État fort mais régime faible28/06/19611961Lutte de Classe/static/common/img/ldc-min.jpg

État fort mais régime faible

Manifestations de musulmans en Algérie, véritable insurrection de paysans en France, camouflet infligé au gouvernement par les tribunaux, sans parler du putsch d'Alger, tous ces événements auxquels la Ve République survit mais qu'elle n'arrive pas à prévenir, quand elle arrive à les vaincre, ont trouvé dans la presse une répercussion inattendue : cet État gaulliste, ce régime présidentiel - à défaut d'être providentiel - , ce régime que l'on disait fort, doit-on penser que c'est un régime faible ?

Dans un interview donné à un rédacteur de l'hebdomadaire « le Nouveau Candide », Debré déclara :

« Ou bien on reproche au gouvernement, par son autorité, de s'écarter de la démocratie, ou bien on reproche au gouvernement, qui joue le jeu de la démocratie, d'être faible. Grâce à cette critique alternative, on est toujours sûr de prendre le gouvernement en défaut... Au demeurant, je pense que l'Histoire retiendra que ce gouvernement « faible » a su surmonter des crises telles que celles du 24 janvier ou du 22 avril sans qu'aucune des libertés fondamentales des citoyens ait été mise en danger par ses penchants « dictatoriaux ».

Debré a raison, les critiques qu'on lui fait sont bien souvent contradictoires. Un autre hebdomadaire, « l'Express », écrivait cette semaine en citant un préfet que « la Ve République repose sur deux piliers : De Gaulle et les CRS ». Dans le même article on précisait que les CRS sont au nombre de 20 000. Vingt mille hommes et un général ce n'est pas suffisant pour un État fort, mais ce n'est cependant pas la conclusion que « l'Express » en tirait.

Toute la presse dite de gauche qui, comme s'en plaint amèrement Debré, reproche au gouvernement son autorité et ses penchants dictatoriaux, a cependant unanimement découvert que lors des premières heures du putsch d'Alger, De Gaulle n'a pu rigoureusement compter que sur les masses et les organisations populaires et, dans une bien plus faible mesure sur les CRS déjà mentionnés. Ces derniers jours on a vu d'ailleurs, lors des manifestations paysannes que, même lorsque l'État peut entièrement compter sur les CRS, ceux-ci ne lui servent de rien dans certaines circonstances. Le gouvernement a été rigoureusement incapable de s'opposer aux manifestations paysannes et même de prendre la moindre sanction. Là où les CRS le lui auraient permis, les tribunaux le lui ont refusé. En réalité, « l'injustice » de la presse vis-à-vis du gouvernement et de De Gaulle tient à la nature contradictoire du régime.

Si l'État gaulliste est un État « fort » en ce sens qu'il a entre les mains plus de moyens légaux que ses prédécesseurs, plus d'indépendance vis-à-vis du Parlement, il n'a pas plus de forces, au sens matériel, physique, militaire du terme qu'ils n'en avaient. Par contre il a beaucoup plus de difficultés qu'eux puisqu'il est né de problèmes et de contradictions qu'ils se sont avérés incapables de résoudre. Contradictions entre le jusqu'au-boutisme des Européens d'Algérie et de l'armée et de l'impossibilité de vaincre militairement la révolte du peuple algérien. Contradictions entre la nécessité pour l'impérialisme français de plus en plus amputé de ses territoires coloniaux, soumis à une pression de plus en plus grande de ses concurrents, d'imposer des sacrifices supplémentaires aux masses, et la force, la puissance des organisations politiques et économiques de la classe ouvrière en France dont la représentation parlementaire, pour n'en être qu'un aspect secondaire, n'en était pas moins une gêne non négligeable.

La raison d'être, la justification du pouvoir gaulliste a donc été l'impossibilité de résoudre ces contradictions autrement qu'en s'en servant. Les CRS n'étant alors qu'un appoint. L'indépendance plus grande du Gouvernement vis-à-vis du Parlement ne rend pas, contrairement aux apparences, plus difficiles les compromis, c'est au contraire cette indépendance qui les permet en laissant au Gouvernement une plus grande marge, une plus grande rapidité de manoeuvre. Cette indépendance, qui lui donne son caractère « fort » lui permet d'opposer les unes aux autres les différentes forces sociales en présence pour sauvegarder les intérêts généraux de la bourgeoisie, quand ce n'est pas sa domination pure et simple.

Il y a une différence énorme entre le régime gaulliste qui, par exemple, s'appuie sur les syndicats ouvriers lorsque cela lui est nécessaire et, un régime qui aurait brisé, dissous, les organisations ouvrières et emprisonné leurs militants. Il est clair que De Gaulle n'a pas cette force. Dans ce domaine, sa seule force réside dans l'incapacité des organisations ouvrières à ne serait-ce que concevoir une politique révolutionnaire, et un renversement par la force du régime.

Mais où Debré a tort, c'est de regretter, s'il regrette réellement, l'injustice de la presse à son égard. Les commentaires désabusés ou ironiques de la presse qui se dit de gauche vis-à-vis de la « dictature » gaulliste, ou de son isolement, n'ont pour seul objet que de masquer l'incapacité de cette même gauche à faire autre chose qu'emboîter le pas à De Gaulle ou de gémir sur son propre sort, quand ce n'est pas pour tenter de la justifier.

Comme tous les régimes similaires qui ne gouvernent que par la précaire réalisation d'un équilibre entre des forces contradictoires, la Ve République est peut-être l'État le plus faible que nous ayons connu depuis 1944.

Partager