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- Lutte de Classe n°22
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La fin du réduit kurde en Irak : le peuple kurde, victime de l'ordre impérialiste et de la politique de ses propres dirigeants
Depuis avril 1991 et la fin de la guerre du Golfe, la région kurde du nord de l'Irak disposait d'une autonomie relative. C'est sans doute bien fini depuis les combats de ce début septembre 1996, qui ont vu les troupes de l'armée irakienne et celles du chef kurde Massoud Barzani s'assurer le contrôle total de cette région aux dépens des milices de l'organisation kurde concurrente, l'Union patriotique du Kurdistan de Jalal Talabani.
Une fois encore, l'autonomie reconnue à une région kurde n'aura été qu'une brève parenthèse, car si les troupes irakiennes sont intervenues à l'appel de Massoud Barzani et de son organisation, le Parti démocratique du Kurdistan (PDK), cela ne laisse à Barzani lui-même d'autre avenir politique que d'être un simple auxiliaire du régime de Bagdad, si même il n'est pas finalement éliminé par celui-ci.
La population kurde est partagée entre quatre États la Syrie, la Turquie, l'Irak et l'Iran , et même plus si l'on ajoute quelques centaines de milliers de personnes disséminées dans diverses républiques de l'ex-URSS. Mais, en tout cas dans les quatre principaux États où ils vivent, les Kurdes n'ont nulle part réussi à faire reconnaître leur droit à l'existence nationale. Leurs nombreuses tentatives dans ce sens ont invariablement débouché sur des échecs, souvent marqués par une répression sanglante venant des régimes concernés. Les événements de ce mois de septembre semblent confirmer ce qui semble une sorte de fatalité historique. Mais ils montrent surtout que celle-ci ne tombe pas du ciel : elle a des raisons bien concrètes, non seulement dans la politique de l'impérialisme et des régimes qui lui sont liés, mais aussi dans la politique des dirigeants kurdes eux-mêmes.
Le partage actuel de la région kurde entre Syrie, Irak, Turquie et Iran, résulte des conditions du partage de l'empire ottoman et du tracé des frontières effectués au lendemain de la Première Guerre mondiale. Dans aucun de ces pays, la population kurde n'a été en état d'imposer son droit à l'existence nationale.
Depuis, les périodes où une partie des régions kurdes a pu bénéficier d'une certaine autonomie n'ont été que des parenthèses, correspondant à des périodes d'affaiblissement provisoire de l'un des régimes en cause. Mais invariablement, la restauration de l'autorité de ceux-ci et du statu quo impérialiste mit fin à ces parenthèses d'autonomie kurde. C'est encore ce qui vient de se produire.
LA NAISSANCE DU REDUIT KURDE
Car il faut rappeler dans quelles conditions est né en 1991 ce que l'on a appelé le "réduit" kurde du nord de l'Irak. Dans la période précédant la guerre du Golfe, les États-Unis et leurs alliés impérialistes ne s'étaient pas fait faute de dénoncer la dictature de Saddam Hussein et de promettre leur appui aux opposants irakiens ou aux minorités opprimées par le régime de Bagdad : tels les musulmans chiites du sud de l'Irak et les Kurdes du Nord. Avec la victoire de la coalition impérialiste et l'évacuation du Koweit par l'armée irakienne, ces minorités purent croire que le régime allait s'écrouler, et que le moment était venu de se dresser les armes à la main contre lui.
Mais en réalité les dirigeants impérialistes n'avaient placé la guerre du Golfe sous le signe de la lutte contre la dictature irakienne qu'à des fins de propagande, en grande partie pour abuser leur propre opinion publique. Le seul véritable but de la guerre était d'imposer le maintien du partage de la région du Golfe entre les différents États arabes, les émirats et l'Arabie saoudite notamment, et la répartition des richesses pétrolières qui en résultait. Une fois l'armée de Saddam Hussein repoussée hors du Koweit et le régime de l'émir rétabli dans la principauté, les dirigeants impérialistes ont préféré, de façon tout à fait claire, ne pas chercher à renverser le régime de Bagdad. S'ils avaient pu se débarrasser de Saddam Hussein par l'intermédiaire d'un autre général, aussi réactionnaire mais plus pro-américain, sans que la stabilité de la région en souffre, ils l'auraient sans doute fait. Il paraît même que la CIA aurait dépensé des millions dans ce but, sans succès. Mais les dirigeants impérialistes ne voulaient en aucun cas que ce soit une insurrection populaire qui chasse Saddam, ce qui aurait ouvert la voie à toutes sortes de revendications nationales, voire sociales. La dictature de Saddam Hussein, une fois ses prétentions à l'extérieur matées, était bien préférable à la situation inconnue, et grosse d'instabilité possible, qui aurait pu résulter d'une victoire de l'insurrection chiite au sud, kurde au nord, voire d'une révolution à Bagdad contre Saddam Hussein.
Les armées occidentales sont donc restées l'arme au pied et se sont bien gardées d'intervenir lorsque chiites et Kurdes ont tenté de se soulever contre Saddam Hussein. L'armée irakienne, si elle n'avait pas eu les moyens de tenir au Koweit face à la coalition des armées impérialistes, gardait en revanche toutes les forces nécessaires pour noyer dans le sang ces rébellions. C'est ce qu'elle fit sous l'oil impassible et en réalité complice d'armées occidentales pas du tout gênées de laisser ainsi écraser des populations à qui leur propagande avait fait croire, à tort, qu'elles les appuieraient contre la dictature de Saddam Hussein.
En fait, ce que les dirigeants occidentaux craignaient, bien plus que le maintien de Saddam Hussein au pouvoir, c'était la situation insurrectionnelle incontrôlable qui aurait pu résulter de l'écroulement de la dictature, ou tout au moins la situation d'anarchie qu'aurait pu entraîner un vide du pouvoir. Celle-ci aurait pu déboucher sur un partage de l'Irak entre les autorités de différentes bandes armées, ainsi que cela s'est produit au Liban durant la guerre civile qu'a connue ce pays.
Malgré ce calcul, les dirigeants occidentaux n'ont pu totalement empêcher ce début de "libanisation" de l'Irak, en tout cas dans la région kurde du Nord. La répression de l'armée irakienne, en chassant devant elle des milliers de personnes qui cherchaient à trouver refuge en Turquie, pouvait entraîner l'installation de camps de réfugiés sur le territoire turc, ce dont le gouvernement d'Ankara ne voulait à aucun prix. L'armée turque, elle- même engagée dans une opération de répression sanglante des actions du PKK l'organisation de guérilla kurde de Turquie ne voulait pas de cet afflux de réfugiés susceptibles de déstabiliser encore un peu plus la situation au Kurdistan turc et de fournir une base à ceux qu'elle combattait.
Ainsi est née l'opération américaine intitulée "Provide comfort". Elle consistait, après avoir parachuté des secours d'urgence aux réfugiés kurdes irakiens campant dans la montagne aux confins des deux pays, à leur promettre qu'ils pourraient retourner en sécurité dans leurs foyers sous la protection de l'armée américaine. Les États-Unis proclamaient en même temps, en effet, une zone d'exclusion aérienne au nord du 36e parallèle. C'est-à-dire que dans la région kurde du nord de l'Irak, il était interdit à l'aviation de Saddam Hussein d'intervenir, mais il n'était pas explicitement interdit à ses troupes terrestres de le faire.
C'est dans ces conditions que s'est créé le "réduit kurde" du nord de l'Irak, dans lequel pendant quelques années les milices kurdes concurrentes de Barzani et de Talabani ont exercé le pouvoir en maintenant une sorte de statu quo avec l'armée irakienne.
Mais c'était là une situation de fait, que les dirigeants impérialistes avaient dû accepter faute de mieux, simplement pour éviter que l'afflux de réfugiés kurdes, voire de groupes armés, n'entraîne un affaiblissement du régime d'Ankara, allié essentiel des États-Unis et pièce maîtresse de l'ordre impérialiste dans la région. Mais pour la même raison il ne pouvait être question pour les États-Unis d'accepter que cette situation débouche sur la création explicite d'un État kurde au nord de l'Irak : là aussi, la Turquie ne pouvait accepter la création d'un État kurde qui aurait pu être un encouragement à la lutte des Kurdes de Turquie. Il en était de même d'ailleurs des régimes syrien et iranien, avec lesquels sans doute les États-Unis n'ont pas les mêmes relations privilégiées qu'avec le régime turc, mais qu'ils ne souhaitent pas pour autant déstabiliser, pas plus qu'ils ne le souhaitent pour le régime irakien.
UN ETAT KURDE DONT L'IMPERIALISME NE VOULAIT PAS
C'est pourquoi les dirigeants impérialistes, malgré leurs proclamations contre Saddam Hussein et leurs affirmations épisodiques de soutien à la population kurde contre la dictature de Bagdad, souhaitaient en réalité que la situation se règle de la façon la plus simple pour eux : par le rétablissement de l'autorité de Bagdad dans la région nord de l'Irak. L'attitude des États-Unis au cours de ce mois de septembre vient encore de le démontrer. Si des missiles américains ont été envoyés sur l'Irak, c'est apparemment surtout parce que le président Clinton, en campagne électorale, avait besoin de faire une démonstration de fermeté à l'égard du régime de Bagdad. Mais le choix des objectifs militaires, et même les déclarations explicites des porte-parole américains, démontraient que les USA ne voulaient nullement interdire à Saddam Hussein d'envoyer des troupes dans la région kurde.
Au fond, le régime irakien rendait en effet service aux dirigeants occidentaux en les débarrassant d'un problème qu'ils ne savaient comment régler. La seule condition pour eux était que cela ne s'accompagne pas d'une répression trop voyante qui pouvait les mettre en difficulté vis- à-vis de leur propre opinion publique, et réduire à néant les illusions que la population des États-Unis, ou des pays européens, pouvait encore avoir sur la justification des interventions armées occidentales par une prétendue défense du "droit des peuples".
Malheureusement, sur ce plan, les dirigeants impérialistes et le régime de Saddam Hussein ont été incomparablement servis par les dirigeants kurdes irakiens, qui en l'espace de cinq ans se sont chargés de démontrer eux-mêmes qu'ils ne valent pas mieux que les dirigeants des régimes voisins, de Bagdad à Ankara et de Damas à Téhéran.
LES PRINCIPAUX PARTIS KURDES
Les partis kurdes et leurs milices n'ont en effet eux-mêmes aucun caractère démocratique ; il s'agit de bandes armées obéissant à des chefs de guerre qui sont en même temps des chefs de clans féodaux. C'est particulièrement vrai du parti de Massoud Barzani, le PDK (Parti démocratique du Kurdistan), formé autour de ce chef de clan traditionnel qui a hérité lui-même ce rôle, à peu près comme on hérite d'un domaine ou d'une maison, de son père Mustafa El Barzani, chef de guérillas kurdes pendant trente ans. Mais c'est aussi vrai en fait de l'organisation de Jalal Talabani, l'UPK (Union patriotique du Kurdistan), même si elle a cherché à se donner les contours d'une organisation nationaliste plus moderne.
C'est sans doute l'organisation de guérillas kurdes de Turquie, le PKK (parti des travailleurs du Kurdistan), qui est la plus proche du modèle des organisations nationalistes que l'on a vu naître au lendemain de la Seconde Guerre mondiale dans un grand nombre de pays sous-développés. Organisation se réclamant à l'origine du maoïsme, elle s'inspire visiblement des méthodes du FLN algérien ou d'autres organisations de ce type. Il s'agit d'une organisation purement nationaliste, s'autoproclamant la seule représentante légitime des Kurdes de Turquie, voulant imposer sa direction et celle de son chef Abdulla Öcalan, dit "Apo", et prête pour cela à éliminer par les armes tous les concurrents éventuels. Organisation nationaliste bourgeoise, voulant se faire accepter par la petite bourgeoisie kurde et par ses notables comme leur représentante, voulant aussi démontrer aux dirigeants turcs eux-mêmes sa disponibilité à la collaboration et au dialogue, elle a d'ailleurs récemment déclaré, par la bouche même "d'Apo", que ses références d'origine au marxisme-léninisme étaient désormais dépassées.
En tout cas, que ce soit dans leur version quasi féodale le PDK de Barzani ou dans leurs versions plus modernes l'UPK de Talabani ou le PKK d'Öcalan , non seulement les principales organisations kurdes ne sortent pas des limites du nationalisme, mais il s'agit d'un nationalisme étroitement borné aux frontières des pays dans lesquelles elles agissent. Le PKK ne prétend représenter que les Kurdes de Turquie et ne propose aucune perspective politique aux Kurdes d'Irak ou d'Iran. Le PDK et l'UPK sont concurrents, mais ne prétendent s'adresser qu'aux Kurdes d'Irak. Quant aux principales organisations kurdes d'Iran, elles ont fondamentalement la même politique.
UN "REALISME" QUI MENE A L'ECHEC
Toutes ces organisations se comportent ainsi en vertu d'un prétendu réalisme visant non seulement à ne pas combattre tous les ennemis en même temps, mais aussi à tenter de se faire des alliés de l'un ou de plusieurs des régimes en place. Ainsi les guérillas kurdes d'Irak cherchent traditionnellement à obtenir l'appui de l'Iran, que son conflit chronique avec l'Irak peut intéresser à armer des groupes mettant en difficulté le régime de Bagdad. La réciproque est vraie pour les guérillas kurdes d'Iran, recherchant l'appui de l'Irak. En Turquie, le PKK d'Öcalan bénéficie de l'appui de la Syrie et cherche à obtenir au moins la neutralité de l'Irak. Le PDK et l'UPK du Kurdistan irakien ont noué des contacts avec le régime turc pour l'assurer qu'ils ne fourniraient pas de soutien au PKK contre Ankara, et pour tenter de le convaincre qu'au contraire l'établissement d'un État kurde au nord de l'Irak serait une garantie de stabilité pour le Kurdistan turc. Prolongeant cette attitude politique par l'action armée, on a vu les guérillas kurdes irakiennes combattre les troupes du PKK pour tenter de les empêcher d'établir, en territoire irakien, des bases d'appui pour leurs opérations sur le territoire turc. Le "réalisme" consistait en l'occurrence, à faire elles-mêmes la police contre le PKK en Irak pour tenter d'éviter que l'armée turque vienne la faire elle-même, ce dont de toute façon elle ne se prive pas.
Ces organisations prétendent combattre pour la cause nationale kurde. Mais leur politique les réduit en fait à peu de choses près à se comporter en armées supplétives de celle du pays situé de l'autre côté de la frontière, dépendantes de l'aide ou de la complaisance de ce pays, s'écroulant dès que, pour des raisons d'opportunité politique, ce pays cesse son soutien. On se souvient ainsi de l'écroulement presque instantané des guérillas kurdes de Mustafa El Barzani en Irak, en 1975, lorsqu'à la suite d'un accord entre Bagdad et Téhéran le régime du chah lâcha du jour au lendemain ses protégés kurdes irakiens. Et c'est sans doute quelque chose de semblable qui explique, en ce mois de septembre 1996, l'écroulement presque sans combat de l'UPK de Talabani face au PDK de Massoud Barzani, aidé il est vrai par l'armée irakienne. L'UPK avait sans doute parié à tort sur un soutien iranien qui n'est pas venu. En revanche, conscients qu'à un moment ou à un autre l'armée de Bagdad voudrait rétablir son autorité sur le nord de l'Irak, Massoud Barzani et le PDK n'ont pas trouvé d'autre moyen de sauver leur pouvoir que de se comporter en auxiliaires de l'armée de Saddam Hussein contre leurs rivaux de l'UPK. Appelant "à l'aide" les armées de Saddam Hussein contre les troupes de Talabani, accusées d'avoir "trahi" en se faisant les alliés de l'Iran, Barzani a fourni à Saddam Hussein le prétexte dont il avait besoin pour reprendre pied au Kurdistan. Il a par la même occasion fourni une excuse aux dirigeants américains, qui ont pu justifier leur non-intervention par le fait qu'il s'agissait d'un "conflit inter-kurde" (entre PDK et UPK) dont ils n'avaient pas à se mêler.
L'attitude de Barzani n'est d'ailleurs que le prolongement d'autres épisodes où l'on a vu les milices de l'UPK et celles du PDK s'affronter férocement pour le contrôle des différentes parties du Kurdistan "libéré". L'appel de Barzani à Saddam Hussein n'est qu'un degré supplémentaire de cette politique "réaliste", ou pour mieux dire carrément cynique.
Dans ces combats de cliques armées, il est évident que l'avis du peuple kurde est ce qui compte le moins. Il est tout au plus convié de façon plus ou moins pressante à fournir des combattants aux milices qui s'affrontent ; il est victime de toute façon des opérations de répression qui suivent régulièrement les changements d'autorité, opérations qu'il ne peut fuir qu'en déversant sur les routes des flots de réfugiés qui vont se heurter à la plus proche frontière, que l'armée du pays voisin se garde bien de leur laisser franchir. La répétition de ces tragédies, aux confins de l'Irak, de l'Iran et de la Turquie, n'empêche pas les dirigeants des diverses fractions kurdes de persévérer dans la même politique.
Aucun des régimes concernés n'est autre qu'une dictature militaire ou policière. Ne reconnaissant aucun droit démocratique réel à leur propre peuple, il n'est pas question pour eux de reconnaître un quelconque droit à l'autonomie de la population kurde, même pas dans le pays voisin. Malgré les conflits qui peuvent les séparer, les régimes irakien et iranien, turc et syrien, sont profondément complices quand il s'agit de nier ce droit aux populations kurdes. L'impérialisme lui-même, pour qui le maintien de l'ordre dans la région a besoin en fait du relais que constituent ces différents régimes, en est lui aussi profondément complice. Et tout le prétendu réalisme politique dont font preuve les organisations kurdes en cherchant à obtenir les bonnes grâces de l'un au moins de ces régimes contre l'autre, ne les sauve pas, et encore moins leur peuple.
UNE FATALITE HISTORIQUE ?
Aux aspirations nationales et démocratiques du peuple kurde, les organisations nationalistes n'offrent qu'un exutoire impuissant. Ces organisations ne pratiquent même pas un nationalisme prétendant offrir la perspective d'un État national à l'ensemble du peuple kurde ; mais seulement un moyen d'embrigader sa fraction irakienne, turque, iranienne ou syrienne au service d'appareils politico-militaires réactionnaires et rivaux.
Pourtant, cette dispersion du peuple kurde entre quatre États intégrés dans le système impérialiste, obstacle majeur à la constitution d'un État national kurde depuis plusieurs décennies car la création d'un tel État bouleverserait nécessairement le statu quo dans une région stratégique vitale pour l'ordre impérialiste ; cette dispersion pourrait se transformer en avantage. Mais ce serait à condition, justement, de ne pas respecter cet ordre impérialiste qui, jusqu'à présent, n'a jamais voulu satisfaire les aspirations nationales kurdes (et qui ne le voudra probablement pas dans l'avenir à moins qu'en cas de révolution partie d'autres peuples de la région, le nationalisme kurde puisse lui servir d'instrument).
La dispersion pourrait devenir un avantage à condition de mener une politique à l'opposé de la politique étriquée des organisations nationalistes kurdes, à condition de se battre au nom d'un programme hardi de revendications démocratiques et de changement social, susceptibles d'unifier non seulement les fractions dispersées du peuple kurde, mais aussi les classes exploitées des autres peuples. Tous les peuples de la région ont en commun d'être opprimés par des régimes autoritaires, pillés par l'impérialisme, emprisonnés dans des structures sociales archaïques.
La géopolitique et l'histoire ont placé le peuple kurde dans une situation comparable à bien des égards à celle du peuple palestinien. Comparables sont aussi les raisons pour lesquelles le droit à une existence étatique réelle leur a été refusé. Le peuple palestinien, qui avait été dispersé entre plusieurs États arabes réactionnaires, a été de fait pendant plusieurs années un facteur révolutionnaire dans tout le Proche et le Moyen-Orient. C'est ce rôle-là que leurs dirigeants nationalistes ont refusé d'assumer, préférant se contenter de la caricature d'État qu'Israël et l'impérialisme leur offraient.
Le peuple kurde pourrait avoir des possibilités comparables. Mélangé aux populations arabes, turques, iraniennes, il pourrait devenir dans la région un levier révolutionnaire capable de bouleverser cet ordre impérialiste dont il n'a rien à attendre, pas même la satisfaction du droit à une existence étatique réelle.
Il n'est pas vrai que, selon l'adage maintes fois cité, "les Kurdes n'ont que leurs montagnes, ils n'ont pas d'amis". Il est vrai en revanche qu'ils n'ont d'amis véritables, ni du côté des puissances impérialistes, ni du côté des régimes des quatre États entre lesquels se partage leur territoire, ni du côté de leurs dirigeants actuels. Mais ils ont des alliés possibles, d'abord dans les Kurdes des États voisins, ensuite dans les masses populaires, la classe ouvrière et tous les exploités de ces États, pour qui les régimes de Bagdad ou de Téhéran, de Damas ou d'Ankara, sont au moins autant des ennemis qu'ils sont ceux des Kurdes.
La population kurde de cette fin de vingtième siècle n'est plus seulement composée de paysans retranchés dans leurs montagnes. Elle comprend une population urbaine, et notamment une classe ouvrière, aujourd'hui nombreuse. Elle est nombreuse dans les villes du Kurdistan d'Irak, qui est en même temps une région pétrolière et industrielle. Mais il en est de même des grandes villes du Kurdistan de Turquie. Enfin, les Kurdes forment une fraction importante de la classe ouvrière des grandes villes turques, à commencer par la capitale économique du pays, Istanbul. Elle en est souvent la fraction la plus consciente, la plus politisée et le plus souvent à gauche.
UNE VOIE REVOLUTIONNAIRE PROLETARIENNE
Cette classe ouvrière pourrait jouer un rôle déterminant dans la lutte de classe, influencer la classe ouvrière turque et irakienne, iranienne et syrienne. Mais cela impliquerait de la part de ses organisations de mener une politique révolutionnaire, d'être prêts à combattre jusqu'au bout ces régimes au lieu de les présenter comme des appuis possibles contre le régime voisin appuis fallacieux et toujours prêts à se retourner contre les Kurdes.
Cela signifierait dépasser le nationalisme des actuelles organisations kurdes, qui n'est d'ailleurs même pas un nationalisme cherchant à donner une perspective à l'ensemble du peuple kurde, mais seulement un moyen d'embrigader selon les cas sa fraction irakienne, iranienne, turque ou syrienne au service d'appareils politico-militaires réactionnaires. Mais pour faire éclater l'actuel système de complicités qui lie les quatre États entre lesquels se divise le peuple kurde, il faudrait en fait quitter le terrain du nationalisme.
Car ce n'est pas le nationalisme kurde qui peut être un terrain commun à la classe ouvrière kurde et à la classe ouvrière turque, ou arabe de Syrie et d'Irak, ou plus généralement aux peuples de la région, qui ont tous en commun d'être opprimés par des régimes autoritaires et pillés par l'impérialisme. En fait, mener une telle politique ne serait possible que de la part d'organisations prolétariennes, communistes et internationalistes, ne limitant pas par avance leurs objectifs à la seule satisfaction des aspirations nationales des Kurdes.
Bien sûr, en luttant contre toute forme d'oppression, la classe ouvrière kurde, turque et arabe ne pourra que mettre à son programme la reconnaissance du plein droit des nations à disposer d'elles- mêmes, à commencer par celui des Kurdes à avoir leur propre existence nationale, à parler, écrire et étudier dans leur langue ; un droit élémentaire que le régime turc par exemple nie depuis soixante-dix ans. Mais un mouvement révolutionnaire prolétarien ne se limiterait pas à de tels objectifs. Il devrait lutter pour le renversement des régimes d'oppression en place, pour le pouvoir des masses prolétariennes de Turquie et d'Irak, d'Iran et de Syrie et bien sûr du Kurdistan, pour la substitution de l'actuel partage du Proche et du Moyen-Orient entre ces régimes sous surveillance de l'impérialisme, par une fédération socialiste des peuples de la région.
Le peuple kurde n'a en fait pas d'autre voie, fût-ce seulement pour faire valoir son droit à l'existence nationale, que de se battre aux côtés de la classe ouvrière des États où il vit, contre la domination des bourgeoisies locales et de l'impérialisme lui-même, et aussi d'ailleurs contre les clans bourgeois ou féodaux qui se présentent actuellement comme les dirigeants des Kurdes.
Cela passe par la création d'organisations révolutionnaires prolétariennes, se battant sur les bases qui sont celles du mouvement ouvrier. C'est sans doute une voie qui peut être longue et difficile. Mais elle est la seule qui peut conduire la population kurde à échapper à l'encerclement dont elle est victime, en trouvant avec toutes ses soeurs dans l'oppression une voie pour abattre celle-ci. Et combien d'échecs, combien de sacrifices et de massacres a déjà coûté aux Kurdes, en vain, la répétition de la politique sans issue des dirigeants nationalistes ?