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France - A propos des élections européennes : la démarche unitaire de la Ligue Communiste Révolutionnaire en panne
Dès septembre 1993, le comité central de la LCR décidait d'engager une bataille politique visant à faire apparaître, aux élections européennes, "une liste de confluence en faveur d'une autre Europe" liste qui, expliquait-il, "devra chercher à être suffisamment crédible pour franchir la barre des 5 % et faire élire des députés à l'Assemblée de Strasbourg". Quels sont donc ces courants "suffisamment crédibles" dont la LCR veut activer la confluence ? Ils se situent, pour reprendre une formulation choisie par la LCR, "dans la gauche non maastrichtienne" et dans "l'écologie progressiste". Et pour être plus précis, il s'agit du Mouvement des citoyens, fondé autour de Jean-Pierre Chevènement et d'un certain nombre de notables du PS ; de Refondation communiste qui regroupe de façon plus ou moins structurée des "contestataires" du PCF autour de Charles Fiterman et de Guy Hermier, encore membres du PCF ; de l'ADS (Association pour la Démocratie et le Socialisme) qui regroupe d'autres contestataires du PCF, mais qui, eux, l'ont quitté, autour de Marcel Rigout ; l'Alliance Rouge et Verte (AREV), mouvement qui s'était constitué autour et à l'occasion de l'opération Juquin, ce dernier l'ayant abandonné pour rejoindre les Verts. Voilà pour le courant dit de la "gauche non maastrichtienne". Quant à "l'écologie progressiste", il s'agit de la fraction des Verts qui s'oppose à Waechter, et qui se retrouve donc derrière Dominique Voynet. Tels sont à grands traits les contours politiques et organisationnels du projet de la direction de la LCR.
La majorité de la LCR a confirmé cette orientation lors d'une conférence nationale réunie en février 1994, conférence qui officialisa en même temps son rejet de la proposition que nous lui avions faite de discuter de la possibilité de constituer une liste commune lors des élections européennes de juin prochain. Nous avons rendu publics dans notre hebdomadaire cette proposition et les échanges de courrier entre LO et la LCR qui s'ensuivirent (voir dans les numéros 1334 du 23 janvier 1994 et 1343 du 1er avril 1994 de Lutte Ouvrière), échanges qui, pensons-nous, montrent ce qui différencie nos démarches respectives de façon suffisamment claire pour qu'il ne soit pas nécessaire d'y revenir ici.
Aujourd'hui, la situation est donc tranchée. Du moins en ce qui concerne l'échéance de l'élection européenne. Cette confluence que la LCR appelait de ses voeux ne s'est pas réalisée. Le Mouvement des citoyens a décidé de présenter sa propre liste conduite par Chevènement en personne, sur laquelle figurent en bonne position l'ancien ministre du PCF Anicet Le Pors, ainsi que quelques personnalités gaullistes tel le général Gallois, un des théoriciens de la force de dissuasion nucléaire française. L'ex-ministre de la Défense de Rocard a donc préféré cette compagnie-là à celle de la LCR. Cela n'est, à vrai dire, une surprise pour personne. Même pas pour la LCR qui dénonçait régulièrement les dérives nationalistes du député de Belfort et son désir bien apparent de faire cavalier seul. Mais cela ne l'empêcha pas de laisser croire, jusqu'au dernier moment, que l'accord restait possible.De leur côté, et là non plus ça n'a pas été une surprise, les Verts ont rendu publique leur liste. Ils l'ont ouverte, entre autres, à la présidente de la Société Protectrice des Animaux (SPA), qui leur apparaît, semble-t-il, moins compromettante que la compagnie de gens qui se réclament du combat de la classe ouvrière, et plus susceptible de leur assurer un peu plus de crédibilité électorale.
Résultat de tout cela, la LCR a annoncé dans le numéro de Rouge du 21 avril, dans un petit pavé intitulé "fin de partie", que "les conditions n'étaient pas réunies pour présenter une liste commune le 12 juin. Non sur le plan politique, puisque les discussions unitaires de février et de mars donnèrent naissance à un texte 'Pour une autre Union européenne'. Mais du fait d'un contexte de dispersion qui se conjugue avec des considérants financiers". Conclusion, la LCR ne sera pas présente dans l'élection européenne du 12 juin prochain, ni dans le cadre d'une liste unitaire, ni en présentant sa propre liste comme elle en avait exprimé l'intention à plusieurs reprises. Sa présence se limitera donc à une campagne de meetings et de débats autour de l'appel "Pour une autre Union européenne" dont elle fait grand cas, puisqu'elle le présente comme une victoire politique.
Il est difficile de suivre les camarades de la direction de la LCR lorsqu'ils écrivent que les conditions étaient réunies sur le plan politique, et que les seules raisons de l'échec de leur projet seraient "la dispersion et des considérants financiers". Car une telle dispersion n'est quand même pas un simple phénomène météorologique, passager et aléatoire !
Mais puisque la LCR présente l'appel "Pour une autre Union européenne" comme la plate-forme politique qu'aurait eue une liste unitaire si elle avait pris corps, discutons donc de ce texte qui, du coup, permet d'apprécier de manière plus précise les bases politiques sur lesquelles la LCR concevait son projet.
Rouge a publié cet appel dans son numéro du 24 mars. Il a été signé par une trentaine de personnalités parmi lesquelles Guy Hermier, Charles Fiterman, Jack Ralite, "refondateurs" communistes, par Marcel Rigout pour l'Alliance pour la Démocratie et le Socialisme (ADS), par des responsables des Verts tels Marie-Christine Blandin, présidente du conseil régional du Nord-Pas-de-Calais, et Alain Lipietz, et par Alain Krivine, Daniel Bensaïd, Jacques Kergoat, Christian Piquet pour la LCR. On sait ce que peuvent valoir de telles déclarations dont une partie des signataires ne fait pas grand cas, et qui, le plus souvent, tombent bien vite dans les oubliettes. Par exemple, qui parle encore de celle intitulée "Changer à Gauche", montée en épingle par la direction de la LCR à la veille des législatives de mars 1993, au bas de laquelle se trouvait une partie des mêmes signatures ?
L'appel "Pour une autre Union européenne" - titre délibérément neutre - se propose donc de construire une Union européenne "fondée sur un nouveau traité politique et une remise en cause des dispositifs existants dans des domaines aussi essentiels que la démocratie, les institutions politiques, financières et monétaires, le rôle des services publics, la politique sociale, l'écologie, l'ouverture à l'Est, la solidarité avec le Sud". Le volet social de ce projet, "l'Europe sociale" - là encore une formule volontairement neutre et apolitique - devrait se traduire, dit le texte, par "un processus conduisant : à une réduction forte et harmonisée de la durée du travail (trente-cinq heures hebdomadaires comme première étape sans réduction du niveau de vie des travailleurs) ; à la garantie d'un niveau de vie décent et à une harmonisation vers le haut des conditions de travail, des salaires et de la protection sociale [ ] ". Cela devrait se traduire par "une nouvelle conception du développement économique dans une perspective renouvelée de pleine activité pour tous et toutes permettant de s'engager dans la voie d'une harmonisation au plus haut niveau des normes sociales, environnementales, de sécurité et de protection des consommateurs". Tout cela étant, toujours d'après ce texte, chapeauté "par une démocratie politique garantissant les libertés fondamentales" qui nécessite "de redéfinir les conditions d'élection du Parlement européen, valorisant ses pouvoirs et ceux des Parlements nationaux, dans le cadre d'un processus constituant tendant à de nouveaux équilibres institutionnels [ ] qui "doit être accompagné d'un renforcement de la démocratie locale et régionale". La conclusion, nous la soulignons car, à notre sens, elle éclaire la démarche, affirme que "C'EST PAR CE CHEMIN QUE LES PEUPLES QUI LE VEULENT POURRONT PROGRESSER VERS D'AUTRES ÉTAPES". La démarche des signataires de ce texte, donc de la LCR, se situe donc entièrement sur le terrain du démocratisme, sur le terrain d'un réformisme ouvertement affiché qui est aux antipodes des conceptions, des idées, du programme des révolutionnaires.
Pour illustrer cela, constatons que l'appel "Pour une autre Union européenne" se borne à présenter la situation sociale en Europe comme ne relevant que de la mauvaise qualité des institutions, que des mauvais choix des gouvernements, c'est-à-dire en fin de compte relevant de gouvernements mal choisis par les électeurs. La seule fois où le capitalisme y est évoqué, c'est sous la forme d'une récrimination contre ces gouvernements européens qui "ont largement contribué aux logiques capitalistes et aux conceptions productivistes qui, tournant le dos à la satisfaction des besoins sociaux, sévissent à l'Ouest comme à l'Est sous diverses formes". Mais pas la moindre allusion à la classe ouvrière, à la lutte de classe, et au rôle que cette lutte devrait jouer pour mettre en place une véritable Union européenne qui ne soit plus l'Europe des marchands, pas la moindre évocation de l'Europe des travailleurs, formulation qui a donc disparu des textes, de la propagande et des objectifs de la LCR au profit d'une terminologie démocratique, humaniste, réformiste. Désormais la LCR se donne pour objectif, si l'on en croit ce qu'elle écrit aujourd'hui, "une Europe sociale (pas socialiste), citoyenne, solidaire".
Car l'appel "Pour une autre Union européenne" n'est pas un simple texte de compromis qu'aurait signé la LCR afin d'aboutir, au prix de nécessaires concessions, à une liste unitaire. Si tel était le cas, nous n'en trouverions pas pour autant la démarche et sa conclusion moins contestables. Mais il ne s'agit manifestement pas de cela. Si cela était, les dirigeants de la LCR le diraient. Ils s'en seraient expliqués, en montrant en quoi leurs positions différaient de celles de leurs partenaires. Et pour quelles raisons, au nom de quelle nécessité ils avaient accepté de céder du terrain. Mais nulle part ils n'ont manifesté le souci de marquer leurs distances. On peut donc sans risque d'être démenti considérer que la direction de la LCR se reconnaît entièrement dans cet appel.
D'ailleurs, pour qui pourrait avoir des doutes, il suffit de comparer cette déclaration "unitaire" à la plate-forme proposée par la LCR comme base de discussion avec ses éventuels partenaires. Cette plate-forme a été publiée dans le numéro de Rouge du 14 février, sous le titre, évoqué plus haut : "Pour une Europe sociale, citoyenne et solidaire". La comparaison entre les deux textes montre qu'il n'y a pas, entre eux, de différences significatives. On retrouve dans la plate-forme de la LCR le même flou, les mêmes ambiguïtés, et bien souvent d'ailleurs les mêmes formulations. La différence, c'est que, parfois, dans la plate-forme de la LCR, les formulations sont plus outrancièrement réformistes voire réactionnaires que celles figurant dans le texte "unitaire".
Citons quelques exemples. Dans sa plate-forme, la direction de la LCR écrit, à propos de "l'Europe sociale"... que les problèmes (salaires, protections sociales, défense et amélioration des services publics, logement) "ne trouveront pas de solutions satisfaisantes de par la SEULE (c'est nous qui soulignons) loi du profit et des décisions privées, il faut une ambitieuse politique, volontariste, publique. Celle-ci est la clé pour sortir du marasme économique et s'attaquer au chômage. Par l'engagement d'une politique de développement économique qui améliore la situation des individus. Par une politique écologique qui s'attaque aux maux qui détruisent la nature et restaure la qualité de l'environnement". Cette citation montre que la perspective défendue par la LCR consiste à faire appel à l'intervention des États, européens ou nationaux... Un tel discours dirigiste, d'ailleurs fort à la mode aujourd'hui, en ces temps de crise, ne déparerait nullement dans la bouche d'un Rocard, d'un Chevènement, ou même sans doute, après quelques corrections, d'un Séguin ou d'un Pasqua.
Autre question : qu'entendent donc les dirigeants de la LCR par la formule "Europe citoyenne" ? Leur texte explique qu'il s'agirait d'"une Europe qui, loin de laisser se dégrader le tissu social" - formule étonnante, et pour le moins choquante sous la plume de camarades qui se réclament du communisme révolutionnaire et pour qui le principal souci ne devrait pas être, pensons-nous, la préservation du tissu social -, une Europe qui "se montre respectueuse de l'égalité et des droits de celles et de ceux qui y vivent..." Le texte poursuit : "ce serait une Europe des peuples (une formulation que ne récuseraient ni le PCF, ni Chevènement) confédérée, respectueuse des réalités nationales et culturelles, des volontés des citoyens pour assurer une nouvelle répartition des attributs de souveraineté entre les plans locaux, régionaux et européen, avec le souci d'une prise de décision toujours au plus près des populations directement concernées". Et dans le but sans doute de donner une illustration vivante de ce que pourrait être cette citoyenneté dans cette "Europe solidaire", le texte précise qu'il faudrait qu'il y ait, dans une telle Europe, "un droit d'asile généreux, aligné sur la législation qui prévalait précédemment en Allemagne". La LCR abandonne donc, semble-t-il, la revendication de l'abolition des frontières, et d'ailleurs toute propagande internationaliste, pour se replier sur la revendication d'un droit d'asile "généreux".
En conclusion de tout cela, il faut reconnaître que la LCR dit vrai quand, pour reprendre une de ses formules actuelles, elle prétend "reconstruire une gauche digne de ce nom", si l'on prend le mot gauche dans le sens traditionnel, politicien, du terme. On peut constater en effet que tous ses efforts tendent à redonner à cette gauche réformiste, à la social-démocratie, officielle ou en rupture de ban circonstancielle, le vernis que l'exercice du pouvoir avait considérablement contribué à ternir. Quelles sont l'efficacité, la "crédibilité" de la démarche des dirigeants de la LCR dans cette entreprise de rénovation de monuments en péril ? C'est une autre discussion. Les résultats obtenus en ce qui concerne la mise sur pied d'une liste pour l'élection européenne du 12 juin nous donnent une petite indication sur cette efficacité, qui n'apparaît pas comme extraordinaire.
Cela dit, nous pensons sincèrement que l'activité, le dévouement, les efforts des militants qui ont permis que la LCR existe encore comme force politique aujourd'hui mériteraient autre chose que cela.