Salaires laminés par la hausse des prix : mensonges patronaux et intérêts vitaux des travailleurs16/09/20242024Lutte de Classe/medias/mensuelnumero/images/2024/09/une_242-c.jpg.484x700_q85_box-12%2C0%2C1372%2C1965_crop_detail.jpg

Salaires laminés par la hausse des prix : mensonges patronaux et intérêts vitaux des travailleurs

Aux législatives, la promesse d’augmenter le smic à 1 600 euros, dans le programme du NFP, a déclenché une campagne patronale et médiatique contre les hausses de salaire, campagne qui se poursuit. Peu importe que Macron ait fermé la porte de Matignon au NFP ; peu importe aussi que le choix du NFP de polariser le débat sur le smic ait été un moyen de ne pas parler d’augmentation générale de tous les salaires et de présenter ces malheureux 1 600 euros, bien insuffisants pour vivre, comme un objectif décent : le Medef est vent debout et a déjà annoncé, par la voix de son président Patrick Martin, sur BFMTV, le 26 août 2024, qu’une augmentation du smic de 200 euros net entraînerait « érosion des rentabilités, destruction d’emplois, nouvel écrasement des grilles salariales, perte de compétitivité, autant d’effets ravageurs de A à Z »  Rien que ça !

 

Les travailleurs, et pas seulement ceux qui touchent le smic, devraient donc continuer à supporter sans rien dire de devoir choisir entre acheter de la viande ou allumer le chauffage, prendre leur voiture ou passer deux heures dans un bus pour économiser l’essence, renoncer à partir quelques jours en vacances, sans parler de tous ceux qui, même avec un travail, doivent s’inscrire aux Restos du Cœur pour manger tous les jours. Même les chiffres officiels, qui donnent pourtant une image très atténuée de la réalité, le disent : entre le premier trimestre 2021 et le premier trimestre 2024, le salaire mensuel brut aurait augmenté en moyenne de 10,5 %, tandis que l’inflation s’établirait à 12,5 % – et c’est bien plus pour les produits de première nécessité1. Le gouvernement a bien été contraint d’augmenter le smic à plusieurs reprises, puisqu’il est indexé sur l’inflation officielle. Mais à 1 398 € net en juillet 2024, il ne permet toujours pas de vivre. Or, le nombre de travailleurs payés au smic n’a jamais été aussi élevé (17,3 % des salariés du privé, contre 12 % en 2021), car les salaires non revalorisés ont été rattrapés par le smic. Pendant ce temps, les profits des grandes entreprises battent des records et la consommation de luxe ne s’est jamais aussi bien portée. Mais ce qui est choquant pour les politiciens et les journalistes à la botte du patronat, ce n’est pas qu’un Bernard Arnault se paie un yacht à 130 millions d’euros, soit plus de 7 600 années de smic. Non, ce serait que les travailleurs, qui produisent tout dans la société, exigent de pouvoir en vivre !

Le salaire est cependant l’un des principaux motifs des grèves et débrayages qui ont eu lieu ces derniers mois, souvent à l’occasion des négociations annuelles obligatoires comme chez Auchan en mars ou Biogroup en mai. Ces réactions, souvent minoritaires et isolées, restent encadrées par les syndicats. Les patrons s’en sortent souvent en concédant des primes et des augmentations modestes. Mais le salaire étant un problème commun à l’ensemble du monde du travail, il a été dans le passé et pourrait redevenir l’objet d’une mobilisation générale. Le patronat le sait très bien et il ne lésine pas sur les moyens pour décourager les salariés de revendiquer, avant tout par la pression quotidienne sur le lieu de travail/à l’atelier et la menace du chômage, mais aussi par une propagande permanente qui repose sur un tissu de mensonges.

Le travail ne coûte pas aux patrons, il leur rapporte

Que le patronat s’oppose à la hausse des salaires en invoquant de grands périls n’est pas nouveau, étant donné que la répartition du produit du travail entre les profits et les salaires est un enjeu quotidien et permanent de la lutte de classe entre les capitalistes et les salariés. Quand Marx écrivait Travail salarié et capital (1847-1849) et Salaire, prix et profit (1865), deux textes classiques que nous recommandons à nos lecteurs, les capitalistes avançaient les mêmes arguments. Dans Salaire, prix et profit, Marx décrivait ainsi les cris d’épouvante poussés par des économistes bourgeois à propos de la réduction du temps de travail en Angleterre de 12 à 10 heures en 1848 : « Le docteur Ure, le professeur Senior et tous les autres porte-parole officiels de l’économie de la bourgeoisie prouvèrent […] qu’on sonnait ainsi le glas de l’industrie anglaise […]. Ils affirmèrent que la douzième heure [de travail] que l’on voulait ravir aux capitalistes était précisément la seule heure dont ils tiraient leur profit. Ils annoncèrent la diminution de l’accumulation du capital, l’augmentation des prix, la perte des marchés, la réduction de la production, et, pour conséquence inévitable, la diminution des salaires et finalement la ruine. » Patrick Martin, le dirigeant du Medef, n’a rien inventé en matière de prophéties catastrophistes !

Dans cette série de conférences, qui date de plus de 150 ans, Marx décortiquait la fabrication du profit capitaliste. Il démontrait que la somme des salaires est inférieure à la valeur des marchandises produites par les travailleurs. Le profit des patrons vient du fait qu’ils n’achètent pas le produit du travail du salarié mais sa force de travail. Ils l’achètent au prix du marché, à savoir le prix de ce qui est nécessaire aux salariés pour subvenir à leurs besoins de base et revenir travailler le lendemain, ce qui constitue le salaire. Mais la caractéristique de la force de travail humaine est de produire plus de richesses que ce qu’elle coûte au patronat ; cette force de travail achetée, les patrons cherchent à l’utiliser le plus intensément possible, et le plus longtemps possible, pour produire le plus de marchandises possible. Ils empochent la différence entre les salaires et le prix du produit du travail, les marchandises finales. La différence entre le prix des marchandises finales fabriquées par les travailleurs et le prix de tout ce qu’il faut pour les produire, y compris le salaire, est la plus-value. Cette plus-value est accaparée, collectivement, par la classe capitaliste, industriels, mais aussi banquiers, capitalistes du transport… La plus-value créée par le travail des salariés de la production irrigue toute l’économie et la bourgeoisie, dans son ensemble, en vit.

Présenter le travail comme un « coût de production », au même titre que le loyer ou le crédit à la banque, est donc un mensonge pur et simple. La raison de la rage patronale n’est pas que le travail leur coûte trop cher, c’est qu’il ne leur rapportera jamais assez. Les patrons cherchent tout le temps à augmenter la part de la valeur produite qu’ils ne versent pas en salaire, et les salariés, en retour, ne peuvent espérer recevoir de quoi vivre décemment qu’en se battant pour imposer le mouvement inverse. La lutte patronale pour payer des salaires les plus bas possible n’est pas une question de circonstances ni de contexte économique : elle est, par définition, permanente. Mais elle est particulièrement féroce dans la période actuelle, alors que la guerre économique entre capitalistes s’exacerbe. Le camp patronal, même en l’absence de mobilisation ouvrière, pose un véritable interdit sur l’idée d’une augmentation des salaires et avance des solutions qui consistent toujours à faire payer la population d’une façon ou d’une autre, notamment par la baisse des cotisations patronales et les subventions étatiques aux entreprises. Il manie aussi des arguments prétendument liés à la conjoncture économique, parmi lesquels deux ont été ressassés ces derniers mois : la situation des petits patrons, et le risque d’une « spirale inflationniste », c’est-à-dire qu’une augmentation des salaires fasse augmenter les prix.

Un petit patron peut en cacher un gros

Comme il est difficile de nier que les grandes entreprises accumulent des bénéfices record, les grands patrons se cachent derrière les petits en prétendant qu’une augmentation des salaires les mènerait à la faillite et que cela créerait du chômage.

Même s’il était vrai que certains petits patrons ne peuvent pas augmenter les salaires, cela ne devrait après tout pas empêcher les plus gros de le faire. Cela concernerait directement des millions de travailleurs : 40 % des salariés du privé travaillent dans une entreprise de plus de 250 salariés, et 25 % dans une entreprise de plus de 1 000 salariés. Les entreprises du CAC 40 emploient à elles seules 1,2 million de salariés. Or, les salaires y sont aussi tirés vers le bas. Stellantis, dont le PDG touche 100 000 euros par jour et les actionnaires, collectivement, 18 millions d’euros par jour, embauche à environ 1 470 euros par mois pour un poste d’ouvrier. Carrefour, qui a fait 1,66 milliard de bénéfices en 2023, emploie à temps partiel des caissières pour à peine plus de 1 100 euros par mois. Selon l’Observatoire des multinationales, en 2021, L’Oréal avait une masse salariale de 6,7 milliards d’euros, et a dépensé 12,5 milliards d’euros en dividendes et rachats d’actions ; en d’autres termes, les salariés, qui ont produit toute cette richesse, en ont collectivement touché deux fois moins que les actionnaires2. C’est une évidence que le niveau des salaires ne dépend pas du niveau de richesse des entreprises, mais du rapport de force entre le patronat et les salariés pour le partage de la valeur produite. Et ce rapport de force étant actuellement en faveur du patronat, la situation se dégrade, même dans les grandes entreprises : selon l’ONG Oxfam, chaque salarié du CAC 40 aurait pu toucher en moyenne 10 000 euros de plus en 2022 si la part dédiée aux salaires dans le partage des richesses de ces entreprises était restée la même depuis 12 ans3. Mais tout le monde ne travaille pas pour une entreprise du CAC 40. Bien des travailleurs sont confrontés aux lamentations de leurs patrons qui prétendent ne pas avoir les moyens d’augmenter les salaires.

Il faudrait déjà pouvoir vérifier leurs dires. Il existe en France toute une couche de patrons petits et moyens, qui vivent très bien de l’exploitation de leurs salariés et savent parfaitement organiser leurs affaires pour se protéger de la perte d’un marché ou d’une mauvaise année. Un exemple récent parmi bien d’autres : l’entreprise Laser Propreté, qui travaille en sous-traitance notamment avec la SNCF pour le nettoyage des gares et des trains, et dans laquelle plusieurs grèves ont éclaté ces derniers mois pour obtenir non pas une augmentation, mais simplement le paiement des salaires dus, annonce dans ses comptes une perte de 2,4 millions d’euros en 2023 ; mais sur la seule période 2020-2022, elle a versé 1,74 million d’euros de dividendes ! Les propriétaires, la riche famille marseillaise des Lasery, n’ont certainement pas de problème pour boucler leurs fins de mois. Il existe de multiples moyens dans la comptabilité capitaliste des entreprises pour faire disparaître les bénéfices : frais de sièges des filiales payés aux maisons-mères, loyers payés à des sociétés immobilières parentes, remboursement de prêts à des actionnaires… seul un véritable contrôle des travailleurs permettrait de mesurer la rentabilité réelle des entreprises. Ce contrôle prouverait que l’argent pour payer et augmenter les salaires existe, dans les comptes personnels de ces familles et plus encore dans ceux des grandes entreprises donneuses d’ordre.

Car si celles-ci sous-traitent, c’est bien qu’elles y gagnent plus qu’en salariant directement les travailleurs qui assurent des activités indispensables au processus de production comme le ménage, les services informatiques, voire une partie de la fabrication. L’entreprise MA France, sous-traitante de Stellantis mise en liquidation en mai dernier, est issue de la vente de l’ancien atelier des presses de l’usine PSA d’Aulnay en 2004 ; Stellantis en est resté le donneur d’ordre, le fournisseur et le client presque exclusif, jusqu’à ce qu’il décide de réorganiser sa production pour la reprendre en interne (dans ses usines PSA à Rennes et Fiat en Turquie) et de couler son sous-traitant. Les travailleurs de MA France avaient donc toutes les raisons de demander des comptes non seulement à leur direction, mais aussi et surtout à Stellantis. Ce qui est vrai dans le cas d’une liquidation est vrai aussi pour revendiquer des augmentations de salaire : si un patron de la sous-traitance prétend qu’il n’a pas d’argent, c’est que l’argent est ailleurs, chez son « client » ! La plus-value dégagée au niveau des sous-traitants est aspirée par les donneurs d’ordre.

La lutte que mène la bourgeoisie dans son ensemble pour dégager le maximum de profit grâce au travail des salariés ne se mène pas seulement entreprise par entreprise : elle est collective, elle passe par la sous-traitance, des montages financiers et bien d’autres moyens que le secret des affaires cache mais que les travailleurs ont intérêt à mettre au grand jour pour aller dans le sens d’une mobilisation commune.

Reste la situation des travailleurs des très petites entreprises (TPE), artisans, commerçants de proximité, etc. Les TPE n’emploient que 20 % des salariés du privé, 40 % d’entre elles ne comptent qu’un salarié et leurs patrons ont souvent des conditions de vie proches de celles des travailleurs salariés. Ce sont eux que les reportages télévisés aiment présenter comme de gros travailleurs, le cœur de l’économie, eux qui – sous-entendu contrairement aux salariés – ne rechignent pas aux heures, et qu’il ne faudrait pas menacer par des hausses générales de salaire.

Comme si les difficultés des artisans étaient liées au niveau des salaires ! En réalité une grande partie des artisans sont des salariés déguisés des grandes entreprises. C’est manifeste dans le bâtiment, où la sous-traitance en cascade fait que des auto-entrepreneurs produisent de la valeur amassée par Bouygues, Eiffage et consorts. Dans les secteurs qui travaillent pour la consommation populaire aussi, les artisans sont intégrés dans des circuits économiques qui profitent au grand capital. Combien un coiffeur rapporte-t-il à L’Oréal ? Le groupe est en situation de quasi-monopole sur la fourniture de produits professionnels, et affiche un taux de rentabilité de plus de 20 % pour cette partie de son activité, soit 1 milliard d’euros de bénéfices en 2023 (à l’échelle du marché mondial). Ce qui a menacé de faillite bien des boulangers lors de la flambée des prix de l’énergie en 2021-2023, ce ne sont pas les salaires, mais le racket que leur ont imposé les fournisseurs d’électricité. Citons la situation de Julien Pedussel, boulanger dans l’Oise, décrite dans l’hebdomadaire Marianne en janvier 2023 : « La facture d’électricité de son fournisseur TotalEnergies s’élève à 12 882 euros en décembre, soit une hausse de 50 % par rapport au mois de novembre. Il y a deux ans, à la même époque, quand il a démarré son activité, elle était de 1 800 euros en moyenne. Avec un petit chiffre d’affaires de 28 000 euros par mois, deux CDI à temps complet à rémunérer, Julien Pedussel, qui ne se verse pas de salaire, pourrait bien se retrouver en cessation de paiement. »

C’est dire l’hypocrisie de Patrick Pouyanné, le PDG de TotalEnergies, lorsqu’il s’oppose en ces termes à l’augmentation du smic dans une interview au Figaro le 28 août 2024 : « Dès que l’on donne 200 euros de smic, vous avez 150 euros de charge et immédiatement l’addition devient insupportable pour les PME. » Il n’a pas la même sollicitude pour les PME lorsque Total leur impose ses tarifs exorbitants !

Une grande partie de la valeur créée par les artisans et leurs salariés finit en réalité directement dans les caisses des grandes entreprises. Comme elles leur semblent intouchables, faire pression à la baisse sur les salaires paraît être à certains de ces petits patrons la seule variable d’ajustement pour augmenter leurs bénéfices, ou simplement ne pas mettre la clé sous la porte. Certains ressentent même une solidarité avec les capitalistes qui les étranglent et fustigent les revendications des salariés. En réalité, les petits patrons qui travaillent eux-mêmes et qui vivent auprès des classes populaires auraient tout intérêt à lier leur sort à celui de la classe ouvrière. Dans le passé, quand le mouvement ouvrier était fort et que la classe ouvrière a su se montrer déterminée, comme en 1936, elle a su attirer à elle cette fraction de la petite bourgeoisie qui subit elle aussi la dictature du grand capital.

Quoi qu’il en soit, les salariés n’ont aucune raison d’adapter leurs revendications, qui reposent sur leurs besoins, à la situation de tel ou tel patron. Comme l’écrivait Trotsky dans le Programme de transition (1938) : « Aux capitalistes, surtout de petite et moyenne taille, qui proposent parfois eux-mêmes d’ouvrir leurs livres de comptes devant les ouvriers – surtout pour leur démontrer la nécessité de diminuer les salaires – les ouvriers répondent que ce qui les intéresse, ce n’est pas la comptabilité de banqueroutiers ou de semi-banqueroutiers isolés, mais la comptabilité de tous les exploiteurs. Les ouvriers ne peuvent ni ne veulent adapter leur niveau de vie aux intérêts de capitalistes isolés devenus victimes de leur propre régime. »

Il y a bien assez d’argent dans la société pour financer tous les emplois utiles, en faisant payer les fournisseurs, les propriétaires immobiliers, les banques, en un mot en prenant sur les profits et sur les fortunes accumulées par la grande bourgeoisie – les 153 milliards d’euros de bénéfices dégagés par les seules entreprises du CAC 40 en 2023 n’en constituant qu’une toute petite partie.

Ce qui est vrai des salariés des petites entreprises l’est aussi des salariés du secteur public. L’État finance des emplois indispensables au bon fonctionnement de la société capitaliste – transports, écoles, hôpitaux – en utilisant l’argent des impôts, majoritairement prélevés sur les salariés. Les travailleurs paient donc deux fois : ils dégagent du profit pour leur patron, et ils paient en plus pour que la population puisse se déplacer, être à peu près éduquée et se soigner un minimum. Ce serait pourtant aux capitalistes, qui ne produisent rien, de financer l’ensemble de ces dépenses, dont les salaires des fonctionnaires.

Ainsi, les travailleurs de tous les secteurs, quel que soit le patron ou le chef qu’ils ont en face d’eux et qu’ils doivent affronter en premier lieu, ont le même adversaire : la grande bourgeoisie qui, par des moyens variés et plus ou moins directs, pompe la richesse collective. Aboutir à une augmentation réelle des salaires, pour tous, nécessite une modification des rapports de force entre grand patronat et travailleurs ; augmenter les salaires, c’est réduire un peu la part de richesse qui revient à la bourgeoisie, à l’échelle de l’économie dans son ensemble.

Dans cette lutte, les travailleurs isolés et ceux des petites entreprises sont dans une position plus difficile que ceux qui sont regroupés par milliers sur un même lieu de travail. Mais dans l’histoire des luttes ouvrières, lorsque les mouvements isolés pour les salaires se sont transformés en mobilisation générale, tous les patrons, petits comme grands, ont trouvé le moyen de payer. Après la grève générale de mai 1968, tous les salaires ont été tirés vers le haut et, contrairement aux prophéties catastrophistes, l’économie française ne s’est pas effondrée. Ce qui a mis bien des entreprises en faillite quelques années plus tard et créé un chômage de masse, c’est la crise due au fonctionnement même de l’économie capitaliste dans les années suivant le choc pétrolier de 1973.

L’augmentation réelle des salaires : une question de rapport de force

Un autre argument a été ressassé ces derniers mois par les journalistes, politiciens et grands patrons : si les salaires augmentent, les patrons augmenteront les prix pour compenser. Indexer les salaires sur les prix créerait donc une « spirale inflationniste ». Les patrons reprendraient de la main droite ce qu’ils auraient dû donner de la main gauche et les travailleurs n’y gagneraient rien.

Cet argument qui peut paraître de bon sens repose sur un mensonge grossier consistant à faire croire que les prix sont avant tout déterminés par les salaires.

D’abord, il est évident que la cause de la hausse actuelle des prix n’est pas la hausse des salaires. L’inflation qui s’est accélérée partout dans le monde ces dernières années résulte de la perturbation des échanges capitalistes suite à la crise du Covid, à la guerre en Ukraine et aux pénuries de certains produits agricoles ou industriels, qui ont permis à certains producteurs d’imposer des augmentations de prix exorbitantes, de la politique protectionniste des États impérialistes, du bras de fer entre les capitalistes des différents secteurs pour accaparer la plus grande part de la plus-value créée par les travailleurs. Les principaux bénéficiaires en sont des trusts géants qui, dans l’énergie, le transport, l’agriculture, ont les moyens d’imposer des prix de monopole. TotalEnergies, CMA CGM et autres multinationales contrôlant des secteurs clés imposent des prix élevés parce qu’ils sont en position de force sur le marché capitaliste. Une modification des rapports de force, comme l’entrée sur le marché d’un concurrent, pourrait inversement entraîner des baisses de prix. Le niveau des salaires n’a rien à voir avec ces variations. De même, les profits engrangés par les supermarchés dans le secteur du commerce ne sont pas liés au niveau général des salaires, mais au fait qu’ils contrôlent le marché.

L’exemple des années 1970 est souvent brandi pour annoncer l’enclenchement d’une spirale inflationniste infernale si les salaires augmentaient. À l’époque, il existait en France une indexation, imparfaite, des salaires sur les prix ; salaires et prix ont augmenté conjointement – sans que d’ailleurs, cela empêche les salaires de prendre du retard. Mais ce n’est pas parce que les salaires ont augmenté que les prix ont suivi, c’est parce que les prix se sont emballés suite au choc pétrolier de 1973 et que l’indexation existait dans la loi que les salaires ont un peu suivi. Et cela n’a pas duré longtemps : la décision du gouvernement de gauche, en 1983, de désindexer les salaires, a ouvert une longue période de décrochage entre les salaires et les prix, ces derniers n’ayant jamais totalement cessé d’augmenter même si l’inflation n’atteignait plus le niveau des années 1970.

La menace d’une augmentation automatique des prix à la consommation repose sur une image simpliste : on imagine un patron boulanger augmenter le prix de sa baguette pour compenser la hausse du salaire de son salarié. Mais d’une part, l’essentiel des échanges dans l’économie capitaliste se déroule entre les entreprises capitalistes. Est-ce qu’un fournisseur de services informatiques aux entreprises ou un fabricant de machines-outils pourra augmenter ses prix si les salaires augmentent ? Cela ne dépendra pas de son bon-vouloir, mais du marché, de la concurrence, de la pression des plus grands capitalistes, de la conjoncture économique générale…

D’autre part, même le patron boulanger ne décide pas de son prix seul, devant sa calculatrice ; sinon, pourquoi n’augmenterait-il pas son prix dès maintenant pour faire plus de bénéfice ? Marx résolvait déjà cette question dans Salaire, prix et profit. Il répondait alors à l’un des militants de l’AIT selon qui revendiquer des augmentations de salaire était une impasse, puisque, disait-il déjà, les patrons se rattraperaient en augmentant les prix. Marx montrait que le prix des marchandises dépend de la quantité de travail socialement nécessaire à leur production, qui détermine leur valeur marchande, et non du montant du salaire versé, car celui-ci ne rémunère pas le travail effectué, mais la force de travail. Les prix des marchandises fluctuent autour de leur valeur selon l’état du marché, notamment du rapport entre l’offre et de la demande. Une augmentation des salaires dans une entreprise a pour effet de modifier la répartition de la valeur entre les salaires et les profits, mais pas automatiquement de faire augmenter le prix de la marchandise. Ainsi, la CGT de Toyota à Onnaing a calculé, il y a quelques mois, que les 400 000 travailleurs du groupe avaient rapporté chacun en moyenne 78 725 euros en un an, soit entre trois et quatre fois le salaire d’un ouvrier de l’usine d’Onnaing. Comme l’écrivaient les militants du syndicat dans un tract distribué fin mai 2024 : « Chaque jour, on travaille deux heures pour payer son salaire, et le reste, c’est pour enrichir une poignée d’actionnaires parasites. » Si les salaires des ouvriers doublaient, ils travailleraient quatre heures pour eux-mêmes, pour produire l’équivalent de leur salaire, et deux heures de moins pour les profits des actionnaires ; cela n’aurait pas d’impact automatique sur le prix de la voiture, dont la valeur n’est pas modifiée par la diminution de la plus-value. Bien sûr, les patrons cherchent toujours à vendre le plus cher possible ; mais qu’ils puissent le faire ne dépend pas de leur seule volonté.

Cela dit, une augmentation des salaires ponctuelle ne garantit effectivement pas durablement un meilleur niveau de vie aux travailleurs, parce que les prix peuvent effectivement augmenter en parallèle. La lutte pour des hausses des salaires est donc indissociable de la revendication de l’échelle mobile des salaires, c’est-à-dire leur indexation sur les prix, sous le contrôle des travailleurs qui sont les mieux placés pour vérifier leurs variations réelles. En outre, le patronat peut chercher à augmenter sa part de plus-­value de bien d’autres façons qu’en jouant sur les salaires, en augmentant la productivité, le rythme du travail, en allongeant les horaires… Une victoire sur les salaires ne peut donc jamais être définitive : la lutte de classe se déroule en permanence.

Depuis l’époque de Marx, la concentration du capital et l’émergence de trusts ont donné des possibilités accrues à certains grands groupes capitalistes d’imposer des prix de monopole. La répartition de la plus-value entre les différents secteurs de l’économie capitaliste a évolué. Un petit boulanger peut se retrouver en faillite si les salaires augmentent et que ses charges restent constantes, sans que le marché lui permette de vendre plus cher. Mais raisonner à l’échelle d’une seule entreprise, qui plus est d’une petite entreprise, masque la réalité que Marx mettait en lumière : les travailleurs produisent l’ensemble de la richesse, et la propriété capitaliste permet aux patrons de s’approprier cette richesse. Comment les capitalistes se répartissent-ils la plus-value qui est extorquée dans la production, dans quels secteurs de l’économie productive se réalise la création de la valeur et par quels mécanismes cette valeur nourrit-elle les capitalistes de la finance, de l’immobilier, des services ? Cela peut évoluer, mais cela ne change rien au fond du problème : les intérêts des capitalistes et ceux des salariés sont par nature inconciliables, et le patronat mène une lutte permanente pour s’approprier la plus grande part possible de la richesse créée par les travailleurs. Ceux-ci n’ont que leur salaire pour vivre, et n’ont pas d’autre solution pour défendre leur niveau de vie que s’y opposer jusqu’à prendre possession des richesses et surtout des moyens de les produire dans leur totalité, c’est-à-dire en mettant fin à la propriété capitaliste, en expropriant la bourgeoisie, par la révolution.

Réformisme et programme de transition

Les réformistes qui prétendent qu’on pourrait obtenir de « bons » salaires durablement et permettre au prolétariat de bien vivre sans renverser la classe capitaliste sèment des illusions. Il ne peut pas y avoir de salaire juste dans un système qui repose sur l’exploitation des travailleurs. Défendre des augmentations générales de salaires et leur indexation sur les prix réels doit s’accompagner d’une propagande faisant avancer la conscience, parmi les travailleurs, qu’aucun bon compromis n’est possible entre salaires et profits et que la gestion bourgeoise de la société ne peut que provoquer catastrophe sur catastrophe.

Les défenseurs du système brandissent la menace de « ruine de l’économie ». Mais l’économie capitaliste, pour les classes populaires, c’est déjà la ruine ! Elle ne garantit aux travailleurs ni un niveau de vie décent ni des conditions d’une vie digne, elle ne les protège ni de la pauvreté ni du chômage, ni des guerres auxquelles mène la concurrence économique.

Comme l’écrivait Trotsky dans le Programme de transition au sujet de la revendication de l’échelle mobile des salaires, en 1938, alors que le monde se dirigeait vers une guerre généralisée : « Les propriétaires et leurs avocats démontreront l’« impossibilité de réaliser » ces revendications. Les capitalistes de moindre taille, surtout ceux qui marchent à la ruine, invoqueront, en outre, leur livre de comptes. Les ouvriers rejetteront catégoriquement ces arguments et ces références. Il ne s’agit pas du heurt « normal » d’intérêts matériels opposés. Il s’agit de préserver le prolétariat de la déchéance, de la démoralisation et de la ruine. Il s’agit de la vie et de la mort de la seule classe créatrice et progressive et, par là même, de l’avenir de l’humanité. Si le capitalisme est incapable de satisfaire les revendications qui surgissent infailliblement des maux qu’il a lui-même engendrés, qu’il périsse ! »

12 septembre 2024



1https://fr.statista.com/infographie/32483/croissance-salaires-et-inflation-en-france-evolution-salaires-reels/

 

2https://multinationales.org/fr/multinationales/l-oreal/

 

3https://www.oxfamfrance.org/communiques-de-presse/top-100-des-entreprises-les-inegalites-salariales-entre-pdg-et-salarie-es-se-sont-creusees-en-10-ans/

 

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