Le viol devant la justice01/05/19781978Lutte de Classe/medias/mensuelnumero/images/1978/05/53_0.jpg.484x700_q85_box-27%2C0%2C2451%2C3504_crop_detail.jpg

Le viol devant la justice

La Cour d'Assises des Bouches-du-Rhône vient de condamner pour « viol » et « tentative de viol » trois hommes à de lourdes peines de réclusion criminelle. L'un à six ans, les deux autres à quatre ans. Peu de temps auparavant, d'autres Cours d'Assises, ayant elles aussi à se prononcer sur des affaires de viol, ont frappé semblablement d'une dure répression : vingt ans de prison assénés en février dernier par la Cour d'Assises de l'Oise ; huit ans en avril par celle des Côtes-du-Nord ; cinq et dix ans par celle du Val-d'Oise et dix ans par celle du Gard, tout récemment.

Ce nombre important de jugements en Assises est en partie le résultat de la campagne menée par divers mouvements féministes contre le viol.

Depuis quelques années en effet, des femmes luttent pour briser la conspiration du silence qui entoure le viol ; elles luttent pour encourager celles qui le subissent à ne plus se taire, à ne plus se sentir, elles les victimes, honteuses et coupables, mais à le dénoncer et à demander justice.

Mais leur campagne, c'est sur le terrain juridique, essentiellement, que les féministes ont choisi de la mener, un terrain juridique donné, et cela n'est pas sans conséquence.

Un combat strictement juridique, sur un terrain piégé...

La loi française, dans un chapitre du Code Pénal, reconnaît le viol comme un « crime » au même titre que l'homicide par exemple, et elle le fait juger par une haute juridiction criminelle, la Cour d'Assises.

Dans les faits, par contre, la réalité du viol est la plupart du temps contestée. Les juges d'instruction - sous la pression d'une certaine opinion générale qui doute qu'une femme qui se prétend violée ne l'ait pas voulu et cherché - et peut-être, dans certains cas, pour épargner à certains une peine trop lourde, refusent de retenir l'inculpation de « viol » et ne retiennent que les « coups et blessures », simple « délit » aux yeux de la loi, passible de ce fait de peines plus légères, décidées par de simples tribunaux correctionnels.

Les féministes ont donc entamé un combat sur le plan juridique pour faire valoir ce qu'elles estiment juste, à savoir que le viol soit réellement jugé comme un crime par la justice bourgeoise.

Mais qui dit « crime » sur le plan pénal, dit jugement en Assises et aussi condamnations à des peines en général bien plus lourdes, sauf cas d'exception. Et les féministes sont en quelque sorte entraînées sur un terrain juridique piégé, qui leur interdit de voir le viol réellement reconnu comme un « crime » - juridiquement parlant - sans que par la même occasion de très lourdes peines frappent les coupables.

Ainsi, par-delà la volonté même de celles qui veulent faire respecter leur dignité de femmes sans spécialement être inspirées par des sentiments de « vengeance », la « criminalisation » du viol se traduit-elle immanquablement par l'augmentation des peines infligées. C'est là la logique d'un certain système juridique.

Un certain nombre de féministes ont pris conscience tout récemment - et très brutalement - des injustices commises par les tribunaux quand ils consentent à leur rendre justice à elles. Le 22 février dernier, en effet, Setti Lakdhar, un Algérien accusé d'avoir violé cinq jeunes femmes, s'est vu condamné par la Cour d'Assises de l'Oise à vingt ans de réclusion criminelle, une des peines les plus lourdes jamais infligées pour viol.

A coup sûr, les mouvements féministes ne se sont pas fixé pour but l'aggravation des peines, et la plupart s'inquiètent même de cette dernière au point de remettre en question le bien fondé de leur lutte.

« Ce n'est pas d'envoyer Setti Lakdhar en prison pour cinq ans, dix ans, ou plus, avait déclaré une des victimes, devant la Cour d'Assises de l'Oise, qui changera quoi que ce soit à ce que j'ai subi et en effacera les traces. Beaucoup plus que la punition de cet homme, je veux que le dommage que j'ai ressenti soit reconnu en tant que dommage »... Et son avocate avait plaidé dans le même sens : « Nous savons ce qu'est l'enfermement. Nous savons qu'il n'empêche rien, que la peine de mort elle-même n'a jamais empêché des crimes atroces. Alors nous avons cherché dans le Code, qui n'est pas notre oeuvre et dont nous nous refusons à assumer les cruelles contradictions, un embryon de solution. Et nous suggérons une peine de sursis et de mise à l'épreuve »...

Mais une fois la machine judiciaire en marche, elle avance et broie, selon ses propres lois, et cela d'autant plus inexorablement et impitoyablement que les coupables appartiennent au monde des faibles et des opprimés.

C'est inévitable. En choisissant de dénoncer publiquement le viol devant les tribunaux bourgeois, mais aussi en luttant pour qu'il soit juridiquement jugé comme les autres crimes devant des Cours d'Assises, les femmes et les féministes qui les soutiennent ne peuvent faire entendre leur protestation d'opprimées qu'en autorisant par la même occasion le glaive de la justice à s'abattre très lourdement sur d'autres opprimés, sur les « pauvres types » que sont généralement les violeurs traduits en justice. Au dernier procès d'Aix-en-Provence, les avocats qui assuraient la cause des trois violeurs ne se sont pas fait défaut d'insister sur le fait que des femmes cultivées, intellectuelles, poussaient de fait en prison des êtres frustres...

Et il ne faut pas se le cacher, ce qui part d'une légitime révolte chez les femmes - le refus de voir bafouée leur dignité d'être humain - peut aisément être transformé par l'intervention judiciaire en la pire des choses. Déjà, c'est un violeur immigré, un Algérien, que l'on a vu condamné à vingt ans de réclusion, alors que les autres peines, pour le même crime, dépassent rarement les dix ans. Et le racisme gangrenant encore plus la société, ne pourrait-on voir en France ce qu'on a vu aux USA, des Algériens - comme là-bas des Noirs - condamnés à mort pour des viols de « blanches » simplement supposés ?

Bien sûr, dans ce cadre strictement légal où le mouvement féministe situe son combat, il ne peut pas y avoir d'aboutissement satisfaisant et juste. L'application de la justice bourgeoise, c'est toujours l'injustice, alliée d'ailleurs à l'inefficacité.

Et sur un terrain plus général, c'est encore la même chose. On ne peut pas espérer de ce combat sur le terrain juridique, contrairement à ce que pensent certaines, qu'il transforme progressivement la condition de la femme dans cette société, ni même d'ailleurs qu'il lui fasse justice face au viol.

Certes, que des féministes dont les seules prétentions sont de défendre les droits et la dignité des femmes engagent ce combat juridique malgré les pièges qu'il comporte, malgré les situations difficiles et sans issue qu'il engendre ; qu'elles continuent leur combat sans prendre en charge les malheurs de ceux que la, machine judiciaire écrase sur son passage, nous ne leur reprocherons certes pas. Il n'est pas question de tenir rigueur à des opprimés de refuser de prendre en considération le sort de tous les opprimés et, entre autres, de ceux que les conséquences de leur lutte peuvent un peu plus briser.

Par contre, à celles des féministes qui se disent en même temps militantes révolutionnaires, on peut autrement reprocher d'avoir participé à ce combat strictement juridique - de l'avoir même quelquefois suscité - sans en avoir exactement mesuré toutes les implications. Ce sont d'ailleurs elles-mêmes - du moins certaines d'entre elles - qui reconnaissent implicitement s'être fourvoyées en esquissant aujourd'hui les premières manoeuvres d'un changement de vitesse, quand ce n'est d'une franche marche arrière.

Certes, dans leur lutte contre le viol, les féministes peuvent compter sur notre solidarité de révolutionnaires. Mais ce n'est pas de cette façon-là que nous pensons et comptons pouvoir résoudre la question de l'oppression des femmes, et en particulier celle des diverses humiliations qu'elles subissent en tant que telles.

Le viol, un fait social

Dans la société où nous vivons, une société d'exploitation qui engendre inégalités ou oppressions, le viol est en fait une chose admise qui bénéficie d'une sorte de tolérance tacite des hommes comme des femmes, il faut bien le dire. Michel Sardou peut chanter sur tous les tons « j'aime violer les filles... », il ne se fait pas enfermer, il se fait applaudir et c'est bien significatif !

Certes, l'opinion récuse certains viols particulièrement odieux, accompagnés de tortures et autres sévices corporels. Ces viols-là, à plus ou moins juste titre, sont mis sur le compte de la folie. Mais pour ce qui est de la grande majorité des viols ordinaires, commis par des hommes ordinaires - des hommes, quoi ! - l'opinion est plutôt clémente.

La plupart des gens ne considère pas comme quelque chose de bien répréhensible le fait de forcer un peu les femmes ; ils admettent qu'elles aiment se faire brutaliser un peu ; qu'il faut souvent en passer par là pour faire leur « conquête », et que de toutes façons, ces indélicatesses masculines ne justifient en aucune façon des années de prison.

En fait, la grande majorité des gens, tous sexes confondus, admettent que les rapports que les hommes entretiennent avec les femmes puissent être teintés de mépris et de sadisme.

Et c'est un fait social. Il ne peut en aller autrement dans une société qui d'une part condamne les femmes à un statut d'infériorité et les éduque à devenir des êtres passifs, soumis, et d'autre part accule la grande majorité des hommes à la violence et à la domination - qualités réputées « viriles ».

De ces rapports d'inégalité sociale et de force entre les sexes naît le viol - tous les degrés de viol. Cette atteinte à la dignité de la personne humaine, engendrée et sécrétée par l'injustice et l'inégalité sur lesquelles repose la société bourgeoise, ne disparaîtra pas, de toutes façons, avant l'ordre social sur le terrain duquel il fleurit. La nécessaire révolution dans les moers ne viendra qu'après la nécessaire révolution sociale.

Les actions intentées en justice par les femmes contre le viol ne changeront donc rien, ni à la condition de la femme dans la société, ni au viol qui, même plus durement puni, n'en continuera pas moins d'exister.

Savoir choisir son camp

Mais pour nous, socialistes révolutionnaires, là n'est pas le problème qui se pose immédiatement. Face au viol, une des multiples plaies sociales, des femmes ont entamé la lutte. Des femmes n'acceptent plus, se défendent, se battent. Et parce qu'elles le font, nous les soutenons, comme nous prenons systématiquement le parti de tous les opprimés en lutte. Certes, leurs armes ne sont pas les nôtres, ni leurs perspectives, ni le terrain qu'elles ont choisi pour se défendre, mais ce n'est pas là ce qui détermine notre soutien.

En fait, dans cette lutte menée actuellement, comme dans bien d'autres menées par des catégories sociales opprimées, nous pensons qu'il faut choisir son camp : celui des femmes qui, pour faire entendre qu'elles ne sont plus prêtes à accepter le rôle de victimes honteuses et muettes n'ont trouvé d'autre moyen que de déclencher l'énorme machine judiciaire qui leur échappe et qui broie ; ou celui de tous les autres qui, en leur contestant ce droit élémentaire d'affirmer leur dignité d'être humain, participent à la vieille et vaste conspiration du silence sur le viol.

Et c'est parce que nous pensons qu'il n'est pires victimes que les victimes consentantes ; que ce sont celles et ceux qui luttent qui ont raison, que nous avons choisi, dans ce combat qui se mène, le camp des femmes et des féministes.

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