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La politique des États-Unis en Colombie : des bandes d'hommes armés
Lors de son voyage à Washington en septembre dernier, le président de la République colombienne, Andrès Pastrana, a demandé une aide militaire accrue à Washington, de quelque 1,5 milliards de dollars sur trois ans, deux fois plus que ce que les USA donnent actuellement à la Colombie. Dans le cadre de son "Plan pour la paix, la prospérité et le renforcement de l'État", Pastrana veut doubler le nombre de soldats de métier pour qu'il atteigne 60 000 et porter les effectifs totaux de l'armée de 130 000 à 159 000, ainsi que multiplier les équipements en radars, moderniser ses avions de combat jet A-37 et acheter de nouveaux hélicoptères de combat, tout cela d'ici l'an 2003.
Le gouvernement américain a déjà accru substantiellement son aide militaire à la Colombie suite à l'élection de Pastrana comme président en juin 1998. 40 millions de dollars sont actuellement consacrés à la mise sur pied d'un bataillon aérien "anti-narcos" doté d'hélicoptères de combat et que les militaires américains entraînent sur place. Deux autres bataillons de ce type doivent être formés par la suite. En tout l'armée colombienne aura reçu 289 millions de dollars en 1999. L'aide militaire américaine a été accrue sous prétexte d'intensifier la "guerre contre la drogue".
C'est dire que la spectaculaire arrestation de trente personnes qui compteraient parmi les gros bonnets du trafic de drogue, réalisée en Colombie en octobre dernier conjointement par l'agence anti-drogue américaine (DEA), la police et l'armée colombiennes, tombe vraiment à point nommé.
Les autorités américaines n'ont pas hésité à qualifier l'opération de "victoire majeure pour les enfants américains" tout en admettant que l'impact de ces arrestations sur le prix de la cocaïne aux USA était "très difficile à apprécier".
Dans le passé, de telles arrestations n'avaient eu aucun impact sur le volume de la drogue entrant dans le pays. En 1991, le gouvernement colombien s'était vanté d'un grand succès lorsque le dirigeant du cartel de Medellin s'était rendu et avait été incarcéré. Après son évasion, il fut poursuivi par la police et finalement tué en 1993. Mais ces événements ne firent que favoriser le cartel rival, celui de Cali, qui s'empara des parts de marché. Il n'y eut aucune diminution du trafic. La même chose se reproduisit lorsque, au milieu des années quatre-vingt-dix, ce furent les dirigeants du cartel de Cali qui furent à leur tour emprisonnés. Le trafic fut dispersé en de multiples petits réseaux mais n'en continua pas moins à se développer.
Car le trafic de drogue ne se réduit pas à un individu, une famille ou même un cartel, aussi puissant soit-il. Le trafic de drogue est une véritable industrie, complètement intégrée dans le système capitaliste. Il est impossible de s'en débarrasser sans s'en prendre au système tout entier.
Mais si la "guerre contre la drogue" n'a pas enrayé le trafic de drogue, elle a par contre servi de couverture à d'autres guerres menées en Colombie, la guerre contre les guérillas qui contrôlent environ 40 % du territoire et surtout la guerre contre la population qui est l'une des plus pauvres d'Amérique du Sud.
L'accroissement rapide de l'aide américaine à la Colombie va alimenter la sale guerre des militaires et paramilitaires colombiens contre tous les opposants, y compris les militants paysans ou ouvriers, et les pauvres. Cette aide militaire ne peut qu'aggraver les souffrances de la population, son dénuement et son désespoir.
L'été dernier la presse a évoqué le fait que des troupes américaines pourraient débarquer en Colombie. Il évident que cela ne pourrait que constituer une catastrophe pire encore pour la population.
Le problème de la drogue et la crise économique
La drogue est un véritable problème, qui s'est aggravé ces vingt dernières années en liaison étroite avec le déroulement de la crise économique mondiale. Dans les grands pays industriels comme les USA, le développement de la pauvreté et l'augmentation considérable de la consommation de drogue ont transformé des quartiers entiers des grandes villes en coupe-gorge.
Parallèlement, les pays sous-développés ont été soumis à une pression accrue de la part de l'impérialisme pour les obliger à s'ouvrir à la concurrence internationale et accepter un afflux d'importations, y compris alimentaires, en provenance des pays riches, quitte à ruiner certaines productions locales. Des paysans ont été ruinés par milliers parce qu'ils ne pouvaient concurrencer une "agriculture rationnelle et moderne" !
En Colombie, la chute du prix du café, qui était la principale denrée d'exportation, a encore aggravé les difficultés. En effet, à la fin des années quatre-vingt, l'accord international sur le café fut dénoncé sous la pression des USA et le prix du café plongea de 40 %, ruinant des pans entiers de la paysannerie. La "rationalité du marché", tant vantée par les laudateurs du capitalisme, ne laissa guère d'autre choix aux agriculteurs que de cultiver les seules plantes pour lesquelles il existait encore un marché à l'exportation : la coca et le pavot permettant de fabriquer des drogues illégales, cocaïne et héroïne. Et bien que les USA aient mené des opérations spectaculaires pour tenter d'éradiquer ces cultures, ils ne purent ni ne voulurent offrir aux paysans des cultures de substitution.
La production de drogue : une entreprise capitaliste comme une autre
La production et la distribution de drogues illégales font partie intégrante de l'économie capitaliste, d'autant que cette activité est fort lucrative. Ce fut une source d'enrichissement important pour les pays impérialistes. Au 19e siècle, l'Empire britannique, l'impérialisme le plus puissant à l'époque, était aussi le principal trafiquant de drogue du monde, qui mena deux guerres contre la Chine pour lui imposer l'achat et la consommation d'opium produit en Inde. La reine Victoria affirmait : "Ce serait inopportun d'abandonner une source de revenus si importante" !
Voilà une leçon que l'impérialisme américain a apprise par coeur.
La culture et la production de cocaïne ou d'héroïne qui demandent beaucoup de main-d'oeuvre s'effectuent principalement dans les pays sous-développés et l'essentiel de la production est ensuite écoulé vers les pays riches. Le caractère illégal de ces drogues accroît les risques qui sont compensés par une prime de risque, c'est-à-dire un surprofit. Ces surprofits sont réalisés surtout à travers le conditionnement, la distribution, la vente finale au détail, c'est-à-dire qu'ils sont réalisés surtout dans les pays impérialistes.
Les principales banques et institutions financières américaines ou européennes se disputent d'ailleurs l'argent de la drogue. Non seulement les banques ont des succursales dans des dizaines de paradis fiscaux comme les Bahamas ou les îles Caïman mais, pour mieux servir leur clientèle, elles ouvrent aussi des agences dans les petites villes de Colombie où l'industrie de la drogue est la seule activité lucrative. Les principales banques européennes et américaines s'y font concurrence pour attirer les dépôts en liquide. Elles prennent de fortes commissions pour blanchir l'argent sale et peuvent même consentir des prêts avec un fort taux d'intérêt au client qui veut garder l'anonymat. Enfin l'argent blanchi est recyclé dans des affaires légales aux USA ou dans d'autres pays, ainsi qu'en Colombie.
La valeur des exportations colombiennes de drogue est estimée à cinq ou six milliards de dollars par an dont environ deux milliards de dollars sont réinvestis en Colombie chaque année. Dans les années quatre-vingts et quatre-vingt-dix, ce flot de capital n'a été que légèrement inférieur au capital légal qui s'investissait chaque année dans le pays. C'est dire que l'argent de la drogue a contribué à doper l'économie colombienne, a contribué au paiement régulier de la dette extérieure et permis ainsi au moins jusqu'à récemment d'éviter de faire appel au FMI et de devoir en passer par ses conditions. L'importance de ce flux d'argent s'est encore accrue avec la chute des prix du café.
Le gouvernement colombien s'est toujours évertué à mettre la main sur l'argent de la drogue. Depuis la deuxième moitié des années soixante-dix, c'est-à-dire depuis le développement de la production de drogue en Colombie (à l'époque il s'agissait de la marijuana) la banque centrale a ouvert un guichet spécial pour les dépôts d'argent sale effectués dans la discrétion. Au début des années quatre-vingt-dix, l'un des principaux enjeux des négociations menées entre le gouvernement et les barons de la drogue était bien la quantité d'argent que ceux-ci étaient prêts à rapatrier dans le pays et à confier à la banque centrale.
Les barons de la drogue placent une bonne partie de leurs capitaux dans des affaires légales, dans des actions et des obligations, dans la construction de luxe, dans les centres commerciaux. On estime de 10 à 20 % la part de l'immobilier qu'ils détiennent. Ils investissent aussi un peu dans l'industrie et bien sûr dans la finance. Avant leur arrestation dans les années quatre-vingt-dix, les principaux dirigeants du cartel de Cali étaient deux frères dont l'un était vice-président de la Banque interaméricaine de Panama et l'autre possédait la Banco de los Trabajadores.
Une grande partie de leurs capitaux est également consacrée à l'achat de terres qu'ils exploitent très légalement, souvent en y élevant du bétail. La terre peut s'acheter bon marché auprès des paysans ruinés par la chute des prix ou mis dehors de force. En moins de vingt ans, les barons de la drogue sont devenus propriétaires du tiers des terres agricoles du pays.
Mais aussi importante que soit l'accumulation des richesses dans les mains des barons de la drogue, cela ne représente qu'une petite partie de l'argent réalisé dans le trafic de drogue aux États-Unis car, une fois hors de Colombie, la drogue est vendue de plus en plus cher à chaque étape. L'Organisation des États américains (OEA) estime que la taille du marché des drogues illégales aux USA est aujourd'hui de 150 à 200 milliards de dollars annuels. La valeur de la cocaïne, dont 70 % proviennent de Colombie, serait d'environ 60 milliards de dollars. De plus, une part croissante de l'héroïne consommée aux USA provient aussi de Colombie. C'est dire que la quasi-totalité de l'argent provenant du trafic de la drogue est réalisée aux USA et y reste pour le plus grand profit des grandes banques et de l'économie du pays.
Si l'État américain voulait vraiment livrer une guerre à la drogue, comme veulent le faire croire les politiciens avec des discours enflammés, alors leurs enquêtes criminelles suivraient l'argent à la trace. Cela les amènerait sans doute dans les halls luxueux de quelques-unes des principales banques et entreprises du pays.
Mais l'impérialisme américain préfère bien plutôt faire la guerre aux paysans colombiens, aspergeant leurs terres, détruisant leurs récoltes de coca ou de pavot, empoisonnant le sol, les animaux et les hommes avec toutes sortes de produits chimiques. Les paysans qu'on attaque ainsi sont ruinés mais cela n'aboutit pas à une diminution des cultures. En fait la production de coca a augmenté de 50 % ces deux dernières années. Les cultures sont simplement déplacées plus à l'intérieur du pays, là où elles peuvent être mieux défendues par les gangs des trafiquants. Ni les USA ni le gouvernement colombien n'ont mis en place un programme incitant les paysans à se tourner vers des cultures de substitution. Tant que la culture de la coca ou du pavot sera la seule possibilité de survivre, les paysans n'ont même pas vraiment le choix.
Derrière la façade démocratique : les gangs paramilitaires
Le régime politique de la Colombie a tous les attributs de la démocratie : une constitution, des élections, des partis politiques... Le pays est même considéré comme la plus ancienne démocratie d'Amérique latine. En fait, il illustre parfaitement à quel point le régime parlementaire n'est que la feuille de vigne qui dissimule la domination des classes riches.
Jusqu'à la fin des années quatre-vingt, le régime resta celui issu de la période des dix années de guerre civile appelée "la Violencia", de 1948 à 1957, au cours de laquelle 300 000 personnes périrent. Cette guerre se déroula entre les deux partis dominants, les libéraux et les conservateurs, représentant chacun des clans différents de la même classe des propriétaires fonciers. Au début de cette guerre civile, les deux partis avaient déjà une longue histoire de guerres civiles et de combats meurtriers qui remontait au siècle précédent. "La Violencia" se termina finalement par un accord des deux partis pour se partager le pouvoir, accord intitulé "Front national" et inscrit dans la constitution. Les deux partis s'engageaient à alterner à la présidence de la république, à se partager également les postes de ministres et les postes dans l'administration à tous les niveaux. Il y a si peu d'enjeu dans les élections qu'entre deux tiers et trois quarts des électeurs ne se donnent pas la peine de voter.
Les libéraux et les conservateurs, qui représentent la classe des quelque 200 000 propriétaires terriens possédant les meilleures terres, laissant les paysans dans la misère et manquant de terres, avaient le monopole du pouvoir.
Le régime était si peu démocratique qu'il ne laissait aucune place à ceux qui réclamaient la moindre réforme démocratique sans même parler de la réforme agraire. Aucune voie parlementaire n'était laissée à la moindre opposition. Nombreux furent ceux qui ne virent pas d'autre issue que la lutte armée. Au fil des années suivantes surgirent de très nombreuses guérillas dont les FARC, liées au parti communiste, la guérilla la plus ancienne et encore aujourd'hui la plus nombreuse ; l'ELN créée par des étudiants et des prêtres influencés par la révolution cubaine ; le M-19, une guérilla nationaliste ; l'EPL qui était maoïste, et bien d'autres.
A partir des années quatre-vingt, différents gouvernements colombiens tentèrent de mettre fin aux affrontements armés en négociant avec les guérillas, promettant certaines réformes démocratiques et sociales. Mais les militaires et les paramilitaires, qui n'ont aucun intérêt à la fin des affrontements, sabotèrent systématiquement toute tentative d'apaisement.
Le président Belisario Bettancourt, un conservateur, fut le premier à tenter de faire la paix avec les guérillas. A peine élu en 1982, il leva l'état de siège en vigueur depuis 34 ans et, quelques mois plus tard, accorda une amnistie aux combattants. En 1984, la plupart des groupes de guérillas signèrent une trêve avec le gouvernement et acceptèrent de constituer des partis politiques légaux. Mais l'armée refusa de respecter la trêve et les paramilitaires et autres escadrons de la mort se mirent à assassiner les guérilleros qui réintégraient la vie civile, les prisonniers libérés après l'amnistie et ceux qui déposaient leurs armes.
L'ambassadeur américain en Colombie fit savoir que les États-Unis désapprouvaient ces négociations avec les guérillas, le prétexte étant que ces dernières avaient des liens avec les trafiquants de drogue.
Suite aux attaques dont ils furent victimes, les groupes de guérillas reprirent les armes les uns après les autres, à l'exception des FARC qui créèrent un parti légal, l'Union patriotique (UP). Dans les mois qui suivirent sa création, 350 de ses membres furent assassinés par les paramilitaires, ce qui poussa les FARC à reprendre alors elles aussi la guérilla. Pardo Leal, candidat de l'UP aux élections présidentielles, fut assassiné en 1987, comme le fut trois ans plus tard, Jaramillo Ossa, lui aussi candidat de l'UP aux présidentielles. Plus de 3 000 membres de l'UP ont été assassinés à ce jour.
Lorsque le M-19 voulut lui aussi entrer dans le jeu politique légal, la même chose se produisit. En 1988, pour forcer le gouvernement à négocier avec lui, le M-19 avait kidnappé et retenu prisonnier pendant deux mois le dirigeant du parti conservateur. Après avoir obtenu quelques engagements de la part du gouvernement, le M-19 forma son parti légal, l'Alliance démocratique, AD-M19. Mais son candidat aux élections présidentielles, Carlos Pizarro, fut assassiné en avril 1990, comme le furent de nombreux autres membres du nouveau parti.
En 1991, le président Gaviria fit adopter une nouvelle constitution qui faisait une petite place aux partis autres que les deux partis traditionnels. Mais la situation ne changea pas pour autant avec les guérillas car les militaires et paramilitaires continuèrent à recourir aux provocations, assassinats, tortures et terreur pour saboter toute tentative de règlement. Lorsque le gouvernement essaya une nouvelle fois de parvenir à un accord de paix avec les guérillas, deux groupes, le PRT et l'EPL déposèrent les armes. Les mois suivants, 200 ex-membres de l'EPL furent assassinés sur les 2 000 qui avaient déposé les armes. C'est ainsi que trêves, négociations, états de siège et assassinats continuèrent à se succéder jusqu'à aujourd'hui.
Récemment, le président Pastrana a entrepris une nouvelle tentative de pourparlers de paix. En juillet 1998, un mois avant d'entrer en fonction, il a rencontré le dirigeant historique des FARC, Manuel Marulanda, afin de mettre sur pied des négociations à partir de janvier. Mais dans les premières semaines de janvier, les paramilitaires exécutèrent 140 personnes, pour bien montrer que les négociations seraient une nouvelle fois vouées à l'échec.
Sans s'opposer formellement aux négociations avec la guérilla, les représentants des USA désapprouvèrent Pastrana d'avoir, en signe de bonne volonté, accepté de démilitariser une zone au profit des FARC. Selon les USA, les FARC ne sont que des bandes de "narco-guérillas" à qui on ne doit faire aucune concession. C'est là un encouragement pour les militaires et les paramilitaires qui utilisent le même type d'argument pour justifier les massacres et le sabotage de toutes les tentatives d'engager des pourparlers.
Pendant des dizaines d'années, le gouvernement américain a soutenu l'armée et les paramilitaires qui lui sont liés et agissent en toute impunité. Aujourd'hui ce soutien est accordé sous prétexte de lutter contre la drogue, exactement comme il fut donné pendant bien longtemps sous prétexte de combattre le communisme et la prétendue menace soviétique.
Les États-Unis inaugurèrent le premier programme d'entraînement anti-guérilla d'Amérique latine en Colombie en 1955 à l'Ecole de Lancero, complétant ainsi la formation fournie gracieusement par les USA aux officiers latino-américains dans la trop fameuse Ecole des Amériques, fort longtemps située dans la zone du canal de Panama sous le contrôle des USA. C'est dans ces écoles qu'on apprenait le métier : terroriser les populations en recourant à la torture, aux coups tordus, aux massacres perpétrés par différentes techniques. Dans les années soixante, Kennedy, en confiant aux armées latino-américaines la tâche d'assurer le maintien de l'ordre dans leur propre pays, encouragea la création de structures paramilitaires, donna aux pays d'Amérique latine l'aide militaire et les moyens de les mettre sur pied. Un décret du gouvernement colombien de 1965 autorisait l'armée à aider à la constitution de groupes prétendument "d'auto-défense", c'est-à-dire des unités paramilitaires destinées à contrôler la population.
Depuis lors, l'aide militaire américaine à la Colombie ne fit qu'aggraver les conflits. Elle a contribué à la militarisation de toute la société. Au milieu des années quatre-vingt, on a recensé 140 groupes paramilitaires en Colombie ; depuis lors, ils se sont renforcés.
Leur cible principale n'est pas tant les guérillas que la population civile. Ils assassinent les gens de gauche, les syndicalistes, et plus généralement tous les opposants. Ils perpètrent d'horribles massacres, exécutant la population de villages entiers, pour semer la terreur et s'emparer des terres. On a vu que 3 000 membres de l'Union Patriotique (proche du PC) ont été exécutés. Quelque 2 300 membres de la CUT, la principale confédération syndicale, furent assassinés, dont au moins 120 membres du syndicat des travailleurs du pétrole ; et en octobre 1998, c'est le dirigeant de la CUT, Jaime Ortega qui fut exécuté en pleine rue. Des groupes paramilitaires se sont spécialisés dans le "nettoyage social", massacrant des drogués, des prostituées, des mendiants, des homosexuels et jusqu'aux enfants de la rue. Les paramilitaires sont responsables des trois quarts des 3 000 meurtres politiques commis chaque année.
L'impunité totale dont jouissent ces criminels encouragent le développement de la violence et de la criminalité dans l'ensemble du pays. La Colombie est le pays le plus violent du monde avec plus de 30 000 meurtres par an pour 39 millions d'habitants.
Derrière la façade du régime démocratique, il y a donc eu une militarisation complète de la société depuis vingt ans. Et les USA ont joué un rôle majeur dans cette dégradation dramatique de la vie de la population.
La drogue : un prétexte commode
Les États-Unis et les militaires colombiens justifient la violence exercée contre les guérillas par le fait que ce seraient des "narco-guérillas". C'est un prétexte bien mince. Certes, les guérillas se font payer pour protéger les cultures illégales des paysans, pour protéger les laboratoires clandestins ou les pistes d'atterrissage des trafiquants, tout comme elles kidnappent des gens pour obtenir une rançon ou qu'elles extorquent de l'argent en menaçant de faire sauter les installations pétrolières. Cela illustre à quel point l'argent de la drogue s'est infiltré partout dans la société et a contaminé y compris les guérillas.
Mais il est de notoriété publique que les paramilitaires soutenus par les États-Unis sont bien plus étroitement liés au trafic de la drogue que les guérillas. Plusieurs groupes paramilitaires ont même été constitués au départ par les trafiquants. D'après les rapports des services du gouvernement colombien lui-même, la plus grande organisation paramilitaire, l'AUC (Autodéfenses Unies de Colombie), dirigée par Carlos Castano, est la création d'un consortium de trafiquants de cocaïne.
Grâce à leur richesse, les barons de la drogue peuvent pénétrer tous les milieux, et peser sur les décisions politiques, exactement comme n'importe quel gros capitaliste. Ils ont aussi les moyens de corrompre bien des gens, officiers, politiciens, juges, journalistes, etc. Leur dernier moyen de pression est le meurtre, qu'ils utilisent suffisamment souvent pour que tous ceux qui leur résistent sachent qu'ils sont menacés de mort. Parmi les victimes les plus connues des narco-trafiquants figurent Rodrigo Lara Bonilla, ministre de la Justice de Bettancourt, assassiné en avril 1984 ; Guillermo Cano, le rédacteur en chef du grand journal libéral, El Espectador, exécuté en décembre 1986 ; Carlos Mauro Hoyos, le procureur général qui avait dénoncé publiquement les liens entre les narco-trafiquants et l'armée, tué en janvier 1988 ; Luis Carlos Galan, un dirigeant libéral dissident, candidat aux élections présidentielles, assassiné en août 1989. Il y a plusieurs centaines de ces meurtres chaque année. Les barons de la drogue n'offrent pas d'autre choix que de se laisser acheter ou de se faire tuer : "Plata o Plomo".
Au fil des ans, ce sont des juges, des sénateurs, des prêtres, des généraux, des ministres et même un chef de la police qui furent convaincus de liens avec les trafiquants. Une telle infiltration de l'appareil d'État et de l'armée aurait de quoi inquiéter les USA si leur objectif était réellement la lutte contre la drogue. Ils pourraient parler à plus juste titre de "narco-armée" plutôt que de "narco-guérillas". D'ailleurs en Colombie même, l'armée de l'air est désignée comme le "cartel bleu".
Les militaires sont en effet parmi les principaux protecteurs des trafiquants. Par exemple, en novembre 1985, les militaires tuèrent plusieurs juges considérés comme progressistes impliqués dans la poursuite des trafiquants. Ils saisirent l'occasion d'une action spectaculaire du M-19 qui s'était emparé du palais de justice de Bogota pour obtenir de pouvoir faire une déclaration publique relayée par la presse. Les militaires décidèrent eux-mêmes de lancer l'assaut, massacrèrent les guérilleros et les juges et brûlèrent les dossiers des narco-trafiquants.
Un scandale récent a levé, une fois encore un petit coin du voile. En 1994, immédiatement après son élection à la présidence de la République, Ernesto Samper, fut accusé par son rival, Pastrana, d'avoir reçu plusieurs millions de dollars du cartel de Cali pour sa campagne. Pendant l'enquête, le ministre de la Défense et ex-directeur de campagne de Samper, Fernando Botero Zea, fut arrêté et parla. Trois ministres, de nombreux membres du parlement furent poursuivis. Le parlement décida malgré tout d'acquitter Samper.
Après ce scandale, le gouvernement Clinton "décertifia" la Colombie pour ne pas avoir assez coopéré dans la lutte contre la drogue, geste symbolique à l'adresse de l'opinion publique américaine destiné à montrer la fermeté de Washington dans sa lutte contre le trafic. Evidemment cela n'empêcha pas les USA de poursuivre leur aide militaire à la Colombie et même de l'accroître considérablement et de renforcer ainsi les principaux alliés des trafiquants, tout cela au nom de la "guerre contre la drogue".
La militarisation de la societe américaine
Pour l'impérialisme américain, la "guerre contre la drogue" est une bonne affaire et pas seulement parce qu'elle permet l'intervention des USA dans un pays comme la Colombie. La "guerre contre la drogue" a été utilisée contre la population américaine elle-même.
Il est de notoriété publique que différents services de l'État américain la CIA, DEA (agence de lutte contre la drogue) et d'autres se sont souvent eux-mêmes livrés au trafic de la drogue pour financer leurs propres opérations et que cette drogue a fini sur le marché américain. Pendant la guerre du Vietnam dans les années soixante, la CIA créa sa propre compagnie aérienne "Air America", pour transporter l'opium fabriqué en Asie du Sud-Est, inondant les villes américaines avec de l'héroïne bon marché au moment même où des millions de gens étaient en train de se révolter. Manifestement, cet afflux d'héroïne constituait autant une arme contre la population américaine qu'un moyen de financer des opérations à l'étranger.
A Détroit par exemple, une ville qui avait été ébranlée par la révolte massive de 1967, l'héroïne arriva peu après. Pendant toute une période, alors que les stocks de marijuana s'épuisaient, l'héroïne était abondante et bon marché à un moment, moins chère même que la marijuana. Au début des années soixante-dix, alors que de jeunes ouvriers paralysaient les usines d'automobiles par ce qui apparaissait comme une interminable série de grèves sauvages, la drogue fut largement tolérée dans les usines : mieux valait un jeune en colère en train de s'assoupir sur la chaîne plutôt que se battant pour quelque chose.
Parallèlement, l'afflux de drogue dans les banlieues, qui se traduisit par une véritable augmentation de la criminalité, servit de prétexte aux opérations coups de poing de la police dans les quartiers pauvres. Cela ne veut pas dire que la police de Détroit était en train d'éliminer le trafic de drogue. Bien au contraire, nombre de policiers protégeaient ouvertement les petits trafiquants quand ils ne se livraient pas eux-mêmes au trafic , et utilisaient leurs voitures officielles pour faire la tournée de ceux qui leur remettaient, ouvertement dans la rue, les sommes convenues.
Une affaire célèbre défraya la chronique à partir des années soixante-dix : quelques jeunes Noirs, voulant empêcher la consommation d'héroïne de se répandre dans leur quartier, s'attaquèrent aux officines clandestines, s'emparant de l'argent trouvé et détruisant la drogue. Les policiers leur tendirent un piège avec l'intention de les abattre ; mais plusieurs policiers furent tués et les trois jeunes réussirent à s'échapper. Ils bénéficièrent ensuite pendant des mois de la protection de la population. Deux d'entre eux, John Boyd et Mark Bethune, furent finalement poursuivis jusqu'à Atlanta par la police qui les abattit mais le troisième, Hayward Brown, fut acquitté par un jury à Détroit. Par la suite, Brown fut persécuté pendant des années par la police, inculpé dans toute une série de coups montés mais à chaque fois acquitté par un jury qui refusait de marcher dans les coups montés de la police. Il fut tué des années plus tard, par des trafiquants de drogue, à la grande satisfaction de la police qui l'annonça par des communiqués réjouis sur ses propres antennes.
Ce n'est qu'un exemple bien sûr, mais on pourrait le retrouver sous une forme ou sous une autre dans bien des villes du pays. La police de Chicago justifia son raid meurtrier dans l'appartement où Fred Hampton et Mark Clark, membres des Panthères noires, dormaient, en affirmant qu'elle avait des raisons de croire à la présence de drogue et d'armes dans l'appartement. L'afflux de drogue dans les villes a depuis longtemps servi de justification aux attaques contre des militants.
Aujourd'hui, il y a près de deux millions de prisonniers aux États-Unis, dont près de la moitié pour des infractions relativement mineures liées à la drogue. Cela n'illustre nullement l'élimination du trafic mais bien plutôt l'augmentation de la consommation. Ceux qu'on emprisonne ne sont généralement pas les gros bonnets à la tête du trafic et certainement pas ceux qui font le plus d'argent sur le dos des malades de la drogue. Ce ne sont le plus souvent que des consommateurs ou des drogués.
Il est évident que "la guerre contre la drogue" a été l'occasion pour l'appareil d'État de se renforcer et développer quelques métastases supplémentaires. Ces vingt dernières années, la guerre contre la drogue a servi de justification pour consacrer encore plus d'argent et de moyens aux forces de répression. Les services de police du gouvernement ont enflé à tous les niveaux, qu'il s'agisse de la police, du FBI, de la CIA, de la DEA (agence contre la drogue), de l'ATF (chargé de faire appliquer les règlements, en particulier fiscaux, sur l'alcool, le tabac et les armes) avec toute une série de services spécialisés, d'unités d'élite etc. Un poste ministériel celui de "tsar de la drogue" ! a été créé pour coordonner la politique concernant la drogue.
La DEA et l'ATF se jouent toutes deux de la constitution qui interdit qu'une force de police intérieure soit utilisée dans d'autres pays et, inversement, que des forces armées intervenant à l'extérieur du pays puissent être utilisées à l'intérieur des USA. Sous prétexte que les trafiquants sont retors, toutes les agences gouvernementales en prennent de plus en plus à leur aise avec ce qui était auparavant considéré comme la limite légale à ne pas franchir, s'arrogeant de nouveaux pouvoirs de surveillance des personnes, de fouilles, de saisies et confiscations de biens personnels, sans oublier qu'elles continuent à tabasser et tuer des gens pratiquement en toute impunité.
Ces dernières années, les tribunaux ont utilisé contre les syndicats les lois "contre les associations de criminels" qui sont censées viser le crime organisé et le trafic de drogue.
De plus en plus souvent, on voit ces officines policières, en particulier celles qui fonctionnent dans l'ombre, se financer avec le produit d'activités illégales. Dans les années quatre-vingt, le scandale dit de l'Iran-Contra leva un petit coin du voile sur la façon dont la CIA vendait des armes contre de la drogue, qu'elle revendait pour acheter de nouvelles armes pour les troupes de "contras" qui terrorisaient la population au Nicaragua. Une opération du même type existait en Afghanistan où la CIA vendait des armes contre de l'opium, pour armer les muhjahidines.
Les scandales d'Air America, de l'Iran-Contra ou d'Afghanistan furent dénoncés publiquement, mais combien ne l'ont pas été ? Certes, tous les appareils d'État utilisent les mêmes méthodes, mais les États-Unis sont sans doute encore capables d'en remontrer aux autres.
"Guerre contre la drogue" et trafic de drogue : des jumeaux
Le trafic illégal de drogue et la "guerre contre la drogue" s'alimentent l'un l'autre, engendrant des revenus et des profits pour les industriels et les banquiers et fournissant en même temps un prétexte "humanitaire" pour renforcer l'appareil d'État.
Le fait que les trafics de drogue et d'armes dominent la vie d'un pays comme la Colombie n'a rien d'étonnant. Ces deux activités sont parmi celles qui jouissent du meilleur taux de croissance dans le monde. Au lieu que la croissance économique soit basée sur le développement des productions utiles, l'économie repose de plus en plus sur la production d'engins de destruction ou de substances mortelles. C'est une illustration de plus de la pourriture du système capitaliste.
Oui, il faudrait faire la guerre à la drogue. Mais ce n'est pas l'impérialisme américain, ni aucun autre, qui pourra la mener. Il n'a pas été capable d'arrêter l'énorme développement de la drogue au cours de ces vingt dernières années parallèlement à l'augmentation de l'aide militaire américaine à des pays comme la Colombie.
Aujourd'hui, le gouvernement américain veut augmenter encore ses subventions militaires à la Colombie. Il est d'autant plus difficile de savoir où il veut en venir que sa politique est faite de coups tordus, de manoeuvres en sous-main, de double langage et de mensonges éhontés à destination de son opinion publique. Mais quelles que soient les intentions des USA (la simple poursuite de la politique menée depuis vingt ans, l'augmentation du nombre de militaires américains présents en Colombie pour "conseiller" et entraîner l'armée colombienne dans la lutte contre les guérillas, ou bien une intervention plus directe avec l'envoi de troupes américaines comme il en a été question récemment), ce qui est sûr, c'est que non seulement ils ne gagneront pas la bataille contre la drogue, mais qu'ils aggraveront encore la violence contre la population et ses souffrances.
Oui, il faut combattre la drogue. Mais aussi la pauvreté, qui est à l'origine des cultures de coca ou de pavot et aussi largement à l'origine de l'énorme consommation qui en est faite. Mais aussi l'exploitation et la violence exercée contre les masses laborieuses. Mais cela veut dire combattre le système capitaliste tout entier. Ce n'est qu'après avoir détruit le capitalisme que l'on pourra bâtir une société dans laquelle chacun pourra vivre correctement de son travail, où les besoins fondamentaux de chacun seront satisfaits et où il n'y aura plus besoin de drogue ni d'armes. Cela s'appelle le communisme.