militaire révolutionnaire, s’emparèrent du téléphone, de la poste, des imprimeries, des gares, des ponts, de la banque d’État. Au matin, ils étaient maîtres de la plupart des bâtiments publics. La nuit suivante le palais d’Hiver, siège et dernier bastion du gouvernement provisoire, fut occupé et les ministres arrêtés. Le soir du 25 octobre, alors que se réunissait le second congrès des soviets de toute la Russie, le pouvoir revenait entièrement aux soviets.
L’insurrection sanctionnait ce qui était un fait depuis des semaines : le gouvernement avait perdu la confiance des ouvriers et des soldats. Plus personne n’obéissait à ses ordres ni à ceux de l’état-major. Le gouvernement n’était plus qu’un gouvernement fantôme. C’est ce qui explique qu’à Petrograd l’insurrection ne fut qu’une formalité militaire et ne fit quasiment pas de morts.
Techniquement, militairement, l’insurrection d’Octobre fut exécutée par une minorité d’ouvriers et de soldats, mais elle ne fut pas un putsch, comme voudraient le faire croire les détracteurs des bolcheviks.
Ou alors, ce serait un putsch d’un genre complètement inédit. Car l’insurrection d’Octobre fut ouvertement annoncée, largement débattue et même soumise au vote.
Tout au long du mois d’octobre, il n’était plus question que de l’insurrection. Quand les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires la rejetaient, les bolcheviks distribuaient des tracts, organisaient des meetings pour en expliquer l’urgence. Les colonnes des journaux étaient remplies de pour et de contre. Faut-il oui ou non remettre tout le pouvoir aux soviets et renverser le gouvernement provisoire ? C’est sur cette question que se faisaient toutes les élections dans les soviets. Voter bolchevique, c’était voter pour l’insurrection. Et semaine après semaine, les soviets votèrent massivement pour les bolcheviks.
Oui, Octobre fut bien l’insurrection des masses, une révolution, en ce sens que l’immense majorité des travailleurs et des soldats en avaient compris la nécessité, la soutenaient et l’attendaient.
Les premiers décrets du pouvoir soviétique
Le 25 octobre au soir, l’insurrection n’était pas même terminée que se réunissait déjà le congrès des soviets des députés ouvriers et soldats de toute la Russie. Comme le raconte Trotsky, ce n’étaient pas des députés bien habillés, fleurant le parfum à la mode. C’étaient des ouvriers du rang, des soldats en grossier uniforme, des paysans barbus. Et c’est sans doute pour cela qu’ils firent ce qu’aucun gouvernement n’avait encore jamais fait dans l’histoire : ils traduisirent immédiatement en actes les aspirations des opprimés.
Aussitôt proclamé, le pouvoir soviétique signa les décrets que les opprimés attendaient depuis huit mois et que le gouvernement s’était toujours refusé à prendre.
Il décréta l’armistice, dénonça les buts impérialistes de la guerre, publia les traités secrets et appela les peuples d’Europe à suivre l’exemple des travailleurs russes. Il décréta le partage des terres et encouragea les paysans à se les répartir afin de mettre fin au parasitisme des grands propriétaires terriens. En s’appuyant sur la mobilisation des travailleurs dans les usines et les quartiers populaires, il organisa la production et le ravitaillement pour répondre aux besoins urgents de la population. Il imposa le contrôle ouvrier et expropria la bourgeoisie quand celle-ci ne voulait pas collaborer.
Il décréta encore le droit pour les nationalités qui étaient sous la domination de l’empire russe de se libérer et d’être indépendantes si elles le décidaient. Il légalisa le divorce, instaura l’égalité des femmes, et fit tout son possible pour les libérer des tâches domestiques et les associer à tous les niveaux du pouvoir.
Aucun autre gouvernement prétendument démocratique n’a réalisé ne serait-ce que la moitié de cela. Pour cela il fallait que surgisse un pouvoir d’un genre nouveau : un pouvoir dirigé par les exploités pour les exploités.
Le Parti bolchevique : une confiance indéfectible dans la capacité de la classe ouvrière à exercer le pouvoir
Le Parti bolchevique joua, comme le dit Trotsky, le rôle de l’accoucheur lors d’une césarienne. Dans leur majorité, les socialistes-révolutionnaires et les mencheviks n’avaient pas confiance dans la capacité des classes exploitées à diriger la société, même quand ils l’avaient sous les yeux. Même quand ils voyaient que c’étaient les soviets qui assuraient le ravitaillement et bien d’autres fonctions sociales, ils préféraient s’en remettre à la bourgeoisie, au prétexte que les ouvriers n’étaient pas assez nombreux, pas assez éduqués.
Ces doutes quant aux capacités à diriger des travailleurs s’exprimèrent aussi dans le Parti bolchevique. Car c’est réécrire l’histoire que de présenter le Parti bolchevique comme un bloc monolithique avec des militants et des dirigeants marchant au pas derrière Lénine. Pendant toute son existence, et plus encore pendant ces années révolutionnaires, le Parti bolchevique n’a cessé d’être traversé par des discussions et des désaccords. Y compris quand il s’agit de décider de l’insurrection.
Mais le parti et Lénine surent aller jusqu’au bout parce qu’ils avaient une confiance inébranlable dans la classe ouvrière, dans la classe ouvrière russe ainsi que dans les classes ouvrières allemande, française, britannique... dont Lénine était convaincu qu’elles allaient elles aussi se lancer dans la révolution.
Cette confiance n’avait rien à voir avec une foi aveugle. Elle était basée sur les idées marxistes et sur le mouvement ouvrier. Lénine connaissait par cœur les événements de la Commune de Paris, il savait l’élan et les trésors d’initiative que recèlent les masses quand elles sont mues par la volonté de se libérer. Et puis il y avait ce qui se passait sous ses yeux, en Russie.
Les ouvriers et les paysans dans les campagnes avaient déjà largement commencé leur œuvre. Le paysan en avait fini de s’incliner jusqu’à terre pour saluer le grand propriétaire et le supplier de lui accorder un petit lopin de terre. Désormais il convoquait ce même propriétaire à la réunion du soir, pour qu’il dise quelles terres il cultiverait de ses propres mains et lesquelles seraient partagées entre les autres paysans !
Dans les usines, les comités ouvriers s’activaient. Beaucoup organisaient un contrôle sur la production. Souvent ils avaient mis en place une cantine collective, organisé l’alphabétisation des ouvriers. Ils avaient lancé des campagnes contre l’alcoolisme, créé des ateliers culturels.
Dans les villes, les visites et les réquisitions d’immeubles, que le gouvernement provisoire combattait de toutes ses forces, s’étaient multipliées sur l’impulsion des soviets locaux.
Lénine savait pouvoir compter sur toutes ces initiatives. Il savait que le pouvoir ouvrier ferait des erreurs, mais qu’il aurait cet avantage sur tous les autres gouvernements qu’il ne serait pas paralysé par le respect de la propriété des riches.
Dix jours avant l’insurrection, dans un texte intitulé "Les bolcheviks sauront-ils garder le pouvoir" , Lénine expliquait ainsi sa conception du futur État prolétarien :
« Nous ne sommes pas des utopistes. Nous savons que le premier manœuvre ou la première cuisinière venus ne sont pas sur-le-champ capables de participer à la gestion de l’État. [...] Mais [...] nous exigeons la rupture immédiate avec le préjugé selon lequel seuls seraient en état de gérer l’État [...] les fonctionnaires riches ou issus de familles riches.
Nous exigeons que l’apprentissage en matière de gestion de l’État soit fait par les ouvriers conscients et les soldats, et que l’on commence sans tarder à faire participer à cet apprentissage tous les travailleurs, tous les citoyens pauvres. [...] L’essentiel est d’inspirer aux opprimés et aux travailleurs la confiance dans leur propre force. »
Et après octobre, il n’eut de cesse d’en appeler aux masses, comme dans cet article paru dans la Pravda le 5 novembre 1917
« Camarades travailleurs Rappelez-vous qu’à présent c’est vous-mêmes qui dirigez l’État. [...] Rassemblez-vous autour de vos soviets. Renforcez-les. Mettez-vous vous-mêmes à l’œuvre à la base, sans attendre personne. Instaurez l’ordre révolutionnaire. [...] Gardez comme la prunelle de vos yeux la terre, le blé, les fabriques, l’outillage, les denrées alimentaires, les moyens de transport : tout cela sera désormais totalement votre bien, le bien du peuple tout entier. »
Nous nous réclamons de l’action menée par le Parti bolchevique
Nous nous réclamons de la politique que le Parti bolchevique a menée jusque dans les années 1923-1924.
Au lendemain de l’insurrection, tous les partis qui participaient aux soviets purent continuer leur activité, y compris les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires. La fraction de gauche de ce parti participa d’ailleurs au gouvernement pendant quelques mois.
Mais pour la bourgeoisie russe, pour les nostalgiques du tsarisme et pour les puissances étrangères, il n’était pas question que les bolcheviks – et à travers eux les travailleurs – gardent le pouvoir. D’où une guerre civile terrible qui commença dès le début de l’année 1918 et dura trois ans.
Pendant cette guerre, quatorze puissances étrangères intervinrent contre le jeune pouvoir ouvrier, dont la France, l’Allemagne, la Grande-Bretagne, le Japon, les États-Unis. Ces grandes puissances s’étaient entre-déchirées dans la Première Guerre mondiale, mais elles se retrouvèrent unies contre le pouvoir bolchevique et envoyèrent des armes ou des troupes appuyer les armées blanches.
C’est dans ce contexte de tentatives contre-révolutionnaires, de pénurie matérielle et de guerre civile, que les bolcheviks durent prendre une série de mesures d’exception, la censure, une police politique, l’interdiction de certains partis qui recouraient à la violence contre le pouvoir.
Ils réduisirent la vie démocratique à sa plus simple expression, assumant, pour sauver la révolution, une dictature sur le plan politique, et le communisme de guerre sur le plan économique car, pendant trois ans, l’essentiel des forces furent consacrées à l’Armée rouge pour défendre le pouvoir soviétique.
Nous assumons l’ensemble de cette politique. Loin de nous l’idée que les bolcheviks n’aient pas fait d’erreurs. Ils en ont fait, et Lénine était le premier à le penser et à le dire. Mais toute la politique et les choix qui ont été faits, y compris dans la guerre civile, étaient mus par la volonté de tenir et de défendre la révolution le temps que celle-ci se déclenche dans d’autres pays.
Aujourd’hui le Parti bolchevique avec Lénine concentre toutes les attaques. Il aurait porté en lui le stalinisme. Avec cette façon de raisonner, on pourrait aussi dire que la prise de la Bastille et la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen portaient en germe le despotisme de Napoléon et les guerres de l’Empire qui ravagèrent l’Europe. Alors il ne faut pas mélanger toutes les périodes.
L’État stalinien, le parti stalinien et son monolithisme, ses méthodes dictatoriales, le goulag, n’ont rien à voir avec ce que furent le Parti bolchevique et ce jeune État en construction qui ne réussit à survivre que parce qu’il était soutenu par des millions de femmes et d’hommes prêts à se sacrifier pour lui.
Les références et les perspectives de Staline qui prétendit, ensuite, construire le socialisme dans un seul pays étaient aussi à l’exact opposé de ce qu’avaient toujours défendu les révolutionnaires.
C’est le courant trotskiste, en combattant dès 1923 la bureaucratie et la politique impulsée par Staline, en gardant levé le drapeau de l’internationalisme, qui représenta le véritable héritage du bolchevisme.
Le Parti bolchevique a permis aux travailleurs de se porter au pouvoir et de commencer à transformer la société en profondeur. Nous qui aspirons à la révolution prolétarienne, nous espérons que dans la prochaine situation révolutionnaire il y aura un parti à la hauteur de ce qu’il fut.
La violence fait partie des révolutions
Il est de bon ton de condamner l’usage de la violence en général et de reprocher aux révolutionnaires d’y recourir. Mais c’est par la violence que l’oppression se maintient. La violence est l’arme ultime de ceux qui dominent et c’est le droit et le devoir des opprimés de leur opposer la violence révolutionnaire.
Prenez la Révolution française : le gouvernement fête le 14 Juillet ; cela lui permet, au passage, de réaffirmer la puissance de l’ordre établi, puisque le clou de cette journée est un défilé militaire. Pourtant le 14 Juillet fut une journée d’insurrection aboutissant à la prise de la Bastille.
Et la Révolution française triompha parce qu’il y eut des paysans pour sortir leurs fourches et brûler les châteaux ; parce qu’il y eut des sans-culottes suffisamment déterminés pour mettre en place leurs tribunaux révolutionnaires, user de la guillotine et même couper la tête du roi. Si la grande masse du peuple n’avait pas accepté de prendre les armes et de faire couler « un sang impur », comme le disent les paroles de la Marseillaise, la révolution n’aurait pas survécu à la coalition armée des monarchies.
Oui, la violence fait partie des révolutions.
Mais, encore une fois, la violence fait partie intégrante du règne capitaliste. Les puissances dites démocratiques y recourent en permanence.
Pour ne parler que de la période où il est reproché aux bolcheviks d’avoir eu recours à la violence, faut-il rappeler que la Première Guerre mondiale fit dix millions de morts ? Que, pendant celle-ci, toutes les prétendues démocraties supprimèrent la liberté de la presse, instaurèrent l’enrôlement forcé dans l’armée, l’incarcération des opposants et même des pacifistes Et, sur les fronts, combien de soldats français, britanniques fusillés après avoir été soupçonnés d’avoir reculé face à l’ennemi ?
Et n’oublions pas les colonies où, après la Première Guerre mondiale, une répression féroce fut entretenue pour étouffer toute aspiration à la liberté, en Irlande, en Inde, en Irak, en Syrie. Les dirigeants des pays impérialistes, les Clemenceau, Churchill ou Wilson, ont droit à des monuments et donnent leur nom à des rues. Ils ne sont pas accusés de fanatisme ou d’avoir du sang sur les mains, et encore moins de crimes de guerre.
Quand il s’agit des grandes puissances, de leur ordre, de leurs intérêts, la violence est toujours justifiée et légitime. Jamais quand les opprimés y répondent avec leurs propres armes.
Les politiciens, les journalistes, les intellectuels de la bourgeoisie veulent bien accorder un regard bienveillant aux combats des opprimés... à condition qu’ils les perdent ! Ils versent une larme sur les Gavroche morts sur les barricades de 1832, ils peuvent même commémorer la mémoire des communards, mais la Révolution russe, elle, ne passe pas !
Cette révolution et les bolcheviks suscitent une haine viscérale de la part des bourgeois, parce qu’ils ont gagné, parce que les ouvriers ont pris le pouvoir et renversé leur monde ! Eh bien c’est exactement pour cette raison que nous nous réclamons de ce qu’ils ont fait et que nous les admirons.
Démocratie ouvrière / démocratie bourgeoise
Les falsificateurs accusent les bolcheviks d’avoir banni toute démocratie. Les bolcheviks ont, au contraire, systématiquement pris le parti de la démocratie ouvrière. Ce sont eux qui ont pris fait et cause pour les comités d’usine. Eux qui ont revendiqué tout le pouvoir pour les soviets. Eux qui ont toujours été favorables à ce que les ouvriers et les soldats s’organisent par en bas, prennent des initiatives et agissent collectivement.
Ils opposaient cette démocratie directe et populaire à la démocratie bourgeoise qui donne systématiquement l’avantage aux notables, aux plus éduqués et aux beaux parleurs, surtout dans des pays comme la Russie où l’écrasante majorité de la population était analphabète.
L’opposition entre ces deux types de démocratie éclata au grand jour en janvier 1918 lorsque l’Assemblée constituante – dont la convocation fut sans cesse différée par le gouvernement bourgeois – finit par se réunir. Cette assemblée, élue avec des listes composées avant la révolution d’Octobre, ne pouvait pas refléter le nouvel état d’esprit des masses.
Les socialistes-révolutionnaires, qui étaient majoritaires, s’étaient par exemple présentés sur des listes uniques, alors qu’ils avaient scissionné en octobre et que les uns participaient au gouvernement soviétique tandis que les autres s’y opposaient. De fait, cette Assemblée constituante se refusait à reconnaître le pouvoir des soviets.
Une nouvelle fois deux types de légitimité s’opposaient, celle de l’Assemblée constituante et celle des soviets. Une nouvelle fois, les bolcheviks choisirent les soviets, le cœur battant de la révolution, et ils décidèrent la dissolution de l’Assemblée constituante.
Pour les prétendus démocrates, cette dissolution est le péché originel des bolcheviks. Pour les travailleurs et les paysans russes qui construisaient leur nouvel État par en bas, ce fut une péripétie comme il y en eut d’autres pendant tous ces mois de révolution.
Pour nous encore aujourd’hui, les soviets sont la forme la plus achevée de la démocratie ouvrière. S’inspirant des principes mis en place par la Commune de Paris, les élus étaient révocables et renouvelables à tout moment. Leur responsabilité ne leur apportait aucun privilège, aucune sinécure, le salaire était fixé au niveau du salaire d’un ouvrier qualifié.
Contrairement aux assemblées que nous connaissons, les soviets n’étaient pas placés au-dessus de la population et coupés de la base. Pour appliquer leurs décisions, ils s’appuyaient sur des volontaires pris dans la population et sur la participation la plus large des travailleurs.
Mais, comme l’explique Lénine dans L’État et la révolution, s’il s’agissait bien « d’un élargissement considérable de la démocratie, devenue pour la première fois démocratie pour les pauvres, démocratie pour le peuple et non pour les riches » , c’était aussi « la dictature du prolétariat, qui apporte une série de restrictions à la liberté pour les oppresseurs, les exploiteurs, les capitalistes ».
Cette expression, « dictature du prolétariat » , inventée par Marx, est intolérable aux oreilles de la bourgeoisie, qui impose au quotidien sa propre dictature sur les exploités. Mais cette dictature du prolétariat correspond à un État infiniment plus libre que tout ce que l’on connaît dans la société d’aujourd’hui. Justement parce qu’elle est l’œuvre de millions de femmes et d’hommes qui n’ont aucun privilège à défendre, qui n’ont pas besoin de tout l’appareil répressif dont s’entourent les privilégiés d’aujourd’hui, qui dominent dans un océan de pauvreté.
Sous la dictature du prolétariat, les libertés ne sont pas limitées, bafouées, voire complètement déniées par le pouvoir de l’argent. La seule liberté qui est supprimée est celle d’exploiter, mais cette limitation-là, oui, nous les communistes, nous la revendiquons.
Les raisons de la dégénérescence
La Révolution russe n’a pas abouti à une société communiste. Le prolétariat a perdu le pouvoir au profit d’une bureaucratie qui a progressivement pris le contrôle de l’État avant d’exercer, sous Staline et ses successeurs, une féroce dictature. Et aujourd’hui, en Russie, le capitalisme peut faire comme chez lui.
Mais ce n’est en rien la preuve de l’échec du communisme. La dégénérescence de l’État ouvrier, ce pourrissement de l’intérieur, prouve s’il en était besoin que la révolution prolétarienne ne peut triompher qu’à l’échelle du monde entier. Car c’est à cette échelle-là que la bourgeoisie a établi sa domination et que s’est déployé le capitalisme.
Pour offrir, selon les mots de Marx, « à chacun selon ses besoins » et demander à chacun de travailler « selon ses capacités » , autrement dit pour produire rationnellement de quoi satisfaire les besoins de tous, il faut un développement élevé des forces productives : une industrialisation importante, des réseaux de communication, des transports, une accumulation de richesses et un certain niveau de culture et de civilisation.
Le « socialisme dans un seul pays » inventé par Staline au milieu des années 1920 est une absurdité. En 1917 déjà, l’économie, l’industrie et les capitaux étaient entremêlés à l’échelle internationale. Aujourd’hui ils le sont encore plus étroitement. Construire une économie supérieure ne pourra se faire que sur cette base internationale.
C’est bien un signe de notre époque réactionnaire que d’entendre de plus en plus d’imbécillités souverainistes ou protectionnistes. Il ne peut pas y avoir de paradis économique dans un pays hérissé de frontières et coupé des échanges internationaux.
Les bolcheviks en étaient convaincus. Lénine donna un jour la définition suivante du socialisme : « Le pouvoir des soviets, plus l’électrification. » Cette définition ramassée supposait en tout cas, comme point de départ minimum, le niveau capitaliste de l’électrification. Toutes choses qui manquaient en Russie.
En 1918 il écrivait encore : « Il est absolument certain que la victoire finale de notre révolution, si elle devait rester isolée, serait sans espoir... » « Nous ne remporterons la victoire finale que lorsque nous aurons réussi à briser, et pour toujours, l’impérialisme international. Mais nous n’arriverons à la victoire qu’avec tous les ouvriers des autres pays, du monde entier. »
L’extension de la révolution n’était pas un vœu pieux. Dès janvier 1918, la révolution éclata en Finlande. En novembre 1918, l’Allemagne se couvrait de conseils ouvriers. En mars 1919, une République des conseils était proclamée en Hongrie. En 1919 et 1920, l’Italie fut secouée par une vague de grèves d’où surgirent, là aussi, des conseils ouvriers.
On nous dit souvent que nous sommes utopiques car, le capitalisme étant mondial, il faudrait une révolution internationale. Mais justement, les révolutions sont, par nature, contagieuses. Quand les exploités d’un pays se soulèvent, ils deviennent un exemple pour ceux du monde entier.
Entre 1917 et 1920, ce fut une vague révolutionnaire qui ébranla toute l’Europe. Jamais le renversement de l’ordre capitaliste n’avait été aussi proche !
Dans le feu des événements, et malgré les tâches titanesques auxquelles ils étaient confrontés en Russie, les bolcheviks aidèrent partout les révolutionnaires à construire des partis capables d’amener les masses à la victoire. Ils mirent toute leur énergie à construire une internationale.
Le drapeau de l’Internationale communiste, fondée à Moscou en mars 1919, attira dans le monde entier les éléments les plus conscients du mouvement ouvrier et de la jeunesse. De l’Amérique à l’Asie, jusque dans les colonies des puissances impérialistes, les opprimés du monde entier se reconnaissaient dans le pouvoir des soviets, se révoltaient ou se mettaient en grève. C’est ainsi que naquirent les partis communistes dans quasiment tous les pays, en France, en Inde, en Chine, en Iran, en Algérie, aux États-Unis...
Mais la vague révolutionnaire fut défaite pays après pays. Il manqua du temps pour construire le parti révolutionnaire capable de jouer le rôle qui avait été celui du Parti bolchevique en Russie. Et, avec la complicité active des vieux partis qui se disaient socialistes, les travailleurs furent réprimés.
La défaite de cette première vague révolutionnaire allait être décisive. Et elle provoqua un recul de la révolution en Russie même. L’isolement de la révolution dans un pays arriéré et ruiné par des années de guerre favorisa le développement d’une bureaucratie qui finit par prendre le pouvoir et par imposer, avec Staline, une dictature de fer sur les travailleurs.
Alors si Staline, pour reprendre une expression de Trotsky, a été un des plus grands criminels de l’histoire, la responsabilité n’en incombe pas aux bolcheviks mais aux partis de la social-démocratie qui ont combattu et stoppé la vague révolutionnaire d’après-guerre. Le combat entamé en 1917 en Russie a été perdu à Berlin, à Budapest, à Helsinki... tout autant qu’à Moscou.
« Il y a eu beaucoup de révolutions, aucune n’a marché ! », nous dit-on
La dégénérescence de la Révolution russe suffit à certains pour généraliser et expliquer que, « puisque cela n’a pas marché, cela ne marchera jamais ». Mais on ne peut déduire de cette expérience unique dans un pays retardataire l’impossibilité et l’échec définitif du communisme en général.
Quand il s’agit du capitalisme, personne ne fait d’ailleurs de telles généralisations. On peut pourtant faire le bilan de cette économie qui existe depuis plus de deux siècles, qui s’est développée à l’échelle de la planète et qui a connu toutes les formes de régimes, du nazisme à la démocratie la plus libérale.
Est-ce que l’on peut affirmer que c’est une réussite ? Est-ce une réussite en Afrique ? En Inde ? Et ce qui se passe aujourd’hui dans les pays riches, aux États-Unis, en France : des millions de chômeurs, des crises économiques sans fin ; des prisons pleines à craquer ; un environnement pollué, saturé des poisons fabriqués par les industriels ; une violence à n’en plus finir c’est une réussite ?
Alors ne nous laissons pas tromper par les raccourcis anticommunistes. Et regardons ce qui a été réalisé en Russie.
En prenant la tête de la révolution, le prolétariat ouvrier et paysan a balayé tout le fatras moyenâgeux et féodal bien plus résolument que ne le firent les révolutions anglaise et française. Faut-il rappeler qu’en Grande-Bretagne le Premier ministre est encore nommé par la reine, agenouillé devant elle ? Que la session parlementaire s’ouvre avec des députés perruqués et poudrés, qui semblent tout droit sortis du Moyen Âge !
Et lorsque l’on regarde ce qui se passe en Inde, avec la persistance des castes, et dans nombre de pays d’Afrique et du Moyen-Orient, avec l’ethnisme, la mutilation des femmes, le mariage forcé, on se dit que, oui, la Révolution russe a réussi à sortir des millions de femmes et d’hommes de l’âge barbare.
La révolution n’a certes pas débouché sur une société socialiste – t encore une fois, c’était impossible dans un seul pays , mais elle a permis la construction d’une économie collectivisée et planifiée qui, malgré la dictature, la corruption et la gestion aveugle de la bureaucratie, n’avait pas à rougir face à l’économie capitaliste.
Entre 1926 et 1938, pendant cette période où le monde capitaliste a été secoué par la grande crise de 1929, l’économie soviétique a progressé plus fortement que celle de n’importe quel pays capitaliste.
En 1936, tout en dénonçant la politique et les crimes de Staline, alors que ses compagnons de combat étaient arrêtés et fusillés en URSS, Trotsky rendit hommage à ce qu’il appelait les acquis de la Révolution russe, je le cite :
« Les immenses résultats obtenus par l’industrie, le début plein de promesses d’un essor de l’agriculture, la croissance extraordinaire des vieilles villes industrielles, la création de nouvelles, la rapide augmentation du nombre des ouvriers, l’élévation du niveau culturel et des besoins, tels sont les résultats incontestables de la révolution d’Octobre, dans laquelle les prophètes du vieux monde voulurent voir le tombeau de la civilisation.
Il n’y a plus lieu de discuter avec MM. les économistes bourgeois le socialisme a démontré son droit à la victoire, non dans les pages du Capital, mais dans une arène économique qui couvre le sixième de la surface du globe non dans le langage de la dialectique, mais dans celui du fer, du ciment et de l’électricité.
Si même l’URSS devait succomber sous les coups portés de l’extérieur et sous les fautes de ses dirigeants – e qui, nous l’espérons fermement, nous sera épargné , il resterait, gage de l’avenir, ce fait indestructible que seule la révolution prolétarienne a permis à un pays arriéré d’obtenir en moins de vingt ans des résultats sans précédent dans l’histoire. »
Cela, ni la barbarie stalinienne, ni plus tard la disparition de l’Union soviétique, ne peuvent l’effacer.
Nous voulons construire un parti révolutionnaire prolétarien
L’histoire est celle de la lutte des classes, disait Marx, et nous sommes convaincus que de nouvelles situations révolutionnaires surgiront. Personne ne peut savoir le temps qui nous sépare d’une nouvelle révolution ouvrière. Mais nous savons qu’un parti est indispensable.
Sur cent quatre-vingts ans d’existence, la classe ouvrière s’est lancée dix fois, cent fois dans la bataille. Ce n’est pas sa combativité et son esprit de sacrifice qui ont fait défaut. Elle a manqué d’un parti qui lui permette de prendre la tête du combat et de le mener jusqu’à la prise du pouvoir.
Aussi profondes que furent la révolution mexicaine de 1911, la révolution chinoise de 1949, ou la révolution cubaine de 1959, aussi radicales que furent les révolutions anticoloniales, elles n’ouvrirent pas les mêmes perspectives que la Révolution russe. Car toutes les classes révolutionnaires ne sont pas égales.
D’autres catégories sociales que le prolétariat peuvent être le levier de la révolution, la paysannerie, la petite bourgeoisie aussi dans certains pays. Au Portugal, la Révolution des œillets, qui renversa la dictature en 1974, montra qu’une fraction de l’armée pouvait très bien impulser la révolte.
Mais la classe ouvrière constitue la seule classe sociale qui peut la mener jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’au renversement de la bourgeoisie et de la propriété privée. Car, comme le disait Marx, elle n’a rien à perdre que ses chaînes.
Contrairement aux paysans et à la petite bourgeoisie, elle n’est retenue par aucune propriété, elle ne tire aucun profit de l’ordre existant. Alors que le petit paysan aspire à être maître de la terre pour la cultiver à son seul profit, les prolétaires veulent être maîtres d’eux-mêmes, ils se battent pour se libérer de l’exploitation, et cela ne peut être que collectif.
Car les membres de la classe ouvrière forment un tout indissociable. Le travail de chacun n’a de sens que mis en commun, organisé, planifié collectivement. Pour s’affranchir, les travailleurs doivent renverser la propriété capitaliste, abolir l’exploitation de l’homme par l’homme.
Cette libération sociale a toujours été le moteur le plus puissant des révolutions. Trotsky, l’observant suite à la révolution de 1905, expliqua :
« ll ne s’agissait plus de la liberté de la presse, ni de combattre l’arbitraire des galonnés, ni même du suffrage universel. L’ouvrier demandait des garanties pour ses muscles, pour ses nerfs, pour son cerveau. Il avait décidé de reconquérir une partie de sa propre existence. Il ne pouvait attendre davantage et ne le voulait pas. Dans les événements de la révolution, il avait pris conscience de sa force, il avait découvert une vie nouvelle, une vie supérieure. »
C’est cette découverte qui donna un tel élan à la Révolution russe. C’est l’enthousiasme et le don de soi qu’elle suscita qui permirent au jeune pouvoir de gagner la guerre civile et c’est encore cet élan qui nourrit les générations suivantes, y compris sous Staline, lorsqu’il s’agissait de développer l’industrie.
Avec la Révolution russe, la classe ouvrière a montré qu’elle représentait une force révolutionnaire unique et irremplaçable. Parce qu’elle est non seulement capable de révolte, mais parce qu’elle est surtout capable de prendre le pouvoir et de le conserver pour construire une société véritablement collective, une société sans classes sociales, sans exploitation et sans frontière.
Construire ce parti : une tâche difficile
Nous ne pouvons pas déclencher des révolutions. Aucun révolutionnaire ne l’a jamais fait. Ce sont des phénomènes sociaux qui surgiront en surprenant tout le monde, y compris les révolutionnaires. Mais nous militons pour que la classe ouvrière accède à la conscience que la tâche de transformer la société lui incombe. Et qu’elle en est capable.
C’était la conviction de Lénine. C’est pourquoi il a construit un parti entièrement voué aux travailleurs et à leurs luttes. Et c’est parce que ce parti avait irrémédiablement lié son sort à la classe ouvrière qu’il l’amena au pouvoir.
C’est un tel parti que nous voulons construire.
Il n’y a rien de facile à cela. Et c’est particulièrement difficile quand le mouvement ouvrier recule. Il y a de l’impatience dans les rangs de ceux qui veulent changer le monde, des doutes, des abandons. Mais on ne choisit pas les conditions et le contexte dans lesquels on milite et il faut s’atteler à la tâche.
Dans une période non révolutionnaire, comme la nôtre, ce parti ne peut qu’être à contre-courant et il ne peut rassembler qu’une fraction minoritaire des travailleurs. Cela a toujours été le cas. Ce fut le cas au temps de Marx et d’Engels. Ce fut le cas pour le Parti bolchevique.
Lorsque les premiers marxistes se rassemblèrent en Russie, il fallait qu’ils aient le cœur et la raison bien accrochés : ils défendaient la perspective de la révolution dans un État où le tsarisme paraissait inébranlable. Ils défendaient les perspectives de la révolution prolétarienne mondiale dans un pays composé à 80 % de paysans.
Et puis éclata la révolution de 1905, qui fut une étape considérable dans la construction de leur parti. Mais après l’enthousiasme de la montée révolutionnaire, ce fut la défaite et le recul. Des militants baissèrent les bras. Certains théorisèrent même l’impossibilité pour la classe ouvrière russe de prendre la tête de la révolution. Et beaucoup d’autres abandonnèrent en 1914, lorsque la guerre fit s’envoler tout espoir de révolution à brève échéance.
Mais il y eut des femmes et des hommes comme Lénine pour conserver leurs convictions et maintenir leur perspective vivante. Ils furent là au moment décisif. Et c’est d’eux qu’a dépendu le devenir de la révolution. C’est leur courage et leur ténacité qui doivent nous inspirer.
Construire dans tous les pays les partis révolutionnaires et l’internationale qui nous font défaut est une tâche qui peut nous paraître hors de portée aujourd’hui. Mais l’histoire connaît des coups d’accélération, des changements d’état d’esprit.
C’est dans ces périodes que ces partis se construiront. Car c’est au travers des luttes, des grèves, des affrontements avec la bourgeoisie et son appareil d’État que surgiront des milliers, des dizaines de milliers de travailleurs reprenant confiance en eux et en leur classe. Ce sont eux qu’il faudra alors rassembler dans un véritable parti digne de ce nom. Ce sont eux qui feront des idées minoritaires que nous défendons aujourd’hui les armes pour leur émancipation.
Alors il faut des femmes et des hommes qui tiennent le drapeau levé. Il faut des femmes et des hommes, des jeunes qui ne soient pas résignés à l’exploitation, aux inégalités, à la barbarie du capitalisme et qui ne perdent pas le moral même lorsque les temps ne sont pas encore à la révolte.
Il faut que, quel que soit leur cheminement, ils sachent tirer les enseignements du passé et renouer avec les traditions révolutionnaires du mouvement ouvrier, avec la conscience de classe. Et qu’ils se donnent pour tâche de les propager, de gagner de nouvelles générations.
« Être révolutionnaire c’est poser un acte révolutionnaire chaque jour » , ai-je entendu récemment. Je n’ai pas pu savoir de quel acte révolutionnaire il s’agissait exactement, s’il s’agissait de manger bio ou de taguer la façade d’une banque, mais il était clair que mon interlocuteur ne donnait pas au mot révolution le même sens que moi.
Être communiste révolutionnaire c’est être convaincu qu’il revient à la classe ouvrière de transformer la société et qu’elle en est capable. Il faut des militants qui gardent cette conscience chevillée au corps. Et qui soient guidés dans toutes leurs actions par cela.
Car être révolutionnaire ne veut pas dire attendre le grand soir les bras croisés. Être communiste révolutionnaire c’est militer au quotidien dans la classe ouvrière. C’est intervenir dans ses luttes des plus petites aux plus grandes pour que les travailleurs découvrent leurs capacités collectives. Mais c’est aussi y défendre des idées et des perspectives quand il ne s’y passe rien. C’est chaque jour poser une pierre à l’édifice du parti.
Lénine était révolutionnaire en octobre 1917, mais il l’était aussi lorsqu’il était en exil en Suisse en 1914, 1915... car il ne cessa jamais de diffuser ses idées et de regrouper autour d’elles des femmes et des hommes.
Comme nous ne savons pas anticiper les tremblements de terre, nous ne savons pas prévoir d’où et quand partira le prochain ébranlement révolutionnaire. Qui le déclenchera ? Les mineurs de Turquie, d’Afrique du Sud ? Les ouvrières du Bangladesh, de Corée, de Tunisie, d’Espagne, de Grèce, de France ? L’avenir nous le dira.
Mais il est certain qu’il y en aura. L’oppression quotidienne, l’exploitation font que la colère, la révolte s’accumulent. Certains encaissent les coups, d’autres essayent de s’y opposer, jusqu’à ce qu’il y ait une véritable explosion sociale. Jusqu’à ce que des millions de femmes et d’hommes qui se laissaient ballotter par les événements décident de ne plus subir et se mettent à faire de la politique.
Comme les ouvriers, les soldats et les paysans russes de 1917, ils se soulèveront et, comme eux, ils apprendront que si, tout seuls, nous ne pouvons rien, ensemble, nous pouvons tout.
Eh bien camarades, c’est à cela que nous nous préparons et nous ferons tout pour qu’il y ait un parti révolutionnaire à la hauteur des événements.