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Un nouveau gouvernement de combat contre les classes exploitées
Il n'est pas évident de voir qui est le principal gagnant du "non" au référendum, mais son grand perdant est indiscutablement Chirac. La brutale perte de crédit qu'il a subie n'a cependant pas profité à la gauche. Avoir entraîné la direction du Parti socialiste dans le discrédit du "oui" est même le seul lot de consolation pour Chirac, qui a toutes les raisons de se mordre les doigts d'avoir fait le choix du référendum.
C'est à l'intérieur même de la droite comme de la gauche que la victoire du "non" a modifié les rapports de forces.
Dans le camp de la droite, c'est au profit de Sarkozy que le rapport des forces a changé. Il avait pourtant appelé également à voter "oui" mais, étant le principal rival de Chirac pour être le candidat de la droite à la prochaine élection présidentielle, l'effondrement du crédit de Chirac s'est traduit pour ainsi dire mécaniquement par un renforcement du sien. Et il avait les moyens politiques pour amplifier l'effet mécanique.
Les sondages valent ce qu'ils valent mais la cote de popularité de Chirac s'est véritablement effondrée non seulement du côté de l'électorat de l'UDF de Bayrou mais aussi de celui de l'UMP. C'est son propre parti, à commencer par les notables dont il a fait les carrières, qui de toute évidence considère que Chirac est devenu un handicap pour conserver la majorité à droite aux échéances électorales de 2007. La nomination de Sarkozy comme deuxième personnage du gouvernement, au côté de Villepin, était, dans l'immédiat, un geste en direction de l'appareil de l'UMP et de ses notables et, au-delà, en direction de l'électorat de droite. C'est, de la part de Chirac, la promesse implicite qu'il n'a pas l'intention d'affaiblir la candidature de Sarkozy en 2007 en avançant la sienne.
Chirac a dû en tout cas manger son chapeau en abandonnant son exigence antérieure d'obliger Sarkozy à choisir entre la présidence de l'UMP et un poste ministériel. Il a dû accorder à son rival la meilleure position pour préparer la prochaine élection présidentielle. Pas le poste de Premier ministre qui risquait de le déconsidérer avant l'échéance décisive mais le ministère le plus adapté à préparer celle-ci tant sur le plan politique que sur le plan technique.
Sur le plan politique, c'est au ministère de l'Intérieur que Sarkozy peut le mieux se poser en "homme fort", développer une démagogie sécuritaire, choyer la police, s'en prendre aux travailleurs immigrés et toucher donc cette partie de l'électorat de droite qui vote déjà Le Pen ou est tentée de le faire.
Là, le positionnement politique de Sarkozy rejoint l'intérêt de l'ensemble de la droite. Bien que majoritaire sur le plan électoral, la droite gouvernementale subit depuis un quart de siècle la concurrence de Le Pen et du Front national qui représentent entre 15 et 20% de l'électorat. La loi électorale majoritaire étant ce qu'elle est, le Front national n'a pas de représentant au Parlement mais, dans de nombreuses circonscriptions, ses candidats ont le pouvoir d'empêcher l'élection d'un député UMP. Prendre des voix au Front national, en jouant la même musique que son chef, peut sauver bien des postes de députés de droite.
Les avantages du ministère de l'Intérieur sont aussi évidents sur le plan technique car c'est le ministère qui contrôle l'appareil préfectoral, les Renseignements généraux, le découpage des circonscriptions électorales. Sans parler de la possibilité de faire des croche-pieds en tout genre en direction d'un concurrent.
Et, pour parfaire le tableau, le ministre de l'Intérieur est flanqué d'un ministre délégué aux Collectivités territoriales et d'un autre chargé de l'Aménagement du territoire. Les deux sous-ministres sont de ses proches et contrôlent la distribution de l'argent et ont donc le pouvoir de donner un coup de pouce à un élu en difficulté en débloquant un crédit, en promettant une route ou en favorisant un investissement. À charge de revanche...
Même si Chirac lui laisse le champ libre, Sarkozy n'est pas pour autant débarrassé de Villepin et de l'éventuelle candidature de ce dernier. Mais il se sera aménagé une position forte, sans être exposé au même degré que le Premier ministre. Leur rivalité servira de fond de scène à l'actualité politique, au moins jusqu'à janvier 2007 où l'UMP devra désigner son candidat à la présidentielle.
À peine le gouvernement installé, Sarkozy a engagé la guérilla contre Villepin. Un jour, il fonce se faire photographier à Perpignan, où la situation est tendue entre les communautés gitane et maghrébine, pour montrer qu'il est plus réactif que son prédécesseur au ministère de l'Intérieur. Un autre, il clame devant ses groupes de l'UMP que c'est lui, le chef de la majorité. Le troisième, il identifie lourdement Villepin à Chirac de façon que le discrédit du second frappe le premier qui passe pour son protégé. Et il n'a pas besoin de rappeler aux caciques de son parti qu'au double titre de chef de l'UMP et de ministre de l'Intérieur, c'est lui qui sera le maître des investitures aux législatives de 2007. Argument ô combien convaincant !
Cette guérilla permanente fait désordre, certes. Elle fragilise le gouvernement, certes. Elle promet des crises ministérielles avant même l'échéance électorale. Tout cela fait "fin de règne", comme le répètent tous ceux qui espèrent que la fin de règne du clan Chirac annonce l'avènement de celui de Sarkozy.
Mais ce n'est pas pour autant que le gouvernement Villepin sera incité à modérer la politique anti-ouvrière menée par son prédécesseur, le gouvernement Raffarin. Au contraire. C'est là où tous ceux qui présentaient la victoire du "non" comme une victoire pour les travailleurs abusaient ceux qui les croyaient. La compétition opposant jusqu'à l'intérieur du gouvernement les clans rivaux se mènera sur la droite, à coups de propositions et de mesures au détriment des salariés.
Un gouvernement aussi réactionnaire que le précédent
Le gouvernement ne détermine pas sa politique en fonction du résultat d'un référendum. Il est le conseil d'administration de la grande bourgeoisie. Sa politique est celle qui répond aux exigences du grand patronat. Et, dans le contexte d'aujourd'hui, marqué par le marasme économique, le seul moyen pour les grandes entreprises de maintenir et d'augmenter leurs profits est de le faire au détriment des salariés. Depuis un quart de siècle au bas mot que dure ce marasme économique, entrecoupé de courts sursauts suivis de reculs, tous les gouvernements ont mené fondamentalement la même politique -ceux issus du Parti socialiste comme ceux de la droite. Une politique visant à faire des économies sur tout ce qui est utile aux travailleurs et sur ce qui est encore, un peu, "public" dans les services du même nom. Une politique de privatisation. Une politique de "réformes", réduisant les retraites, affaiblissant l'assurance maladie, sous prétexte de sauver les unes et l'autre.
Le grand patronat ne laisse aux gouvernements à son service qu'une marge d'initiative très réduite. Même à ceux issus de la droite pourtant plus proches de son coeur. Feu le gouvernement Raffarin pourrait en témoigner. Lui qui s'est fait l'artisan de quelques-unes des "réformes" qui ont fait le plus de mal aux salariés, n'a pas cessé de subir des remontrances du Medef pour son "manque de courage".
Le grand patronat n'a pas l'habitude de "tenir compte" des avis exprimés par la population, mais seulement de la courbe de ses profits et de celle des indices boursiers. C'est aux partis qui sont au gouvernement de se débrouiller avec leur électorat.
Mais l'électorat de la droite au pouvoir ne se recrute pas, ou peu, parmi les ouvriers, les enseignants, les chômeurs, et plus généralement parmi les victimes directes du grand patronat. Il se recrute surtout dans cette bourgeoisie, la grande bien sûr mais aussi la petite, qui constitue dans ce pays une classe sociale numériquement importante.
La base de cet électorat de droite est cette petite bourgeoisie qui, pour ne pas posséder nécessairement grand-chose, n'en croit pas moins à la vertu de la propriété, du profit privé, de la "réussite" grâce à "l'effort individuel". Pour beaucoup d'entre eux, ce n'est qu'une illusion, comme le sont "l'indépendance" et la "liberté" dont ils se flattent. Leur "réussite" dépend tout autant du bon vouloir des groupes capitalistes -leurs fournisseurs ou débouchés, leurs banquiers- que le gagne-pain des salariés. Mais c'est une classe sociale profondément liée à l'économie de marché et, donc, à ceux qui la dominent et dont elle constitue la piétaille, sur le plan des affaires comme en politique.
Les premières mesures annoncées par le gouvernement Villepin sont éloquentes. Elles sont toutes favorables au patronat. Bien qu'elles portent le nom générique de "bataille pour l'emploi", elles ne sont pas susceptibles d'en créer mais, en revanche, elles sont faites pour rendre plus flexibles les emplois existants.
Vider de contenu, un peu plus encore, le code du travail, comme avec le "contrat nouvelle embauche" ou le "chèque emploi service"; supprimer la contribution Delalande, ce qui facilitera le licenciement des plus vieux; cesser de compter les jeunes embauchés dans les seuils qui définissent les obligations des entreprises en matière de droit syndical: tout cela correspond à des demandes formulées par le Medef et ouvre de nouvelles possibilités pour les grandes entreprises.
Comme correspondent aux exigences patronales les nouvelles exonérations de cotisations sociales et la promesse de Villepin de supprimer ces cotisations jusqu'au niveau du Smic (pour le montant des exonérations déjà consenties, cf. l'encadré ci-dessous).
Et tout cela plaît aux patrons petits et moyens et même à ceux, boutiquiers, artisans ou petits entrepreneurs, qui n'ont même pas l'intention ou la possibilité de profiter des avantages offerts sur le dos des salariés à ceux qui embauchent, si ce n'est de manière ponctuelle, mais qui les approuvent, par hostilité envers les salariés, considérés comme "trop bien payés pour ce qu'ils font". Les cadeaux réels aux patrons sont présentés dans un geste démagogique plus large, destiné à flatter les instincts antiouvriers de la petite bourgeoisie réactionnaire.
La logique électorale de la droite au gouvernement rejoint les desiderata du Medef. La rivalité des clans à l'intérieur de la droite gouvernementale pour plaire à leur électorat ne les conduit certes pas à ménager les salariés, mais à leur taper dessus.
Sarkozy cherche à couper l'herbe sous le pied de Le Pen avec des propositions réactionnaires. Villepin cherche à neutraliser Sarkozy sur le même terrain.
Dans le contexte politique présent, les admonestations des ténors du "non de gauche", demandant au gouvernement de "respecter le vote populaire", seraient tout simplement ridicules si elles n'étaient pas faites avec la volonté expresse de tromper, sur la portée et les limites de ce vote, ceux qui, à juste raison, l'ont émis.
Le vote "non" a exprimé un rejet. C'est tout ce qu'il peut faire. Prétendre qu'il est possible de s'appuyer dessus pour exiger du gouvernement "d'en tirer la conclusion" est stupide et mensonger.
La droite au pouvoir a tiré du vote "non" la seule conclusion qu'elle pouvait en tirer, à savoir qu'il lui fallait reconquérir tout son électorat, mais aussi que, pour le reconquérir, c'est cet électorat qu'il fallait choyer, et pas celui de la gauche.
Un parti socialiste déconsidéré
La direction du Parti socialiste sort également déconsidérée du référendum. Il est bien difficile de savoir qui de la majorité de cette direction, les Hollande, Strauss-Kahn, Lang et Aubry, ou des chefs de file du "non socialiste", les Fabius, Emmanuelli et Mélenchon, l'emportera. Les premiers se prévalent de la légitimité que leur a donnée le vote des adhérents; les seconds de la légitimité que leur a donnée leur choix politique du côté du "non" victorieux. Mais ce n'est pas une question de légitimité. C'est une bagarre politique en vue de l'horizon 2007.
La question de savoir qui des rivaux l'emportera dans cette bagarre d'appareil n'a pas une grande importance du point de vue des intérêts des travailleurs. Fabius n'est pas mieux disposé à l'égard des salariés que l'équipe Strauss-Kahn - Hollande. Les deux camps n'incarnent même pas deux orientations différentes ou des politiques d'alliances qui s'excluraient.
Le système électoral majoritaire ne laisse pas grand choix au Parti socialiste. Il faut qu'il fasse le plein dans l'électorat populaire qu'il considère comme naturellement acquis. Et pour la part qui ne l'est pas, il peut compter sur le Parti communiste comme rabatteur. Voire sur cette nébuleuse plus ou moins "à gauche de la gauche" qui, suivant les périodes, se retrouve derrière les Verts ou derrière différents courants altermondialistes. Mais, en même temps, il lui faut faire des voix au centre. Il n'y a pas plusieurs stratégies électorales qui s'affrontent à la direction du Parti socialiste, il n'y a que des clans politiques rivaux pour la conduite d'une seule et même stratégie.
Malgré la violence des affrontements, il est peu probable que le Parti socialiste éclate, tant sa position hégémonique à gauche dépend de son unité, et tant les chefs de file de chacune de ses fractions ont intérêt à préserver cette position hégémonique pour espérer un jour accéder au pouvoir.
Bien qu'affaibli par ces luttes internes, au moins jusqu'au 18-20 novembre où se tiendra son congrès, et peut-être bien au-delà, le Parti socialiste peut espérer que la droite fera le travail pour lui; qu'à force de multiplier les mesures antiouvrières pour plaire à l'électorat de droite, le gouvernement poussera l'électorat de gauche à se ressouder autour du Parti socialiste, ne serait-ce qu'en vertu de l'idée que le Parti socialiste est tout de même "moins pire" que la droite au pouvoir.
Ce soutien passif et résigné a permis déjà au Parti socialiste de conquérir, en 2004, la quasi-totalité des Conseils régionaux et de sortir son épingle du jeu lors des élections européennes.
Et, pour la présidentielle, il peut en outre espérer que le souvenir de 2002 sera assez vif pour que les électeurs de gauche craignent assez la présence de Le Pen au deuxième tour pour qu'ils choisissent de voter, dès le premier tour, pour le candidat socialiste.
Une crise politique ?
Les 56% atteints par le "non", malgré le parti pris des médias, sont l'expression d'un mécontentement réel. Mais l'expression électorale seulement, et, de plus, une expression confuse.
Alors, crise du régime ? Il est dérisoire de se gargariser de mots. Aussi déconsidérés que soient le personnel politique de droite comme le personnel politique de gauche, l'un comme l'autre sont en situation de la surmonter s'il n'y a pas par ailleurs une crise sociale.
Et c'est là le véritable noeud du problème.
L'éviction de Jospin du deuxième tour de la présidentielle, en 2002, a été l'indice du discrédit du Parti socialiste après cinq ans de pouvoir gouvernemental. Certains avaient vu, déjà à l'époque, dans la présence de Le Pen au deuxième tour une profonde crise du régime. Le régime s'en est pourtant sorti et Chirac, qui avait recueilli à peine plus de 20% au premier tour, a été triomphalement élu au second grâce au Parti socialiste qui lui a fait cadeau de ses votes et du crédit qui lui restait, suivi en cela, ouvertement ou hypocritement, par le Parti communiste et quelques autres.
Quant au Parti socialiste, bien que déconsidéré en 2002, il a pu, deux ans après, canaliser à son profit l'aversion envers la politique de Chirac-Raffarin.
Pour discrédités qu'ils soient, les partis de la bourgeoisie peuvent se succéder, gérer les affaires courantes, prendre les décisions exigées par ceux qui détiennent le pouvoir économique. La IVe République, avec son personnel politique déconsidéré, ses combinaisons, les retournements de veste de ses ministres, a bien survécu pendant de longues années et n'est tombée que parce qu'elle avait été confrontée, avec la guerre d'Algérie, à un problème politique majeur qu'elle n'avait pas les moyens de régler. L'Italie a connu bien plus longtemps encore sa "IVe République" et cela n'a nullement empêché la grande bourgeoisie italienne de prospérer ni le régime de survivre au milieu des scandales politiques.
Alors, tous ceux qui ont vu dans l'échec du "oui" de Chirac et de Hollande une crise grave, et mieux -ou pire- une revanche sociale ou, comme l'affirmait en substance le Parti communiste au lendemain du référendum, une victoire des travailleurs comparable à Juin 36 ou à Mai 68, mentent aux travailleurs.
Même une véritable crise de régime exprimant l'incapacité du système et des partis en place à régler des problèmes que les intérêts de la bourgeoisie commandent de régler -ce qui n'est pas le cas actuellement- ne peut être favorable à la classe ouvrière que si celle-ci est en situation de prendre elle-même l'initiative. On n'en est pas là. Il n'y a aucune force qui représente aujourd'hui réellement les intérêts politiques de la classe ouvrière.
Les combinaisons pour "recomposer" la gauche, misant sur l'éventualité que, de la vieille gauche réformiste, blanchie sous le harnais au service de la bourgeoisie, se dégage une composante qui, pour gagner du crédit électoral, reprendrait un langage plus radical, sont pour le moment purement cérébrales. Et si elles prenaient corps, elles n'aboutiraient qu'à un nouvel instrument de tromperie.
Des changements politiques ne pourraient venir que d'en bas, que d'une crise sociale grave où la classe ouvrière interviendrait pour peser sur la politique et pour imposer à ceux qui gouvernent des mesures favorables aux classes populaires qu'aucun gouvernement ne prendrait de plein gré. Et devant une crise sociale de cette nature, l'étiquette politique du gouvernement en place serait secondaire. Si Juin 36 a eu lieu sous un gouvernement de gauche -encore que la crise sociale avait précédé le changement de gouvernement-, Mai 68 a eu lieu sous un régime autoritaire de droite. L'un comme l'autre ont été cependant contraints, sous la pression des grèves et de la rue, de prendre des mesures allant dans le sens des travailleurs.
En raison de la politique des grands partis réformistes, les travailleurs n'ont pas pu tirer, ni en 36, ni en 68, tous les bénéfices qu'ils auraient pu tirer de leurs luttes.
Cela pose le problème de la politique des partis et des centrales syndicales qui se veulent les représentants de la classe ouvrière. En tout cas, ce que les travailleurs ont obtenu, ils l'ont obtenu en l'imposant eux-mêmes.
D'élections en référendums, les classes populaires ont pu constater, au cours du quart de siècle passé, que les prétendues victoires électorales ne se sont jamais traduites par des victoires réelles, c'est-à-dire changeant réellement leur vie. Il reste l'autre voie, la seule en réalité: imposer des changements par en bas, par la mobilisation des classes exploitées victimes de la politique menée.
16 juin 2005