Haïti : quand des travailleurs relèvent la tête !26/03/20222022Lutte de Classe/medias/mensuelnumero/images/2022/03/223.jpg.484x700_q85_box-0%2C0%2C1383%2C2000_crop_detail.jpg

Haïti : quand des travailleurs relèvent la tête !

Nous publions ci-dessous un article de nos camarades de l’Organisation des travailleurs révolutionnaires (OTR), qui militent en Haïti.

Du 9 au 25 février 2022, plus de 10 000 travailleurs, notamment ceux du parc industriel Sonapi, à Port-au-Prince, ont gagné les rues pour exiger de meilleures conditions de travail, dont un salaire minimum à 1 500 gourdes par jour, soit 14 dollars américains. Ils ont arraché 37 % d’ajustement salarial. Fidèle à ses habitudes, la police était présente dès les premiers instants de la mobilisation, avec la ferme intention de tuer dans l’œuf toute tentative de mobilisation. Aux ordres des patrons et du gouvernement, cette police, dépourvue de tout quand elle est appelée pour venir au secours de la population, était cette fois bien équipée pour contrer et mettre à rude épreuve la volonté de la classe ouvrière. Des chars, des gaz lacrymogènes, des matraques, des pick-up tout-terrain étaient mis à leur disposition. Mais les travailleurs ont résisté aux différents assauts des policiers et ont su leur tenir tête pendant environ trois semaines, jusqu’à l’obtention du relèvement salarial.

Les prémices de la mobilisation

Loin d’être un coup de tonnerre dans un ciel serein, le coup de colère de la classe ouvrière était prévisible. Depuis 2009, chaque décision gouvernementale d’ajuster le salaire minimum fait suite, en général, à une mobilisation ouvrière. Jamais de cadeau ! De fait, depuis deux ans, il n’y a pas eu de mobilisation et le salaire minimum n’a pas non plus été ajusté. Il s’est installé ainsi progressivement dans la conscience des travailleurs que tout ajustement salarial dépend de leur mobilisation.

Au cours de ces deux dernières années, les conditions de vie et de travail se sont brutalement aggravées, avec un taux d’inflation avoisinant les 27 %, la dégringolade de la monnaie locale par rapport au dollar US, le renchérissement du coût de la vie et la hausse en décembre dernier des produits pétroliers, allant jusqu’à 100 % pour le diesel et le kérosène, avec des conséquences pour les transports en commun des classes pauvres pour se rendre au travail. Le carburant étant un produit stratégique, les prix ont flambé à nouveau. Les travailleurs rapportent que leur salaire journalier suffit à peine pour la nourriture et les frais de transport dans la journée, c’est-à-dire qu’il ne reste rien du tout pour les autres dépenses essentielles dans leurs foyers. C’est la descente aux enfers pour les travailleurs et les classes laborieuses en général, dont les conditions de vie se sont considérablement dégradées.

Trouver de quoi manger pour assurer une journée de travail de 9 voire 10 heures relève du défi. Un morceau de pain sec avec une ou deux gorgées d’eau, un plat de riz sec, quelques morceaux de féculents constituent pour la grande majorité des travailleurs le seul repas de la journée. Devant les difficultés sans cesse croissantes pour subvenir à leurs besoins et à ceux de leurs familles, de nombreux travailleurs avaient cédé au découragement et à la résignation au cours des deux dernières années.

Sur l’aggravation de la situation économique se greffe l’insécurité généralisée. Ce sont les travailleurs qui sont les premières et principales victimes des assauts répétés des gangs – contre la population – dans les quartiers et dans les rues, des conflits entre les gangs rivaux, des échanges de tirs entre bandits et policiers. Quand les rues sont désertes en raison des escalades de violences, des kidnappings, ou à cause de la pénurie de carburant, les travailleurs, ceux des factories [usines] en particulier, sont les seuls dans les rues, contraints d’aller travailler pour ne pas perdre leur emploi et surtout pour ne pas crever de faim avec leur famille. En outre, les ouvriers de la sous-traitance ne sont payés que les jours pendant lesquels ils ont travaillé, contrairement aux salariés d’autres secteurs.

En décembre dernier par exemple, ils se sont plaints que leur boni-congé soit réduit comme peau de chagrin en raison de la réduction des jours de travail pendant l’année 2021. C’était la grogne partout dans les entreprises à la réception des paies de fin d’année.

C’est ainsi qu’à l’appel des syndicats pour manifester, la coupe était déjà pleine. Les ouvriers en avaient ras-le-bol. Leur colère a explosé pendant trois semaines, pour exiger un relèvement du salaire minimum de 500 à 1 500 gourdes, soit de 4 à 12 euros par jour. Tripler le salaire minimum peut paraître une revendication ambitieuse, mais en réalité le salaire minimum réel (en dollars américains) n’a pas changé depuis une trentaine d’années, en dépit des nombreux ajustements en gourdes.

Il y a trente ans, en 1991, les ouvriers avaient arraché 28 gourdes de salaire minimum au terme d’un long combat. L’OTR, notre organisation, était à l’origine de cette mobilisation et avait co-organisé le mouvement avec des comités d’ouvriers d’usine. À l’époque, avec 7 gourdes pour un dollar US, les 28 gourdes correspondaient à 4 dollars.

Pour arriver à ces 500 gourdes en vigueur, les travailleurs ont dû mener d’âpres luttes contre le patronat, de 2009 à 2019. Cependant, avec l’inflation et la chute accélérée de la gourde par rapport au dollar, le salaire est vite ramené en valeur réelle entre 3 et 4 dollars. Le prix en gourdes n’est qu’un subterfuge pour tromper la classe ouvrière.

Aujourd’hui, avec un taux de 115 gourdes pour un dollar, le salaire minimum équivaut à 4,34 dollars US, c’est quasiment le même qu’en 1991. Mais les ouvriers reçoivent beaucoup moins. Car environ 20 % du salaire sont déduits sous forme de taxes et de prélèvements de toutes sortes.

Pliée, la classe ouvrière ne s’est pas rompue !

Le niveau élevé de l’insécurité et de la misère des classes populaires n’était pas sans conséquences sur le moral de nombreux travailleurs pendant les deux dernières années. Certains se laissaient aller au découragement. Mais le brusque réveil de la classe ouvrière au début de ce mois de février a montré qu’il faut toujours compter sur elle.

Pendant longtemps, les travailleurs se recroquevillaient, s’en remettaient à dieu ou à d’autres sauveurs suprêmes pour leur venir en aide. Mais, plus les jours passent, plus l’exploitation devient féroce dans les usines. Les patrons donnaient libre cours à leurs atrocités en augmentant les cadences, en licenciant à tour de bras. Les travailleurs buvaient le calice jusqu’à lie.

Le gouvernement qui a succédé à Jovenel Moise, celui d’Ariel Henry, regroupe les anciens principaux leaders de l’opposition. Ce sont eux qui étaient le fer de lance de presque toutes les manifestations pendant plus d’une dizaine d’années. Faisant feu de tout bois, ils mettaient en avant de nombreuses revendications, dont certaines concernaient les masses populaires. Une fois au timon des affaires et près de la mangeoire, ils se sont mués en porte-parole de la classe privilégiée.

Généralement, aucune tendance politique, même parmi les plus radicales, ne s’intéresse à la classe ouvrière en dehors des élections. Même quelques petits groupes qui se disent révolutionnaires se détournent des travailleurs, arguant qu’Haïti est un pays semi-féodal.

Autant dire que les travailleurs gardent un goût amer de la politique, une aversion pour les politiciens. Mais, alors que le pays vivait sous une chape de plomb, avec une violence inouïe des gangs armés, sous une lutte fratricide des politiciens, surgissent les revendications des travailleurs

Frémissement sur la zone industrielle

Exaspérés, les ouvriers de la sous-traitance notamment avaient organisé de nombreux débrayages, voire des grèves, avant le déclenchement de la mobilisation, plus précisément à la fin de l’année 2021 et au mois de janvier 2022.

Outrés par la détérioration accélérée de leurs conditions de vie et de travail, dans plusieurs entreprises, des ouvriers sont entrés en lutte, donnant l’impression qu’ils étaient prêts à en découdre avec les petits chefs, les sous-fifres des patrons ou les patrons eux-mêmes. Un petit coup de colère par-ci, un débrayage par-là, parfois plusieurs jours de grève ont eu lieu dans une quinzaine d’entreprises. L’accueil de plus en plus chaleureux réservé aux bulletins d’entreprise diffusés sur la zone industrielle faisait partie des signes avant-coureurs annonçant que les travailleurs allaient relever la tête. Sous le titre, « Place aux revendications de la classe ouvrière », l’OTR s’est fait l’écho de ces petits soubresauts des travailleurs dans le journal La Voix des Travailleurs du mois de février, tout en appelant à leur élargissement pour faire reculer les patrons.

La mobilisation et les syndicats

Officiellement, la mobilisation était lancée par les organisations syndicales. Déjà en lutte dans plusieurs usines, les travailleurs ont accueilli favorablement l’idée de gagner les rues pour manifester.

Il faut se rappeler que même dans leur période faste, entre 2013 et 2018, les ouvriers syndiqués se résumaient à quelques travailleurs. Leurs chefs recherchaient plus une existence légale pour se vendre auprès des autorités, auprès de quelques syndicats étrangers. Les intérêts des travailleurs étaient le cadet de leurs soucis. Mais, depuis plusieurs années, leur influence a beaucoup diminué au niveau de la classe ouvrière, perdant une bonne partie des membres qu’ils avaient dans certaines usines.

Pour ces syndicats, les travailleurs servent de masse de manœuvre dans leurs jeux politiques. Ils répètent que les ouvriers doivent être apolitiques, quand eux, les chefs syndicalistes, se baladent et font des trafics avec tous les leaders politiques.

Cette fois encore, ce n’était pas vraiment la mobilisation des travailleurs pour l’ajustement du salaire minimum qui les intéressait. En conflit avec l’actuel Premier ministre, ils voulaient plus peser dans la balance pour assouvir leurs ambitions politiques.

Et, n’était l’opportunisme des dirigeants syndicaux qui ont lancé et dirigé la mobilisation, l’explosion de colère qui s’est étendue sur trois semaines aurait été plus profonde. Mais, en dépit de tout, ces organisations syndicales jouissent d’une certaine influence, laquelle est acquise grâce à la combativité de certains de leurs membres travailleurs.

Préparatifs

Cette mobilisation n’avait donné lieu à aucun débat, à aucune préparation dans les usines. Les objectifs, le déroulement n’avaient donné lieu à aucune discussion avec les travailleurs. Dans les manifestations, les ouvriers se sont vite retrouvés tout seuls, improvisant à chaque fois ce qu’ils croyaient être utile pour le déroulement de la mobilisation.

La date de la tenue de la première journée de manifestation a pris presque tout le monde de court, l’annonce ayant été faite à peine la veille.

Le déroulement de la mobilisation

Le parc Sonapi, qui regroupe plus de 10 000 ouvriers, a toujours été le point de rassemblement et de départ des manifestations passées. C’était encore le cas cette fois.

Dès 6 heures du matin, mercredi 9 février, des syndicalistes accompagnés d’une trentaine de travailleurs syndiqués s’installent devant le parc avec un véhicule à sonorisation, entonnant des chants populaires, des meringues carnavalesques, pour attirer les travailleurs.

Selon de nombreux témoignages d’ouvriers, il n’y a pas eu de difficultés à faire sortir les ouvriers de leurs usines. D’ailleurs, tous portaient des habits de circonstance, par exemple des sandales fermées. Les directions non plus n’ont pas cherché à retenir leurs ouvriers. Ce jour-là, sans se tromper, 90 % des 10 000 travailleurs de Sonapi voulaient manifester. Mais la police a tué la manifestation dès la sortie du Parc.

Aux bombes lacrymogènes, de petits groupes de travailleurs répondaient par des jets de pierres, la mise en place de barrages routiers. La circulation sur la route de l’aéroport a été perturbée jusqu’à fort tard dans la matinée.

Le même scénario s’est reproduit jeudi 10 février. Il y avait la même ferveur que la veille. Entre 6  000 et 8 000 travailleurs ont mis le cap sur la route de l’aéroport. Mais, une fois arrivés en face des usines d’Apaid et à l’entrée de celle de Backer, la police a attaqué les manifestants à coups de gaz lacrymogènes pour les disperser. En réaction, les manifestants ont répliqué par des jets de pierres et bloqué la route de l’aéroport avec tout ce qu’ils trouvaient sur leur chemin.

Pendant près de six heures, jusque vers 13 heures, un petit groupe d’environ 500 manifestants a nargué les policiers.

Après ces deux journées, les travailleurs ne voulaient pas prendre de pause, contrairement aux syndicats, qui annonçaient la reprise de la mobilisation pour le mercredi 16 février. Lundi 14 février, tôt le matin, l’OTR a diffusé largement un papillon expliquant aux travailleurs que la mobilisation doit être permanente, une façon de leur dire qu’ils peuvent à tout moment sortir s’ils le jugent nécessaire. Si ce papier a reçu un accueil favorable, il n’a pas eu l’effet escompté. En diffusant le bulletin, certains demandaient pleins d’espoir : « Il y a manif aujourd’hui ? » On leur répondait : « Cela dépend de vous. »

L’intensité du mouvement n’avait pas baissé au cours de la deuxième semaine. Il y a eu deux manifestations. La deuxième a rassemblé plus de 8 000 travailleurs, en comptant de nombreux sympathisants venus de la population. Cette manifestation, qui est arrivée au bout de son parcours, a montré l’immense sympathie des masses populaires pour les revendications des travailleurs. De petits djobeurs, des marchandes de « manje cuite » ambulantes, des journalistes, outrés par la violence policière qui a fait un mort et plusieurs blessés, étaient venus prendre part à la manif.

Tôt dans la journée du lundi 21 février, le gouvernement a annoncé une augmentation du salaire minimum de 37 %. Dès l’après-midi, dans une rencontre avec un groupe de 18 travailleurs, les premières fissures apparaissent. Ceux qui étaient là nous rapportaient les opinions de certains travailleurs : « Dès la sortie du décret dans le Journal officiel, le gouvernement ne reculera plus. » D’autres disent que les policiers vont intensifier la répression.

Mercredi 23 février, c’est la première manifestation après la publication du décret. La réaction d’un camarade travailleur : « Les ouvriers sortent de leurs usines mais une bonne partie d’entre eux rentrent directement chez eux. » Sur le lieu de la manif, il y avait le char musical avec environ 2 000 manifestants, mais aussi deux imposantes files de travailleurs qui ne se sentaient pas concernés et rentraient chez eux. C’était le début de la fin du mouvement. Des petits groupes de travailleurs, très remontés, ont continué à protester de la même façon que les jours précédents, mais la flamme des premiers jours n’y était pas.

Après cette manifestation, beaucoup de travailleurs réclamaient en chœur la permanence de la mobilisation, ce à quoi les syndicalistes ont donné une fin de non-recevoir.

Deux semaines après l’entrée en vigueur du nouveau salaire, les sentiments sont partagés entre les ouvriers. Beaucoup demandent à faire une pause, certains sont satisfaits de leur première paye. Il y en a très peu qui parlent de remobilisation.

Les récentes manifestations ont mis en avant de jeunes travailleurs qui n’ont pas froid aux yeux en affrontant la police, ils ont fait preuve d’un courage extraordinaire.

Tout révolutionnaire vit de ces mouvements. Malheureusement, il n’y en a pas beaucoup sur la zone industrielle. Ces luttes constituent le plus puissant apprentissage de la mobilisation ouvrière. Faire un barrage avec le peu dont on dispose, savoir se protéger des bombes lacrymogènes, organiser une manif-guérilla, rester ensemble, se ravitailler en eau pendant la manif, porter secours à un camarade blessé : de nombreux ouvriers ont beaucoup appris pendant cette période de mobilisation.

20 mars 2022

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