Après les élections, Giscard se tourne vers l'opposition, et celle-ci vers la droite01/04/19781978Lutte de Classe/medias/mensuelnumero/images/1978/04/52_0.jpg.484x700_q85_box-28%2C0%2C2448%2C3504_crop_detail.jpg

Après les élections, Giscard se tourne vers l'opposition, et celle-ci vers la droite

« Giscard maître du jeu », titrait toute la presse dès les résultats du premier tour. Et c'est un fait que ces élections ont comme premier résultat de donner des coudées plus franches au président de la République, de l'élever au-dessus des partis, y compris au-dessus des partis de la majorité. Elles renforcent le rôle d'arbitre que veut lui donner la Constitution de la Ve République, qu'avait eu complètement De Gaulle, qu'avait déjà beaucoup moins Pompidou et que Giscard avait, lui, encore moins jusqu'ici.

Cette situation nouvelle tient au fait que la droite a conservé la majorité à l'Assemblée mais que, au sein de cette droite, ce sont les partis giscardiens, regroupés sous le sigle de l'UDF, qui ont progressé aux dépens du parti gaulliste (il serait plus exact de dire maintenant chiraquiste) de l'ex-UDR devenue RPR. Le groupe des députés qui lui sont le plus directement liés et qui sont le plus attachés à sa personne et à sa politique, est maintenant presque de la même importance que celui du RPR. Jusque-là ce dernier, étant de très loin la majorité de la majorité, tenait celIe-ci à sa complète merci... et par là Giscard luimême. Cela non seulement renforce le prestige de Giscard d'Estaing, et il n'y a pas de politique présidentielle sans un minimum de prestige, mais surtout, sur le plan parlementaire, cela aboutit à desserrer un peu la menace que ce groupe RPR faisait peser sur la politique du président.

Dans quel sens Giscard va-t-il se servir de la liberté nouvelle que lui ont donnée les élections ?

En fait, le président de la République n'a pas attendu plus de trois jours après le deuxième tour pour confirmer des options politiques que chacun connaissait d'ailleurs. Par son discours télévisé dès le mercredi 22 mars, comme par les invitations à venir discuter avec lui qu'il a lancées dans le même temps à tous les leaders de l'opposition, chefs des partis de gauche ou des grandes centrales syndicales ouvrières, il a annoncé clairement la couleur : il entend jouer la carte de « l'ouverture ».

La volonté de mener une semblable politique « d'ouverture », Giscard l'avait proclamée dès son élection à la présidence en 1974.

Il faut entendre par là, d'abord, une politique qui consiste à promouvoir ou à accepter quelques changements - les giscardiens les baptisent réformes - qui, sans toucher en rien aux fondements économiques ou sociaux du régime et de la société, vont dans le sens d'une plus grande libéralisation : l'abaissement de la majorité à 18 ans, les nouvelles lois sur l'avortement ou le divorce en sont les meilleurs exemples.

Un deuxième volet de cette politique consiste à changer les rapports du gouvernement avec l'opposition. Au lieu de refuser tout dialogue avec elle, de la rejeter pour souligner qu'elle ne compte pas dans la direction des affaires du pays, il s'agit au contraire de lui faire une place, de discuter avec elle, de la consulter sur la conduite des affaires du pays de telle manière que l'on puisse dire, et qu'elle puisse dire, que ses avis, ses opinions, ses critiques comptent et influent.

Giscard est le représentant de l'aile que l'on appelle libérale de la droite française. Libérale, non pas parce qu'elle serait attachée plus que l'autre aux libertés envers et contre tout. Cette même aile libérale fut tout comme l'autre - celle que l'on pourrait appeler l'aile gaulliste - responsable des guerres coloniales et de la répression en Algérie par exemple. C'est même plutôt en son sein que se recrutèrent à l'époque les partisans les plus acharnés de l'Algérie française.

Ce qui la distingue, essentiellement, c'est une question de style. Elle voit le défaut de la cuirasse du régime de la Ve République façon De Gaulle. « L'État fort », le gouvernement musclé qui tient le pouvoir sans s'occuper ni des revendications des différentes couches sociales, ni même de partis ou des organisations, de la majorité comme de l'opposition, qui prétendent les représenter, est une manière d'imposer que l'ordre règne dans le pays. Il n'en est pas la garantie absolue. Car il a un grave défaut : c'est de fermer toute autre perspective que celle de la lutte à tous ceux qui veulent voir changer quelque chose. Le résultat de l'État fort, c'est dix ans de paix sociale, mais c'est aussi Mai 68, la jeunesse élevant des barricades et s'attaquant dans la rue aux policiers du régime, et la grève générale, puisqu'il n'y a pas d'autre manière d'être entendu.

Giscard, et derrière lui les Lecanuet ou les Servan-Schreiber, se piquent d'avoir compris les leçons de Mai 68. Par des réformes qui ne coûtent rien ou pas grand-chose, mais qui mettent la loi à l'unisson des moers ou qui instaurent un peu plus de liberté formelle pour l'individu d'une part, en réservant une place à l'opposition d'autre part, ils entendent offrir aux mécontentements des chenaux pour s'exprimer, et de la sorte les canaliser et éviter l'explosion.

L'un des problèmes de Giscard était l'hostilité du RPR - jusque-là très majoritaire au Parlement - aux réformes et à l'ouverture. Il y était et il y est toujours hostile parce que son électorat est formé pour l'essentiel de la fraction de la population la plus réactionnaire, hostile aux réformes, même aux réformes limitées de Giscard (bien que cela vaille aussi pour les députés UDF).

Il est hostile parce que, ayant colonisé l'État pendant 15 ans, faire une place à l'opposition signifie réduire peu ou prou celle que ses gens occupent de bas en haut de l'appareil d'État. Ce n'est déjà qu'avec la plus mauvaise grâce qu'il a dû faire cette place à ses alliés giscardiens. Enfin il est hostile parce qu'il représente la solution musclée, qu'il est pour une Ve République façon De Gaulle, un « État fort » et un gouvernement sans concessions à l'opposition.

Maintenant, Giscard s'apprête à relancer cette politique d'ouverture, non seulement parce qu'elle est davantage possible, mais aussi parce qu'elle est davantage nécessaire. En effet, ce n'est pas seulement que le relatif affaiblissement du groupe parlementaire RPR ouvre de nouvelles opportunités à Giscard. Les résultats des élections montrent aussi qu'il y a une poussée de mécontentement dans le pays. La gauche n'a pas gagné, contrairement à ce qu'on prévoyait, mais elle a tout de même augmenté ses suffrages d'une façon sensible. L'ouverture répond à la nécessité de faire face à ce mécontentement grandissant et de le désamorcer.

En effet, le seul problème pour Giscard n'est pas de disposer d'une majorité à la Chambre. Il lui faut aussi être en mesure de mener la politique que souhaite la bourgeoisie, et cela sans susciter dans le pays de troubles sociaux.

Or le patronat attend du gouvernement, maintenant que l'échéance électorale est passée, qu'il s'en prenne aux droits des travailleurs. Jusqu'à présent, en effet, dans ses tentatives pour faire supporter le maximum du poids de la crise à la population laborieuse, la bourgeoisie est gênée par l'obstacle non négligeable que constitue la législation sociale concernant le chômage, législation héritée de l'époque où la bourgeoisie pouvait se permettre certaines libéralités, précisément puisque le plein emploi régnait.

Le patronat souhaite pouvoir utiliser pleinement la menace du chômage comme arme pour contraindre les travailleurs à accepter une réduction draconienne de leur niveau de vie. Mais jusqu'à présent, si grâce au plan Barre il a pu obtenir un quasi blocage des salaires, il n'a pas pu aller plus loin, car le chantage au chômage reste d'un effet relatif tant que, grâce aux allocations chômage, aux Assedic, à la Sécurité Sociale, le chômage reste une situation malgré tout vivable, tant que l'ouvrier qualifié peut préférer demeurer un ouvrier qualifié au chômage, plutôt que dé devenir un manoeuvre en activité.

Mais s'en prendre aux droits sociaux des travailleurs, la droite victorieuse des élections le peut paradoxalement plus difficilement que l'Union de la gauche n'aurait pu le faire. Plus difficilement du moins sans prendre le risque d'une riposte ouvrière. Elle n'a en effet, dès le départ, aucun crédit parmi la masse des travailleurs qui puisse lui permettre de faire passer la pilule. Et elle ne peut même pas leur faire par ailleurs quelques concessions d'une main, pour mieux pouvoir de l'autre s'en prendre à des avantages essentiels (politique qu'aurait sans doute menée l'Union de la gauche au gouvernement), sans prendre le risque de mécontenter son propre électorat, hostile à toute concession vis-à-vis des travailleurs.

Alors, pour pouvoir appliquer sans problèmes la politique anti-ouvrière que réclame la bourgeoisie, l'une des solutions pour la droite consiste à rechercher la caution de la gauche. Et c'est aussi à cela que répond la relance par Giscard de sa politique d'ouverture.

Les limites de la politique d'ouverture

Jusqu'où peut aller cette politique d'ouverture ? Cela ne dépend pas seulement, évidemment, de la seule volonté de Giscard.

Le président doit toujours compter avec le RPR. Et toutes les raisons que celui-ci avait de s'opposer à la politique giscardienne demeurent. Il s'y ajoute, et cela va compter de plus en plus dans les trois ans qui viennent, la volonté de son leader Jacques Chirac, de préparer sa candidature aux prochaines élections présidentielles de 1981. Certes, lors de ces élections législatives, la politique de Chirac, celle d'une droite plus musclée, n'a pas été spécialement approuvée par les électeurs puisque le RPR s'est borné à limiter les dégâts. Mais Chirac, s'il veut trouver une base politique pour pouvoir s'opposer à Giscard (ou éventuellement au poulain de Giscard si lui-même ne se représente pas), n'a guère d'autre choix que de continuer à cultiver cette image et à rassembler autour du RPR la droite la plus réactionnaire et la plus anti-ouvrière. D'autant plus que l'opinion du corps électoral peut changer d'ici trois ans. L'approfondissement de la crise ; ou simplement un échec patent de la politique d'ouverture de Giscard, peut ramener du côté de Chirac et du RPR une partie des électeurs de droite qui se sont laissés séduire les 12 et 19 mars par les giscardiens.

En tout cas, pour le moment, le soutien du RPR est toujours indispensable à Giscard. Pour s'en passer, il faudrait qu'il change complètement de majorité et, rejetant le RPR dans l'opposition, gouverne en s'appuyant sur une alliance de l'UDF, des radicaux de gauche et du Parti Socialiste. Cette alliance, même sur le strict pian parlementaire, serait bien fragile puisqu'elle n'aurait la majorité au Parlement que de trois voix. Et surtout, elle est loin, très loin, d'être constituée sur le plan politique. Pour le moment, la majorité, c'est toujours l'UDF plus le RPR. L'ampleur de l'ouverture demeure donc dépendante du RPR. Giscard en a d'ailleurs bien conscience qui, tout en recevant les leaders de l'opposition, a cru bon de donner des assurances au RPR, qui commençait déjà à renâcler.

D'autre part, la politique d'ouverture suppose que l'on puisse faire état de « réformes ». Certes, dans les premières années de son septennat, Giscard a su trouver les réformes assez parlantes pour apparaître comme des changements significatifs aux yeux des français - libéralisation de l'avortement par exemple - bien que, par ailleurs, elles ne coûtent rien ni à l'État, ni aux capitalistes. Et les inégalités, même formelles, les entraves de toute sorte sont tellement criantes et nombreuses dans la société française que cela ne devrait pas être un gros problème de trouver de nouvelles réformes à faire. Il faut cependant qu'elles soient assez symboliques pour passer pour telles, ne coûtent pas trop cher pour être admises par la bourgeoisie et ne déclenchent pas une opposition irréductible parmi la partie la plus réactionnaire de la droite.

Cette politique soi-disant réformiste, c'est en particulier sur le plan social que Giscard peut essayer de la mettre en oeuvre. C'est pour cela que son ouverture vers les partis politiques de gauche s'est accompagné d'une ouverture aux organisation syndicales et que les leaders de celle-ci ont été invités, à l'instar de Mitterrand ou de Marchais, à venir discuter à l'Élysée.

Les syndicats sont certes prêts répondre à l'ouverture du président de la République. Bergeron au nom de Force Ouvrière et Maire au nom de la CFDT avaient même pris les devants sur Giscard puisque, sans attendre son invitation, ce sont eux qui avaient demandé à être reçus. C'est plus qu'un symbole. De même, Séguy au nom de la CGT, a accepté sans l'ombre d'une hésitation. Tout comme la CFDT ou FO, la CGT ne réclame d'ailleurs pas autre chose que des négociations.

Des négociations, c'est justement ce que Giscard s'apprête à leur offrir. En fait, on va sans doute voir refleurir une politique semblable à celle dite des « contrats de progrès » qu'avait menée le gouvernement de Chaban-Delmas peu après 1968. Il s'agissait alors d'acheter la paix sociale, ou du moins d'amener les syndicats à mettre tout leur poids dans là balance en faveur de celIe-ci, contre la négociation de contrats dans les principales corporations. Ces contrats ne donnaient guère que des miettes. Ils étaient sensés assurer une progression de quelques pour cent du pouvoir d'achat des travailleurs. Pourtant, les centrales syndicales avaient marché dans l'opération. La CFDT, la première d'ailleurs, se prêtant même à une opération anti-CGT du gouvernement. Mais la CGT elle aussi avait fini par se rallier et signer certains de ces fameux contrats.

Aujourd'hui, c'est à une semblable opération que le gouvernement s'apprête, sous le prétexte du relèvent des bas salaires, par exemple, ou encore de la revalorisation du travail manuel. Ce sont là justement les dadas de la CFDT. Edmond Maire lui-même, en abandonnant, une fois les élections passées, la revendication de l'augmentation immédiate du SMIC à 2 400 F pour ne plus parler que d'une augmentation par paliers, a tendu de toute évidence une perche pour que s'engage une négociation sur cette question.

Reste à savoir ce que les capitalistes sont réellement prêts à accorder. Nous sommes en période de crise. Même des concessions mineures, une partie des patrons, ceux des petites entreprises ou ceux des entreprises en difficulté, ne peuvent guère les accepter. Quant aux autres, ils estiment que la pression qu'exerce justement la crise sur les travailleurs les dispense de les accorder.

Les contrats de progrès de Chaban avaient été négociés dans une période de relative expansion économique. Ils ont pourtant assez vite révélé leur peu de consistance, au point que la CFDT elle-même cessa de les signer dans plusieurs branches au bout de deux ou trois ans d'expérience.

Le plus cher désir des organisations syndicales, y compris celles qui passent pour les plus à gauche et les plus militantes, CGT ou CFDT, est certainement de trouver les bases d'une politique contractuelle avec le gouvernement et la bourgeoisie. Mais cette politique contractuelle ne peut durer que si elle est justifiable aux yeux de la base des syndicats et des travailleurs en général.

Dans la période actuelle, cette justification va être difficile à trouver. L'ouverture risque donc de ne durer qu'un temps, celui passé à d'interminables négociations qui déboucheront sur peu de choses. Il est vrai que ce sera toujours ce temps de gagné et pour Giscard, et pour les centrales syndicales.

Enfin et surtout, la réussite ou l'échec de la politique d'ouverture dépend de la façon dont les partis de gauche veulent ou peuvent lui répondre.

Vers un cours a droite du ps...

Le Parti Socialiste peut-il accepter les avances de Giscard ? Et jusqu'où peut-il aller dans l'acceptation d'une collaboration ?

On prête à Giscard le projet d'arriver un jour à « gouverner au centre », c'est-à-dire en s'appuyant sur une majorité qui regrouperait la droite giscardienne, aujourd'hui l'UDF, et la gauche non-communiste. Et Giscard lui-même a redit, lors de son intervention télévisée qui a suivi les élections, que le but de son gouvernement serait de préparer une éventuelle « Union nationale ». En clair, si cela a un sens, il s'agit de former un jour un gouvernement mêlant droite et gauche.

Certes Mitterrand, en rendant visite à Giscard, a répondu qu'il n'était pas question d'Union nationale. Marchais, lui, a répété que son parti se situait « résolument » dans l'opposition. Mais ils se sont rendus à l'invitation de Giscard, alors que pendant des années ils avaient affirmé qu'ils n'iraient pas. Et toutes les réserves d'usage faites, ils ont accepté de discuter avec Giscard de ce que celui-ci leur propose de discuter pour le moment : la nouvelle place qui pourrait être accordée à l'opposition.

En fait, ils sont bien prêts, si la situation l'exigeait, à former cette Union nationale. Pas aujourd'hui, peut-être. Aujourd'hui, Giscard ne le leur propose pas. L'Union nationale demeure une perspective lointaine, en cas de besoin, si la crise s'approfondissait par exemple, au point de demander pour y faire face que la gauche participe au gouvernement et le cautionne.

Dans l'immédiat, il n'est même pas de l'intérêt du Parti Socialiste de participer à un gouvernement. Certains de ses membres y gagneraient un poste de ministre. Et probablement un certain nombre d'entre eux doivent trouver le temps long dans l'opposition, surtout après ces élections perdues qui repoussent encore leur éventuelle entrée au gouvernement de trois ou cinq ans. Mais le parti tout entier y perdrait le statut de principale force d'opposition qu'il a gagné ces dernières années. Et c'est dans ce rôle qu'il peut un jour gagner les élections et devenir à son tour la majorité. Or les prochaines élections, les élections présidentielles, sont dans trois ans. Un délai vite passé. Les politiciens le savent bien puisque le lendemain même des élections législatives, on commençait à discuter très sérieusement dans la presse de la tactique que les différents partis pourraient adopter pour ces élections présidentielles.

Pourtant, si Mitterrand accepte de rencontrer Giscard aujourd'hui, ce n'est pas simplement le fonctionnement normal de la démocratie comme il voudrait nous le faire croire en s'appuyant sur les exemples des grandes démocraties bourgeoises, Angleterre, Suède ou États-Unis où, parait-il, opposition et majorité savent s'entendre. Sinon, pourquoi refusait-il cette même rencontre il y a deux ou trois ans ?

En fait, Mitterrand et le Parti Socialiste ont tiré eux aussi les leçons des élections législatives. En l'absence d'une poussée à gauche très importante, ils ont pu voir que ce qui leur manquait pour obtenir la victoire électorale, ce fut de convaincre quelques pour cent supplémentaires d'électeurs de droite que le Parti Socialiste ce n'était ni la porte ouverte à la mainmise du Parti Communiste sur l'État, ni le chambardement économique ou social.

Sur le premier point, le Parti Socialiste va chercher à convaincre l'opinion dans la période qui vient en prenant tout simplement ses distances d'avec le Parti Communiste. Ainsi tous ses leaders répètent depuis les élections que le Programme Commun de gouvernement signé avec le PC n'existe plus. Et ceux qui parlent encore d'Union de la gauche le font pour expliquer qu'il faut de toute manière en redéfinir le contenu. Autrement dit le PS ne renonce pas à toute alliance avec le PCF. Il aura peut-être encore besoin de cet alliance électorale au prochaines élections. Mais il ne veut plus se lier les mains, même symboliquement, par un programme. Il veut pouvoir dire et démontrer aux électeurs qu'il est complètement libre par rapport au PC et que celui-ci ne pèse d'aucun poids sur ses décisions et sa politique.

Sur le second point, il compte en fait sur Giscard. En effet, si le Parti Socialiste voit son statut d'opposant sérieux reconnu par la droite, s'il s'avère que Giscard tient à consulter Mitterrand ou le PS chaque fois qu'un problème grave peut se poser au pays, si on fait une place d'une manière ou d'une autre au PS pour qu'il puisse faire entendre critiques et suggestions sur la conduite des affaires, s'il est de notoriété publique que Giscard verrait d'un bon oeil le Parti Socialiste partager les postes gouvernementaux alors la critique de la droite - disant que le PS au gouvernement, c'est l'aventure économique et sociale - tombe d'elle-même : la « cohabitation raisonnable » que propose Giscard, c'est pour le Parti Socialiste un brevet de sérieux et de respectabilité auprès de l'électorat de droite et notamment de l'électorat centriste qu'il espère bien gagner à lui un jour.

Accessoirement - mais cela compte pour un parti qui est maintenant depuis vingt ans dans l'opposition et donc éloigné de tous les postes et toutes les sinécures que procure le fait d'être dans la majorité - c'est peut-être aussi la possibilité d'introduire à nouveau certains de ses hommes dans les rouages de l'appareil d'État.

Cela offrirait d'ailleurs certains avantages à la bourgeoisie car d'une certaine façon, la droite paye aussi l'absence d'alternance. Depuis 1958, l'instauration par De Gaulle du régime présidentiel en France a réduit les prérogatives parlementaires en général à la portion congrue, et celle de l'opposition à une portion plus congrue encore. Le Parlement en France est devenu une simple chambre d'enregistrement. Le scrutin uninominal lui même, tout en favorisant la droite majoritaire, a transformé par la même occasion chaque député de chaque circonscription en une sorte de délégué de la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie locale auprès de l'administration. Ou plus exactement, il a transformé les députés de droite en de tels délégués. Quand l'alternance semblait possible, tous les députés avaient un certain crédit auprès de leur clientèle locale : y compris les députés de gauche. Car l'administration, qui avait vu les présidents passer et leur couleur politique changer, veillait à ne mécontenter ni les ex-députés, ni les nouveaux. Seulement, 20 ans de pouvoir de droite sans partage a faussé ce système parlementaire qui était un excellent dérivatif et un bon amortisseur aux problèmes de la bourgeoisie. Un député qui représente sa circonscription permet d'arrondir les angles et de contenter d'une certaine façon, même si elle est illusoire, une fraction de l'électorat. Mais avec les institutions gaullistes, tout se passe comme si une circonscription de gauche était une circonscription sans député et comme si les députés de l'opposition n'avaient qu'un rôle de pure figuration. Et à la limite, cela en devient gênant. Ce n'est pas pour rien que l'absence d'alternance commençait à être mal ressentie et que la droite a senti le vent du boulet de la défaite. C'est une raison d'ailleurs du succès électoral de l'UDF qui a recueilli les suffrages de la petite bourgeoisie favorable, précisément, à une ouverture raisonnable. Et pour la bourgeoisie, il devenait à la longue quand même gênant d'écarter tous ces hommes politiques de l'opposition de la moindre parcelle de pouvoir, fût-elle symbolique et honorifique. C'est bien pourquoi les offres d'ouverture de Giscard concernent aujourd'hui essentiellement certains avantages parlementaires donnés à l'opposition, comme la présidence d'une ou deux commissions parlementaires qui se chargent de l'élaboration des lois. Pour que le système parlementaire joue son rôle de soupape de sûreté, pour qu'il ne soit pas totalement déconsidéré, et pour que le mécontentement général ne finisse pas par se concentrer sur ceux-là seuls qui en bénéficient, il faut faire en sorte qu'être député de gauche, cela offre, quand même, quelques avantages. C'est exactement ce que recouvrent les offres d'ouverture de Giscard et les revendications de la gauche pour un statut de l'opposition, avec droit d'antenne à la télévision, et représentation proportionnelle dans les différents organes parlementaires. Politiquement, ces menus avantages ne changent rien à l'avenir ni aux perspectives politiques de la gauche. Mais globalement, ils concernent néanmoins 200 députés, et ce n'est pas négligeable, pour la stabilité et le jeu des institutions. Et en accordant de menus avantages à ces députés de gauche, Giscard met de l'huile dans les rouages de l'appareil d'État et il en aura sans doute besoin dans l'avenir.

Bien sûr, cette ouverture ne signifie pas la participation gouvernemental de la gauche, ni pour maintenant ni dans un proche avenir sans doute. Mai elle ménage la possibilité d'élargir la majorité en cas de crise éventuelle. Et à cela, d'ores et déjà, sans conditions, et sans contrepartie, la gauche a répondu oui, séparément certes, mais dans un bel ensemble.

Car en même temps, l'ouverture offre un autre avantage politique non négligeable pour la gauche : son électorat lui aussi a été déçu, et n'a, lui non plus, aucune autre perspective électorale. Visiblement, la gauche n'est pas aujourd'hui en mesure de lui donner une autre perspective politique, même illusoire. Et l'ouverture ménagée par Giscard rend service à la gauche par rapport à son propre électorat. Cela lui permet de donner aux travailleurs, et à tous ceux qui voulaient le changement, des raisons de patienter. Cela permet d'éviter l'éventualité de ce « chaos », même assez improbable, dont parlait Mendès-France dans l'éventualité d'une défaite électorale de la gauche car cette politique de concertation aujourd'hui signifie que l'enjeu du scrutin n'était pas « tout ou rien », mais « tout, ou un peu moins ».

Pendant les six mois qui ont précédé les élections, Marchais et le Parti Communiste ont tenu un langage radical. Pourtant le Parti Communiste, bien que gagnant quelques sièges, n'a même pas réussi, en l'absence d'une radicalisation suffisante dans le pays, à maintenir son pourcentage de suffrages.

Alors, maintenir ce langage radical les élections passées n'est probablement plus de saison.

D'abord, si le Parti Socialiste se situe résolument et ouvertement plus à droite, le Parti Communiste n'a plus besoin de gauchir son propre langage. Il ne le faisait que pour se distinguer du PS et le concurrencer auprès de l'électorat le plus à gauche. Mais maintenant que les élections sont passées et que le virage à droite du PS risque bien d'être réel, le problème pour le Parti Communiste va devenir, au contraire, de ne pas perdre le contact avec le Parti Socialiste.

La Parti Communiste n'a pas d'autre perspective que celle de l'alliance avec le PS, quoi qu'on en ait dit au moment de la querelle entre les deux partis. Il a gauchi son langage dans une période où il pensait qu'une poussée à gauche le lui permettait sans mettre en cause l'alliance avec le PS. La poussée à gauche n'existait pas, du moins dans les proportions espérées. Une alliance trop étroite avec le PC devient alors plutôt un poids pour le PS. Et du coup, c'est le PC qui va se retrouver en position de quémandeur et obligé de mettre encore un peu d'eau dans son vin pour tenter de retenir le PS.

Il est probable qu'on va voir le Parti Communiste continuer dans la période qui vient de reprocher au Parti Socialiste de tourner le dos à l'Union de la gauche, de ne pas vouloir d'un Programme Commun. Cette fois à juste titre. Mais cette fois, ce ne sera plus face à un Parti Socialiste qui sera sensible à cette pression au point d'accepter, comme il le fit avant les élections, certaines des exigences du PC : celle de fixer le SMIC à 2 400 F par exemple. Ce sera face à un Parti Socialiste qui revendiquera hautement ses divergences d'avec le Parti Communiste et se plaira à les souligner.

En étant radical, le PCF n'a donc aucune chance de maintenir même un semblant d'Union de la gauche. C'est au contraire en tentant de suivre le Parti Socialiste vers la droite, en s'efforçant de montrer qu'il n'y a pas tant de divergences ou qu'elles ne sont pas si importantes, en ayant la même politique que lui vis-à-vis de Giscard, qu'il peut espérer et conserver toutes ses chances pour un renouvellement de l'Union de la gauche lors des prochaines élections... et bénéficier aussi, même si c'est certainement dans une moindre mesure que le PS, du « statut de l'opposition » que veut octroyer Giscard.

En dehors de cela, il n'a que la perspective de se retrouver seul, à nouveau dans le ghetto. Et cela, c'est bien la dernière des choses que puissent envisager Marchais et ses amis.

Les résultats des élections vont donc peser lourd dans la vie politique française de la période qui vient. Non seulement ils ont renforcé la position de la droite, et dans cette droite celle du président de la République ; mais ils vont tirer toute la gauche vers le centre, c'est-à-dire vers la droite, Parti Communiste comme Parti Socialiste.

Certes, les données réelles du jeu politique, telles qu'elles résultent des élections, peuvent changer bien vite. Un approfondissement de la crise économique, une radicalisation dans le pays - celle que tout le monde croyait discerner et qui ne s'est pas produite - peuvent tout remettre en cause : non seulement la situation, mais du coup la politique de tous, la droite comme la gauche.

Mais pour l'instant, c'est à voir les partis de gauche jouer le plus parfaitement possible le jeu de la démocratie giscardienne, et les syndicats s'efforcer de collaborer au maximum avec gouvernement et patrons, que les travailleurs doivent s'attendre.

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