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La crise de l’économie capitaliste
Cet optimisme quant à la reprise reste cependant entrecoupé de déclarations alarmistes sur la menace d’un krach financier.
La Banque centrale européenne (BCE) se déclare optimiste sur la reprise avec, cependant, cette nuance apportée par son président, Mario Draghi : « À condition qu’aucun risque ne se matérialise d’ici là. » Certes, certes.
De son côté, l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) écrit dans son dernier rapport sur les perspectives économiques : « Une reprise est enclenchée dans l’ensemble des zones géographiques », mais il ajoute aussitôt : « Les stigmates de la crise ne sont pas encore effacés, et le chômage décroît mais reste élevé en zone euro. »
Les prévisions économiques, même celles des organismes internationaux les plus représentatifs de l’économie capitaliste, tiennent de la lecture dans la boule de cristal d’une voyante !
Les raisons d’être optimiste des économistes de la bourgeoisie ne sont réellement fondées que dans deux domaines parallèles : le profit des entreprises et le montant des dividendes distribués aux actionnaires.
Sous le titre « Semestre faste pour les entreprises du CAC 40 », Les Échos des 1er et 2 septembre 2017 affirme : « En un seul semestre, les entreprises du CAC 40 ont accumulé autant de bénéfices que sur l’ensemble de l’année 2013 et presque autant qu’en 2015 : 50,241 milliards d’euros, soit une hausse de 23,6 % sur un an […]. Les profits record de 2007 [juste à la veille du déclenchement de la crise actuelle, note du rédacteur], 96 milliards d’euros, ne paraissent plus inatteignables à plus ou moins court terme […]. La bonne nouvelle, c’est aussi l’accélération de la croissance du chiffre d’affaires (+ 6,9 %) : « Tous les indicateurs sont au vert pour la première fois depuis longtemps », reconnaît le cabinet Ricol Lasteyrie. »
Le responsable mondial Actions de la société financière Amundi (société de gestion d’actifs) affirme, de son côté : « On peut envisager un retour au niveau de profitabilité d’avant-crise. »
Ces profits record se reflètent dans les dividendes distribués aux actionnaires : 1 154 milliards de dollars ont été versés par les 1 200 plus importantes sociétés à l’échelle du monde. Et ce n’est que la partie émergée de l’iceberg car ces chiffres ne tiennent pas compte des fonds spéculatifs et des filiales des banques basés dans les paradis fiscaux.
À ce niveau, les chiffres eux-mêmes perdent toute réalité. La réalité des fortunes accumulées retrouve tout son sens dès qu’on les compare avec les centimes économisés sur les salaires ou avec les pauses supprimées sur les chaînes de montage, ou dans les supermarchés où l’on interdit aux caissières d’aller aux toilettes pendant leur travail !
Derrière les chiffres économiques, il y a une réalité de classe : l’enrichissement continu de la grande bourgeoisie. Il serait fastidieux d’énumérer la longue liste des milliardaires cités dans la revue spécialisée Forbes. Leur nombre s’accroît, la fortune de chacun encore plus.
Les banques, de leur côté, sauvées de l’effondrement en 2008-2009 par l’injection d’argent public et massivement soutenues depuis, aussi bien par la Réserve fédérale américaine (Fed) que par la Banque centrale européenne, ont réalisé des profits record : 23 milliards d’euros en 2016 pour les six premiers groupes bancaires français ; 27,8 milliards de dollars pour la seule JP Morgan, la première banque américaine.
Certains commentateurs croient entrevoir les indices d’une reprise dans d’autres domaines : dans le fait qu’en France le nombre de créations d’entreprises dépasse, cette année, celui des disparitions ; dans le prétendu recul du chômage, en Allemagne, en Grande-Bretagne ou aux États-Unis ; ou encore dans le fait qu’à l’échelle du monde les prix des métaux industriels repartent à la hausse, reflétant une croissance de la demande.
Ces affirmations relèvent, dans le meilleur des cas, d’un optimisme béat, mais bien plus souvent elles sont des déformations grossières de la réalité ou des mensonges purs et simples.
Le Monde du 29 septembre annonce en titre, sur un ton triomphant : « La France recrée enfin des usines », sous-titré : « Au premier semestre, les ouvertures ont été plus nombreuses que les fermetures, une première depuis 2009. » Mais le corps de l’article modère cette affirmation. Il ajoute que « cette embellie est loin d’effacer des années de désindustrialisation : le pays compte encore environ 570 usines de moins aujourd’hui qu’en 2009. » Et surtout il explique que les nouvelles usines sont des entreprises nettement plus petites que celles qui ont été supprimées – sans doute des start-up à l’avenir incertain – et que « les sites qui s’ouvrent comptent en général moins de personnel que ceux qui ont été fermés. »
Selon l’Observatoire économique Trendeo, la production industrielle reste de 10 % inférieure à celle de 2007.
Commentant les statistiques de l’Insee sur le chômage, Le Monde du 7 octobre affirme en titre : « La reprise s’installe mais le chômage décroît trop lentement. » Il n’y a donc pas de quoi tirer, même des chiffres officiels, de grandes conclusions sur la reprise. Cela ne fait rien : ça va nettement mieux ailleurs !
Les porte-parole économiques de la bourgeoisie présentent la France comme un cas particulier comparé à ses voisines, l’Allemagne et la Grande-Bretagne, où le chômage serait en recul. Les États-Unis s’achemineraient même vers le plein-emploi.
C’est une campagne de mensonges éhontés. Même là où « le chômage au sens strict se stabilise […], les emplois précaires se multiplient. » (Alternatives économiques). Ce que le jargon statistique appelle « chômage au sens strict » est le chômage de la catégorie A, c’est-à-dire les chômeurs qui n’ont pas du tout travaillé dans les mois précédents. Leur nombre s’élève, en France métropolitaine, à 3,5 millions. Mais ce chiffre ne tient pas compte de ceux qui ont certes travaillé mais moins de 78 heures, ni des demandeurs d’emploi en formation, ni de ceux en emplois aidés. Ils sont regroupés sous la douce expression d’« activité réduite », en clair avec un salaire réduit, tellement réduit qu’il ne permet pas aux salariés de vivre avec un seul emploi.
En Allemagne, le chômage est en effet bas. Entre 1992 et 2013, en vingt ans, le nombre d’actifs a augmenté de presque 4 millions de personnes. Dans le même temps, alors que beaucoup plus de personnes travaillent, le nombre total d’heures travaillées a, lui, baissé, de 69 milliards à 66 milliards par an.
Bien plus de personnes au travail, mais au total moins d’heures travaillées. La réalité est une forte augmentation des temps partiels imposés, donc des salaires partiels ou des mini-jobs ne permettant pas de vivre sans cumuler deux emplois, voire plus.
En France, depuis la crise économique de 2008, les emplois partiels ont connu un essor de 80 %.
En Grande-Bretagne, il suffit d’avoir travaillé une heure dans la semaine pour ne pas être considéré comme chômeur cette semaine-là.
Quant au plein-emploi qui serait en passe d’être atteint aux États-Unis – les statistiques officielles parlent d’un niveau de chômage de 4,4 % –, il relève d’une grossière manipulation de la réalité. Le site Shadow Statistics estime, en comptant tous les travailleurs « découragés » (une catégorie qui n’est plus comptabilisée depuis 1994), que le taux de chômage est en réalité de 23 %
Les chiffres brandis pour tenter de faire croire que le chômage s’atténue indiquent tout autre chose. Ils montrent à quel point les entreprises capitalistes et leurs actionnaires sont parvenus à profiter du rapport de force que leur assure le chômage de masse pour généraliser la précarité et la flexibilité, accroître l’exploitation et multiplier le nombre de travailleurs en activité certes, mais enfoncés dans la pauvreté.
Une autre donnée, répétée comme signe d’une reprise, est l’envolée des prix des métaux de base échangés sur le London Metal Exchange (principal marché pour ces produits) : fer, cuivre, zinc. C’est en effet nouveau par rapport à l’année dernière, car les cours de ces matières premières industrielles s’étaient véritablement effondrés depuis le milieu de l’année 2014.
Le cours du cuivre, par exemple, est en hausse de plus de 15 %. Du coup, les deux plus grands producteurs mondiaux de cette matière première industrielle essentielle, le Chili et le Pérou, attirent les investisseurs, y compris ceux qui ont l’intention d’investir dans la production en ouvrant de nouvelles mines et en embauchant. La hausse du prix du cuivre aurait d’ailleurs déclenché une compétition acharnée entre grands trusts, et les banques qui sont derrière. « En Amérique latine, qui abrite 40 % des réserves de cuivre de la planète, le nombre de trous forés dans le cadre de programmes d’exploration n’avait pas été aussi élevé depuis 2013, selon S.P. Global Market Intelligence », affirme encore Les Échos du 28 septembre.
La stagnation antérieure de la production avait conduit à une diminution de la demande de matières premières, faisant s’effondrer leurs prix. Cet effondrement avait amené à la fermeture d’une quantité de mines, au retrait des capitaux et à des licenciements.
L’effondrement a été sans doute excessif. Les spéculateurs prévoient manifestement le mouvement de balancier inverse. La prévision que le prix du minerai de fer par exemple, après avoir beaucoup baissé, se mettra probablement à augmenter, n’attire pas seulement les capitaux investis dans l’extraction de ce minerai, mais aussi des capitaux spéculatifs.
Ces derniers se contentent de placer leur argent sur cette matière avec l’espoir qu’ils pourront revendre leurs lots avant que le mouvement s’inverse, ce qui ne se traduit par aucun investissement.
Les anticipations purement financières, c’est-à-dire spéculatives, amplifient ainsi les soubresauts de la production.
Les capitaux qui vont vers les entreprises industrielles le font aussi pour des opérations de fusion-acquisition, c’est-à-dire de rachat d’entreprises par de plus puissantes. Ces opérations, en nette reprise au cours de l’année écoulée, entraînent une concentration croissante des capitaux, sans entraîner ni investissements productifs ni créations d’emplois. Au contraire, les restructurations, conséquences habituelles de ces fusions acquisitions, s’accompagnent de suppressions d’emplois.
Ce type d’investissement, en rapport certes avec la production, ne crée pas de nouvelles forces productives. Il consiste pour l’essentiel à racheter la part de marché d’un concurrent. Au-delà de l’implication des États concernés dans le rachat de fait d’Alstom par Siemens ou des chantiers STX par Fincantieri, les crises économiques ont toujours été des périodes de concentration de capitaux. Aux mastodontes dominant un secteur économique succèdent des mastodontes plus puissants encore. L’impérialisme, c’est la domination des monopoles. La financiarisation leur donne toujours plus de moyens en pompant la sève de toute la vie économique.
Le rachat par de grandes entreprises de leurs propres actions ne crée évidemment pas davantage des forces productives supplémentaires. C’est cependant un des moyens privilégiés des conseils d’administration des dites grandes entreprises pour dépenser leurs profits. La publication américaine Foreign Affairs affirme qu’entre 2003 et 2012 les sociétés du S & P 500 – les 500 plus grandes entreprises cotées aux Bourses américaines – ont utilisé 54 % de leurs bénéfices pour des rachats d’actions. Mieux : elles empruntent de l’argent pour cela ! Le serpent financier se mord en quelque sorte la queue. Mais cette aberration n’en est pas une du point de vue des gros actionnaires. Le rachat et la destruction d’une partie des actions d’une entreprise augmentent automatiquement la valeur des actions restantes et profitent donc aux actionnaires les plus fortunés. C’est un des moyens les plus efficaces d’enrichir toujours plus les plus riches et de creuser l’inégalité même à l’intérieur de la bourgeoisie possédante.
Comme le décrit Le Monde, « les fonds de capital investissement regorgent d’argent, les banques se battent pour leur offrir des financements abondants et peu chers, et la tentation d’injecter toujours plus de dette est forte. » En clair, plus est forte la tentation de placer des capitaux dans des obligations d’État, des bons du Trésor, etc., c’est-à-dire dans des titres représentant des dettes d’État dites souveraines. Marx parlait déjà du rôle de la dette publique qui, « par un coup de baguette dote l’argent improductif de la vertu reproductive et le convertit ainsi en capital sans qu’il ait pour cela à subir les risques, les troubles inséparables de son emploi industriel » (Le Capital).
La financiarisation qui a conduit à l’hypertrophie de la sphère financière a doté cette baguette magique d’une puissance incomparablement plus grande qu’au temps de Marx.
Le monde de la finance est de nouveau en surchauffe. La dette atteint de nouveaux sommets aussi bien aux États-Unis qu’en Chine. La dette des États mais aussi la dette des ménages. Ce qui fait écrire au Monde (9-10 juillet 2017) que « le fardeau de la dette des ménages américains n’a jamais été aussi lourd. […] C’est 50 milliards de plus que le record enregistré au troisième trimestre de 2008 lors de la faillite de Lehman Brothers », en titrant ainsi l’article : « Les germes de la prochaine tempête financière. »
La menace est tellement perceptible que le secrétaire au Trésor américain (sorte de ministre de l’Économie) peut en faire un argument de chantage pour convaincre le Congrès de voter au plus vite la réforme fiscale proposée par Trump. Les Échos du 19 octobre commente ainsi : « Les propos du secrétaire au Trésor ont trouvé un écho particulier à la veille de l’anniversaire du Black Monday, ce Lundi noir d’octobre 1987 marqué par la chute de l’indice Dow Jones la plus importante de son histoire (- 22,6 % en une journée). »
La politique qui consiste à subordonner les ressources et les possibilités de l’État aux besoins de la finance – c’est-à-dire des financiers et du grand capital pour qui ils opèrent – dépasse la petite personne de Macron (encore que le cynisme de ce dernier est remarquable lorsqu’il retire les titres boursiers de l’assiette des impôts sur la fortune, en prétendant que cela favorise les investissements productifs !) Sous des formes diverses, tous les pays impérialistes ont la même politique. Il s’agit là d’une exigence du grand capital.
Un des aspects les plus abjects de la subordination à la finance d’un nombre croissant de secteurs de la vie sociale concerne la santé, les soins aux personnes dépendantes (en maisons de retraite), les handicapés, etc. Alors même que, sur le plan technique et médical, des progrès considérables ont été accomplis, l’intrusion de la financiarisation dans tous ces secteurs, directement dans les cliniques privées ou les maisons de retraite ou indirectement dans le service public lui-même, conduit à une régression profonde sur le plan humain. Ce que le capitalisme a introduit dans le domaine de la production industrielle, la financiarisation l’introduit dans le domaine humain : les malades, les vieux, les handicapés deviennent des marchandises !
Mais ces milliards accumulés dans la finance, à quoi servent-ils ?
Le journal Les Échos, s’étonnant que la petite Irlande soit devenue le troisième créancier des États-Unis, derrière la Chine et le Japon, mais devant le Royaume-Uni, l’Arabie saoudite, et près de quatre fois plus que la France, commente le phénomène en parlant d’une « bizarrerie qui en dit long sur le poids des investissements des grands groupes. »
Les titres de créance accumulés en Irlande consistent en bons du Trésor américains. Même s’ils sont considérés, dans les statistiques pays par pays, comme des créances de l’Irlande sur les États-Unis, ces titres ne sont pas la propriété de l’État d’Irlande, mais de grandes multinationales qui ont choisi ce pays en raison de sa fiscalité, ô combien attractive, pour y entreposer leurs trésors de guerre. Et de citer les grandes sociétés, pour la plupart américaines : Google qui détient 37 milliards de dollars d’emprunts américains, Facebook, 11 milliards, Apple, 52 milliards, Microsoft, pas moins de 111 milliards…
Que font ces grandes sociétés de leurs trésors de guerre ? À la tête de ces sommes gigantesques, qu’elles n’investissent pas dans la production, elles se livrent à des opérations financières, c’est-à-dire à la spéculation, au même titre que les grands fonds spéculatifs.
Trente firmes américaines, dont Ford, Coca-Cola, Boeing, auraient accumulé plus de 800 milliards de dollars d’obligations diverses en guise de placements.
Aux obligations émises par l’État américain s’ajoutent en effet des obligations d’entreprises, c’est-à-dire des titres de dette émis par des sociétés. En d’autres termes, ces grandes sociétés rivalisent avec les fonds spéculatifs.
Avec ce sens de l’euphémisme qui caractérise les économistes de la bourgeoisie, Les Échos ajoute : « Cette impressionnante montée en puissance des entreprises dans la sphère obligataire peut un jour devenir un enjeu de stabilité financière. »
Nous nous sommes largement expliqués dans le passé sur les raisons de la financiarisation de l’économie et du parasitisme que cela représente pour l’économie capitaliste. Nous n’y reviendrons pas ici.
Cette financiarisation devient d’année en année plus pesante pour l’économie, y compris pour les entreprises capitalistes elles-mêmes. Les Échos du 2 octobre 2017 titre : « Les activistes bouleversent les relations avec les actionnaires », en ajoutant en sous-titre : « Presque les deux tiers des entreprises se disent vulnérables face aux risques que représentent les activistes en Bourse. »
Ceux que le journal nomme activistes, ce sont les sociétés financières que l’on désignait, il y a peu encore, sous le nom de raiders, c’est-à-dire des spéculateurs qui profitent de la faiblesse d’une entreprise, des erreurs ou des défaillances de sa direction pour la racheter et vendre à la découpe, par appartement, les activités profitables, et brader ou fermer le reste.
Et Les Échos d’insister : « Les activistes sont notamment au cœur de leurs préoccupations. Et pour cause, une étude de Morgan Stanley montre que, en cinq ans, les campagnes activistes ont doublé en Europe (119 entre juillet 2016 et juin 2017), avec des cibles prestigieuses comme Safran, Casino ou Nestlé. Même si l’on est encore loin de l’ampleur du phénomène aux États-Unis (327 en un an), l’irruption d’activistes aux manières parfois peu orthodoxes lance un vrai défi aux RI [responsables des relations investisseurs]. »
La financiarisation affaiblit la production industrielle alors que la cagnotte globale de plus-value, qui fait prospérer la finance, vient de la production industrielle, c’est-à-dire de l’exploitation.
C’est pourtant la même bourgeoisie capitaliste, voire les mêmes individus, qui possèdent aussi bien les grandes entreprises attaquées que les fonds spéculatifs qui les attaquent ! La finance qui dévore l’industrie, c’est en quelque sorte le capitalisme qui se dévore lui-même.
Des capitaux de plus en plus colossaux se placent et se déplacent d’une région de la planète à l’autre. Ils sont pires que les cyclones ou les tsunamis, par leurs conséquences sur le sort de millions d’êtres humains, mais encore moins prévisibles. À la base de leurs déplacements, il y a la recherche du profit, même le plus immédiat (que l’on songe à ces logiciels ultra-perfectionnés qui, en quelques microsecondes, peuvent faire gagner de l’argent à leurs possesseurs en se servant de la plus minime différence entre les taux de change, les taux d’intérêt ou les prix des titres boursiers). Ce n’est même pas nécessairement la réalité qui guide ces spéculateurs, mais l’idée qu’ils s’en font et l’anticipation qu’ils en tirent.
Une déclaration de Janet Yellen, présidente de la Fed, ou de Mario Draghi, ou plus exactement l’interprétation que les marchés financiers en donnent, peut déclencher une tempête financière. Dans une situation internationale marquée par l’instabilité, un haussement de ton de Trump vis-à-vis de la Corée du Nord ou du Venezuela, un attentat à Londres ou à Barcelone, la menace d’éclatement d’un État, sont susceptibles d’entraîner des mouvements de capitaux imprévisibles.
Il y a une telle quantité de matières explosives accumulées que la moindre allumette est une menace de déflagration. Économie et politique étroitement entremêlées, le système capitaliste est plongé dans la folie.
La dernière en date des folies du système est la spéculation sur des monnaies virtuelles bitcoin ou éther et bien d’autres, qui sont en train de se gonfler en bulles spéculatives encore virtuelles mais qui risque de déboucher sur une crise financière réelle.
Le bitcoin est une monnaie échangée par ordinateur, virtuelle en cela qu’elle n’est soumise à aucun contrôle, pas même celui des banques centrales. Il existe quelque deux cents de ces monnaies virtuelles, désignées sous le nom générique de cryptodevises qui sont vendues et achetées par les financiers. « Le marché existe, affirme Le Monde du 6 octobre 2017. 70 hedge funds (fonds spéculatifs) investissent désormais dans ces monnaies virtuelles, dont les échanges quotidiens atteignent 750 millions de dollars. »
« Des monnaies virtuelles pour financer les start-up », commente Le Figaro du 9 octobre. Mais même si les start-up informatiques sont pour quelque chose dans l’invention de ces monnaies virtuelles – certaines de ces entreprises croyaient même échapper par ce biais au crédit bancaire et à la finance – la créature leur a échappé depuis longtemps. Car l’odeur d’un nouveau marché financier attire les fonds spéculatifs. Et le marché en question s’élargit d’autant plus qu’il n’est pas seulement constitué d’innocents « geeks » se lançant dans la création de start-up, mais bien plus encore de praticiens de ce que les économistes désignent pudiquement sous l’expression « économie de l’ombre » : revenus du commerce de la drogue, du trafic d’armes et de celui d’êtres humains, du blanchiment d’argent sale en tout genre, etc.
Ces monnaies virtuelles génèrent des profits exponentiels. Pendant que le patron d’une des principales banques américaines, Goldman Sachs, alléché par le profit, envisage d’ajouter l’émission de bitcoins à ses activités, son semblable et néanmoins concurrent patron de JP Morgan qualifie ces monnaies virtuelles de frauduleuses et parle d’escroquerie.
Il sait de quoi il parle. Mais au fond, ces monnaies virtuelles ne font que pousser jusqu’au bout la virtualité des milliards de dollars ou d’euros qui se déplacent de par le monde dans les circuits électroniques.
Cette dispute entre deux pontes de l’économie capitaliste pourrait être cocasse si elle n’était pas une menace, ô combien réelle ! pour des millions de personnes qui n’ont jamais entendu parler ni de bitcoin ni d’éther, et si la capacité de ces monnaies virtuelles de rapporter du profit réel ne reposait pas sur l’exploitation, elle aussi ô combien réelle.
La financiarisation croissante pousse sans cesse plus loin le parasitisme du grand capital en même temps que son aberration. L’enrichissement des actionnaires des grandes entreprises, c’est-à-dire la grande bourgeoisie, s’appuie sur la détérioration des conditions d’existence des salariés, même dans les pays industriels les plus riches.
Mais, bien au-delà de l’enrichissement de la petite couche des grands bourgeois ultra-riches au détriment des classes laborieuses, la financiarisation délite ou décompose toute la vie économique et sociale.
Il arrive à quelques-unes des têtes pensantes de la grande bourgeoisie de se réjouir d’avoir évité jusqu’à maintenant, notamment en 2008, la répétition du krach de 1929.
Même de cela, elles ne sont pas sûres, à en juger par l’inquiétude avec laquelle elles suivent la formation de bulles financières tantôt ici, tantôt là… Mais, que se réalise ou non la menace qu’un krach financier qui serait plus catastrophique encore que celui de 1929, les dégâts de la financiarisation sur toute la vie économique et sociale sont déjà là. L’effondrement n’est pas seulement devant nous, il se produit depuis plusieurs années et il affecte tous les aspects de la vie économique et par là même toute la vie sociale.
L’emprise croissante de la finance, directement ou par l’intermédiaire des prélèvements des appareils d’État, pourrit déjà tous les aspects de la vie sociale, du système de santé à l’enseignement public en passant par les infrastructures.
En Allemagne, le pays sans doute le plus développé sur le plan industriel en Europe, les infrastructures routières tombent en décrépitude. Des ponts sur des voies de circulation indispensables ne peuvent plus supporter les camions au-delà d’un certain poids… Des lycées, même dans des quartiers huppés, doivent faire appel à la générosité des parents d’élèves pour s’assurer un entretien minimal.
À Rome, le délabrement du réseau de distribution d’eau, ajouté à la sécheresse, pose des problèmes de plus en plus aigus faute de fonds pour l’entretien. Cet été, la ville n’a évité les coupures qu’au prix de pompages dans un lac, au détriment d’autres communes. Interrogé par le Corriere della Sera, le président de la fédération des services publics de l’eau chiffre à 2 milliards d’euros la somme nécessaire pour remettre à neuf le réseau. Ce que la ville ne peut pas payer car elle croule déjà sous 15 milliards d’euros de dette. Il est impossible d’assurer tout à la fois le paiement des intérêts de la dette et l’approvisionnement en eau d’une grande ville d’un pays parmi les plus développés de la planète. Signe d’un retour en arrière d’une ville qui était à l’avant-garde en la matière… il y a deux mille ans !
Ce sont des situations que la majorité sous-développée de la planète a toujours connues. Car l’impérialisme n’a jamais permis aux pays pauvres de développer ni un système de santé ni des infrastructures correspondant aux possibilités de notre époque. Mais, là, il est en train de démolir même ce qui existe dans la partie développée privilégiée de la planète.
Un essayiste marxisant, Anselm Jappe, a intitulé un ouvrage récent : La société autophage – capitalisme, démesure et autodestruction pour expliquer à sa façon que le capitalisme arrive au bout du rouleau en raison de sa dynamique régressive. Il n’est pas le seul, dans une petite frange de l’intelligentsia, à faire le constat, ni même à en faire la démonstration. Mais, comme nombre de ses semblables, il arrête son raisonnement au constat.
Toute la question est de savoir si ce « capitalisme autophage » en se dévorant sous nos yeux dévorera toute la société humaine ou si la société trouvera en elle-même la force capable de renverser l’ordre social existant et de fonder une organisation sociale nouvelle débarrassée de la dictature de la grande bourgeoisie, de la propriété privée des moyens de production, de l’exploitation et de la concurrence.
Là réside la principale différence entre ceux qui, pour paraphraser Marx, se contentent de se servir du marxisme pour comprendre le monde, et ceux qui prennent les idées marxistes pour ce qu’elles sont : l’instrument révolutionnaire nécessaire pour le transformer.
Des commentateurs considérés comme sérieux ou comme des économistes distingués se posent ces temps-ci gravement la question du « mystère de l’inflation disparue », pour reprendre le titre d’un récent article du Monde. Et ils s’étonnent, avec un mélange de mensonge et de naïveté, du fait que, aux États-Unis, « les salaires ont augmenté peu, très loin en tout cas des rythmes enregistrés avant la crise financière », en ajoutant : « La bizarrerie de tout cela, c’est que l’économie est quasiment en plein-emploi. Ce qui devrait se traduire par une hausse des fiches de paie, laquelle est supposée entraîner un renchérissement des prix des biens et des services. » Même constat pour l’Europe où « le retour d’une croissance plus robuste et la forte baisse du chômage n’ont pas provoqué le sursaut espéré ».
Eh oui, ce ne sont pas des mécanismes économiques abstraits qui constituent les fondements de la vie économique mais les rapports sociaux, les rapports entre classes sociales ! Derrière ces mécanismes qui font vivre les économistes de la bourgeoisie et qui valent à certains d’entre eux le prix Nobel, il y a la réalité de la lutte de classe. Depuis le début de la crise, la grande bourgeoisie mène une guerre féroce pour prélever sur la société de quoi préserver ses profits.
Marx dénonçait en son temps le fétichisme de la marchandise et plus particulièrement de l’argent, expliquant que ces créations de la société humaine à un certain stade de son développement dissimulent en réalité les rapports sociaux entre les hommes et la domination d’une classe sociale sur une autre, en l’occurrence la domination de la classe capitaliste sur les classes exploitées.
L’humanité ne résoudra vraiment ses problèmes les plus vitaux qu’en détruisant les fétiches et, surtout, les rapports sociaux qu’ils dissimulent, c’est-à-dire en mettant fin à la domination de la grande bourgeoisie et de l’ordre capitaliste dont elle est porteuse et principale bénéficiaire. La seule classe sociale qui en a la force et y a intérêt est le prolétariat mondial.
25 octobre 2017